Featured articles en vedette Artículos Artigos destacados Ausgewählte Artikel Articoli in evidenza

08/12/2022

NOA SHPIGEL
Comment Avi Maoz, l'allié anti-LGBTQ de Netanyahou, s’est radicalisé

 Noa Shpigel, Haaretz, 6/12/2022
Liza Rozovsky a contribué à cet article

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

La transformation du président du parti Noam, Avi Maoz, de jeune idéaliste en politicien religieux et ultraconservateur a surpris beaucoup de ceux qui le connaissaient. Voici l'histoire d'un homme destiné à exercer un grand pouvoir.

Avi Maoz. Photos : Olivier Fitoussi/Bureau du porte-parole de Noam/AP ; Montage : Masha Zur Glozman

À la fin des années 1970, un Avi Maoz ému se tient sur la pelouse de son kibboutz et se marie. C'était un jeune homme idéaliste, membre du groupe qui a fondé le kibboutz Migdal Oz en Cisjordanie. Le mariage de Maoz et de Galit a été célébré par le défunt rabbin Menachem Froman, un militant pacifiste et poète qui s'opposait à l'occupation et prônait un État binational.

Une personne qui vivait à Migdal Oz à l'époque raconte que Maoz et le modéré Froman étaient proches, qu'ils travaillaient ensemble. Des décennies plus tard, Maoz est devenu un adepte de la doctrine de Rabb Zvi Thau, le chef de la yeshiva conservatrice et radicale Har Hamor, dont les opinions étaient à des années-lumière de celles de l'humaniste Froman.

Les personnes qui ont parlé avec Haaretz cette semaine ont eu du mal à expliquer sa radicalisation. Maoz est aujourd'hui président du parti Noam, avec lequel le Premier ministre désigné Benjamin Netanyahou a signé un accord de coalition qui confère à Maoz un grand pouvoir.

Selon cet accord, Maoz sera nommé vice-ministre au sein du cabinet du Premier ministre et dirigera une nouvelle autorité pour « l'identité nationale juive » au sein du bureau du Premier ministre. En outre, Maoz devrait être responsable du Nativ, le bureau qui évalue le droit des personnes originaires des anciens pays soviétiques à immigrer en Israël.

 

Avi Maoz avec un masque facial à la Knesset, en 2021.Photo : Emil Salman

Il pourrait ainsi déterminer que les petits-enfants de Juifs et ceux qui ont subi des conversions non orthodoxes n'ont pas le droit d'immigrer en Israël en vertu de la loi du retour.

Maoz vit à Jérusalem-Est, dans le quartier à prédominance arabe de Silwan, connu sous le nom d'Ir David par certains Israéliens juifs. Il est né Avi Fischheimer dans une famille qu'il a un jour décrite comme « une famille Hapoel Mizrachi ordinaire » - un parti travailliste sioniste religieux. Il grandit dans le quartier de Kiryat Shmuel à Haïfa, fréquente un lycée religieux et s'engage dans la brigade Nahal. Après sa libération de l'armée, il a rejoint le groupe qui a créé Migdal Oz dans le Bloc de colonies Gush Etzion.

Hadassah, la femme de Froman, qui a rencontré Maoz à Migdal Oz, raconte qu'il « était le membre dirigeant de Migdal Oz. Il était très idéaliste, avec un cœur ouvert et beaucoup de lumière intérieure. Nous avions un lien très étroit. Il était très enthousiaste à l'égard des idées de Menachem - créer des assemblées spéciales, mettre des rassemblements à l'ordre du jour - Maoz était vraiment son partenaire. C'était une période très agréable ».

Plus tard, dit-elle, il y a eu une scission. « Lorsque nous avons approfondi le mouvement de colonisation, Menachem a considéré le conflit israélo-palestinien en des termes plus nets, plus définis ; au début, il n'était pas comme ça », dit Froman.

Des protestataires manifestent devant la Knesset contre Benjamin Netanyahou et Avi Maoz, suite au précédent tour des élections de 2021, qui a vu Maoz devenir le seul représentant du parti Noam à la Knesset.Photo : Ohad Zwigenberg

« Il a compris que ce que nous devions faire était d'aller avec eux et non contre eux. Et plus la gauche et la droite s'éloignaient l'une de l'autre, plus le fossé se creusait, et une polarisation interne au sein de la communauté des colons se développait. Lorsque le clivage s'est renforcé, nous n'étions plus à Migdal Oz. Je ne peux pas dire ce qui est arrivé à Maoz. Il est allé jusqu'à l'extrême ».

GIDEON LEVY
Che Lapid et Benny Guevara

Gideon Levy, Haaretz, 8/12/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Un Israël, complaisant, rassasié, vantard et satisfait de lui-même, appelle à descendre dans la rue. Les places de la ville tremblent d'impatience, les rues s'embellissent : La grande manifestation est en route. Benny Gantz menace de « faire trembler le pays », comme il a un jour menacé le Liban, Yair Lapid menace Benjamin Netanyahou : « Vous n'avez encore rien vu, nous ne faisons que commencer » (Haaretz, 5 décembre). Si c'est ainsi que Lapid commence, la fin est claire : Ho, Che Lapid et Benny Guevara.

Benny Gantz et Yair Lapid à la Knesset, 2019. Photo : RONEN ZVULUN / REUTERS

C'est bien que la société civile s'éveille à l'action. Il est clair qu'il n'y a rien de plus légitime. Même les accusations de la droite selon lesquelles une rébellion est en train de s'organiser sont un non-sens : organiser une rébellion civique est permis, parfois même obligatoire. C'est ainsi que cela se passe dans une démocratie, et dans une dictature aussi : les gens essaient de se rebeller contre ce qui est inacceptable et exaspérant. Un appel aux chefs des autorités locales pour qu'ils ne coopèrent pas avec le gouvernement central est exactement ce qu'il faut faire quand on a le sentiment que le pays est mené vers le bord d'un abîme.

Il n'y a qu'un seul petit problème avec cet esprit combatif qui s'est emparé du camp qui a perdu les élections : comme toujours, il choisit les sujets de la contestation uniquement dans ses zones de confort. Il n'y a jamais de sujets controversés au sein même du camp, et ils ne nécessitent jamais de courage. Avi Maoz en est un excellent exemple. Qui est en faveur de Maoz ? De tous les problèmes qui nous attendent, le camp a choisi le vice-ministre désigné comme sa prochaine poupée vaudou. Bien sûr, c'est un béotien, un fondamentaliste et un raciste, mais est-il la plus grande menace du nouveau gouvernement ?

En Israël, la protestation est une denrée rare, et lorsqu'elle éclate, elle se concentre toujours sur les problèmes qui menacent personnellement les manifestants - le prix du fromage blanc ou des appartements - jamais sur les menaces qui pèsent sur les autres, sur ceux qui sont plus faibles qu'eux.

Les  douces âmes de nos enfants qui étudient dans un système scolaire libéral et de grande qualité seront lésées par le transfert du département de l'enseignement et des partenariats externes à Maoz. Mais le système scolaire aurait dû faire descendre les gens dans la rue bien avant Maoz : c’est un système qui crée des niveaux intolérables d'ignorance. Récemment encore, Israël a été classé à la 74e place dans une enquête mondiale sur les compétences en anglais - bien plus bas que l'Albanie, l'Iran, le Vietnam et le Liban. Quelle honte. Mais c’est Maoz le problème.

On a plus qu'assez écrit sur l'ultranationalisme et le lavage de cerveau dans le système scolaire, et personne n'est descendu dans la rue à cause d'eux. Maintenant, Maoz va tout détruire. Les protestations du camp portent toujours sur ce qu'il n'a pas créé, même si ses années au pouvoir ont donné lieu à tant de problèmes dignes de protestation.

Bezalel Smotrich sera à la tête de l'administration civile - la fin du monde. Une administration civile éclairée et libérale deviendra maintenant myope et raciste. Quelle blague. Il aurait dû y avoir une rébellion contre l'Administration civile d'avant Smotrich, une administration d'occupation brutale et oppressive, qui aurait dû être boycottée.

Mais maintenant ils arrivent parce que le racisme s'appelle Smotrich. Quand il s'appelait Gantz, tout allait bien. Depuis 20 ans, un sous-chef israélien dans un restaurant branché de Tel Aviv ne peut pas rencontrer sa mère, qui vit à une heure et demie de route de chez lui, uniquement parce qu'elle vit à Gaza - bien avant Smotrich - et personne n'a protesté.

Une véritable protestation vient de la base, et se caractérise par la colère ; elle ne naît pas dans les bureaux des politiciens. La frustration de Lapid et Gantz face à leur défaite aux élections n'est pas une raison suffisante pour lancer une protestation. Le pays ne tremblera pas parce qu'une majorité de la nation voulait Netanyahou, et ceux qui ne le voulaient pas sont trop gâtés et rassasiés pour être furieux.

Le pays ne tremblera pas parce qu'il aurait dû trembler il y a longtemps, depuis qu'il a établi son régime d'apartheid. Il n'a jamais tremblé parce que ce régime n'a pas eu le moindre effet sur un Israélien imbu de lui-même, à qui l'on a dit à l'école qu'il vivait dans la seule démocratie du Moyen-Orient, et qui le croit encore aujourd'hui. Si nous ne nous révoltons pas contre ces choses, nous ferions bien de ne pas nous révolter contre Maoz, même s'il est homophobe - pour des raisons d'hypocrisie.

 

 

07/12/2022

MOHAMMED ABDEL QADER
Farha,un film sur la Nakba, donne des boutons aux ministres israéliens du gouvernement de “changement” sortant

Mohammed Abdel Qader, Haaretz, 6/12/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

L'auteur est étudiant en droit à l'Université Bar-Ilan, à Ramat Gan (Tel Aviv).

Lundi soir, le film jordanien Farha a été projeté au théâtre Alsaraya de Jaffa. Le film contient une scène dans laquelle un nouveau-né est laissé à mourir de faim afin de « ne pas gaspiller une balle sur lui ». En réponse, le gouvernement sortant s'est prononcé contre le film et le cinéma qui l'a projeté, affirmant qu'il ne présente pas les FDI sous un jour positif. Le ministre de la Culture Hili Tropper et le ministre des Finances Avigdor Lieberman ont déjà annoncé qu'ils examineraient la possibilité de révoquer le budget du théâtre.

La productrice Deema Azar et l'acteur Ashraf Barhom présentent Farha lors du festival des Journées du cinéma palestinien, dans la ville de Ramallah, en Cisjordanie, en novembre. Photo : FILM LAB PALESTINE/ REUTERS

Le film n'est pas flatteur pour les FDI, mais la solution n'est pas de le faire taire, mais plutôt de parler sérieusement de ce qui s'est réellement passé pendant la guerre de 1948. Nous devons nous rappeler à quoi ressemblait une guerre « sans la Haute Cour et sans B'Tselem », et avoir une discussion publique de fond sur la guerre et ses victimes, et pas seulement un débat mesquin sur « qui a commencé », comme si la réponse justifiait de faire du mal à des innocents. Mais selon les ministres Tropper et Lieberman, une telle discussion n'est pas nécessaire, et toute personne qui soulève ces questions devrait se voir retirer son financement.

La productrice du film affirme que Farha est une œuvre artistique qui ne prétend pas être un documentaire, et que les critiques à son encontre et à l'encontre du cinéma qui a choisi de le projeter sont donc étranges. Sommes-nous censés accepter l'idée qu'une œuvre culturelle qui ne plaît pas à quelqu'un n'a pas le droit d'exister ? Cette conception est particulièrement troublante car elle est le fruit d'une attitude qui nie les faits et insiste pour dire que la Nakba et le peuple palestinien, ça n’existe pas. La réaction des ministres au film fait écho à l'amendement sur la “loyauté culturelle” que Miri Regev a essayé de promouvoir autrefois, mais alors que l'initiative de Regev s'est immédiatement attirée les foudres des artistes et d'une grande partie des médias, aucune critique de Tropper et Lieberman ne se fait entendre.

Tropper et Lieberman, ministres du gouvernement sortant de “guérison et de changement”, ont essentiellement montré que rien n'a changé et qu'ils souhaitent perpétuer les politiques de Regev et du gouvernement précédent. Ils n'incarnent pas une alternative intellectuelle et idéologique, mais choisissent plutôt d'être une imitation du gouvernement de droite de Netanyahou. Il n'est donc pas surprenant que le public choisisse l'original plutôt que la copie.

La critique du ministre de la Culture n'est pas cohérente avec la position d'unité et de conciliation qu'il est censé soutenir. Par exemple, lors de la remise des Ophir Awards l'année dernière, il a déclaré : « Lorsque les choses sont clarifiées de manière appropriée et respectueuse, c'est bienvenu ». Et aussi : « Pour ma part, j'ai une identité claire. Entre autres choses, elle inclut le fait d'être juif, sioniste et patriote israélien, c'est mon identité. J'en suis heureux, j'en suis fier, mais précisément parce que j'en suis si sûr, je n'ai aucun problème à écouter et à accepter la critique ».

Si vous n'avez aucun problème avec la critique, ministre Tropper, je m'attendrais à ce que vous soyez le premier à faire la queue pour voir le film. Mais vous demandez la suppression du financement sans même l'avoir vu. Ce n'est pas ainsi que l'on exprime une identité sûre.

Je suis allé au théâtre Alsaraya de nombreuses fois. Je peux témoigner de la grande qualité des films qui y sont projetés et du fait que ce cinéma présente une véritable coexistence fondée sur l'égalité intellectuelle et culturelle.

 L'un des films que j'y ai vu était Tantoura, un documentaire sur les crimes de guerre présumés commis par des combattants des FDI dans le village dont le film porte le nom. Ce film n'est pas non plus flatteur pour les FDI, et il a également été projeté à la Cinémathèque de Tel Aviv. Mais, bien sûr, Hili Tropper et Avigdor Lieberman ne sont pas sur le point d'arrêter le financement de la Cinémathèque de Tel Aviv.

Ce qu'ils veulent faire à Alsaraya donnera une base et une légitimité à la politique du gouvernement Netanyahou-Ben-Gvir, qui pourrait effectivement chercher à supprimer le financement de la Cinémathèque. Et alors, avec le recul, nous comprendrons que non seulement la gauche [sic] a perdu dans les urnes, mais qu'elle n'a même pas fait l'effort d'être un acteur sur le terrain.

Lire sur le même sujet

Farha, un film de Darin Sallam : l'histoire de la Palestine à travers le regard d’une adolescente

 NdT

Le film devait être diffusé sur Netflix à partir du 1er décembre 2022, mais il ne l'est pas à ce jour. On peut donc le voir ici :

GIUSEPPE GARIAZZO
Farha, un film de Darin Sallam : l'histoire de la Palestine à travers le regard d’une adolescente

Giuseppe Gariazzo, ilmanifesto, 17/10/2021
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala 

Se tourner vers le passé pour parler du présent. Revenir sur une année décisive pour la Palestine et se rendre compte que, plus de soixante-dix ans plus tard, rien n'a changé. Placer l'histoire en 1948, lorsque les Britanniques sont partis et que les Israéliens ont commencé la dévastation systématique d'une terre et de ceux qui y avaient vécu jusqu'alors, pour dire que depuis lors, le peuple palestinien continue de souffrir d'une occupation qui semble interminable. 

Dépeindre, à travers le personnage d'une adolescente, la tragédie mais aussi la détermination de toute une population contrainte à l'errance et à l'apatridie (comme le résume Tawfiq Saleh "pour toujours" dans Les Dupes (1972), basé sur le roman Des hommes dans le soleil de l'écrivain palestinien Ghassan Kanafani). 

L'adolescente s'appelle Farha et son nom donne le titre au film de Darin J. Sallam (au Festival du film de Rome), une réalisatrice jordanienne qui fait ses débuts en long métrage avec une œuvre d'une grande maturité, puissante, dense et poignante.

06/12/2022

  REINALDO SPITALETTA
La malédiction kafkaïenne
Ce que Guillermo Sánchez Trujillo a découvert


Reinaldo Spitaletta, Sombrero de mago, El Espectador, 6/12/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Après avoir découvert, au terme de longues années de recherches ardues, que Le Procès de Franz Kafka est un palimpseste de Crime et châtiment de Dostoïevski, ce petit monsieur barbu et moustachu, professeur de mathématiques, lecteur et auteur de romans policiers, a vu le ciel lui tomber sur la tête et a failli se retrouver dans un exil douloureux. Cette prodigieuse découverte, fruit de recherches, d'insomnies, de lectures, d'analyses comparatives, de tableaux statistiques, de génomes dostokafkaïens, d'innombrables difficultés et de quelques joies inégalées, a placé Guillermo Sánchez Trujillo sous un regard suspicieux, tant en Colombie qu'à l'extérieur.

En 2005, après avoir incarné l'écrivain russe, comme l'écrivain pragois, ou du moins ce qu'il semble parfois : tantôt un fragment de Franz, tantôt un fragment de Fyodor, il publie, dans ce qui devait être une première mondiale, Le Procès, dans la première édition complète du roman selon l'original de l'auteur. Il a ainsi pu éclaircir l'une des “plus grandes énigmes littéraires du XXe siècle”.

La contribution n'était pas mineure. Même les grands experts, linguistes allemands et autres, les éditeurs comme Klaus Wagenbach, ou les biographes de la stature de Reiner Stach, n'ont pas pu résoudre le mystère de la disposition des chapitres du Procès, ni découvrir les “sources” des histoires du soi-disant “taciturne” de Prague (qui n'était pas si taciturne). Aucun d'entre eux n'avait même deviné que la ville du Procès n'est pas Prague, mais Saint-Pétersbourg. Encore moins que les aventures de Josef K. soient dérivées de celles de Raskolnikov et d'autres personnages de Crime et Châtiment.

Il a effectué ses premières recherches en 1983, année du centenaire de la naissance de Kafka. Il a lu la biographie de Kafka par Wagenbach. Il a scruté, creusé, appris l'existence d'une lettre que Kafka avait envoyée à un ami de jeunesse dans laquelle il confessait son admiration pour Dostoïevski et dans laquelle il écrivait la phrase « un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous ». Et puis il y a eu le lien avec Raskolnikov, le grand personnage de Crime et Châtiment. Il y a eu des lectures de l'un et de l'autre, des relations, des comparaisons, des recherches, des connexions. Et il a passé presque toute une vie sur ces tâches jusqu'à sa découverte majeure.

De plus, il ne s'agissait pas seulement de la provenance du Procès. D'autres œuvres de Kafka, comme La métamorphose, par exemple, trouvent leur origine dans Crime et châtiment. « Kafka n'écrivait pas des textes, mais des palimpsestes, et il était nécessaire de révéler le texte caché, qui était ce qui nourrissait et donnait un sens à ses histoires », écrivait Sánchez dans l'introduction de sa prodigieuse édition critique du Procès en 2005.

Les recherches ont permis de découvrir la manière dont Kafka écrivait, ses structures, ses crises créatives, ses relations difficiles avec les femmes (comme, par exemple, Felice Bauer), pourquoi il cryptait ses histoires... Kafka était un être fait de littérature, qu'il considérait comme sa religion, son nombril au monde. Pour l'écrivain, la vie et la littérature étaient une seule et même chose. Kafka était la littérature en soi.

« Pour Kafka, la vie était une aventure littéraire et, comme Don Quichotte, il partait vivre les aventures qu'il avait lues pour, une fois qu'il les avait vécues, les réécrire », souligne Sánchez dans une autre section de l'introduction susmentionnée. C'est à ce chercheur de Medellín, qui vit aujourd'hui dans le village de Santa Elena, que nous devons la première édition complète, ordonnée comme son auteur l'a conçue, du Procès. Nous savons tous que Max Brod, ami et exécuteur testamentaire de l'écrivain tchèque, n'a pas brûlé les manuscrits et a désobéi aux ordres kafkaïens supposés. Il a d’abord publié Le procès, sans pouvoir déchiffrer l'ordre du roman.

Après sa découverte phénoménale, Guillermo Sánchez a connu plusieurs déboires avec les éditeurs, avec les droits d'auteur (ils l'ont “assommé” avec ceux-ci, dit-il), avec des rancœurs ici et là. En Europe, il est passé inaperçu, personne ne s’est soucié de son travail de titan, et dans ces zones torrides, il était comme « un chien dans un jeu de quilles». Après diverses péripéties, il y a trois ou quatre mois, il a publié, de sa poche, la “version complète et ordonnée” du Procès de Franz Kafka, conformément au projet initial de l'écrivain. Quelques exemplaires, presque tous “pour des amis”.

D'une certaine manière, le destin de ce chercheur obstiné a été kafkaïen. Pendant près de 100 ans, le roman n'a pas pu être publié tel que son auteur l'avait conçu et imaginé. Et ce n'est que maintenant que le mystère est éclairci. Il s'agit d'une édition de référence « qui ouvrira les portes du labyrinthe kafkaïen au présent hermétique et fera éclore sous un jour nouveau les études sur l'œuvre et la vie de l'auteur », écrit Sánchez. Cependant, selon Sánchez, d'autres portes lui ont été fermées dans ses tentatives de faire connaître ses recherches exigeantes, ainsi que ses atouts et ses connaissances.

C'est, pourrait-on spéculer, comme si Kafka, depuis d'autres sphères, avait lancé une sorte de malédiction parce qu'un Colombien agité a déchiffré ce qu'aucun Européen ou chercheur d’où que ce soit n'a pu découvrir.



 

REINALDO SPITALETTA
La maldición kafkiana
Lo que descubrió Guillermo Sánchez Trujillo

Reinaldo Spitaletta, Sombrero de mago, El Espectador, 6/12/2022

Tras descubrir, en una investigación ardua y de muchos años, que El Proceso, de Franz Kafka, es un palimpsesto de Crimen y castigo, de Dostoievski, a este señor, bajito, de barba y bigote, profesor de matemáticas, lector y autor de novelas policiales, el cielo se le vino encima y casi lo redujo a un exilio doloroso. El prodigioso hallazgo, fruto de pesquisas, desvelos, lecturas, análisis comparativos, tablas estadísticas, genomas dostokafkianos y un sinnúmero de dificultades y algunas alegrías sin par, puso a Guillermo Sánchez Trujillo bajo miradas sospechosas tanto adentro como afuera de Colombia.

En 2005, luego de haber encarnado al escritor ruso, como al de Praga, o eso parece a veces: unas, un fragmento de Franz; otras, uno de Fiódor, publicó, en la que se erigió como una primicia mundial, El Proceso, en la primera edición completa de la novela de acuerdo con el original del autor. Así pudo aclarar uno de los “mayores enigmas literarios del siglo XX”.

El aporte no era de menor cuantía. Ni siquiera los grandes expertos, lingüistas alemanes y de otras geografías, ni editores como Klaus Wagenbach, o biógrafos de la talla de Reiner Stach, pudieron resolver el misterio de la ordenación de los capítulos de El Proceso, ni tampoco advirtieron cuáles eran las “fuentes” de las historias del denominado “taciturno” de Praga (que no era tan taciturno). Ninguno de ellos ni siquiera supuso que la ciudad de El Proceso no es Praga, sino San Petersburgo. Y menos todavía que las peripecias del señor Josef K. proceden de las de Raskolnikov y otros personajes de Crimen y castigo.

Los rastreos iniciales los realizó en 1983, año del centenario del natalicio de Kafka. Leyó la biografía de Kafka, de Wagenbach. Escrutó, escarbó, supo de una carta que Kafka le había enviado a un amigo de juventud en la que confesaba su admiración por Dostoievski y en la que consignó la frase “un libro debe ser el hacha que rompa el mar helado que llevamos dentro”. Y afloraron interrogantes como “¿hacha?” Y llegó la conexión con Raskolnikov, el gran personaje de Crimen y castigo. Advinieron lecturas de uno y de otro, relaciones, comparaciones, búsquedas, conexiones. Y pasó casi toda una vida en estas tareas hasta su descubrimiento mayor.

Además, no era solo la procedencia de El Proceso. Otras obras de Kafka, como La Metamorfosis, por ejemplo, tienen sus raíces en Crimen y Castigo. “Kafka no escribía textos, sino palimpsestos, y era necesario revelar el texto oculto, que era el que nutría y daba sentido a sus historias”, escribió Sánchez en la introducción de su prodigiosa edición crítica de El Proceso, en 2005.

La investigación develó las formas en que Kafka escribía, sus estructuras, sus crisis creativas, su relación dificultosa con las mujeres (como, por ejemplo, Felice Bauer), el por qué encriptaba sus historias… Kafka era un ser hecho de literatura, a la que consideraba su religión, su ombligo con el mundo. Para el escritor, vida y literatura eran una sola cosa. Kafka era la literatura en sí mismo.

“Para Kafka la vida era una aventura literaria y, como don Quijote, salió a vivir las aventuras leídas para, una vez vividas, volverlas a escribir”, señaló Sánchez en otro apartado de la introducción mencionada. A este investigador de Medellín, que ahora vive en una vereda del corregimiento Santa Elena, se le debe la primera edición completa, ordenada como la concibió su autor, de El Proceso. Todos sabemos que Max Brod, amigo y albacea del escritor checo, no quemó los manuscritos y desobedeció las presuntas órdenes kafkianas. Publicó, primero, El Proceso, sin poder descifrar cuál era el orden de la novela.

Después de su fenomenal descubrimiento, Guillermo Sánchez tuvo diversos reveses con editores, con las regalías (lo “tumbaron” con ellas, según dice), con resquemores de aquí y de allá. En Europa pasó de agache, nadie le paró bolas a su descomunal tarea, y por estas zonas tórridas le fue como “a los perros en misa”. Después de distintos reveses, hace tres o cuatro meses, de su propio bolsillo, publicó la “versión completa y ordenada” de El Proceso, de Franz Kafka, según el plan original del escritor. Unos cuantos ejemplares, casi todos “para los amigos”.

En cierta forma, ha sido kafkiano el destino de este obstinado investigador. Durante casi 100 años la novela no pudo publicarse como la diseñó y concibió su autor. Y apenas ahora se despeja el misterio. Es una edición histórica “que abrirá las puertas del laberinto kafkiano hasta el presente hermético y hará florecer los estudios sobre la obra y la vida del autor bajo una nueva luz”, escribe Sánchez. Sin embargo, según este, son más las puertas que se le han cerrado en sus intentos por dar a conocer la exigente investigación, como sus haberes y saberes.

Es, podría aventurarse una especulación, como si Kafka, desde otras esferas, hubiera lanzado una suerte de maldición porque un inquieto colombiano descifró lo que ningún europeo ni estudioso de ninguna parte había podido descubrir.


 

MICHAEL GORRA
La langue comme destructrice de mondes
Recension des deux nouveaux livres de Cormack McCarthy

Michael Gorra, The New York Review of Books, 22/12/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Michael Gorra (1957) est un professeur usaméricain d’anglais et de littérature, actuellement titulaire de la chaire Mary Augusta Jordan de langue et littérature anglaises au Smith College, où il enseigne depuis 1985. Il est l’auteur notamment de Portrait of a Novel : Henry James and the Making of an American Masterpiece et The Saddest Words : William Faulkner’s Civil War.

Dans ce qui pourrait être ses deux derniers romans, Cormac McCarthy a assemblé une chronique familiale à partir de fragments, qui présente, pour la première fois dans son œuvre, des personnages ayant une vie intérieure et un passé significatif.

Ouvrages recensés :

The Passenger
by Cormac McCarthy
Knopf, 383 pp., $30.00

(à paraître en français aux éditions de l’Olivier en mars 2023)

Stella Maris
by Cormac McCarthy
Knopf, 190 pp., $26.00
(à paraître en français aux éditions de l’Olivier en mai 2023)

 Aucun lecteur habitué de Cormac McCarthy ne sera surpris d’apprendre que The Passenger commence par un cadavre. Ou plutôt deux cadavres, dont l’un a disparu. Celui que nous voyons, dans le prologue en italique d’une seule page qui ouvre le livre, est celui d’une jeune fille aux cheveux dorés et gelés, retrouvée pendue « parmi les poteaux gris et dénudés des arbres d’hiver ». Elle s’appelle Alicia Western, et elle est vêtue de blanc, avec une ceinture rouge qui la rend facilement repérable contre la neige, un « peu de couleur dans la désolation scrupuleuse ». C’est Noël 1972, dans une forêt proche du sanatorium du Wisconsin où la jeune femme de vingt ans s’est enregistrée, un endroit où elle est déjà allée.

 

Cormac McCarthy ; illustration de Harriet Lee-Merrion

C’est une prodige des mathématiques, fille d’un homme qui a travaillé sur le Projet Manhattan, mais elle est aussi visitée depuis l’âge de douze ans par une apparition qu’elle appelle le Kid de la Thalidomide, une silhouette d’un mètre de haut, avec des nageoires à la place des mains, qui n’est ni un rêve ni une hallucination mais “cohérente dans chaque détail”. Le Kid la surveille souvent, lui parle, la taquine et la pousse à bout, et connaît ses moindres pensées et faiblesses. Elle comprend qu’il n’est pas réel, mais elle croit aussi en son existence séparée, un être “petit, frêle et courageux... [et] honteux” du spectacle de son corps. Mais il ne lui rend pas visite seul. D’habitude, il amène des amis, ceux qu’Alicia appelle ses “amuseurs”, un vieil homme dans un manteau “marteau-piqueur”, par exemple, ou “une paire de nains assortis”. Ses médecins l’ont diagnostiquée comme schizophrène paranoïaque, certains pensent qu’elle est autiste, et selon un test de personnalité, elle est une “déviante sociopathe”. Aucune de ces étiquettes ne colle.

Et puis il y a le corps que l’on ne voit pas, celui qui aurait dû être retrouvé dans un jet privé à quarante pieds de profondeur dans le Golfe du Mexique. Nous sommes en 1980, et le frère aîné d’Alicia, Bobby, qui a décroché de Caltech [Institut californien d Technologie] et ancien pilote de course, travaille comme plongeur sauveteur à la Nouvelle-Orléans. Lui et sa partenaire ont été engagés pour enquêter sur le crash. Ils ouvrent la porte de l’avion et nagent lentement à l’intérieur, “les visages des morts à quelques centimètres”, leurs cheveux flottant avec leurs tasses de café vers le plafond. Le pilote et le copilote plus sept passagers en combinaison, et il ne faut pas longtemps à Bobby pour se rendre compte qu’il manque quelques éléments. Pas de sac de vol du pilote, pas de boîte noire, et le panneau de navigation a été retiré du tableau de bord. Leur entreprise sera payée par un mandat postal intraçable, mais plus tard dans la journée, Bobby trouve deux hommes avec des badges devant son appartement. Sept passagers, demandent-ils ? Vous êtes sûr ? Parce que le manifeste en indique huit, et les questions des agents confirment ses soupçons. Le loquet de la porte de l’avion était peut-être intact avant que le chalumeau de son partenaire ne l’ouvre, mais quelqu’un d’autre, quelqu’un de vivant, est entré et sorti avant eux de ce jet coulé.

Nous n’apprendrons jamais qui était ce passager, ni ce qui a provoqué la chute de l’avion. J’admets avoir une curiosité insatisfaite à ce sujet, mais il ne m’a pas fallu longtemps pour comprendre que ni Bobby ni moi n’obtiendrions de réponses. Le passager manquant, le huitième homme, est un MacGuffin, et il n’est pas le passager auquel le titre fait référence. C’est Bobby. Les deux mots n’ont pas d’étymologie commune, mais un passager est essentiellement passif. Un passager se laisse porter, il ne contrôle pas la destination, il ne conduit pas, ne dirige pas et ne décide pas. Et Bobby ne conduit plus, même s’il possède toujours une Maserati qu’il conduit parfois sur la route. C’est fini depuis qu’il a écrasé sa Lotus lors d’une course de Formule 2 et qu’il est tombé dans le coma, depuis qu’il en est sorti pour découvrir que sa sœur était morte.

Maintenant il plonge. L’argent est bon et l’adrénaline aussi ; comme Alicia le dit à son psy, Bobby n’a jamais eu peur des hauteurs ou de la vitesse, mais des profondeurs, oh oui. Alors il plonge et il boit, une vie de Quartier français sans forme au-delà du moment présent, jusqu’à ce que l’avion s’écrase et qu’il commence à attendre ce qui va arriver. C’est là que les surprises commencent. Les cadavres vous saisissent, mais il y a bien d’autres choses qui vous retiennent : une histoire familiale troublée d’une part et un drame formel compliqué, enveloppant et exaltant d’autre part.

Jusqu’à présent, j’ai présenté la nouvelle œuvre de McCarthy comme s’il s’agissait d’un seul récit, allant de la mort d’Alicia à la vie actuelle de Bobby, lorsque les questions de ces agents le poussent finalement à quitter la ville pour vivre en dehors de ce qu’on n’appelait pas encore le réseau. McCarthy a cependant publié deux livres cet automne, The Passenger à la fin du mois d’octobre et Stella Maris au début du mois de décembre, et certaines des citations ci-dessus proviennent de ce dernier, qui porte le nom de l’hôpital psychiatrique où Alicia va mourir. Les deux livres sont aussi intimement liés que, eh bien, le frère et la sœur. Et aussi différents. Ils s’éclairent l’un l’autre, et pourtant la relation entre eux n’est pas plus facile à définir que celle entre des personnes qui respirent.

The Passenger est vaste, apparemment axé sur l’intrigue, mais aussi étrangement et agréablement digressif, plein de conversations de Bobby avec ses amis, l’un d’entre eux étant un transsexuel nommé Debussy Fields qui est à la tête d’un spectacle de travestis tout en économisant pour son opération, et un autre un détective privé ayant des idées bizarres sur les Kennedy. Stella Maris est beaucoup plus rigoureusement structuré et, après sa première page, entièrement dialogué : il s’agit de la transcription des séances électrisantes d’Alicia avec son dernier psychiatre, le Dr Cohen. Le livre ne la suit pas dans la neige, mais nous savons toujours que c’est là qu’elle va ; nous ne pouvons pas oublier, même au début, qu’elle est déjà morte depuis presque quatre cents pages.

Je suppose que vous pouvez lire l’un sans l’autre, The Passenger en particulier. Mais je ne peux pas imaginer que quelqu’un qui termine ce livre ne veuille pas continuer. Chacun d’eux offre des bribes différentes de l’histoire familiale, un détail dans l’un donnant un sens à un moment dans l’autre, comme s’ils s’infiltraient mutuellement. Alicia raconte tout du Kid à son psychiatre, mais le personnage lui-même n’apparaît que dans The Passenger, dans une série d’interchapitres en italique et d’une sinistre drôlerie qui brisent le flux de son récit central. Stella Maris offre un récit plus complet de l’accident de course de Bobby. Après qu’il a passé quelques mois inconscient, les médecins essaient de convaincre Alicia de le débrancher ; elle refuse même si elle ne croit pas qu’il va vivre. Chaque livre permet de mieux comprendre l’autre, tout comme le fait de rencontrer de vrais frères et sœurs ; ils ont été conçus en tandem et sont tout au plus semi-détachés.

Néanmoins, je pense qu’il faut commencer par The Passenger. Il soulève des questions que Stella Maris nous aide à comprendre, et bien que ce volume plus court n’y réponde pas précisément, le lire d’abord semblerait préventif. Pourtant, il ne s’agit en aucun cas d’une suite, et pas seulement parce que les dernières séances d’Alicia se déroulent avant les années 1980 de l’autre. En fait, Stella Maris pourrait même prendre le dessus, en tant que partenaire dominant de cette paire codépendante. McCarthy a apparemment livré une ébauche de ce livre il y a huit ans, alors que The Passenger était encore en morceaux, et un article du New York Times note que ses éditeurs ont eu un débat animé sur la manière de “conditionner” l’œuvre. Un seul volume ou deux ? Ils ont fait le bon choix.1

05/12/2022

SHAY HAZKANI
Qui a peur de révéler les “secrets” palestiniens de 1948 ?

Shay Hazkani, Haaretz, 4/12/2022

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

 

Shay Hazkani est professeur associé d'histoire à l'université du Maryland. Son livre “Dear Palestine: A Social History of the 1948 War a remporté le Korenblat Book Award in Israel Studies pour 2022. Un documentaire basé sur ses recherches, “L'opinion du soldat”, a été présenté en première au Festival du film de Jérusalem en 2022. Le Dr Hazkani a participé à diverses luttes concernant les politiques de déclassification des archives en Israël. En 2019, il a adressé une pétition à la Cour suprême israélienne avec l'Association pour les droits civils, afin de contraindre le service de renseignement intérieur israélien, le Shin Bet, à ouvrir ses archives au public. Avant sa carrière universitaire, Shay a travaillé comme journaliste couvrant la Cisjordanie et l'armée israélienne.

Lorsque les Archives de l'État d'Israël refusent de diffuser des documents pillés aux Palestiniens sous prétexte que cela « porterait atteinte à la sécurité nationale », il est clair qu'il s'agit d'une couverture pour une crainte totalement différente.

Des réfugiés palestiniens quittant leur village, lieu inconnu, 1948. Photo : UNRWA

 

Vous vous êtes sans doute demandé à un moment donné, comme moi, quel genre d'État arabe les Palestiniens envisageaient en 1948 s'ils avaient gagné la guerre. Quels étaient leurs plans ? Où avaient-ils l'intention de construire leur version de l'autoroute Ayalon ? Voulaient-ils aussi assécher le marécage de Hula pour rendre plus disponibles les terres agricoles ?

 

Oh, et que pensaient-ils des 628 000 Juifs qui vivaient dans ce qui est maintenant Israël à la veille de la guerre ? Qu'avaient-ils l'intention de faire d'eux ?

 

Chaque semaine, le chroniqueur Ben-Dror Yemini raconte à ses lecteurs dans le Yedioth Ahronoth que les dirigeants arabes de 1948 ont appelé à jeter les Juifs à la mer. En d'autres termes, ils avaient l'intention de procéder à un massacre systématique.

 

Ainsi, sans accabler les lecteurs de Haaretz avec une recherche académique aride, je pense qu'il est utile de les informer qu'en 15 ans de recherche, au cours desquels j'ai lu des centaines de documents de propagande de 1947 à 1949, je n'ai rencontré qu'un seul cas dans lequel un dirigeant arabe a mentionné “mer” et “Juifs” dans la même phrase. Il s'agissait de l'Égyptien Hassan al-Banna, fondateur des Frères musulmans, dans un appel à expulser les Juifs d'Égypte.

 

Les citations plus familières (comme celle attribuée au secrétaire général de la Ligue arabe de l'époque, Azzam Pacha) ne sont pas étayées par des sources arabes fiables, et il n'est pas certain qu'elles aient jamais été prononcées.

 

Quoi qu'il en soit, je n'ai trouvé aucun appel au meurtre de Juifs au seul motif qu'ils étaient Juifs, que ce soit dans la propagande ou dans le matériel éducatif destiné aux Palestiniens et aux combattants arabes en 1948. À en juger par les documents que j'ai rassemblés pour mon dernier livre, les affirmations concernant un plan arabe visant à “jeter les Juifs à la mer” sont en fait ancrées dans la propagande sioniste officielle. Cette propagande a commencé pendant la guerre, peut-être pour encourager les combattants juifs à laisser aussi peu de Palestiniens que possible dans les zones qui allaient faire partie d'Israël. (Soit dit en passant, une comparaison de la propagande arabe et juive en 1948 révèle que la propagande des Forces de défense israéliennes et de leur précurseur, la Haganah, était beaucoup plus violente).

 

J'ai récemment pensé qu'une occasion en or d'en apprendre un peu plus sur les plans des Palestiniens en cas de victoire  en 1948 m'était tombée dessus. Cinq ans après avoir demandé l'autorisation d'examiner plusieurs dossiers qui avaient été pillés dans des institutions palestiniennes pendant la guerre et dont l'existence avait été dissimulée, les Archives de l'État d'Israël m'ont fourni une liste de dossiers provenant d'un département secret du ministère des Affaires étrangères appelé “département politique” (qui est devenu plus tard le Mossad). En 1948 et 1949, il était dirigé par un agent de renseignement nommé Boris Guriel.

 

Deux dossiers de la liste ont immédiatement attiré mon attention. Le premier, le dossier MFA 5/6100, était intitulé « Palestine - un État arabe indépendant ». Il contenait des documents produits par la Ligue arabe, apparemment dans le cadre de sa correspondance avec le gouvernement en exil de “Toute la Palestine” qui s'est installé dans la bande de Gaza pendant la guerre.

 

Selon les archives, ce dossier contenait « de la correspondance et des rapports sur la création d'un État arabe indépendant ». Mais il est tellement secret que ce n'est que 90 ans après sa création - c'est-à-dire en 2040 - que je serai autorisé à le lire.

 

Bien, ai-je pensé. Peut-être qu'ils ne peuvent pas me dire ce que les Palestiniens prévoyaient pour leur État indépendant, mais chaque enfant en Israël sait que lorsqu'il s'agit du célèbre mufti de Jérusalem, tout est déjà connu et ouvert à l'examen. Après tout, les liens d'Amin al-Husseini avec de hauts responsables du parti nazi et l'horrible propagande qu'il a diffusée à la radio pendant la Seconde Guerre mondiale sont les sujets favoris de la machine de diplomatie publique d'Israël depuis maintenant sept décennies.

 

Mais il s'avère que je me suis encore trompé. Les dossiers du département politique comprenaient également des documents écrits par le mufti entre 1946 et 1948 (dossier MFA 3/6100). Or, les archives m'ont informé que ces documents ne pouvaient être consultés que 90 ans après leur rédaction.

 

Mais ne vous inquiétez pas, ils ont accepté de partager la correspondance du mufti avec de hauts responsables nazis. Seule la question triviale de savoir ce que faisait le leader du mouvement national palestinien pendant la guerre ne peut être révélée.

 

Ces deux dossiers ne sont que la partie émergée de l'iceberg du patrimoine politique et culturel palestinien dissimulé dans les archives d'Israël. Ces documents ont été pris comme butin aux institutions et aux individus palestiniens en 1948, 1956, 1967 et 1982 (et bien sûr aussi dans les décennies suivantes), mais seule une partie d'entre eux peut être consultée.

 

Selon mes estimations, des dizaines de milliers de pages de documents arabes qui n'ont pas encore été mis à la disposition du public se trouvent dans les archives de l'État d'Israël, les archives des Forces de défense israéliennes, les archives du Mossad et les archives du service de sécurité Shin Bet. Ce dernier, selon un témoignage, a brûlé une partie de ces documents dans les années 1960.

 

Le fait que les archives du Shin Bet soient complètement fermées au grand public, avec l'approbation de la Haute Cour de justice, rend impossible de savoir ce qu'elles contiennent ou non. Mais même dans les autres archives, de nombreux dossiers pillés sont gardés cachés ; dans certains cas, même une liste de leur contenu n'est pas disponible.

 

D'ailleurs, il ne s'agit pas seulement de documents de l'élite politique palestinienne. À ma demande, un petit nombre de dossiers palestiniens pillés dans les archives de l'armée israélienne ont récemment été mis à disposition, contenant des milliers de pages de documents sur des personnes ordinaires.

 

L'un de ces dossiers, consacré à un homme nommé Wadia Iskander Azzam, comprend toute sa vie : le document d'enregistrement de sa maison à Safed, son certificat de mariage, les cartes de visite qu'il a collectionnées au cours de sa vie, son journal intime et quelques poèmes qu'il a écrits - tout un monde de documents sur une personne dont le monde a été détruit en 1948.

 

Lorsque les Archives de l'État d'Israël refusent de divulguer les documents pillés aux Palestiniens sous prétexte que cela « porterait atteinte à la sécurité nationale », il est clair que cela cache une toute autre crainte. Il n'y a pas et il ne peut pas y avoir de secrets d'État dans les documents arabes écrits par les Palestiniens, comme leurs plans pour un État palestinien indépendant ou les documents d'un orphelinat de Jaffa.

 

Le plus grand secret est l'existence même de ces documents, qui sont un mémorial à une civilisation palestinienne détruite. Ce « secret », craignent les fonctionnaires responsables de la déclassification des documents, pourrait ébranler le récit sioniste israélien et susciter des doutes chez les personnes désireuses d'examiner l'histoire d'un œil critique.

 

Imaginez qu'un autre pays possède les archives d'une communauté juive d'Europe de l'Est qui a été détruite pendant l'Holocauste, ou d'une communauté juive dans un pays musulman. Bien sûr, il n'y a pas de comparaison possible, mais que dirait Yad Vashem ? Ou les organisations juives des USA ? Le gouvernement usaméricain interviendrait-il pour mettre ces documents en sécurité ?

 

En fait, vous n'avez pas besoin d'imaginer, car il y a eu une pléthore de cas comme celui-ci au cours des 70 dernières années. L'un d'entre eux, toujours en cours, concerne les archives de la communauté juive de Bagdad, que les forces d'occupation usaméricaines ont prises au siège des services de renseignement irakiens en 2003.

 

Les USAméricains ont scanné l'ensemble des archives et les ont mises en ligne, et ils prévoient maintenant de les rendre au gouvernement irakien. Mais les représentants de la communauté juive irakienne exigent que les documents de Bagdad, où il ne reste plus de Juifs, ne soient pas rendus. La bataille fait toujours rage.

 

Israël aussi aura du mal à continuer à conserver l'héritage culturel d'un autre peuple, surtout lorsque la plupart des membres de ce peuple n'ont pas le droit d'accéder aux archives israéliennes pour étudier cet héritage. Tout comme d'autres aspects du conflit israélo-palestinien ont été internationalisés, le vol et la possession illégale par Israël du patrimoine des Palestiniens finiront par être portés devant les tribunaux internationaux. Israël serait bien avisé d'empêcher cela en publiant systématiquement les documents qu'il détient et en les rendant accessibles.