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15/08/2021

Hébreu avancé avec un accent arabe
SAYED KASHUA, INTERVIEWÉ PAR MATT SEATON

Matt Seaton, The New York Review of Books, 14/8/2021
Traduit par Fausto Giudice


Matt Seaton (Brighton, 1965) est le rédacteur en chef de la New York Review of Books.

« Lutter avec la langue - la détester, l'aimer, essayer de m'y faire une place tout en la combattant - est devenu essentiel à mon travail. Parfois, je me demande comment les écrivains peuvent écrire dans leur langue maternelle »

Le 7 août 2021, nous avons publié l'essai de Sayed Kashua intitulé Ma diaspora palestinienne, une réflexion sur la vie d'un Arabe israélien musulman parlant hébreu dans le Midwest usaméricain, avec la tristesse et la culpabilité de l'exil volontaire et l'aliénation d'un immigrant déraciné. Kashua est parfaitement conscient d'une ironie particulière et amère dans ce qui est devenu sa galère cosmopolite déracinée : la figure du « Juif errant », note-t-il, a été remplacée par celle du « Palestinien errant ».

Sayed Kashua en 2021. Photo Karl Gabor

Il pourrait s'agir d'une lamentation, mais elle est teintée de l'humour caractéristique de son écriture : aujourd'hui, lorsque quelqu'un à St. Louis lui demande d'où il vient - son apparence méditerranéenne et son accent inhabituel le rendent difficile à situer - il répond qu'il est albanais. « Contrairement au Moyen-Orient, très peu d'USAméricains connaissent l'Albanie ; ils ne savent pas si elle est bonne ou mauvaise », écrit-il. « Cela sonne suffisamment européen, et presque personne ne sait à quoi un Albanais moyen est censé ressembler ou quel genre d’accent il a ».

Kashua a grandi à Tira, un village palestinien à l'époque de la fondation d'Israël en 1948, aujourd'hui une ville arabe animée. Son grand-père a été tué lors des combats de 1948, mais la famille de sa grand-mère a réussi à rester sur place et à ne pas perdre sa maison et ses terres, alors situées dans les frontières du nouvel État juif. La famille de Kashua était musulmane, mais son père, comme beaucoup de Palestiniens de cette génération plus laïque, était communiste. Comme Kashua l'a dit à Ruth Margalit dans son profil de 2015 (peu de temps après son arrivée aux USA) pour le New Yorker : « Il [son père] pensait que Lénine, Trotsky et Marx étaient toute la littérature dont vous aviez besoin. Alors j'ai essayé. J'ai lu toute cette merde ».

Il y a certainement une vive intelligence politique derrière les écrits de Kashua, mais heureusement pour ses lecteurs, et pour sa carrière, il a trouvé son style dans un idiome éloigné de la dialectique et de la théorie de la plus-value : conversationnel, informel, faussement léger. « On m'a souvent dit que ce que je fais - ou ce qu'on m'accuse de faire - est de l'écriture "sociale" », m'a-t-il écrit par e-mail cette semaine. « J'ai même été décrit par Etgar Keret comme le "dernier écrivain juif d'Israël", pour l'humour sardonique - j'ajouterais, l'humour du survivant ».

L'observation de Keret est pertinente à plus d'un titre, car un fait crucial concernant Kashua est qu'il écrit en hébreu. Même si les citoyens arabes d'Israël grandissent en apprenant la langue par nécessité, il semble toujours contre-intuitif que celle-ci devienne le moyen littéraire d'un Palestinien. De plus, dans son premier emploi usaméricain, à l'université de l'Illinois, il l'a également enseigné. « J'avais l'habitude d'appeler mes cours d'hébreu "Hébreu avancé avec un accent arabe" - et de prévenir mes étudiants de ne pas le parler s'ils participaient aux voyages Birthright en Israël, afin qu'on ne les prenne pas pour des Arabes ». L'humour mordant, encore une fois ; mais comment en est-il arrivé à adopter l'hébreu pour son métier ?

J'ai une relation compliquée avec les langues, en particulier l'hébreu qui, dans mon cas, en tant que Palestinien, est considéré par certains comme la langue de "l'ennemi". À quinze ans, j'ai été accepté dans un pensionnat juif/hébreu à Jérusalem, et j'ai quitté ma ville palestinienne pour chercher une meilleure éducation. Je n'étais pas censé devenir écrivain - comme me l'a dit mon père lorsque j'ai été accepté dans ce prestigieux lycée : « Va étudier les sciences et la physique dans la meilleure école d'Israël, et un jour tu seras le premier Palestinien à construire une bombe atomique ».

Dans la nouvelle école, il y avait une bibliothèque comme nous n'en avions jamais eue dans notre école ou notre ville, mais il n'y avait aucun livre en arabe. Là, à Jérusalem Ouest, j'ai fait l'expérience, en tant qu'adolescent, de la signification d'être une minorité, un étranger avec un fort accent : une menace, un Arabe primitif, un Palestinien dans un État juif. En tant qu'adolescent (pas encore familiarisé avec les écrits de Frantz Fanon), je voulais vraiment appartenir au groupe, ou du moins prouver à mes amis et peut-être à moi-même que je n'étais pas moins qu'eux. Pour prouver qu'ils avaient tort à mon sujet, j'ai dû travailler sur ma langue, mon accent, mes goûts musicaux, artistiques et littéraires. Alors même que j'intériorisais ma "primitivité" en tant qu'Autre arabe, je voulais adopter la culture occidentale/hébraïque "supérieure".

Mais mon hébreu était toujours différent, accentué même quand j'écrivais, essayant de défier les écrivains hébreux "légitimes". Cette relation compliquée - lutter contre la langue, la détester, l'aimer, essayer de m'y faire une place tout en la combattant - est devenue essentielle à mon écriture. Parfois, je me demande comment les écrivains peuvent écrire dans leur langue maternelle. Cela n'a aucun sens pour moi quand les gens écrivent dans des langues qu'ils comprennent déjà.

"Essayer de s'y faire une place tout en le combattant" pourrait être une métaphore plus large pour tout citoyen arabe d'Israël. En effet, ce drame a servi de base à la sitcom télévisée à succès Travail d’Arabe de Kashua, qui a été diffusée pendant quatre saisons de 2007 à 2013 sur la chaîne israélienne Channel 2. Le "sit" de la "com" tournait autour de la lutte du principal protagoniste, un journaliste, pour s'intégrer et réussir dans la société israélienne sans pour autant abandonner son identité arabe.

Le titre en hébreu, Avoda Aravit, est acéré d'une façon dont la version anglaise ne l'est évidemment pas, impliquant un travail de mauvaise qualité ou bâclé - et cela m'a fait me demander ce que nous pouvons manquer du sens de Kashua, ceux d'entre nous qui n’avons accès à son écriture que par l'anglais. Sa traductrice est ici l'inégalable Jessica Cohen (qui a également traduit Etgar Keret, David Grossman, Amos Oz et de nombreux autres écrivains israéliens). Cette semaine, j'ai demandé à Jessica Cohen comment elle abordait ce défi, en tant que Britannique et Israélienne transplantée vivant désormais à Denver :

Si je ne peux prétendre comprendre parfaitement l'expérience de la vie d'un citoyen palestinien d'Israël, je sais ce que c'est que d'être en exil et de devoir naviguer entre plusieurs identités et cultures. Et la façon dont Sayed aborde ces questions épineuses est toujours rafraîchissante, d'une honnêteté désarmante, soulevant plus de questions que de réponses - comme il se doit dans une bonne écriture. Peut-être que la façon dont je m'efforce de traduire des concepts israéliens uniques pour un lectorat non israélien offre un parallèle avec la lutte de Sayed pour s'expliquer dans un contexte radicalement différent de celui d'où il vient.

Outre ses quatre romans (le dernier, Track Changes, est paru en 2017), Kashua a longtemps été chroniqueur pour le journal israélien Haaretz, y compris pendant une période après que lui et sa femme avaient quitté Israël à la suite du conflit de Gaza en 2014, essentiellement par désespoir politique et par désir d'offrir un meilleur avenir à leurs trois enfants. Aujourd'hui, il a toujours un pied dans le monde universitaire, poursuivant ses études à l'université Washington de St. Louis, mais son temps d'écriture est accaparé par un travail plus télévisuel - "une comédie dramatique bilingue sur une école bilingue judéo-palestinienne à Jérusalem" pour une chaîne israélienne, et une émission pilote pour Sony Pictures aux USA - même s'il attend dans l'espoir d'obtenir le statut de résident permanent des services de l’immigration. « Je crois vraiment en la démocratie usaméricaine », a-t-il déclaré, avant de glisser dans un registre ironique :

Je n'ai aucun doute sur le fait que cette nation, la plus grande sur Terre, sera guidée par l'esprit américain pour surmonter ces temps troublés de division et trouver un langage commun qui l'unira. Je ne doute pas que le capitalisme néolibéral se révélera une fois de plus l'ordre économique et politique nécessaire pour apporter la paix et l'égalité à tous les peuples !

Plus sérieusement, il est préférable pour un ressortissant du Moyen-Orient de résider aux USA plutôt que de subir les politiques destructrices de ce pays.

Et sur ce point, ma dernière question portait sur l'ambivalence et le pessimisme persistants dans ces dernières chroniques du Haaretz, sur le départ et le retour.

« Ce n'est pas facile, de perdre l'espoir », a-t-il répondu. « Je ne peux pas vraiment - comme tous les Palestiniens - me permettre de perdre espoir, car ce serait une défaite ultime. Mais il est très difficile de quitter son foyer, sa famille, ses amis et une carrière prometteuse à l'âge de quarante ans, et de recommencer presque à zéro dans un endroit nouveau et étranger ».

Et il a signé : Vive l'Albanie !

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