31/03/2024

Pourquoi un occupant ne peut jamais gagner contre un peuple
Quand Moshe Dayan enquêtait dans les jungles du Viêt Nam

En juillet-août 1966, Moshe Dayan, le futur héros de la Guerre des Six-Jours, se rend au Viêt Nam, pour effectuer une “observation participante” de la guerre menée par l’armée US. Il en tire des conclusions logiques : les USA ne pourront jamais la gagner. L’histoire lui donnera raison. Netanyahou, Yoav Gallant en consorts feraient bien de lire ou de relire le journal du Vietnam de l’homme qui, avec un seul œil, y voyait très clair. Ci-après deux articles racontant ce “reportage” très spécial, traduits par Fausto Giudice, Tlaxcala
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Moshe Dayan tire la sonnette d’alarme au Viêt Nam

Marc Leepson, Historynet, 15/9/2011

Lors d’une tournée au Viêt Nam en 1966, le légendaire chef militaire israélien est parvenu à des conclusions étonnantes sur la stratégie de guerre des USA.

Le maréchal britannique Bernard Montgomery a même déclaré à Dayan que les USAméricains avaient mis en œuvre une stratégie erronée et “insensée”

Le 12 juillet 1966, au stade Busch de St. Louis, la Ligue nationale l’emporte sur la Ligue américaine, 2 à 1, en 10 manches, lors du 37e match des étoiles de la Ligue majeure de baseball. Nancy Sinatra, séduisante dans un pull moulant, fait la couverture du numéro du 12 juillet 1966 du magazine Look. Doris Day fait un tabac au box-office avec son film The Glass Bottom Boat (Le Bateau à fond de verre). Au Viêt Nam, le grand déploiement usaméricain est en cours ; quelque 276 000 soldats US sont sur le terrain.

Ce soir-là, le président Lyndon Johnson prononce un discours télévisé national sur la politique étrangère des USA en Asie - un discours dans lequel LBJ a des mots très durs pour les communistes vietnamiens.

« Tant que les dirigeants du Nord-Vietnam croiront vraiment qu’ils peuvent prendre le contrôle du peuple du Sud-Vietnam par la force, nous ne devons pas les laisser réussir », a déclaré LBJ. Les USA, a-t-il ajouté, « mènent une guerre de détermination » au Viêt Nam. « Cela peut durer longtemps. Mais nous devons continuer jusqu’à ce que les communistes du Nord-Vietnam réalisent que le prix de l’agression est trop élevé et qu’ils acceptent un règlement pacifique ou qu’ils cessent de se battre. Quel que soit le temps que cela prendra ».
Le 12 juillet 1966 également, l’ancien chef d’état-major des forces de défense israéliennes, Moshe Dayan, le flamboyant et controversé général combattant qui avait mené l’assaut victorieux dans la péninsule du Sinaï lors de la guerre de 1956 contre l’Égypte, a pris un avion commercial à Londres pour se rendre au Sud-Vietnam. Âgé de 51 ans, Dayan avait démissionné de son poste militaire en 1958, s’était lancé dans la politique l’année suivante et avait occupé pendant cinq ans le poste de ministre de l’Agriculture de son pays. Il vient de publier en 1965 son
Journal de la campagne du Sinaï, il est député au Parlement israélien (la Knesset) et un simple citoyen désireux d’aller là où se passe l’action.

Moshe Dayan était habitué à l’action. Né en 1915 dans le premier kibboutz de ce qui était alors la Palestine, il a rejoint l’organisation paramilitaire Haganah à l’âge de 14 ans pour aider à protéger les colonies juives des attaques arabes. Pendant la révolte arabe de 1936-1939, Dayan fait partie d’une équipe d’embuscade et de patrouille travaillant pour les Britanniques. Cette force d’opérations spéciales d’élite, les Special Night Squads, a été sélectionnée et entraînée personnellement par le légendaire Orde C. Wingate, qui a plus tard commandé les Chindits pendant la Seconde Guerre mondiale en Birmanie.

En 1941, Dayan sert d’éclaireur de la Haganah pour les Britanniques et participe à l’invasion du Liban et de la Syrie tenus par Vichy. Au cours de cette campagne, le 7 juin 1941, alors qu’il fait une pause de reconnaissance en s’occupant d’une mitrailleuse sur le toit d’un poste de police capturé dans une petite ville libanaise, une balle tirée par un tireur d’élite français déchire ses jumelles. Le verre brise l’œil gauche de Dayan et lui laisse le cache-œil distinctif qu’il portera jusqu’à la fin de sa vie.

Lorsque les armées arabes entrent en Israël en 1948, Dayan est membre de l’état-major de la Haganah et travaille dans les services de renseignements sur les Arabes. Pendant la guerre d’indépendance israélienne qui s’ensuit, il combat les Syriens en Galilée, dirige un bataillon de commandos lors de raids contre Lod et Ramallah, et commande le front de Jérusalem. Dayan devient chef d’état-major des forces armées israéliennes en 1953. À ce poste, il élabore et exécute le plan d’invasion du Sinaï en 1956.

Dix ans plus tard, Dayan est impatient de participer à une nouvelle guerre. Cela faisait « dix ans que je n’avais pas participé à une bataille, dix ans que je ne m’étais pas trouvé à l’extrémité opposée d’un char, d’un canon de campagne et d’un avion d’attaque ennemis, et à l’extrémité opposée des nôtres », écrit Dayan dans ses mémoires, qui ont été publiées aux USA en 1976. « Je voulais voir par moi-même, sur place, à quoi ressemblait la guerre moderne, comment les nouvelles armes étaient maniées, comment elles se comportaient dans l’action, si elles pouvaient être adoptées pour notre propre usage ».

Dayan, qui allait asseoir sa réputation militaire en menant Israël à la victoire lors de la guerre des Six Jours en 1967, a choisi de se rendre au Viêt Nam en 1966, dit-il, parce que c’était « le meilleur, et le seul, “laboratoire” militaire de l’époque ». Dayan, qui jouit d’un bon réseau de relations, met au point un plan visant à rédiger une série d’articles de presse pour trois publications : Maariv, le principal journal israélien, le Sunday Telegraph de Londres et le Washington Post.

« Les articles traiteront de mes observations sur la situation politique dans ce pays », a déclaré Dayan aux journalistes alors qu’il quittait Londres. « Je suis également très intéressé par les combats. J’espère être affecté à une unité militaire américaine ».

Il s’est avéré que Dayan écrivait davantage sur la stratégie et la tactique militaires que sur la situation politique. Il se sentait d’autant plus à l’aise dans ce domaine qu’il avait passé la quasi-totalité de sa carrière en uniforme à se battre pour son pays. Mais Dayan, qui était également impliqué dans la politique israélienne au plus haut niveau, n’a pas ignoré la situation politique au Viêt Nam. Au cours des cinq semaines qu’il a passées dans le pays, Dayan a passé du temps sur le terrain avec plus d’une unité militaire usaméricaine et s’est plongé avec enthousiasme dans les entrailles de la guerre du Viêt Nam, comme peu de dignitaires en visite l’avaient fait ou le feraient un jour.

HAI DANG
La guerre contre Gaza vue du Vietnam
De la fraternité d’armes à la fascination pour la “nation start-up” israélienne

Hai Dang, Aljazeera, 30/3/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Le Vietnam connaît un rare activisme politique en faveur des Palestiniens alors que la guerre de Gaza rappelle la solidarité autrefois partagée dans la lutte pour la libération nationale.

Le président palestinien Yasser Arafat inspecte une garde d’honneur avec le président vietnamien Tran Duc Luong à Hanoi en avril 1999. Photo AFP


Hanoi, Vietnam - Dans un lieu privé niché dans une ruelle étroite du centre-ville de Hanoi, un groupe de plus de 20 personnes a écouté attentivement Saleem Hammad, un Palestinien charismatique de 30 ans, qui s’exprimait dans un vietnamien courant.

Hammad, qui dirige une entreprise au Viêt Nam, a raconté un incident survenu dans son enfance à Jénine, en Cisjordanie occupée.

Les personnes présentes l’ont écouté raconter le souvenir saisissant d’une nuit où il a été réveillé par des soldats israéliens qui encerclaient la maison familiale et y faisaient une descente.

Auparavant, il avait déclaré aux participants à la discussion que l’histoire de la lutte de libération du Viêt Nam contre les USA avait inspiré les Palestiniens dans leur lutte contre l’occupation de leurs terres par Israël.

«Le peuple vietnamien, avec son histoire douloureuse et glorieuse, a toujours été une source d’inspiration pour les Palestiniens dans leur lutte pour la justice », a dit Hammad à son auditoire.

« Nous vous considérons toujours comme un modèle ».

Horrifiés par la guerre d’Israël contre Gaza et le nombre croissant de victimes, les jeunes Vietnamiens ont commencé à élever la voix pour soutenir les Palestiniens. Ce faisant, ils découvrent les liens historiques entre le Viêt Nam et la Palestine et leurs luttes communes pour la libération nationale.


VICTOIRE
Vietnam-Palestine
OLP
Ismail Shammout, 1972

Mais les relations entre les deux nations, vieilles de plusieurs décennies, ont été éclipsées par la promotion plus récente de la culture d’entreprise israélienne auprès d’une jeune génération de Vietnamiens.

Soucieux de réussir dans l’économie de marché vietnamienne en pleine expansion, beaucoup ont été inspirés par la culture d’entreprise israélienne, tout en ne sachant pas grand-chose de la face cachée du succès d’Israël, à savoir sa longue occupation des terres palestiniennes.

Organisé à la fin de l’année dernière par les militants pro-palestiniens Trinh* et Vuong*, le rassemblement au cours duquel Hammad s’est exprimé a été inspiré par l’activisme étudiant que les deux hommes ont rencontré lorsqu’ils étudiaient aux USA.

Trinh et Vuong font partie d’un mouvement populaire en plein essor parmi la jeunesse vietnamienne qui a été attirée par la cause palestinienne depuis le début de la guerre contre Gaza en octobre.

Mais les politiques vietnamiennes strictes contre les assemblées publiques et l’activisme politique signifient que les militants pro-palestiniens doivent trouver des moyens discrets et créatifs d’organiser des événements sans attirer l’attention indésirable des autorités vietnamiennes.

À Ho Chi Minh Ville, Trinh et quelques amis ont organisé des discussions sur la Palestine et des cours de dessin sur le thème de la Palestine. Dessinateur de formation, Trinh a également travaillé avec d’autres créatifs pour concevoir des produits dérivés en faveur de la Palestine, des œuvres d’art politiques et des fanzines.

Des jeunes vietnamiens créent des œuvres d’art pour soutenir la Palestine. Photo Cat Nguyen/ Tu Ly

En novembre, une projection de documentaires et de films sur la Palestine, la Nakba et l’histoire de l’occupation israélienne de la Palestine a eu lieu sous le titre Films pour la libération : Palestine Forever dans le but, selon les organisateurs, d’annuler « les descriptions diaboliques des Palestiniens » par les acteurs « occidentaux et impérialistes ».

Sur les réseaux sociaux, une multitude de pages de fans en vietnamien ont vu le jour, présentant des poèmes palestiniens traduits, des œuvres d’art pro-palestiniennes et des analyses sur l’histoire du conflit, tandis que l’ambassade de Palestine au Vietnam a invité d’anciens vétérans de la guerre contre les USA, des universitaires, des activistes et des membres du public à une commémoration pour ceux qui ont été tués à Gaza.

Le 29 novembre, qui est la Journée internationale de solidarité avec le peuple palestinien désignée par les Nations Unies, le gouvernement vietnamien a également publié un message du président de l’époque, Vo Van Thuong, dans lequel il parlait de la longue histoire de fraternité entre le Vietnam et la Palestine et du « soutien fort et de la solidarité du Vietnam avec les Palestiniens dans leur lutte pour la justice" »

Mais les relations entre le Vietnam et la Palestine ne sont plus ce qu’elles étaient.

Rue Kham Thien, Hanoï après le passage des B-52, 26 décembre 1972

Chaque jour à Gaza, il y a un nouveau Kham Thien

La destruction de Gaza par Israël rappelle aux Vietnamiens la campagne de bombardement américaine visant le quartier de Kham Thien à Hanoi en 1972.

Lors d’une réunion de militants vietnamiens pro-palestiniens, deux images de guerre ont été projetées sur le mur : l’une de Gaza en 2023 après une attaque aérienne israélienne et l’autre des décombres laissés par le bombardement du quartier de Kham Thien à Hanoï il y a plus de 50 ans.

En 1972, Richard Nixon, alors président des USA, avait ordonné le bombardement de la capitale nord-vietnamienne pendant la période de Noël, et c’est le quartier de Kham Thien qui a été le plus gravement dévasté. Pendant 12 jours et nuits consécutifs à partir du 18 décembre, environ 20 000 tonnes de bombes ont été larguées sur Hanoi, ainsi que sur la ville portuaire très fréquentée de Hai Phong et sur plusieurs autres localités.



Tract français de 1967 sur la visite de Moshe Dayan au Sud-Vietnam en août 1966

 La juxtaposition des deux images et les échos historiques des deux guerres - qu’il s’agisse de « raser Gaza » ou de « bombarder le Nord-Vietnam jusqu’à l’âge de pierre » - font partie d’un réservoir de symboles partagés qui ont alimenté l’ambiance actuelle de solidarité Vietnam-Palestine parmi les jeunes Vietnamiens.

L’histoire se répète, dit Hung*, un étudiant de 20 ans dont le père et les grands-parents ont vécu les bombardements de Noël 1972 par les forces usaméricaines.

« En regardant ce qui se passe à Gaza, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à l’histoire que mon père m’a racontée, celle d’un jour de son enfance où il a assisté avec horreur au largage de bombes près du lac de l’Ouest [de Hanoï] et où, peu après, il a senti un coup de vent souffler dans sa direction et l’onde de choc presser sa poitrine », raconte Hung à Al Jazeera.

« Aujourd’hui, c’est précisément ce qui arrive à tout le monde à Gaza, jour après jour. Chaque jour à Gaza, il y a un autre Kham Thien », ajoute-t-il.

Dans les réunions pro-palestiniennes à travers le pays, des liens similaires entre la guerre d’Israël contre Gaza et la guerre USA contre le Viêt Nam sont établis et les analogies du temps de guerre sont utilisées par de jeunes militants pour présenter la cause palestinienne à de nouveaux publics.

Des images d’une combattante vietnamienne des années de guerre portant un foulard traditionnel “ran” et se tenant aux côtés d’une combattante palestinienne vêtue d’un keffieh sont imprimées sur des tote-bags et des autocollants. Les combattantes tiennent une clé de porte en l’air, symbolisant les maisons que les Palestiniens ont perdues en 1948 lors de leur déplacement forcé par les forces israéliennes au cours de la période connue sous le nom de Nakba, ou "catastrophe", au cours de laquelle au moins 750 000 Palestiniens ont été violemment déplacés et dépossédés.

Une œuvre d’art pro-palestinienne exposée à Hanoi représente une combattante de la lutte de libération nationale vietnamienne et une combattante palestinienne au-dessus des mots en arabe et en vietnamien : « Du fleuve à la mer ». Photo Cat Nguyen

Par l’art, la discussion et d’autres moyens d’expression, les militants pro-palestiniens au Viêt Nam aident leurs pairs à comprendre des concepts tels que le sionisme, la Nakba, les accords d’Oslo et le colonialisme de peuplement.

Et pas à pas, ils réaffirment le contexte et l’histoire de la perte et de l’enlèvement des Palestiniens que les récits au Vietnam dans les médias locaux et les livres omettent dans leur récit de l’émergence d’Israël en tant que succès économique.

Phuong, une peintre vietnamienne basée en Italie qui a lancé la page fan en ligne « Poèmes palestiniens », a déclaré qu’elle avait été profondément bouleversée par ce qui s’est passé depuis octobre dans la bande de Gaza.

Elle a expliqué qu’elle s’était tournée vers la traduction de poèmes comme moyen de protester et de canaliser son chagrin face à la guerre dans la bande de Gaza. À ce jour, elle a traduit de l’anglais au vietnamien plus de 50 poèmes d’auteurs palestiniens tels que Mahmoud Darwich, Fadwa Tuqan et Ghassan Zaqtan.

Phuong espère pouvoir aider ses lecteurs à apprécier l’humanisme universel de la culture et de la société palestiniennes, tel qu’il se reflète dans les poèmes de Darwish et d’autres auteurs.

« Les Palestiniens ne sont pas seulement des victimes de la guerre », a déclaré Phuong. « Ils sont aussi un peuple au patrimoine riche et magnifique, avec des philosophies et des arts sophistiqués. Les Vietnamiens doivent le savoi »r.

Nguyen Binh est un autre jeune traducteur qui s’est fait connaître pour ses traductions d’œuvres vietnamiennes, comme la traduction en anglais du classique Conte de Kieu.

Binh travaille actuellement à la traduction en vietnamien du livre de Rashid Khalidi, The Hundred Years’ War on Palestine [inédit en français], afin d’ «élever la voix de ceux que l’on n’entend pas » et de combler le manque de compréhension des questions palestiniennes par les Vietnamiens.

Vendre l’image de “startup” d’Israël

L’édition vietnamienne de Start-Up Nation : The Story of Israel’s Economic Miracle [Israël, la nation start-up, Maxima 2014] présente une image flatteuse de la réussite des entreprises israéliennes

Le Hong Hiep, chercheur et coordinateur du programme d’études sur le Vietnam à l’Institut ISEAS-Yusof Ishak de Singapour, a décrit le soutien du Vietnam au peuple palestinien et à sa lutte pour la libération comme « inébranlable » pendant la guerre froide et dans les années 1990.

« Cela s’explique en partie par le fait que les dirigeants vietnamiens étaient convaincus que la cause palestinienne reflétait leur propre lutte pour l’unification et l’indépendance contre les puissances étrangères », dit M. Hiep à Al Jazeera.

L’Organisation de libération de la Palestine (OLP) a établi des relations avec le Nord-Vietnam en 1968 et a mis en place un bureau de représentation résident après la fin de la guerre au Viêt Nam en 1975. Ce bureau est rapidement devenu l’ambassade de Palestine au Viêt Nam.

« Dans les années 1990, le Viêt Nam a également accueilli des dirigeants palestiniens, dont Yasser Arafat, à de nombreuses occasions. La position officielle du Viêt Nam sur le conflit israélo-palestinien a toujours été en faveur de l’autodétermination palestinienne et de la création d’un État palestinien », dit M. Hiep.

Du côté palestinien, ces liens d’ amitié ont été résumés par Darwich en 1973, alors que la guerre au Vietnam entrait dans sa phase finale avec la signature des accords de paix de Paris en 1973, qui mettaient fin aux combats militaires directs des USA dans le pays.

« Dans la conscience des peuples du monde, le flambeau a été transmis du Viêt Nam à nous », a déclaré le poète.

Mais les temps ont changé.

Il en va de même pour le souvenir de la solidarité du Viêt Nam avec la Palestine.

Les militants pro-palestiniens interrogés par Al Jazeera ont déclaré qu’ils avaient eu du mal à persuader leurs parents que la cause palestinienne était juste.

Hung raconte que ses parents ont d’abord réagi à la guerre contre Gaza en blâmant « ces terroristes» qui l’avaient "commencée les premiers ».

« J’ai dû moi-même passer du temps à leur expliquer l’histoire de la question, qui remonte à 1948. Ce n’est qu’après cela qu’ils ont changé d’avis », raconte Hung.

Saadi Salama, l’ambassadeur palestinien au Vietnam, a déclaré que les médias locaux avaient une grande part de responsabilité dans le manque de sensibilisation du public vietnamien aux événements en Palestine.

 

L’ambassadeur Saadi Salama prononce un discours à Hanoï lors d’un événement organisé en novembre pour commémorer les Palestiniens tués à Gaza. Photo Tu Ly

Ayant d’abord travaillé à la résidence de l’OLP à Hanoï en tant que secrétaire à l’information dans les années 1980, Salama a des décennies d’expérience au Viêt Nam. Mais depuis une dizaine d’années, dit-il, les informations sur la question palestinienne sont beaucoup moins fréquentes dans les médias locaux. Ce qui apparaît est présenté de manière superficielle.

« La plupart des gens n’ont qu’une vague idée de ce qui se passe réellement à Gaza et en Cisjordanie », dit M. Salama à Al Jazeera, expliquant que les journalistes locaux manquent souvent d’expertise sur les questions relatives à la Palestine et au Moyen-Orient.

« Par conséquent, ils hésitent à rédiger des analyses approfondies sur le sujet, optant plutôt pour un copier-coller non critique de sources occidentales sans fournir de contexte aux lecteurs », ajoute-t-il.

Il y a de rares exceptions, admet Salama, mais pas assez pour faire la différence avec une impression généralement négative de la Palestine à un moment où il y a une impression positive d’Israël au Viêt Nam.

Pour les Vietnamiens, Israël est aujourd’hui le symbole du développement, une « startup nation », explique M. Salama.

« Ils ne voient pas les dessous d’Israël ».

Dinh Le, un marché aux livres bien connu du centre de Hanoï, se trouve à quelques pas du lieu où Hammad a parlé de la Palestine et de son enfance.

S’il est difficile pour un visiteur de trouver ici des livres sur la Palestine, il ne manque pas d’exemplaires en langue vietnamienne de Start-Up Nation : The Story of Israel’s Economic Miracle, un livre publié en 2009 par Dan Senor et Saul Singer.

Republié par AlphaBooks, qui est surtout connu au Viêt Nam pour ses ouvrages sur les affaires et la science populaire, Start-Up Nation est devenu un best-seller au Viêt Nam.

Selon les chiffres disponibles sur le site du ministère vietnamien de l’information et de la communication, le livre a fait l’objet de plus d’une douzaine de réimpressions et a été publié à plus de 2 millions d’exemplaires.

Selon le ministère, plus d’un million d’exemplaires de Start-Up Nation ont été commandés pour être distribués par l’un des principaux entrepreneurs vietnamiens, qui dirige un projet de distribution gratuite de livres d’inspiration dans des domaines tels que les affaires, la science et la philosophie.

Certains considèrent que la popularité du livre au Viêt Nam est liée à l’image flatteuse d’Israël auprès du public et à la description souvent positive d’Israël dans les médias vietnamiens.

L’attrait populaire d’Israël coïncide également avec un moment critique de l’histoire moderne du Viêt Nam, selon les experts.

Depuis la fin des années 1980, le Viêt Nam a mené des réformes économiques, connues sous le nom de Doi Moi, qui ont vu le pays adopter un développement axé sur le marché libre et la promotion de l’esprit d’entreprise.

Dans le même temps, la politique étrangère du Viêt Nam a donné la priorité aux intérêts nationaux et à l’indépendance plutôt qu’à ce qui aurait été décrit comme une « pureté idéologique » à l’époque révolutionnaire.

Bien qu’officiellement appelé République socialiste du Viêt Nam, le pays accueille depuis longtemps des capitaux étrangers et s’est efforcé de normaliser ses relations, principalement sur la base de la coopération économique, avec des pays et des blocs autrefois considérés comme ennemis.


Le président usaméricain Joe Biden porte un toast avec le président vietnamien Vo Van Thuong à Hanoï, au Viêt Nam, le 11 septembre 2023, après que les deux pays, autrefois ennemis, ont porté leurs relations diplomatiques et commerciales à leur plus haut niveau. Photo Evelyn Hockstein/Reuters

 

L’approche politique du Viêt Nam, connue sous le nom de « diplomatie du bambou » en raison de sa flexibilité et de son pragmatisme, a permis au pays de forger un partenariat significatif avec Israël dans les « domaines de l’économie, de la technologie et de la sécurité », explique M. Hiep.

Et c’est probablement la crainte de mettre en péril les liens avec Israël qui explique pourquoi « le Vietnam a été plus hésitant à exprimer un soutien fort à la Palestine, même s’il conserve de la sympathie pour sa cause », ajoute-t-il.

Vietnam et Palestine : « Des luttes similaires »

« Plus j’en apprends sur l’histoire de la Palestine, plus je réalise à quel point nos luttes sont similaires », déclare l’activiste vietnamien Trinh.

Hoang Diep Anh, 7 ans, écrit un message de soutien lors d’une veillée pour les Palestiniens organisée à l’ambassade de Palestine à Hanoi le 4 novembre 2023 à Hanoi, Vietnam. Photo Chris Trinh/Getty Images

Depuis octobre, le Viêt Nam a dénoncé les atrocités commises contre les civils dans le cadre du conflit entre Israël et le Hamas.

Lors d’une conférence de presse peu après le début de la guerre, une porte-parole du ministère vietnamien des Affaires étrangères a déclaré que le Vietnam « condamne fermement les attaques violentes contre les civils, les travailleurs humanitaires, les journalistes et les infrastructures essentielles ».

Avant cela, lors d’une session d’urgence de l’Assemblée générale des Nations unies le 27 octobre, le Viêt Nam s’est joint à la majorité des États membres pour voter une résolution exigeant un cessez-le-feu humanitaire immédiat, la protection des civils, la libération inconditionnelle des captifs et l’accès de l’aide humanitaire.

Hanoi a toutefois veillé à ne pas mettre en péril ses relations avec Israël en nommant ouvertement ce pays dans ses critiques. Malgré cela, un ancien ambassadeur israélien au Viêt Nam a qualifié la position de Hanoi sur Gaza de « décevante » lors d’une interview.

Pour certains, ces gestes en faveur de la Palestine ne sont pas suffisants pour honorer les dettes historiques du Viêt Nam envers les Palestiniens et le soutien de l’OLP à Hanoï pendant la guerre froide.

Yasser Arafat, commandant du mouvement palestinien Al Fatah, reçoit un album sur la création de l’armée nord-vietnamienne avec une photo de Ho Chi Minh sur la couverture de la part du ministre de la Défense nord-vietnamien, le général Giap, lors de sa visite au Nord-Vietnam le 8 avril 1970. Photo RADIOPHOTO / AFP

 Vu Minh Hoang, historien diplomatique du Vietnam du XXe siècle et de l’Asie-Pacifique, a noté que l’OLP faisait partie de la petite minorité de groupes et de pays du Sud qui ont ouvertement pris la défense de leurs amis vietnamiens et condamné la Chine pour son invasion du Vietnam en 1979.

Selon M. Vu, cette décision a coûté à l’OLP l’aide et le soutien politique dont elle avait tant besoin de la part de la Chine. L’OLP avait entretenu des relations amicales avec la Chine pendant 14 ans, jusqu’à ce qu’elle prenne parti pour le Viêt Nam à la suite de l’invasion chinoise de ce pays en 1979.

« L’OLP a courageusement défendu le Viêt Nam au moment où il en avait le plus besoin », a déclaré M. Vu, qui est actuellement basé à l’université de Columbia à New York, à Al Jazeera.

Bien que les déclarations et les votes vietnamiens aient soutenu la Palestine, Vu a déclaré que, dans l’ensemble, la position du Vietnam dans la pratique semble être plus « pro-israélienne ».

Pour comprendre pourquoi, il faut « suivre l’argent », a-t-il ajouté.


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28/03/2024

GIDEON LEVY
Il nous faut l'admettre : Israël veut la guerre à Gaza

Gideon Levy, Haaretz, 27/3/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Israël veut la guerre. Toujours plus de guerre, autant que possible, et peut-être même plus. Les jours de notre enfance sont révolus, quand on nous disait qu'Israël voulait la paix plus que tout. Nous nous considérions comme des pacifistes, un peuple naïf.

Une femme palestinienne avec un garçon blessé après un bombardement israélien dans le centre de la ville de Gaza, la semaine dernière. Photo AFP

 Le temps est révolu où nous nous vantions auprès de tous les visiteurs étrangers que notre salutation courante était “paix” [shalom]. Quelle autre nation dit “paix” partout où elle va ? Il n'y a que nous, les partisans de la paix. C'est ce qu'on nous a dit et c'est ce que nous avons cru. Oups, les Arabes et les musulmans aussi disent salaam. Mais ça, ils n'ont pas pris la peine de nous le dire à l'époque.

Nous sommes les plus grands défenseurs de la paix au monde, et regardez ce que ces méchants nous ont fait. Lorsque nous sommes apparus dans des délégations de jeunes devant les communautés juives des USA, nous avons dansé la hora avec des chemises brodées au son du “Chant pour la paix”- pour quoi d’autre des jeunes Israéliens danseraient-ils ? - et les Juifs enthousiastes ont essuyé une larme.

Quelle nation ! Quelle aspiration à la paix ! Nous sommes les pacifistes, et les Arabes sont des bellicistes. C'est ce qu'ils nous disaient quand nous étions enfants. C'est ce que nous nous sommes dit à nous-mêmes et au monde, qui y a même cru pendant un moment.

Israël veut la guerre. Aujourd'hui, il le dit explicitement, sans faux-semblant et sans blanchiment. Autant de guerre que possible dans les paroles du gouvernement, autant de guerre que possible dans les paroles de l'opposition. Encore plus de guerre même dans la bouche des manifestants sur les places, qui ne réclament certainement pas le contraire. Ils veulent seulement un arrêt de la guerre pour libérer les otages et chasser Benjamin Netanyahou, et ensuite, selon eux, nous pourrons retourner aux champs de la mort pour toujours.

Toujours plus de tueries, toujours plus de destructions. La soif de vengeance et la soif de sang sont enveloppées d'une foule de déguisements, d'excuses et de considérations. Certaines d'entre elles peuvent être comprises depuis le 7 octobre, qui nous a fait sortir du placard.

Le tableau peut être compliqué, mais on ne peut pas estomper le fait écrasant que le monde entier veut mettre fin à cette guerre, à l'exception d'un seul État. La quantité de sang que cet État veut verser n'a pas encore été atteinte. Ce désir, enveloppé dans la cause de la destruction du Hamas, ne sera de toute façon pas accompli. Qu'y a-t-il d'autre à penser qu'Israël veut tuer et détruire à Gaza pour le plaisir de tuer et de détruire ? Tel est l'objectif.

On peut arguer que si nous ne détruisons pas le Hamas, la guerre se poursuivra éternellement et que, de toute façon, il s'agit d'une guerre pour la paix. Mais on ne peut pas croire cela quand il n'y a pas de plan stratégique derrière la soif de guerre. Il ne reste donc que la stricte vérité : Israël veut tout simplement la guerre. La gauche, la droite et le centre aussi. Tout le monde.

Soldats israéliens sur un char dans la bande de Gaza en février. Photo Dylan Martinez/REUTERS

C’est une situation horrible. D'abord, nous avons supprimé la paix en tant que valeur, en tant qu'objectif et vision, et maintenant nous avons fait de la guerre une valeur pour laquelle nous devons nous battre contre le monde entier. Quelques-uns contre beaucoup, nous nous battrons pour notre droit à la guerre. Le petit nombre contre la multitude, nous nous battrons pour notre droit de tuer et de détruire sans discernement.

La plus grande menace qui pèse aujourd'hui sur Israël est d'arrêter la guerre. Où irons-nous ? On a oublié que la guerre est l'invention humaine la plus satanique. Faire la paix, pas la guerre - c'est pour les crédules et les idiots. La poursuite de la guerre est ce qui unit Israël dans un lien étroit. Nous sommes prêts à payer n'importe quel prix pour continuer la guerre, y compris à ruiner les relations avec les USA, qui ne sont pas réputés comme des pacifistes, et qui exigent aussi : Assez.

C'est la soif de guerre, et rien d'autre. Non seulement personne ne nous l'impose, pas même l'horrible 7 octobre, mais, de toutes les nations, c'est nous qui l'avons choisie. Et nous, de toutes les nations, avons choisi de continuer à le faire, sans aucune résistance de la part d'Israël. Nous devons avoir Rafah, puis Baalbek, et nous retournerons ensuite dans le nord de la bande de Gaza parce que nous le devons. Nous devons le faire. Et puis Téhéran sera un must aussi, parce qu'il n'y a pas d'autre choix.

Pourquoi, que suggérez-vous ? La capitulation ? L'anéantissement ? L'holocauste ? Israël veut de plus en plus de cette guerre. Nous pensons que c'est permis et que ça nous fait du bien.        

Paolo Lombardi


 

 

26/03/2024

FRANCESCA ALBANESE
Anatomie d'un génocide: rapport au Conseil des droits de l'homme de l'ONU

On trouvera ci-après, traduit par nos soins, le rapport présenté ce mardi  26 mars au Conseil des droits de l'homme de l'ONU, à Genève, par Francesca Albanese,  Rapporteuse spéciale sur la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967




24/03/2024

CAROLINE TRACEY
Un rêve de checkpoint en plein désert : 30 ans après son entrée en vigueur , l’Accord de libre-échange nord-américain face à une contradiction insoluble
Libre passage pour les marchandises, accès contrôlé pour les humains

Versión española : Una garita soñada en el desierto
English version : Checkpoint Dreams

Caroline Tracey, Nexos, 1/1/2024
Dessins de Ricardo Figueroa
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

À en juger par les plans architecturaux que le ministère de la Sécurité intérieure [DHS] a soumis au Congrès usaméricain en 2009, le Poste de contrôle intérieur de la patrouille frontalière [BPIC, Border Patrol interior checkpoint] sur l’autoroute inter-États I-19 allait être gigantesque. Le poste de contrôle serait situé au milieu du désert de l’Arizona, à quelque 35 kilomètres au nord d’Ambos Nogales, les villes-jumelles frontalières loin de la frontière proprement dite.

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Le projet abandonné de megacheckpoint



D’où l’oxymore révélateur du nom officiel du poste de contrôle : comment peut-il se trouver à l’intérieur des terres s’il s’agit d’un poste de contrôle frontalier ? La réponse, selon l’agence des douanes et de la protection des frontières, est très simple : la frontière entre les USA et le Mexique est très large : 160 kilomètres à l’intérieur des terres à partir de la frontière territoriale des USA, pour être exact. Dans cette zone d’exception - où vivent les deux tiers de la population usaméricaine - le gouvernement usaméricain a suspendu la protection constitutionnelle contre les “recherches et saisies” ; la patrouille frontalière peut monter dans n’importe quel véhicule et procéder à une fouille sans mandat.

D’un autre point de vue, cependant, la frontière entre le Mexique et les USA devait être aussi mince que possible. L’intégration des chaînes d’approvisionnement des deux pays, réalisée par l’accord de libre-échange nord-américain (ALENA), a fait de la circulation efficace des produits, des biens et des matières premières d’un côté à l’autre de la frontière un impératif non seulement juridique, mais aussi économique.

D’où l’autre oxymore - implicite, certes, mais évident compte tenu du contexte géographique et historique - du nom officiel du point de passage frontalier : comment concilier le contrôle des frontières et le libre-échange ? La réponse, selon le département de la sécurité intérieure, était encore une fois très simple : construire le plus grand point d’inspection de l’histoire des USA.

Mais aujourd’hui, le poste de contrôle de l’I-19 est une triste structure métallique au milieu du désert. L’immense complexe dont rêvaient les ingénieurs du gouvernement usaméricain n’a jamais été construit. Comme tant d’autres ambitions usaméricaines dans les années qui ont suivi l’entrée en vigueur de l’ALENA, leurs plans sont restés à l’état de projets.

Le plan initial du BPIC prévoyait que le trafic automobile privé serait dévié vers sept voies équipées de cabines d’inspection à l’arrivée au poste de contrôle depuis l’autoroute. Peu de temps après, les ingénieurs ont toutefois estimé que cette solution était insuffisante et qu’il valait mieux construire vingt-deux voies. Le trafic des camions commerciaux et des passagers serait quant à lui dévié vers une autre zone d’inspection, à côté du parking pour les voitures des 39 agents de la patrouille frontalière qui travailleraient au BPIC 24 heures sur 24.

D’autres zones comprendraient des chenils pour les K-9 [=Ka-Nine, chiens policiers] entraînés à renifler la drogue, un ascenseur pour véhicules, des tours équipées de radars et d’autres systèmes de communication (dans le cadre d’un contrat attribué à Boeing, puis annulé faute d’autorisation du ministère de l’Intérieur), un entrepôt pour la contrebande confisquée, une salle informatique avec accès aux bases de données de renseignements sur les groupes terroristes et le crime organisé, et un centre de détention pouvant accueillir trois cents personnes que le langage officiel du gouvernement usaméricain qualifie d’illégales.

Tout cela était nécessaire, ont expliqué les responsables du DHS, car la plupart des migrants sans papiers qui tentaient d’entrer dans le pays le faisaient dans la région sud de l’Arizona, où passe l’I-19 avant de rejoindre la route fédérale 15 du Mexique. Alors que la Border Patrol divise la frontière avec le Mexique en neuf secteurs, ces années-là, la moitié des arrestations ont eu lieu dans le secteur de Tucson.

La patrouille frontalière usaméricaine divise sa stratégie de contrôle et de surveillance - appelée defense in depth (“défense en profondeur”)- en trois couches, chacune plus éloignée de la frontière : line watching, la surveillance de la ligne (l’observation constante de la frontière elle-même), roving patrols, patrouilles itinérantes de petits groupes d’agents, parfois à cheval, qui se déplacent dans les zones où circulent le plus de migrants) et, enfin, les BPIC.

« On ne peut pas tout arrêter [le trafic de personnes et de marchandises] à la frontière, alors on ferme les voies de sortie », m’a dit un porte-parole de la patrouille frontalière lors d’un entretien récent. Les BPIC, a-t-il poursuivi, « permettent d’avoir un endroit où l’on peut attraper le trafic qui a réussi à passer [au-delà] de la zone frontalière ».

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 "Operation Wetback" (dos mouillé, mojado) en 1954 : des immigrés mexicains sont reconduits à la frontière dans des cages installées sur des camions

L’idée d’établir des points de contrôle de l’immigration à l’intérieur du territoire n’est pas nouvelle : dans les années 1930, le gouvernement usaméricain a mis en place des points de contrôle dans les gares ferroviaires où arrivaient la plupart des Mexicains. La base juridique de cette politique publique, que de nombreux juristes et militants considéraient comme clairement discriminatoire et inconstitutionnelle, a été établie en 1976, lorsque la Cour suprême a autorisé les agents chargés de ces points de contrôle à considérer la “race” des personnes comme un motif suffisant pour les interpeller et les interroger.


Ce qui est certain, en revanche, c’est que la taille physique et le poids symbolique des BPIC ont énormément augmenté dans les années qui ont suivi l’entrée en vigueur de l’ALENA. L’une des contradictions les plus flagrantes du traité est qu’il favorise la circulation transnationale de deux des trois catégories dont la libre circulation est au cœur de la conception néolibérale classique du libre-échange - les capitaux et les marchandises - mais ne garantit pas la même liberté de circulation pour la troisième et peut-être la plus importante de ces catégories : la main-d’œuvre. Ou, pour le dire en termes moins aliénants : les êtres humains. Les BPIC ont fini par incarner ce paradoxe : ils servent à réguler, en même temps mais de manière opposée, les flux de remorques et de personnes qui ont commencé à arriver à la frontière en nombre toujours croissant dans les années qui ont suivi l’entrée en vigueur de l’ALENA.

Aujourd’hui, lorsque vous passez par l’I-19, vous n’avez même pas besoin de quitter l’autoroute pour passer par le BPIC. À quelques kilomètres du point de passage, vous commencez à voir des panneaux vous invitant à ralentir. Devant vous, des cônes de signalisation apparaissent pour diviser les voies. Enfin, vous atteignez le point de contrôle, qui n’est guère plus qu’une tente surplombant la route et offrant de l’ombre aux patrouilleurs et à leurs chiens. Contrairement aux points de contrôle permanents du Texas, où la patrouille frontalière ne laisse passer personne sans avoir vérifié son droit d’être dans le pays, en Arizona, les agents ne prennent souvent pas la peine de vous ordonner de vous arrêter pour affirmer que vous êtes citoyen usaméricain ou, à défaut, que vous avez les documents nécessaires pour être dans le pays en toute légalité. Ils préfèrent ne pas arrêter la circulation.

Bien qu’il soit en place depuis des années, le BPIC de l’I-19 reste techniquement “temporaire”, faisant du secteur Tucson de la Border Patrol - si prioritaire selon les autorités - le seul à ne pas disposer d’un point de contrôle permanent (les huit autres secteurs comptent au total 32 BPIC). Les raisons de cet éternel provisoire n’ont malheureusement rien à voir avec un respect renouvelé du droit humain à la liberté de circulation. L’argument qui a permis d’arrêter ce nœud central des plans de militarisation des frontières du DHS - une agence qui a la réputation d’être invulnérable à la critique, à l’activisme et même au droit civil - provient de l’une des traditions usaméricaines les plus éculées : la défense à outrance de la valeur de l’immobilier. Pas dans mon jardin, disaient les propriétaires locaux.

Au départ, l’idée était que les BPIC exploiteraient l’effet de surprise. Les points de contrôle “tactiques” changeraient d’emplacement chaque semaine, de sorte que les sans-papiers et leurs guides ne sauraient pas où ils se trouveraient. Le problème est que la patrouille frontalière doit obtenir de nouveaux permis du ministère des transports de l’État à chaque fois qu’elle déplace ces points de contrôle temporaires. Lorsque ce processus bureaucratique s’est avéré trop lourd, l’agence a opté pour des points de contrôle permanents.[1]

Le secteur de Tucson a constitué une exception. En 1999, Jim Kolbe, membre du Congrès de l’Arizona, alors encore membre du parti républicain, a inséré une clause dans la loi déterminant les allocations budgétaires fédérales pour la sécurité des frontières : « Aucun fonds ne sera approuvé pour l’acquisition de terrains, la conception ou la construction d’un poste de contrôle de la patrouille frontalière dans le secteur de Tucson ». Le Congrès a renouvelé la stipulation de Kolbe chaque année jusqu’en 2006. Un avenant adopté en 2003, alors que les BPIC des autres secteurs avaient déjà été construits, obligeait la Border Patrol à déplacer le poste de contrôle du secteur de Tucson tous les quinze jours.

Mais en 2007, Kolbe a pris sa retraite. La patrouille a saisi l’occasion de convertir le point de contrôle nomade de l’I-19 en une installation fixe. Suivant la directive de rechercher des sites avec une bonne visibilité et peu d’issues de secours, les patrouilleurs ont décidé de construire le poste au nord de la ville de Tubac et, comme par dépit pour le sénateur Kolbe, se sont prêtés à la conception du BPIC le plus ambitieux de l’histoire.

Les ingénieurs de Tucson se sont inspirés du poste de contrôle nouvellement construit au nord de Laredo, au Texas : une dalle d’asphalte au milieu d’une forêt qui était alors le plus grand BPIC du pays. Selon les ingénieurs, même les six hectares de la zone du poste de contrôle de Laredo s’étaient avérés insuffisants pour l’opération de scanner de camions. En revanche, le BPIC du secteur de Tucson devait occuper 72 800 mètres carrés [7, 28 ha].

Avant le début des travaux, comme l’exige la loi, la patrouille frontalière a publié dans le journal local une annonce sollicitant les commentaires du public pendant une période de trente jours, mais elle n’a pas reçu un seul commentaire. La réaction des 1 000 habitants de Tubac les a donc pris par surprise : les citadins craignaient que le poste de contrôle ait des conséquences négatives pour les hôtels de charme, les galeries d’art et les complexes de golf qui soutiennent l’économie locale. Un boutiquier local, Old Presidio Traders, a imprimé des affiches sur lesquelles on pouvait lire « Sécurisez la frontière à la frontière » - et pas à Tubac, à plus de 40 kilomètres de la ligne de démarcation - et avec une carte des USA aux couleurs du drapeau. Les habitants de la région les ont brandies lors de leurs manifestations. À une occasion, une douzaine de personnes les ont collées sur les vitres de leur voiture et ont franchi et refranchi le poste de contrôle en masse, encore et encore, pendant des heures.


La plus grande crainte des Tubaqueños était que la présence d’une installation plus proche d’une base militaire que d’un poste de police ne porte préjudice au marché immobilier des villes de Tubac, Green Valley et Sahuarita, toutes des “exurbs” - ou banlieues éloignées - de Tucson dont la population a augmenté rapidement avec l’afflux de retraités et de familles à la recherche d’un logement abordable.

Malgré l’allusion gouvernementale de son nom, le Santa Cruz Valley Citizens Council (Conseil des citoyens de la vallée de Santa Cruz) - le groupe qui a mené l’opposition au point de contrôle - n’aurait pas pu être plus éloigné d’une entité bureaucratique. Il a été fondé dans les années 1980 dans le but de protéger les intérêts des associations de propriétaires (entités privées qui gèrent les lotissements et autres types de propriétés, exerçant souvent le type d’autorité que l’on associe à l’État, et qui sont connues aux USA pour leurs règles strictes et protectionnistes) dans la région. Le directeur des ventes de l’agence immobilière Brasher Realty - l’un des membres fondateurs du conseil des citoyens - a déclaré à un journal local que le barrage routier avait causé des pertes de plus de 5 millions de dollars : de nombreux acheteurs ont résilié leur contrat après avoir appris qu’ils devraient avoir à passer par le BPIC presque tous les jours.

Pour répondre aux protestations, la représentante démocrate Gabrielle Giffords a introduit une clause dans le projet de loi de finances 2009 qui interdisait au ministère de la sécurité intérieure de finaliser les plans visant à établir un BPIC permanent - mais pas nécessairement temporaire - dans le secteur de Tucson jusqu’à ce que le Government Accountability Office (GAO , Bureau de contrôle des comptes publics du Congrès) procède à une évaluation complète de tous les points de contrôle fixes dans le sud-est des USA. Les opposants au BPIC ont calculé que, dans le meilleur des cas, la législation de Mme Giffords interromprait la construction du poste de contrôle pendant deux ou trois ans. Mais aujourd’hui, treize ans après son ouverture en 2010, le pavillon temporaire est toujours là, près de la borne kilométrique 42 de l’ I-19.[2]

En août 2009, le GAO a publié l’évaluation des BPIC demandée par la loi Giffords. Si les enquêteurs ont conclu que les points de contrôle contribuaient à la mission de la patrouille frontalière, ils ont également noté que l’agence avait été si négligente dans la collecte des données requises par la loi qu’il était impossible de déterminer l’efficacité des points de contrôle. Dans un cas, les agents d’un BPIC avaient déclaré toutes les arrestations effectuées dans les 50 kilomètres carrés autour du point de contrôle comme si elles avaient eu lieu dans l’installation du point de contrôle. Dans un autre cas, les agents de patrouille étaient censés déclarer le nombre d’arrestations qu’ils avaient transmises au bureau du procureur des USA - l’idée étant d’évaluer l’efficacité de la patrouille frontalière dans la lutte contre le terrorisme -, mais au lieu de cela, ils ont déclaré le nombre de cas transmis à n’importe quel organisme chargé de l’application de la loi. Les fonctionnaires du secteur de Tucson ont refusé de communiquer leurs statistiques sur les arrestations et les passages clandestins, au motif que le partage de ces informations pourrait profiter à ceux qui cherchent à se soustraire au contrôle. En l’absence de preuves de l’efficacité des points de contrôle intérieurs, le GAO n’a pas pu affirmer que le secteur de Tucson avait atteint ses objectifs, mais il n’a pas non plus pu affirmer qu’il ne les avait pas atteints.

Pendant ce temps, les habitants de Tubac et d’autres villes proches du BPIC continuaient à se plaindre de la baisse de la valeur de leurs propriétés et du déclin de leur industrie touristique.

« Il est impossible que cela n’ait pas affecté nos entreprises depuis qu’il a été installé », a déclaré Garry Hembree, alors président de la chambre de commerce de Tubac, à l’Associated Press en 2012. « Je ne comprends pas comment ils ont pu le faire sans en tenir compte ».


La même année, en 2012, une étude de l’Udall Institute for Public Policy Research de l’université de l’Arizona a conclu que les habitants de Tubac avaient raison : le poste de contrôle avait en effet eu un impact négatif sur l’économie immobilière de la région. Ce rapport a, semble-t-il, sonné le glas du projet de checkpoint géant.

Fidèle au vieil adage selon lequel everything is bigger in Texas, tout est plus grand au Texas, le plus grand BPIC des USA est désormais situé à Falfurrias, une ville de l’État de l’étoile solitaire située sur l’autoroute 281, à une centaine de kilomètres au nord de McAllen. La région est devenue tristement célèbre en 2012 en raison d’une forte augmentation du nombre de décès de migrants. Malgré les protestations des militants, qui ont averti que le BPIC proposé obligerait de nombreux migrants à emprunter des itinéraires encore plus dangereux, le ministère de la sécurité intérieure a décidé de poursuivre le projet d’agrandissement du poste de contrôle. Les responsables de la patrouille frontalière ont fait valoir que la construction du poste de contrôle était impérative en raison du nombre croissant de semi-remorques se déplaçant vers le nord depuis les maquiladoras de la zone frontalière du Mexique.

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Affichage des résultats de l'entreprise Border Patrol : 57 000 kilos de drogues, 16785 étrangers sans documents

Le BPIC de Falfurrias a coûté 30 millions de dollars et a ouvert ses portes en mai 2019. Il dispose de huit voies d’inspection, de niches pour chiens et d’une nouvelle technologie appelée “portails Z”, qui capture des radiographies d’une voiture sous six angles simultanément et qui n’était auparavant utilisée qu’aux points d’entrée à la frontière proprement dite. Les patrouilleurs, qui s’ennuient terriblement lorsque c’est leur tour de gérer le poste de contrôle, l’appellent “Falcatrazz”, en référence à la célèbre prison californienne.

Susan Kibbe, présidente de la South Texas Private Property Rights Association, m’a confié lors d’un récent entretien que les propriétaires terriens locaux n’ont pas protesté contre la construction du BPIC de Falfurrias. Les voisins, m’a-t-il expliqué, auraient préféré que la patrouille frontalière s’en tienne à la surveillance de la frontière (Falfurrias se trouve à 120 kilomètres de Reynosa), mais ils s’étaient désormais habitués au poste de contrôle. Ils ne sont pas aussi préoccupés par la valeur de leurs biens immobiliers, ajoute-t-elle, car la plupart des propriétés de la région « sont de grands ranchs qui ne seront pas vendus ; ils restent dans la famille pendant de nombreuses générations ». Cependant, Mme Kibbe a ajouté qu’elle et ses voisins n’apprécient pas le fait que, malgré les millions qu’a coûté la construction du BPIC, il n’y a souvent que deux ou trois des huit couloirs occupés par des agents. Les autres restent fermés.

Depuis l’entrée en vigueur de l’ALENA, la frontière entre les USA et le Mexique est devenue plus bruyante, plus pavée et plus violente. Cette intensification des tensions dans la région frontalière se manifeste par des détails aussi divers que la perte d’habitats naturels de la faune et l’augmentation de l’asthme chez les enfants de la vallée du Rio Bravo/Grande. La transformation de la frontière est également évidente dans l’expansion constante des installations des forces de l’ordre usaméricaines qui, malgré leur efficacité douteuse, continuent de se multiplier. Quelle que soit la taille des postes de contrôle, l’immigration et la contrebande sont inéluctables. L’idée d’une frontière “fermée” est un fantasme.

Il se peut donc que la tente métallique de l’I-19 soit finalement aussi efficace que le poste de contrôle géant de Falfurrias. Nous ne le saurons jamais : nous n’avons aucun moyen d’estimer avec certitude combien de personnes traversent le désert sans être détectées ou combien de tonnes de drogue sont cachées dans les soutes de camions non inspectés. Dans la contradiction architecturale entre la vision pantagruélique du poste de contrôle de l’I-19 et sa réalité déprimée, les contradictions de l’accord de libre-échange qui a transformé la région prennent une forme tangible.

 Notes


[1] Selon le Government Accountability Office (GAO), les arrestations augmentent considérablement dans les mois qui suivent l'ouverture d'un de ces points de contrôle permanents, mais chutent à nouveau dès que les guides apprennent leur existence et trouvent des moyens de les contourner.

[2] En raison d'un accident de l'histoire - la tentative ratée d'établir le système métrique aux USA - les cent miles de la I-19 traversant Tubac sont le seul tronçon de route de tout le pays marqué en kilomètres. Parallèlement à leur lutte contre le poste de contrôle, les habitants se sont organisés pour rejeter une initiative qui aurait modifié la signalisation dans leur région pour l'aligner sur celle du reste des USA, arguant que l'imposition du système impérial [hérité des Britanniques], comme la construction du BPIC, aurait des conséquences négatives pour l'industrie touristique locale.

CarolineTracey, originaire de Denver, Colorado, est docteure en géographie de l’université de Californie à Berkeley et vit entre Tucson, Arizona et Mexico. Elle se définit comme auteure aridaméricaine Elle couvre le questions d’environnement, de géographie humaine et frontalières du Sud-Ouest des USA et du Mexique pour le mensuel High Country News et est rédactrice de chef de Zócalo Public Square. Son premier livre, Salt Lakes -un recueil de 18 essais offrant une perspective queer sur le changement climatique dans les environnements arides - sera publié en 2026 par Norton Publishers.  @ce_tracey