18/01/2022

Gellert Tamas : Le débat sur les enfants apathiques en Suède est malhonnête

Gellert Tamas, Dagens Nyheter, 29/10/2021
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Le débat sur les enfants apathiques de demandeurs d’asile fait rage  en Suède depuis près de 20 ans. Un nouveau livre de la neurologue Suzanne O'Sullivan met en évidence les facteurs mentaux, physiques et environnementaux de ce trouble. Pourtant, les médias suédois considèrent les enfants apathiques comme des simulateurs, écrit Gellert Tamas.

Se pourrait-il que la question très controversée des enfants apathiques ait enfin trouvé une réponse ? Ce n'est pas impossible, du moins si l'on en juge par l'accueil international réservé à un nouveau livre sur le syndrome de résignation écrit par Suzanne O'Sullivan, neurologue de renom et auteure multiprimée.

 

La neurologue et auteure Suzanne O'Sullivan. Photo : Guillem Lopez/TT

Le débat fait rage depuis près de 20 ans. Au tournant de 2005-2006, 10 000 personnes ont manifesté pour mettre fin aux expulsions en cours, tandis que les médias se focalisaient rapidement sur autre chose. Selon une enquête de l'Université du centre de la Suède, la manipulation était l'explication la plus courante - 42 % des articles - de l'état des enfants. Ils auraient fait semblant ou auraient été empoisonnés par leurs parents - tout cela dans le but d'obtenir un permis de séjour.

Puis le débat a tourné. Les premiers résultats de la recherche ont été publiés dans des revues professionnelles de premier plan. Des analyses sanguines et des tests d'hormones de stress, entre autres, ont montré que ni la simulation ni l'empoisonnement ne pouvaient expliquer l'état des enfants. En 2014, le Conseil national de la santé et du bien-être (Socialstyrelsen) a introduit le symptome de résignation comme un code de diagnostic distinct dans le système de soins de santé. Cela semblait régler la question.

Bien que les recherches soient encore incomplètes, toutes celles qui existent montrent - malgré les divergences d'opinion sur, par exemple, la question des soins hospitaliers ou à domicile, du degré d'implication des parents dans le processus de soins et l'importance de l’obtention d’un permis de séjour pour que soit enclenché le processus de guérison - que la manipulation ne peut expliquer l'affection elle-même, même s'il peut y avoir des cas particuliers. C'est le même tableau que j'ai moi-même brossé dans un livre et dans des émissions télévisées d'investigation.

À l'automne 2019, le débat s'est à nouveau enflammé, après que deux personnes aujourd'hui adultes m'ont raconté qu'enfants, elles avaient été forcées par leurs parents à jouer les apathiques. L'accent a été mis une fois de plus sur la question de la manipulation. Bien qu'aucune nouvelle étude ne vienne infirmer les résultats précédents ou étayer l'allégation de manipulation massive, plusieurs commentateurs ont affirmé qu'il existe désormais des preuves irréfutables ; la quasi-totalité des 1 000 cas d'enfants diagnostiqués avec un symptôme de résignation ont en fait été manipulés.

 

Le ton a été vif et pas pas dénué de sous-entendus politiques. PM Nilsson, rédacteur politique à Dagens Industri, dans une interview à la radio suédoise, balaye le symptôme de résignation d’un revers : « Cette étrange histoire d'enfants apathiques qui ont été exploités par leurs parents pour simuler un état qui en faisait des cas pitoyables ».

Dans Expressen, Peter Santesson, ancien directeur des éditions Timbro ["la seule maison d'édition libérale de Suède", dit sa pub, NdT] et rédacteur en chef du magazine Kvartal, appelle tous les médecins et chercheurs qui ont conclu que les enfants sont vraiment malades à déclarer : « pardon, on s’est trompés ».

On pourrait encore et encore allonger la liste.

Expressen justement, sous la houlette de la responsable des pages Culture et rédactrice en chef adjointe du journal, Karin Olsson, a mené ce que l'on peut décrire comme une campagne en faveur de la théorie de la manipulation de masse, avec des articles récurrents tant de la rédaction que des pages éditoriales et des tribunes.

La récente conversation entre Karin Olsson et Agnes Wold dans le podcast « Lägg ut » d’Expressen- sous le titre « Les médias, responsables de l'apathie des enfants » - en est un exemple clair. Le choix de l'interlocutrice est à lui seul révélateur. Wold est une professeure de bactériologie clinique, pas une pédiatre. Elle n'a pratiquement pas travaillé en clinique depuis la fin de sa formation et n'a donc aucune expérience du travail avec des enfants apathiques. Malgré cela, Wold est totalement convaincue de son affaire. Les enfants apathiques sont un grand canular. Elle rejette les médecins et les chercheurs qui sont arrivés à la conclusion opposée comme des « personnes dogmatiques ». Wold décrit son propre niveau de connaissance aoinsi : « Je sais quand même de quoi je parle ! »

Olsson et son acolyte Magnus Alselind ne soulèvent pratiquement aucune question critique. Aucune voix discordante n'est entendue. Aucune personne ayant travaillé ou fait des recherches sur les enfants apathiques n'est invitée. L'échange de paroles entre Wold et Olsson est une conversation entre deux âmes convaincues.

Olsson affirme certes que « nous ne savons pas combien d'entre eux simulent », elle conclut, quelques phrases plus loin, que tous les enfants apathiques ont été forcés à simuler : « Tout porte à croire qu'une très grande partie de ces enfants [...] sont soumis à des sévices inimaginables, des sévices énormes. Un millier d'enfants ! C'est incroyable ! »

O'Sullivan montre des similitudes et des corrélations claires entre l'état des enfants apathiques et d'autres « flambées » similaires

Ce printemps a vu la publication du livre de la neurologue irlandaise travaillant en Grande-Bretagne et auteure de renommée internationale Suzanne O'Sullivan « The sleeping beauties : and other stories of mystery illness », qui décortique le cas des enfants apathiques.

Selon O'Sullivan, les symptômes d'apathie ne sont une maladie ni nouvelle ni « mystérieuse », mais plutôt un état fondamentalement psychosomatique, dont les manifestations apparemment « soudaines » et souvent limitées géographiquement ne sont pas aussi uniques qu'on le croit de prime abord.

S'appuyant sur ses vingt années d'expérience dans le travail clinique avec les maladies psychosomatiques, O'Sullivan s'embarque - au sens propre comme au figuré - dans un voyage autour du monde. Et elle montre clairement les similitudes et les liens entre les états des enfants apathiques et d'autres « épidémies » similaires ; avec la « maladie du sommeil » au Kazakhstan, avec les « grisi siknis » - des contractions et spasmes musculaires involontaires chez des femmes principalement jeunes dans certaines villes de la côte est du Nicaragua, et avec une épidémie très médiatisée de mouvements, de sons involontaires et de tics du genre syndrome de la Tourette, suivis de difficultés à marcher et à se déplacer, chez un certain nombre de lycéennes de la ville de Le Roy dans l'État de New York.

La neurologie considère les maladies psychosomatiques, ou les problèmes somatiques fonctionnels comme on les appelle aujourd'hui, comme des troubles cliniques causés par une activité anormale des impulsions dans les neurones du cerveau, où les systèmes de signalisation du cerveau et du corps sont en conflit, ou comme on dit dans le langage courant : une interaction entre le corps et l'âme, entre les processus mentaux et physiques, où la vulnérabilité psychologique peut entraîner des symptômes physiques.

Ce tableau caractérise également le symptôme de résignation, écrit O'Sullivan, mais elle ajoute que les explications psychologiques et physiques seules ne suffisent pas ; nous avons plutôt affaire à une maladie biopsychosociale, un terme inventé dans les années 1970 pour souligner la variété des causes qui peuvent conduire à des problèmes somatiques, c'est-à-dire physiques. Le cancer, par exemple, est une maladie biologique mais a des conséquences psychologiques et sociales. D'autres maladies, comme la dépression, sont essentiellement psychologiques, mais peuvent également entraîner des problèmes somatiques tels que des problèmes de poids, de sommeil ou de perte de cheveux.

« Les belles endormies » de Suzanne O'Sullivan.

Pour comprendre la maladie des enfants apathiques, le spectre doit donc être large, écrit O'Sullivan. Nous devons également examiner le contexte social et culturel des enfants, non seulement en termes de culture d'origine de l'enfant et de sa famille, mais aussi le contexte culturel de la Suède, où la maladie s'est développée. À titre d'exemple, elle mentionne le stress lié à l'incertitude des procédures d'asile qui durent des années, mais aussi le rôle des médias.

« Le syndrome de résignation est un langage », écrit O'Sullivan. « Il existe parce qu'il donne aux enfants l'occasion de raconter leur histoire. Sans cela, ils n'auraient aucune voix ».

Le livre « Les belles endormies » a reçu une attention internationale considérable. Le New York Times le qualifie de « fascinant et provocateur ». Le critique du Guardian écrit que ce « livre bien écrit et convaincant » pourrait inciter tous les « pouvoirs en place » qui ont remis en cause les enfants apathiques, et d'autres personnes vivant avec des symptômes similaires, à « écouter, agir et aider ». Le New Statesman affirme que Mme O'Sullivan « démontre avec force combien sont fausses » les accusations de « fake » et se demande si plutôt son livre, basé sur des années d'expérience de « la façon dont la société influence la maladie, ne peut pas nous aider à résoudre des mystères médicaux ».

Que O'Sullivan ait raison ou tort, son livre de 300 pages offre une image plus qu’explicite du climat de débat qui entoure les enfants apathiques.

Le fait que, dans le symptôme de résignation, il s’agisse de problèmes somatiques fonctionnels est cohérent avec une étude précédente menée en Suède, qui montre que les enfants apathiques présentent des marqueurs neurobiologiques. L'accent mis par O'Sullivan sur le caractère biopsychosocial de la maladie est également conforme au modèle d'explication « multifactoriel » qui prédomine chez les pédiatres et pédopsychiatres suédois et qui, comme O'Sullivan, mettent également l'accent sur les facteurs psychologiques, physiques et environnementaux.

Ce n'est guère une coïncidence si la plus ancienne et peut-être la plus prestigieuse association scientifique du monde, la Royal Society, a nominé « Les belles endormies » pour le prix du « Livre scientifique de l'année ».

Qu’O'Sullivan ait raison ou tort, son livre de 300 pages offre une image plus qu’explicite du climat de débat qui entoure les enfants apathiques. Si son œuvre a été célébrée, débattue et saluée à l'échelle internationale, elle est a été passée totalement sous silence dans les médias suédois, à l'exception d'un article paru dans la revue Forskning och Framsteg (Recherche et Progrès). C'est un silence qui parle plus fort que les mots.

Plus de dix ans de recherches en Suède, et des voix internationales comme celle d’O'Sullivan, qui montrent toutes que la maladie des enfants est réelle, sont rejetées par Karin Olsson d’Expressen comme « le mythe des enfants apathiques que Gellert Tamas a cultivé et qui a été reproduit par d'autres journalistes année après année ».

Olsson pose la question rhétorique: « Comment percer à jour la tricherie journalistique ? » C'est une question aussi appropriée et tristement pertinente sur le soi-disant journalisme d'Olsson - et de nombreux autres commentateurs suédois - concernant les enfants apathiques.

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