Amira Hass, Haaretz, 11/5/2023
Traduit par Fausto
Giudice, Tlaxcala
Les termes comme “dommages collatéraux” et “proportionnalité” ne tiennent pas compte des civils dont les vies ont été prises dans le dernier cycle inutile de douleur et de souffrance. Lorsque la logique qui sous-tend les attaques est si incompréhensible, les mots manquent.
Pour cette
femme de 87 ans, malade dans sa maison de Khan Younis, les 75 dernières années
se sont réduites à un seul moment, qui remonte à avril ou mai 1948. Csest à ce
moment-là qu’elle et sa famille ont fui leur maison de Jaffa après qu’elle avait
été bombardée par les miliciens de l’Irgoun et de la Haganah, qui existaient
avant la création de l’État. Ils pensaient rentrer chez eux au bout de deux ou
trois jours, une semaine ou deux tout au plus.
Mardi, elle
a surpris sa famille en se réveillant d’un coma de deux jours. Ses enfants ont
compris, à travers ses marmonnements, qu’à son réveil, elle se croyait
redevenue celle qu’elle était à l’âge de 12 ans, une fille dont le monde avait
été bouleversé en l’espace de quelques heures.
« Cela
n’a rien à voir avec les récents attentats. Je ne pense pas qu’elle sache qu’il
y a une nouvelle guerre », m’a dit sa petite-fille. « C’est courant.
Même lorsque nos aînés perdent la mémoire, ils se souviennent d’eux-mêmes
pendant la Nakba. Alors je me suis dit que peut-être, quand je serai vieille et
atteinte d’Alzheimer, je ne me souviendrai de rien d’autre que de cette
terrible guerre en 2008, quand j’avais 12 ans ».
Nous avons
ici tout ce qu’il faut pour faire une remarque factuelle sur la Nakba en cours.
Non pas une remarque conflictuelle, argumentative ou narrative, mais un simple
fait : la Nakba, un désastre de dépossession et d’expulsion, n’a pas cessé un
seul instant depuis que nous avons transformé le peuple palestinien en une
nation de réfugiés. Et les Palestiniens - comme c’est irritant - refusent de s’adapter
ou de se rendre à cette réalité. C’est le point de départ nécessaire pour
comprendre les facettes politiques, militaires et sociales de la situation
israélo-palestinienne.
Des garçons
palestiniens dans une maison détruite par les frappes des FDI à Gaza, mercredi.
Photo : MOHAMMED SALEM/Reuters
Mais les
oncles de ma jeune interlocutrice sont préoccupés par un problème plus
prosaïque. Leur mère a un rendez-vous pour une dialyse, mais ils ont peur de la
conduire à l’hôpital. Que se passe-t-il si les FDI reçoivent l’image d’une
voiture depuis l’un de leurs drones en vol stationnaire au-dessus de Gaza et
que le commandant en charge décide que toute personne conduisant à cette
heure-ci doit être un lanceur de roquettes et qu’un missile doit donc être tiré
sur elle ?
Un militant
du Hamas qui n’était pas membre de l’aile
militaire de l’organisation m’a dit un jour avec fierté : « Pendant la
première Intifada, nous avons jeté des pierres - mais maintenant, nous avons
des roquettes ». Pour notre part, nous, Israéliens, avions le mortier
artisanal Davidka, et aujourd’hui nous avons le genre de bombes et d’avions
militaires que la censure militaire nous interdirait de nommer. Chaque camp se
vante du développement et de l’efficacité de ses armes, mais les organisations
palestiniennes vivent dans un déni constant alors que l’écart entre leur
arsenal et celui d’Israël ne cesse de se creuser.
« Je m’apprêtais
à dormir. Soudain, j’ai ressenti des ondes de choc. Comme un tremblement de
terre. Ce n’est qu’ensuite que le son a suivi », raconte la petite-fille,
que je connais depuis qu’elle est enfant, à propos des bombardements de mardi
matin. « J’ai pensé que, comme toujours, les Juifs bombardaient des zones
ouvertes, des bases vides du Djihad ou du Hamas ». Elle a utilisé un terme
blessant pour moi, qui est couramment utilisé par les Palestiniens, ne
ressentant pas le besoin de remplacer “les Juifs” par “l’armée” par égard pour
moi.
« Dans
les cas précédents, nos organisations de résistance ont tiré sur Israël et
savaient qu’aucun Israélien ne serait tué », a-t-elle poursuivi. « L’armée
a bombardé et savait qu’aucun Palestinien ne serait tué », a-t-elle
ajouté. « Chacun répondait à l’autre et nous pouvions revenir à la normale ».
Un homme
marche parmi les ruines d’un bâtiment à Gaza, mercredi. Photo : IBRAHEEM ABU
MUSTAFA/Reuters
C’est
pourquoi le choc a été si grand cette fois-ci. « Quinze minutes seulement
après le bombardement, nous avons commencé à entendre des informations faisant
état de femmes et d’enfants tués. Mon amie et sa famille vivent dans le même
immeuble que la famille du commandant du Jihad islamique, Tareq Izzeldeen. Ils
se trouvaient dans l’appartement lorsque la maison a été bombardée, mais
heureusement ils n’ont pas été blessés. Par contre, tout leur appartement est
en ruine. Il est complètement détruit. Mon amie a quitté l’appartement et a vu
des cadavres dans les escaliers ».
Ses propos
rappellent l’inimaginable résilience des Palestiniens. « Nous sommes des
héros malgré nous », m’ont dit mes amis de Gaza en 2008, 2012, 2014, 2021
et à de nombreuses occasions entre-temps, lors d’invasions militaires et d’attaques
qui n’ont pas reçu le titre de “guerre”. Pourtant, à chaque guerre, cet “héroïsme
à contrecœur” devient plus difficile.
Je
discutais avec cette jeune amie mercredi en début d’après-midi, alors que les
lance-roquettes du Djihad islamique étaient encore silencieux et que les
alarmes de missiles n’avaient pas encore interrompu les émissions de la radio
israélienne. « Tout le monde s’attend à ce que le Djihad réagisse »,
dit-elle. « La vue des enfants assassinés par Israël a choqué tout le
monde ».
Je lui ai
demandé, comme si elle était une experte du Djihad islamique ou une stratège
militaire, pourquoi elle pensait qu’ils ne réagissaient pas. « Maintenir
les Israéliens dans la peur est aussi une arme », a-t-elle expliqué. « Le
problème, c’est que nous avons également peur. L’attente est parfois plus
difficile que le moment même de l’attentat. Je pense aussi que le Jihad
islamique doit réagir. Mais je ne souhaite pas une nouvelle guerre ».
Des secouristes au travail à Gaza, mercredi. Photo : MOHAMMED SALEM/Reuters
C’est un
témoignage de première main des contradictions internes dans le cœur de chacun.
Je n’ai pas remarqué si elle a dit que le Hamas devait également réagir. En
tant que parti au pouvoir, il a des considérations différentes de celles de la
petite organisation militaire [le Djihad islamique, NdT]. Le Hamas n’aime
pas la comparaison, mais il est passé par des étapes similaires à celles que
son rival, le mouvement Fatah, a traversées au cours de la deuxième Intifada.
Le Hamas ressent également la contradiction et la tension entre un mouvement de
libération et un gouvernement au pouvoir avec des fonctionnaires et la
responsabilité de payer les salaires et d’entretenir les écoles.
Une autre
amie de la jeune femme à qui je parlais a survécu au cancer, après de nombreux
traitements et un amour inébranlable pour la vie. Un rendez-vous a été fixé
pour elle mercredi, dans un hôpital de Jérusalem. Il a été coordonné après de
nombreux efforts et après que l’Autorité palestinienne a garanti la prise en
charge des coûts du traitement. Mais les points d’entrée en Israël étaient
fermés. « Combien d’autres patients qui devaient voyager pour recevoir un
traitement vital n’ont pas pu le faire ? », s’est demandé mon amie.
La
procureure générale d’Israël, Gali Baharav-Miara, qui a approuvé l’assassinat
des hauts responsables du Jihad islamique et de leurs familles, a dû penser à
des termes tels que “dommages collatéraux” et “proportionnalité” Mais ces
dommages collatéraux et proportionnels sont les civils dont les vies ont été
prises, et les nombreux autres cycles de douleur et de souffrance. Tous ceux
qui ont été blessés et traumatisés à vie ; tous ceux qui auront besoin de
traitements contre le stress et l’anxiété et contre le diabète qui pourrait se
développer en raison de leur inquiétude et de leur peur ; tous ceux qui
souffriront de dépression, d’apathie, d’une perte de jours d’école et même de
mois sans éducation ; tous les traitements médicaux qui ont été reportés ou
annulés. Et tout cela sans parler de l’immense dévastation matérielle.
L’écriture
est un acte humain qui combine la logique et l’apprentissage, l’expérience et
la créativité pour transmettre un message clair et éclairant. Mais il est
difficile de faire appel à la créativité, encore et encore, pour décrire la
destruction. Il est difficile de décrire la logique qui sous-tend chaque série
d’obus, de bombardements, de tirs et de meurtres.
Que cette
logique soit dictée par des considérations politiques et organisationnelles
momentanées, des plans militaires à long terme ou des considérations nationales
et patriotiques, lorsque la logique est si illogique, les mots manquent.
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