09/05/2021

La rafle : histoire, mémoire, politique et justice
Entretien avec Enzo Traverso sur l’Opération « Ombres rouges »

Par Andrea Brazzoduro, Zapruder, 7/5/2021

Traduit par Fausto Giudice

Vu le caractère obscène des réactions qui ont accompagné l'indigne rafle de réfugiés italiens à Paris, le 28 avril 2021, nous avons demandé à Enzo Traverso – l'un des principaux historiens du monde contemporain -de raisonner ensemble sur la « saison conflictuelle » entre histoire, mémoire, politique et justice. Parmi ces termes, la statue du commandeur est en fait l'histoire, c'est-à-dire le travail de compréhension des événements du passé. Comment l'arrestation d'une poignée d'hommes et de femmes aux cheveux blancs devrait-elle permettre à l'Italie de « faire les comptes avec l'Histoire » – quand ce n’est pas carrément avec le XXème siècle – comme ils l'ont écrit certains ? D'une part, ces ex-militants politiques sont traités comme des criminels de droit commun, selon les diktats d'une idéologie présentiste des plus frustes et incultes. D’autre part on convoque (abusivement) toute la panoplie des memory studies pour imposer un récit du traumatisme, fondé sur le paradigme victimaire. Sur quoi se base l’affirmation que, dans la société italienne, il y aurait une plaie ouverte à l'égard des années 70 ? Comme en France pour l'occupation de l'Algérie, il semble plutôt que l’on ait à faire à une utilisation politique explicite de l'histoire, qui n'a rien à voir avec les processus sociaux réels d’élaboration mémorielle.

Autour de ces thèmes,  à  partir de la « rafle parisienne », nous avons interviewé Enzo Traverso pour essayer d'aller au-delà du monologue collectif qui fait rage dans le débat public.


 
Des femmes et des hommes aux cheveux gris, entre 60 et 78 ans, transférés en menottes, à l'aube, dans les chambres de sécurité de l'anti-terrorisme. « Ombres rouges » est le nom choisi pour la rafle où, le 28 avril, 2021, ont été arrêtés 7 anciens militants de la gauche révolutionnaire réfugiés en France depuis des années, et accusés par la justice italienne d'une série de crimes qui vont de l'association subversive au meurtre commis, selon l’accusation, entre 1972 et 1982. S’agit-il d’« en finir avec la XXème Siècle », comme l’écrit le quotidien Repubblica ?

Le XXème Siècle a fini dans le lointain 1989, lorsque le mur de Berlin est tombé et que la Guerre froide s'est achevée. Depuis, le monde a changé, et avec lui de l'Italie, qui n'est pas plus celle d’il y a 32 ans. À bien des égards, c'est encore pire : ce que les médias définissent généralement comme la “deuxième” et la “troisième” république nous fait regretter la première, créée par des hommes et des femmes qui ont combattu le fascisme et ont créé un nouveau pays. L'héritage du XXème siècle, toutefois, reste écrasant, et beaucoup de maux structurels continuent de peser sur notre pays. Il suffit de penser de la mafia, à la question du Midi, au racisme, et à la corruption. Certains se sont aggravés, comme le chômage des jeunes et le racisme post-colonial, beaucoup plus fort depuis que le pays est devenu une terre d'immigration. Au cours de la deuxième moitié du XXème siècle, l'Italie est entrée dans la part la plus riche du monde occidental; depuis une trentaine d’années trente ans, elle s’en éloigne : elle connaît un constant déclin démographique, mais ne veut pas intégrer les immigrés, en leur refusant la citoyenneté, même à ceux de la deuxième génération; son élite vieillit, mais les jeunes restent exclus, et la péninsule connaît une diaspora intellectuelle impressionnante, similaire à celle des pays du Sud; les élites économiques se sont considérablement enrichies, sans produire de développement. Repubblica est l'un des miroirs les plus fidèles, car c’est désormais le PDG de Fiat qui annonce publiquement la nomination des directeurs de ce quotidien. « En finir avec le XXème Siècle », ce serait affronter ce nœud de problèmes. Pour Repubblica, il semble plutôt que ce soit le sens de l'extradition de Marina Petrella, Giorgio Pietrostefani et quelques autres réfugiés.

Dans le panorama de la politique institutionnelle comme dans la presse italienne, les réactions ont été sans surprise unanimes : « Le devoir de faire les comptes avec l'histoire » (Ezio Mauro), « après des blessures particulièrement douloureuses » (Marta Cartabia), etc.. Tu t’occupes depuis de nombreuses années de la relation entre l'histoire, la mémoire, de la justice et de la politique (ton livre Le passé : modes d'emploi. Histoire, mémoire, politique, éd. La Fabrique, 2005, est très utile). Que penses-tu de ce langage et de cette utilisation de la mémoire? Il y a vraiment une plaie à cicatriser ?

Pour ceux qui appartiennent à ma génération et ont vécu ces années, il ne fait aucun doute qu'il y a des blessures douloureuses qui n'ont pas encore cicatrisé. Les exilés arrêtés en France sont les premiers à le reconnaître. Le problème, c'est comment faire les comptes avec l'histoire. Mario Calabresi, le fils du commissaire qui a été assassiné en 1972, a déclaré que la nouvelle de l'arrestation de Giorgio Pietrostefani n’a suscité en lui aucun sentiment de soulagement, de satisfaction, de la réparation ou de justice, mais seulement de la peine et de l’embarras. En Italie, les médias et la culture dominante, ceux que Althusser appelait les « appareils idéologiques d'État », n'ont pas été en mesure, et surtout, n’ont pas voulu élaborer la mémoire des années de plomb. Ils n’ont fait qu’accompagner les vagues successives de lois spéciales et à d’arrestations, dépeignant les « ennemis de l'État » comme des monstres. Les repentis ont évidemment joué leur rôle dans ce dispositif. Les anciens terroristes, avec une poignée d'historiens, parmi lesquels je voudrais citer Giovanni De Luna, sont probablement parmi les rares personnes qui ont apporté une réelle contribution à la connaissance et à la compréhension et à la construction d'une mémoire critique de ces années. Les anciens brigadistes ont avoué leurs délits, parfois, leurs crimes, ils ont réfléchi sur leurs erreurs, ils ont essayé de comprendre et d'expliquer les raisons de leurs choix. L'interview par Rossana Rossanda et Carla Mosca de Mario Moretti (1994) [Brigate Rosse, une histoire italienne , éd. Amsterdam, 2010] est beaucoup plus utile, à cet égard, que tous les articles publiés dans Repubblica et le Corriere della Sera pendant un demi-siècle. Je n'ai pas lu l'article d’Ezio Mauro, mais qui possède un minimum d'honnêteté intellectuelle devrait reconnaître que « le devoir de faire les comptes avec le passé » signifie bien autre chose qu’une répression à retardement, à plus de deux générations d'écart des événements qui ont eu lieu.
Ces jours-ci, nous célébrons l'anniversaire de la Commune de Paris. Mon impression est que les médias et le monde politique, en Italie, encore, cinquante ans plus tard, continuent à exorciser le terrorisme comme le fit la culture française à l'égard de la Commune, dans les années soixante-dix du XIXème siècle. La Commune n'était pas une révolution, ni le produit d'une crise sociale et politique, c’était une épidémie, et la propagation d'un virus infectieux qu’il fallait vaincre avec les méthodes les plus drastiques. Les communards n’avaient pas un projet politique, c’était des « loups-garous », des bêtes sauvages, des fous assoiffés de sang, ennemis de la civilisation, excités par l'alcool. La répression a été brutale, mais dix ans plus tard, la Troisième République a décrété une amnistie et les communards sont rentrés d'exil et de déportation. La Commune a même été revendiquée comme expérience fondatrice de la République. Il me semble que, en Italie, le terrorisme et la violence politique des années 70, continuent à être vus avec le même regard myope et vindicatif qu'il y a cinquante ans. Les terroristes sont des monstres qui doivent payer leur dette à la justice. Si c’est là le message que l’on veut transmettre à ceux qui n'ont pas vécu ces années-là, c’est, à mon avis, la pire façon de s'acquitter du « devoir de faire les comptes avec le passé ».


La barricade de la Place Blanche

Un autre chapitre de ton essai sur l'histoire, la mémoire et la politique est dédié à la relation entre « vérité et justice ». La « judiciarisation du passé » (Henry Rousso) est un phénomène qui est inversement proportionnel à l'effondrement de l'horizon d'attente, la rengaine sur la « fin des idéologies » qui est l'architrave et la base théorique pour le « réalisme capitaliste » dont parle Mark Fisher. Est-ce que c’est la clé de lecture de la rafle parisienne ? 

Penser pouvoir répondre aujourd'hui, sur le plan judiciaire, à l'assassinat d'Aldo Moro et de son escorte, ou du commissaire Calabresi, en emprisonnant les derniers exilés, est une expression, avant tout, de la cécité et de l'incompréhension dont je viens de parler. Mais cet aveuglement, et ce manque de compréhension ne sont évidemment pas le résultat d’une ingénuité, ils ont été pratiqués depuis des décennies. Il est anachronique de penser être en mesure de répondre en 2021, sur le plan judiciaire, à des événements qui ont eu lieu dans les années 70. Si on accepte le principe de leur imprescriptibilité, en assimilant ces faits à des crimes contre l'humanité, on entre dans un enchevêtrement inextricable de contradictions. Pietrostefani et Petrella = Eichmann ? En 1946, Togliatti, le ministre de la Justice du premier gouvernement républicain, a promulgué une amnistie à l'égard de ceux qui avaient les mùains tachées de sang pour les crimes fascistes pendant la guerre civile. Comment justifier la cruauté de la persécution, des décennies plus tard, vis-à-vis des protagonistes des années de plomb, qui se sont réfugiés en France?

Depuis les temps anciens — pensons aux guerres du Péloponnèse — l’amnistie a toujours conclu les guerres civiles et les crises politiquess marquée par la violence. La loi d'amnistie promulguée par Togliatti en 1946, s’inscrivait dans une tendance générale, et avait des équivalents dans toute l'Europe. Des collabos et des ex-fascistes rempli les préfectures, les commissariats de police et des bureaux gouvernementaux à travers le continent jusqu'au début des années 70. En Italie, dit Paul Ginsborg (1989), au début des années soixante, tous les préfets étaient d’anciens hauts fonctionnaires du régime fasciste. En Espagne, lors de la transition vers la démocratie, l'amnistie a concerné à la fois les exilés antifascistes que les responsables du régime franquiste.
La fin du XXème siècle a vu la naissance, en Afrique du sud, d’un nouveau regard, différent, pour essayer de « faire les comptes avec le passé » et d’en cicatriser les blessures. Après la fin de l'apartheid, ce pays a créé les commissions vérité et justice, qui excluaient les enquêtes judiciaires et de condamnations en échange de l’établissement de la vérité. L'exemple de l'Afrique du sud a été suivi par de nombreux pays, notamment en Amérique latine, du Pérou 0 la Colombie [ ? NdT]. Il s’agit évidemment d'expériences historiques, non-superposables, mais le principe reste toujours fructueux pour sortir d'une crise, et « faire les comptes avec le passé ».  En Italie, ce principe n'a jamais été discuté. Le paradoxe italien, c'est que les seul·es à avoir raconté leur expérience ont été des brigadistes, et pas leurs ennemis, L'État n'a rien fait, ou presque rien, pour clarifier les trames putschistes, l'infiltration néofasciste, les « bavures » des services secrets, la mise en œuvre de la « stratégie de la tension », la violence néofasciste qui a bénéficié de couvertures au sein de l'appareil d'État, et qui a fait beaucoup plus de victimes que le terrorisme de la gauche. Personne n'a jamais demandé à l'État des explications pour les centaines de personnes (militants, jeunes, étudiants, travailleurs) qui ont été tuées dans ces années-là par les forces de la police. Quiconque invoque « le devoir de faire les comptes avec le passé » devrait se poser ces questions.


Paris, 1er  mai 2021

Cette « pathologie » italienne a toutefois une explication. L'État est inflexible contre ses ennemis, très accommodant, ou complaisant l'égard de la violence exercée par ses agents et représentants. Les trames putschistes et la collusion de l'appareil d'État avec les groupes néo-fascistes qui mettent des bombes dans les trains doivent être occultées ; la persécution des terroristes de gauche renforce en revanche la solidité des institutions. Cela ne vaut pas seulement pour l'Italie. De nombreuses études ont mis en évidence que, dans la République fédérale d'Allemagne, les condamnations pour des membres de Fraction Armée Rouge dépassent de loin celles prononcées entre 1949 et 1979, contre d’anciens nazis. Lorsqu'on parle de « mémoire », on simplifie toujours : la mémoire est complexe, hétérogène, divisée. Il y a la mémoire des ex-terroristes et de leurs victimes (et la « post-mémoire » de leurs enfants) ; il y a  la mémoire collective des mouvements sociaux, désormais en sommeil, ou éteinte; il y a la mémoire culturelle qui façonne la sphère publique; et il y a aussi la mémoire des institutions, de la mémoire de l'État, qui, dans toute cette affaire est sans doute la plus réticente. Cela explique aussi pourquoi celles et ceux qui qui se sont réfugié·es en France, il y a quelques décennies, n’ont pas voulu se livrer à une justice qui ne cachait pas sa volonté de persécuter mais offrait peu de garanties d’impartialité. Une justice qui ne semblait pas crédible, comme l'a démontré par Carlo Ginzburg dans son célèbre essai sur le procès d’Adriano Sofri pour le meurtre du commissaire Calabresi (1991). Il suffit de penser au rôle joué par les repentis dans de nombreux procès. Je ne pense pas qu’on puisse simplement dire que les réfugiés « se sont soustraits à la justice ».

Dans les dernières lignes de l'introduction d’un autre de tes essais fondamentaux (2007) tu évoques brièvement ton expérience de «  militant révolutionnaire » de la seconde moitié du  XXème siècle, quand le monde vous semblait être traversé par une nouvelle « guerre civile ». Dans le récit entonné en chœur, à la nouvelle des arrestations, ne manquait-il pas l'autre côté, le contexte? Contre qui et pourquoi ces hommes et ces femmes ont-ils·elles combattu ? 

Oui, il manque le contexte : on discute d’événements qui remontent à plus de quarante ans, deux générations, mais qui ne sont pas « historicisés ». Ils ne sont pas déposés dans un passé, dont on connaît le profil et auquel, plus important encore, on est en mesure de donner un sens. Les réfugié·es ont reconstruit, au milieu de beaucoup de difficultés, leur existence; ils·elles ont réfléchi sur leur expérience; ils·elles continuent à faire face à leur conscience. Les victimes et leurs familles sont restées avec leur douleur. Mais l’historicisation — l’élaboration du passé pour le faire rentrer dans l'histoire — veut dire justement aller au-delà des sentiments. C'est la condition pour que ces mêmes sentiments puissent trouver une place dans l'espace collectif, dans une conscience historique, dans la conscience qu'un cycle est terminé. Mon impression est que, en Italie, la justice a été un obstacle à cette élaboration du deuil, un processus de reconstruction du passé qui permette d'en avoir enfin une conscience historique. 

La violence politique des années 70 a été le cadre d'une politique de saison qui s'est terminée par une défaite de la gauche, du mouvement ouvrier, des mouvements alternatifs. Cette défaite n'a jamais été élaborée. Ce passé a été gommé. Quelques décennies plus tard, le congrès durant lequel le PCI a décidé de changer DE nom n'apparaît pas comme son « Bad Godesberg », mais plutôt comme une cérémonie d'exorcisme. On pourrait parler, en termes psychanalytiques, de « refoulement » Les années de plomb ont été englouties par ce refoulement, elles sont entrées dans les rubriques de faits divers (et dans des archives incomplètes ou inexplorées), pas dans notre conscience historique. 

Je ne veux pas esquiver la question personnelle, même si elle est tout à fait secondaire. Je me souviens très bien des années 70, qui sont les années de ma jeunesse. J'ai participé à ma première manifestation en 1973, à seize ans. Je n'ai jamais eu la tentation du terrorisme, et j'ai toujours critiqué le choix de la lutte armée, non pas pour des raisons de principe, mais parce qu'il me semblait stratégiquement et tactiquement erroné. À partir de 1979, la majorité de mon activité politique a consisté à participer à des réunions et à des manifestations contre la répression. Je n'ai pas aimé le slogan « Ni avec les BR ni avec l'État » car il établissait une équation entre deux entités incommensurables qui ne pouvaient pas être combattues avec les mêmes méthodes. Rétrospectivement, je pense que c'est évident que non seulement le choix de la lutte armée était destructeur et suicidaire, mais a également grandement contribué à étouffer les mouvements de protestation et à geler une conflictualité diffuse. Les BR étaient nées dans une période de luttes en tant qu’aile du mouvement ouvrier, un groupe qui se considérait comme une « avant-garde » et pratiquait des « action exemplaires » ou la « propagande par le fait » pour radicaliser les clashes sociaux. Des tendances similaires étaient déjà apparues depuis au moins un siècle dans différents pays, en particulier au sein de l'anarchisme. Un historien comme Mike Davis en  a fourni un répertoire impressionnant (Petite histoire de la voiture piégée, éd. La Découverte, 2012). En Italie, ces pratiques sont passés au tamis de la mémoire de la Résistance et de la sous-culture communiste, et c'est pour cette raison que les Brigades rouges ne posaient pas de bombes, mais sélectionnaient leurs cibles. Peu à peu, pour échapper à la répression policière, donc pour des raisons pratiques théorisées seulement a posteriori,  les BR se sont converties en organisation clandestine, séparée des mouvements, qui a mené sa guerre contre l'État toute seule. Elle a donc été aspirée dans une spirale, dont l'issue ne pouvait être que son anéantissement par l'État. Une partie de la gauche radicale a eu l'illusion de pouvoir « chevaucher » ou « utiliser » le terrorisme : les BR sapaient l'État, et il fallait donc être prêts pour les soulèvements qui allaient suivre. Ces calculs étaient erronés et le prix de ces erreurs a été très élevé. Mais ça, c'est de la sagesse rétrospective. 

J'ai été trotskiste, c'est à dire que je faisais partie d'un mouvement qui a critiqué la lutte armée. Contrairement à d'autres pays, le trotskisme était minoritaire en Italie, où il est resté intellectuellement insignifiant en comparaison à la créativité théorique de l’opéraïsme et politiquement marginal par rapport aux mouvements qui ont expérimenté de nouvelles pratiques, comme Lotta Continua. Le trotskisme avait, cependant, une conscience historique plus profonde qui mettait en garde contre certains risques, comme une sorte de vaccin. Mais dire cela ne signifie pas vanter des mérites. Dans ces années, l'appartenance à un groupe politique n'est pas uniquement le résultat d'un choix idéologique, elle dépend de mille circonstances, elle n'est souvent pas immédiatement idéologique (les émotions et les formes de socialisation jouent un rôle très important dans la politique), et parfois purement aléatoire. Je n'ai aucun problème à admettre que, dans des circonstances différentes, mais tout à fait possibles, j’aurais pu me retrouver non seulement avec un casque lors d'une manifestation, mais aussi avec un pistolet dans le sac. Je ne peux donc pas me sentir étranger à cette histoire et je pense que, avec un minimum d'honnêteté intellectuelle, quelques dizaines de milliers de personnes appartenant à ma génération devraient dire la même chose.

Tu as vécu de nombreuses années en France avant d'émigrer à nouveau, cette fois aux USA. Est-ce que la rafle du 28 avril a plus à voir avec la prochaine élection présidentielle française ou s’inscrit-elle dans la logique interne de la politique italienne ?

Je crois que les réfugiés italiens en France font l'objet d'un marchandage politique très mesquin. Draghi veut se légitimer en tant qu'homme d'État et prouver qu'en quelques semaines, il a réussi à obtenir ce que les gouvernements italiens demandaient depuis des années. Dans la perspective de sa future élection à la présidence de la République, la manœuvre est astucieuse. Macron veut apporter une nouvelle confirmation du tournant autoritaire qui le conduit aujourd'hui, en vue d'une éventuelle réélection, à se montrer plus répressif que la droite et même l'extrême droite. Aucune indulgence envers les « terroristes », même ceux qui ont cessé de l'être depuis plus de quarante ans, qui ne se sont jamais cachés, qui respectent les lois de la France, le pays où ils vivent légalement depuis des décennies, où ils se sont enracinés, et où ils ont reçu l'hospitalité. Personne, pas même Marine Le Pen, ne lui a demandé d'extrader les réfugiés italiens. Il a probablement pensé, par cette mesure, rendre plus crédible son combat contre l’« islamo-gauchisme ». Comme la grande majorité des politiciens qui nous gouvernent, Macron se soucie des sondages d'opinion, et certainement pas de « faire les comptes avec le passé ». Pour gagner des élections, il serait prêt à toute « politique de la mémoire », quelle qu’elle soit.

Bibliographie

Davis, M.

(2007) Breve storia dell’autobomba: dal 1920 all’Iraq di oggi. Un secolo di esplosioni, Einaudi, Torino [I ed. London 2007]

 

Fisher, M.

(2018) Realismo capitalista, Nero Editions, Roma [I ed. Ropley 2009]

 

Ginsborg, P.

(1989) Storia d’Italia dal dopoguerra a oggi. Società e politica 1943-1988, Einaudi, Torino

 

Ginzburg, C.

(1991) Il giudice e lo storico: considerazioni a margine del processo Sofri, Einaudi, Torino

 

Mosca, C., Moretti, M., Rossanda, R.

(1994) Brigate rosse, una storia italiana, Anabasi, Milano

 

Rousso H.

(1998) La hantise du passé. Entretien avec Philippe Petit, Textuel, Paris

 

Traverso, E.

(2006) Il passato: istruzioni per l’uso: storia, memoria e politica, Ombre corte, Verona [I. ed. Paris 2005]

(2007) A ferro e fuoco. La guerra civile europea 1914-1945, il Mulino, Bologna

 

Andrea Brazzoduro est un historien italien spécialisé dans la décolonisation, auteur d’une thèse de doctorat sur les soldats français dans la guerre d’Algérie (Soldati senza causa. Memorie della guerra d’Algeria, Laterza, Roma-Bari 2012*). Il est chercheur post-doctoral au sein du groupe ‘Algeria, Antifascism, and Third Worldism: An Anticolonial Genealogy of the Western European New Left (Algeria, France, Italy, 1957–75)’ à l’Université Ca’Foscari de Venise. Membre depuis 2005 du comité de rédaction de  Zapruder. Rivista di storia della conflittualità sociale.
CV


 

*Lire la note de lecture de Gilbert Meynier

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