Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Joaquín Urías (Séville, 1968) est professeur de droit constitutionnel, ancien avocat auprès de la Cour constitutionnelle et militant espagnol des droits de l'homme.
NdT : un policier est intervenu lors d’un concert à Murcia pour obliger la chanteuse Rocio Saiz à couvrir ses seins avec un drapeau LGBTQI+. Cet incident a apporté un peu de sel dans la campagne insipide pour les élections générales du 23 juillet 2023. Ci-dessous le point de vue d’un juriste.
Depuis dix ans, chaque fois que la chanteuse Rocío Saiz chante “como yo te amo” lors d'un concert, elle le fait en montrant ses seins. Elle le fait, entre autres, comme un acte militant, pour rendre visible le corps féminin.
Dans la société dans laquelle nous vivons, le fait pour une femme de montrer ses seins est encore une provocation. Montrer ses tétons en public a toujours été un privilège masculin. Sur la plage, à un concert ou dans une fête, il est courant que les hommes se mettent torse nu sans que cela ne soit considéré comme indécent ou ne suscite de rejet. Les femmes, en revanche, ont toujours été confrontées à un interdit moral sévère selon lequel leurs seins, et en particulier leurs tétons, ne peuvent être exposés à la vue de tous. La sexualisation des seins en a fait non seulement quelque chose d'intime, l'objet d'un désir masculin omniprésent, mais aussi quelque chose de moralement interdit.
Dans les systèmes autoritaires, toujours masculins et patriarcaux, cette morale devient un droit. Dans toute dictature qui se respecte (même dans les dictatures communistes qui prétendaient transformer le monde à l’enseigne de l'égalité), les valeurs traditionnelles en matière de sexualité font loi. Les juges, la police et tout le système répressif sont utilisés pour punir toute personne dont le comportement ou les idées remettent en cause la morale traditionnelle. Le franquisme et le régime islamique des ayatollahs, les idées de Trump et celles de Poutine ne sont pas différentes. Ils punissent tous ceux qui baisent la mauvaise personne et ceux qui montrent leurs seins.
Face à cela, les sociétés démocratiques reposent sur un idéal de liberté qui exige l'espace le plus large possible pour exprimer toute dissidence sans être maltraité pour ça. La démocratie repose sur deux valeurs qui n'en sont pas moins séduisantes et utopiques pour autant : l'égalité et la liberté. La première est une condition nécessaire, la seconde un but et une méthode. L'essence de la liberté démocratique réside dans la possibilité de remettre en cause le pouvoir pour être soi-même comme on le souhaite. Tant le pouvoir politique et économique que le pouvoir majoritaire qui impose des valeurs et des jugements moraux.
C'est pourquoi le combat féministe est essentiellement démocratique. Il s'agit d'atteindre l'égalité entre les hommes et les femmes, mais aussi de reconquérir des espaces de liberté que les femmes ont perdus pendant des siècles. Il en va de même, par exemple, de la lutte pour les droits des LGTBI, à la recherche de l'égalité comme cadre permettant d'exercer librement le droit de chaque personne à être comme elle le souhaite, au-delà des limites étroites de ce que la religion et la morale conservatrice considèrent comme bien ou mal. La seule limite étant le respect de la liberté et de la personne d'autrui.
Et c'est pourquoi les libéraux espagnols autoproclamés sont souvent (et paradoxalement) des liberticides idéologiquement plus proches de l'autoritarisme que de la véritable démocratie. Ils disent défendre le libre licenciement ou la liberté des prix des loyers parce qu'ils recourent au jeu dialectique qui consiste à appeler liberté ce qui est dictature : que les puissants ou les plus riches puissent impunément imposer leur volonté aux moins favorisés en les empêchant d'avoir des conditions d'emploi ou d'accès à un logement décent. Le test décisif de ces soi-disant libéraux, c'est lorsqu'ils sont confrontés à des valeurs morales. Vous n'entendrez jamais Isabel Díaz Ayuso [présidente de la Communauté de Madrid, Parti Populaire] ou ses acolytes de VOX défendre le droit de montrer ses seins, l'éducation sexuelle, le droit de toujours parler sa propre langue ou tant d'autres droits. Ils caricaturent le féminisme ou le mouvement LGTBI parce qu'ils craignent que la lutte pour l'égalité ne conduise à une société sans privilèges. Démocratique.
C'est pourquoi, pendant la dictature franquiste, la morale chrétienne a imprégné une grande partie de notre système juridique. Il en reste des vestiges évidents, comme le délit de blasphème. D'autres, comme l'adultère ou le scandale public, ont heureusement été supprimés de notre code pénal, bien que ce dernier ait dû attendre 1988. Cependant, il semble que les politiciens, juges et policiers conservateurs se languissent de ce droit de la morale chrétienne et qu'à la moindre occasion, ils en profitent pour le récupérer (en détournant les règles existantes). Les exemples prolifèrent en ces temps d'involution démocratique.
Dans une démocratie, ce n’est pas un crime de se promener nu·e dans la rue. Ça ne peut pas l’être. Récemment, la Cour d’appel de Valence a été confrontée au cas d’Alejandro, un militant nudiste qui, confronté à des sanctions policières successives pour obscénité, a tenté d’entrer nu dans la salle d’audience où son appel était entendu. Il a obtenu gain de cause, mais a dû subir l’humiliation démocratique des juges qui ont déclaré que son comportement tombait dans un “vide juridique”. Ce que les juges appellent un vide juridique, d’autres l’appellent démocratie.
Le fait est que ce n’est pas un délit, ni punissable, mais notre police, si peu formée à la protection des droits et si diligente à la protection de la morale, n’est pas toujours d’accord. Les femmes souffrent particulièrement de ce harcèlement policier, car elles sont soumises à un concept de nudité plus large que celui des hommes, qui, dans leur cas, inclut les seins.
Alors que Rocío Saiz chantait l’amour avec enthousiasme, les seins à l’ air, à Murcia, un policier local lui a ordonné de s’ arrêter et a ensuite tenté de la sanctionner. Après le scandale, les autorités ultraconservatrices de cette communauté autonome ont tenté de faire profil bas et même le ministère public a demandé une enquête sur le policier. Mais ce n’est pas le seul cas, et il n’y a pas non plus le même rejet social lorsque la police inflige injustement une amende à une femme pour avoir montré ses seins.
La tendance à l’autoritarisme s’ insinue dans notre société par des failles bien connues. L’une des pires est la loi dite bâillon, conçue par le gouvernement conservateur et maintenue par la volonté explicite du parti socialiste. Cette loi permet à la police de punir n’importe quel citoyen pour tout ce qui lui semble irrespectueux, et c’ est l’ une des façons dont la morale est récemment devenue une loi. Parmi les très nombreuses conduites punissables incluses dans cette loi figure la commission d’actes obscènes”. Le caractère obscène ou non de l’acte est laissé à l’appréciation de l’ agent qui agit. Si l’agent en question estime que la poitrine d’une femme est obscène, il inflige une amende à la femme qui l’ exhibe, tout comme il peut infliger une amende à une personne qui se promène nue sur la plage ou à des personnes qui ont des relations sexuelles dans un parc public. On parle peu de cette tâche de nos forces de sécurité transformées en justiciers moraux à l’iranienne. Bien sûr, tout cela est très antidémocratique.
Face à la tentative de réduire nos droits, des gestes comme celui de Rocío Saiz sont admirables. La régression démocratique que nous vivons et qui se manifeste par le succès électoral d’options, comme VOX, qui nient les droits humains nécessite des actes individuels courageux qui ne semblent pas venir de nos hommes politiques. Espérons qu’un jour les candidats socialistes qui défendent encore la loi bâillon se décideront à l’abroger et que les candidat·es de Sumar qui jouent des coudes pour s’ inscrire sur les listes comprendront que c’ est la démocratie qui est en jeu. En attendant, il s’avère que les autocrates ont vraiment peur des nichons. Respect à celles qui les montrent, exposent leur corps et subissent une répression qu’ elles ne méritent pas.
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