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23/04/2024

Israël, 2024 : les Haredim, la mafia des hyperjuifs et le tabou de l’autocritique
Deux films subversifs qui secouent le chandelier

 
Ci-dessous, deux articles de la critique de cinéma du quotidien Haaretz, Nirit Anderman, sur deux films récents mettant en scène une de composantes essentielles du millefeuiles israélien, les haredim, les « craignant-Dieu » [de harada, peur], ces ultraorthodoxes religieux, qui, au nom du respect des 613 mitzvot [pluriel de mitzvah, commandement], pilier de la Halakha [Loi juive], font régner la terreur dans les quartiers et les villes qu’ils contrôlent. Nées au XIXème siècle en Allemagne, en réaction aux tendances modernistes dites réformées, les sectes haredim se subdivisent en une multitude de chapelles et sous-chapelles se concurrençant entre elles. Certaines, comme les Neturei Karta (les gardiens de la forteresse] rejettent catégoriquement le sionisme et son État au nom même de la Torah, d’autres s’en accommodent ou en promeuvent les formes les plus agressives, au nom de la même Torah. Les uns vont même jusqu’à rejeter l’utilisation de l’hébreu moderne israélien [un bricolage de la fin du XIXème siècle, dont le pionnier fut Éliézer Ben-Yéhouda, né Éliézer Isaac Perelman Elianov en Biélorussie], ne communiquant qu’en yiddish, les autres ont conquis le pouvoir politique en s’associant aux sionistes historiques laïcs issus des deux branches du sionisme – les révisionnistes fascisants, de Jabotinsky à Netanyahou père et fils, et les travaillistes du Mapai et du Mapam, et leurs avatars successifs, de Ben Gourion à Benny Gantz et Yair Lapid. Dans l’Israël de 2024, la majorité de ces courants apparemment divergents ont en commun de prôner le suprémacisme juif en se considérant comme appartenant au peuple élu, ce qui ne manque pas de créer des troubles graves d’ordre psychiatrique chez leurs chefs de file et affidés, souvent tentés de se prendre pour le Messie, dont ils attendent toujours la venue. Bref, Dieu y reconnaîtra les siens.-FG

 

Comme dans “Les Soprano” : après avoir survécu à une horde haredi, cet Israélien en a fait un film

Nirit Anderman, Haaretz, 4/4/2024

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

 

L’ouverture d’un magasin d’électronique dans l’un des quartiers ultra-orthodoxes de Jérusalem a failli coûter la vie à Benny Fredman. Après avoir renoncé à ses racines haredi, il a suivi son amour du cinéma et retourne sur les lieux du crime avec son nouveau film puissant, “Beit”



Le cinéaste Benny Fredman. Photo Michal Fattal

« Une pandémie terrible et horrible fait rage parmi notre peuple », prévient un avis public typiquement grandiloquent dans le quartier ultra-orthodoxe de Geula, à Jérusalem.

 

« Chaque jour, des martyrs tombent à cause d’instruments impurs qui ont été interdits par tous les grands du peuple juif. Malheureusement, ils inondent encore le monde haredi de nombreux [appareils] indécents et corrupteurs, qui incitent [...] à s’adonner au diable et au feu des films et autres impuretés, qui brûlent et détruisent toutes les bonnes choses. Et personne ne dit à cet ange noir destructeur : “Assez !” ».

 

Nous sommes en 2008 et un groupe de justiciers ultra-orthodoxes (mishmeret tzniyut – tontons-la- pudeur autoproclamés) n’approuve pas la vente d’ordinateurs, de lecteurs de musique et d’autres appareils dans le magasin d’électronique Space situé près de la place Hashabbat de Jérusalem, le considérant comme la source de tous les maux.

 

Benny Fredman, le jeune propriétaire haredi du magasin, s’est retrouvé à contrecœur dans le rôle de l’ange noir destructeur. Il voulait simplement gagner sa vie en répondant aux besoins de sa communauté en matière d’appareils technologiques et s’assurait de ne vendre que des articles dits casher, sans radio ni accès à l’internet, exactement comme le lui avait demandé le comité de quartier haredi de Geula.

 

Manifestation de Haredim contre un magasin de téléphones portables dans la ville à majorité ultra-orthodoxe de Bnei Brak. Photo Nir Keidar

 

À la demande du comité, Fredman raconte qu’il a employé un mashgiah - une sorte de superviseur kasher - qui vérifiait régulièrement les marchandises du magasin pour s’assurer qu’elles répondaient aux exigences des rabbins, le payant même plusieurs milliers de shekels par mois.

 

Mais cela n’était pas suffisant pour le comité haredi. Quelques semaines après qu’il eut rencontré leurs représentants et accédé à toutes leurs demandes, quelqu’un lui a dit que leurs dirigeants étaient en colère et affirmaient qu’il ne respectait pas les termes de l’accord. Fredman ne comprenait pas de quoi il parlait.

 

Dans une interview accordée à Haaretz le mois dernier, Fredman a rappelé comment il avait décidé de se rendre dans les bureaux du comité pour résoudre le problème. « Ils m’ont dit que le superviseur religieux qu’ils avaient nommé prétendait qu’il y avait tellement de stock dans le magasin qu’il ne pouvait pas tout superviser ». Selon Fredman, le comité lui a également dit que la situation était problématique parce que le magasin attirait de nombreux « bons enfants qui y passaient des heures et des heures ».

 

Le fait que le magasin respirait également « la modernité et le progrès » les a amenés à recommander : « la meilleure chose à faire, c’est de le fermer ».

 

Fredman, qui était lui-même un habitant ultra-orthodoxe de Jérusalem, affirme qu’il a refusé d’obéir à la dernière instruction du comité et qu’il n’avait pas l’intention de fermer son magasin.

 

Un avis public dénonçant un magasin de téléphones portables non cacher dans le quartier ultra-orthodoxe de Geula à Jérusalem. Photo Ohad Zwigenberg

 

Il n’a pas tardé à payer le prix fort pour cette prise de position. En effet, le harcèlement a commencé presque immédiatement. Une fois, il est arrivé au magasin pour trouver un tas d’ordures à hauteur de genou qui bloquait l’entrée. Une autre fois, quelqu’un avait versé de la colle dans la serrure de la porte d’entrée. Les groupes de surveillance haredi ont alors intensifié leurs attaques et mis le feu aux ordures qui avaient été entassées devant le magasin. L’entrée a été complètement carbonisée.

 

Le harcèlement s’est poursuivi, la violence s’est intensifiée, jusqu’à ce que Fredman se retrouve à protéger le magasin d’une foule haredi en colère. La manifestation a rapidement dégénéré en émeute, et le propriétaire du magasin a été battu jusqu’à l’inconscience par les manifestants et a subi plusieurs fractures. Il a eu besoin de longs mois de soins médicaux pour se rétablir physiquement.

 

Mais sur le plan psychologique, il n’y avait pas de retour possible.

 

Cette violente agression a provoqué une rupture irrémédiable entre lui et la communauté dans laquelle il avait vécu et fonctionné toute sa vie. C’est ce conflit, reconnaît-il aujourd’hui, qui l’a poussé à tourner le dos à la religion et à commencer à mener une vie laïque.

 

« Pour moi, ça a créé une sorte d’aliénation par rapport à mon lieu de vie et à mon environnement », se souvient-il. « Cet environnement, qui avait toujours été sûr, est tout à coup devenu hostile et j’ai eu une forte réaction contre lui. Et comme la religion est une croyance qui vous accompagne dès le lever et tout au long de la journée, elle a soudain disparu. Je n’étais plus en mesure [d’être pratiquant]. Je me réveillais le matin et je ne ressentais rien - alors j’ai arrêté ».

 

Il a troqué sa passion pour la religion contre son amour du cinéma, a abandonné l’entrepreneuriat au profit de l’écriture et de la réalisation, et vient de voir son long métrage autobiographique “Home” (“Beit” en hébreu) sortir dans les salles de cinéma israéliennes. Son deuxième film s’inspire de ses propres démêlés avec les tontons-la-pudeur haredi à Jérusalem.

 


Roy Nik dans le rôle de Yair Kaplan et Yarden Toussia-Cohen dans le rôle de sa femme Nava dans le film “Beit”. Photo Ofer Aldobi

 

Naturellement, Fredman a dû modifier quelque peu son récit pour l’adapter aux contraintes d’un long métrage. Malgré cela, l’intrigue se déroule d’une manière remarquablement similaire à sa propre histoire et donne un aperçu des méthodes criminelles utilisées par certaines organisations haredi qui prétendent représenter des valeurs de pudeur, de judaïsme et de moralité.

 

“Beit” raconte l’histoire de Yair Kaplan (interprété par Roy Nik), un jeune étudiant de yeshiva qui épouse Nava (Yarden Toussia-Cohen), la fille d’un éminent rabbin de la communauté ultra-orthodoxe de Jérusalem. Peu après leur mariage, il décide d’abandonner ses études de Torah pour ouvrir un commerce. Sa femme n’est pas vraiment ravie de ce changement imprévu, mais Yair est non seulement déterminé, mais il possède aussi un véritable sens des affaires. Très vite, le magasin d’informatique qu’il crée au cœur d’un quartier haredi devient une entreprise florissante et prospère.

 


 

Fredman, qui a écrit le scénario avec l’acteur Dror Keren, crée un film qui est une combinaison de polar et de drame relationnel. Il présente le comité haredi local qui commence à traquer le protagoniste comme un syndicat du crime impitoyable et sans pitié (Keren joue le chef du comité).

 

En revanche, il présente son protagoniste comme un innocent qui, à sa grande horreur, doit affronter seul une foule qui n’hésite pas à recourir à la violence. L’histoire fait également un détour occasionnel pour explorer la relation inhabituelle entre Yair et Nava. Il s’agit d’une relation qui ne suit pas les normes de la société haredi, mais qui est façonnée par le jeune couple en fonction de ses sentiments différents et changeants à l’égard de la religion et de l’observance. Non seulement leur relation survit contre toute attente, mais elle confère également au protagoniste des pouvoirs sans lesquels il ne pourrait pas survivre.

 

« Je te le dis : barre-toi ! »

 

Fredman, 43 ans, est né dans une famille ultra-orthodoxe de Bnei Brak (une ville à prédominance haredi proche de Tel Aviv), il a étudié dans des yeshivas “lituaniennes” (non hassidiques) et admet que, dès son plus jeune âge, il y avait en lui quelque chose qui refusait de se conformer aux diktats rabbiniques.

 

En grandissant, il ressent de plus en plus le besoin de s’échapper. Il a trouvé un refuge partiel auprès de sa grand-mère, une USAméricaine qui passait ses vacances en Israël. Elle avait un appartement à Kiryat Ono (juste à l’est de Bnei Brak), se souvient-il, et était plus ouverte sur le monde que n’importe qui d’autre dans son entourage. Lorsqu’elle venait en visite, il allait chez elle avec son frère et ils regardaient ensemble des films de Disney.

 

Le réalisateur Benny Fredman. Photo Michal Fattal

 

Il s’est senti étouffé lorsqu’il a commencé à fréquenter la yeshiva. « Vous n’avez aucune intimité. Ils peuvent fouiller votre chambre », raconte-t-il, précisant que c’est ce qui l’a poussé à déménager à Jérusalem et à fréquenter une yeshiva plus grande avec plus d’étudiants - dans l’espoir que la surveillance serait moins stricte et qu’il pourrait jouir d’une plus grande intimité.

 

De temps en temps, il réussissait à sécher les cours le soir et à se rendre à la cinémathèque de Jérusalem pour regarder des films. Cet arrangement fonctionnait parfaitement jusqu’au jour où il a été pris et expulsé. Ça a été la même histoire à la yeshiva suivante.

 

Lorsqu’il s’est rendu à la yeshiva Mir, l’une des plus grandes yeshivas du monde, il a cessé de se faire prendre. « Il y a environ 2 500 étudiants, personne ne suit vos moindres pas et vous pouvez faire ce que vous voulez », révèle-t-il. « Mais en dehors de cette envie de cinéma, je n’avais rien d’exceptionnel. Cela m’a juste apporté un peu de paix et m’a aussi beaucoup fasciné. Je pouvais étudier la Torah 10 heures par jour, puis aller regarder “Wild At Heart” de David Lynch le soir ».

 

Le fait d’être « un peu plus moderne » que la moyenne des étudiants de yeshiva non hassidiques s’est avéré être un désavantage lorsque Fredman a dû rencontrer les marieuses. Comme il avait été renvoyé de deux yeshivas, il lui a fallu plus de deux ans pour trouver sa future épouse.

 

« D’un côté, elles savaient que j’étais un excellent élève », dit-il. « D’autre part, elles ont commencé à se demander pourquoi j’avais été mis à la porte. Mais je n’ai jamais dit à ma femme [Tzipi] ce qui s’était passé ; je ne lui ai pas dit que j’aimais regarder des films. C’est quelque chose dont on ne parle jamais. C’est comme si vous disiez : “Je veux une télévision à la maison”. Mais elle savait que j’étais plus moderne. Une fois, après nos fiançailles, par exemple, je suis arrivé en jean et elle a fait des gros yeux. Mais il y avait une différence d’âge entre nous : J’avais 22 ans et elle n’en avait pas encore 19. Nous avions une bonne connexion et elle l’a accepté ».

 

Tzipi a cependant moins bien accepté une autre décision : quelques mois après leur mariage, lorsque Fredman décida d’abandonner l’étude de la Torah et d’ouvrir sa propre entreprise, elle ne fut pas enthousiaste. « Je voulais avancer. Comme je m’étais marié, je n’avais plus de films - je n’en ai pas vu pendant deux ans - et ça me démangeait de faire autre chose que d’étudier », explique-t-il.

 

Dans la communauté haredi non hassidique à laquelle Fredman appartenait, cette décision était inhabituelle. L’abandon d’une yeshiva au profit d’une entreprise est quelque chose qui n’arrive généralement qu’après plusieurs années de mariage, dit-il, et très rarement immédiatement. « Tzipi ne l’a pas bien pris, pas plus que ses parents », se souvient-il. « Elle rêvait d’un mari qui rentre le soir de la yeshiva et dont elle prépare le dîner - et voilà que tout à coup, j’ouvre une entreprise ». Pourtant, elle est restée à ses côtés et l’a soutenu lorsqu’il a décidé d’ouvrir le magasin.

 

Fredman explique qu’il avait un talent tombé du ciel pour démonter et remonter les ordinateurs. Il a également reconnu un besoin croissant parmi les Haredim - une base de données contenant des milliers de livres juifs, Otzar Hahochma, était en cours de numérisation, gagnant en popularité parmi les étudiants en Torah à l’époque - et l’idée d’ouvrir une entreprise l’enthousiasmait. Il ne lui était jamais venu à l’esprit que ça pouvait être dangereux.

 

« En fait, ça n’aurait pas dû être dangereux, car il existe des règles très claires sur ce qui peut être vendu aux Haredim et sur ce qui ne peut pas l’être. L’internet est interdit, les films sont interdits, la radio est interdite - et tant que vous ne le faites pas, tout va bien », explique-t-il.

 

Le film montre comment Fredman se lance dans l’aventure à partir d’un petit magasin dans le quartier de Geula, où il vend des ordinateurs casher à tous ceux qui en ont besoin. Il montre également comment l’inspiration l’a saisi et comment il a commencé à vendre des lecteurs de musique - une idée qui s’est répandue comme une traînée de poudre, rendant fous les enfants du quartier et faisant du magasin un énorme succès du jour au lendemain.

 

Le personnage de Fredman décide de déménager dans un magasin plus grand, dans un endroit plus central : la place Hashabbat (alias Kikar Hashabbos). Mais plus le magasin prospère, plus les exigences du comité de quartier haredi sont dures pour le jeune propriétaire.

 

Manifestation sur la place Hashabbat de Geula suite à l’arrestation d’un membre du groupe de surveillance haredi impliqué dans l’attaque du magasin d’électronique Space (les manifestants sont déguisés en détenus de camp de concentration nazi). Photo Olivier Fitoussi

 

 

« On avait conclu un accord avec le fabricant des baladeurs et il nous a retiré l’interface Internet et radio. Nous vendions des milliers de lecteurs chaque semaine - la marge bénéficiaire était ridicule », explique Fredman. « Rétrospectivement, c’était une sorte d’hubris [orgueil démesuré], mais à l’époque, j’ai pensé en homme d’affaires : ça marche bien, alors tirons-en parti, construisons une marque ».

 

Il a commencé à faire de la publicité pour son magasin sur des panneaux d’affichage, a distribué des sacs en plastique portant le logo du magasin et a signé un contrat avec une station de radio haredi pour faire des promotions créatives. Le magasin prospérait, les clients étaient enthousiastes, mais le comité de quartier n’était pas du tout impressionné.

 

Telle qu’elle est dépeinte dans le film, la conduite du comité haredi rappelle la mafia. Mais, selon Fredman, « ce n’est pas comme s’il y avait un Don Corleone assis dans une cave de la Geula, dirigeant le quartier. ça ne fonctionne pas comme ça. Ils ont toutes sortes de noms : sicaires, zélotes, extrémistes - toutes sortes d’affiliations. Ils ne sont pas unis non plus. Il y a une quinzaine de ces factions, et chacune fait ce qu’elle veut. Lorsqu’elles décident de s’en prendre à un endroit, cela ne se termine pas bien. Et à chaque fois, ils s’en prennent à vous pour une raison différente : une fois, ils s’en prennent à un magasin de vêtements parce qu’ils sont trop serrés ; une autre fois, ils ne veulent pas qu’une zone résidentielle soit transformée en zone commerciale, de sorte que les magasins de la rue subissent soudain toutes sortes de désastres ».

 

De nombreux personnages suspects ont commencé à visiter le magasin de Fredman après qu’il fut devenu populaire, affirmant qu’il vendait des films et des lecteurs de musique non casher. « Je leur ai dit que ce n’était pas vrai, mais que j’irais leur parler », se souvient-il. « Je suis allé au comité de quartier, j’ai expliqué ce que je vendais et ce que je ne vendais pas, et ils m’ont dit : « Viens payer à untel environ 5 000 ou 7 000 shekels [1 300 ou 1 800 €], et il viendra vérifier le magasin. S’il dit que c’est bon, il n’y a pas de problème ».

 

On dirait une scène des “Soprano

 

« Sauf que là, on sait que la mafia existe. A Geula, personne ne connaît ce concept ».

 


Scène du film “Beit”. Photo Ofer Aldobi

 

Et pourtant, bien que vous ayez employé un mashgiah comme l’exigeait le comité, et bien que vous ne vendiez que des produits “casher”, ça n’a toujours pas aidé.

 

« Ils ont commencé à manifester devant mon magasin et se sont assurés de le faire lorsque tout le monde sortait des yeshivas pour faire ses courses. Ils se tenaient à l’entrée, la bloquaient et criaient : “Vous ne devez pas aider les malfaiteurs !” Ils prenaient des photos de tous ceux qui entraient dans le magasin et leur disaient : « Nous allons vous rendre la vie infernale, à vous et à vos enfants ». En un mot , ils ont ôté à chacun la volonté de vivre. Ils ont aussi cassé les caméras de sécurité à l’extérieur du magasin. Parfois, ils venaient chez moi, bloquaient l’entrée de la rue, injuriaient les voisins en yiddish, organisaient des prières publiques devant notre maison. Un jour, ils ont même envoyé une travailleuse du sexe chez moi ».

 

Combien de temps ça a  duré ?

 

« Dans le film, c’est très intense ; en réalité, ça a duré quelques années. Ma femme a commencé à recevoir des “salutations” par l’intermédiaire de sa famille, qui a une bonne réputation. Ils ont demandé à son père de me parler ».

 

Je suppose qu’à un moment donné, tout devient effrayant. Quand est-ce que ça s’est produit ?

 

« À l’époque, j’avais des comptoirs dans plusieurs magasins appartenant à un grand détaillant alimentaire haredi, dont le propriétaire était un membre éminent du parti parlementaire haredi Degel Hatorah. Lorsque les troubles ont commencé, j’ai demandé son aide. Il m’a dit : “Écoute, quelqu’un de ma famille a eu des problèmes avec eux une fois, alors je suis allé leur parler et j’étais sûr que j’allais régler le problème en une minute. Je parle d’expérience quand je te dis : barre-toi. Il n’y a personne à qui parler, ils sont complètement fous ». C’était un signal d’alerte.

 

« Un autre signal plus grave, qui n’a pas non plus été intégré au film, s’est produit lorsque j’étais chez mon beau-père la veille du shabbat et que, trois minutes avant l’allumage des bougies du shabbat, nous avons reçu un appel téléphonique : ils sont en train de brûler votre magasin. Je me suis précipité à  Geula comme un fou, pour constater que tous les voisins avaient été évacués de l’immeuble parce que quelqu’un avait allumé un feu de joie près des réservoirs d’essence, et que tout l’arrière de l’immeuble était carbonisé. À partir de ce moment-là, les choses ont commencé à s’envenimer ».

 

Fredman raconte qu’il a commencé à recevoir des menaces de mettre le feu au magasin, mais cette fois-ci en le réduisant en cendres. Il a commencé à dormir dans sa voiture devant le magasin, afin de le surveiller. Un jour, en sortant du magasin, il a trouvé sa voiture défoncée et les pneus crevés. À d’autres occasions, des inconnus ont jeté des pierres sur le magasin, brisé ses vitres et blessé l’un des employés. Des manifestations ont eu lieu devant Space presque tous les soirs.

 

Le comité de quartier haredi dans “Beit”. Photo Ofer Aldobi

 

« L’atmosphère est devenue très violente et j’avais l’impression qu’ils attendaient la première occasion pour brûler le magasin », raconte Fredman. « Puis, un jour, 50 à 60 personnes se sont présentées à la manifestation nocturne de 19 heures au lieu de 10. Ils jetaient toujours de la marchandise des rayons lorsqu’ils manifestaient, ils étaient un peu sauvages, mais cette fois-ci, ils ont vraiment dépassé les bornes. Nous avons essayé de les repousser, mais l’un d’eux a éteint la lumière et j’ai senti qu’ils me traînaient hors du magasin - et j’ai perdu connaissance sur ce qui s’est passé ensuite. Je me suis réveillé dans une mare de sang sur le trottoir, à l’entrée sur la rue ».

 

Et la police ? Avez-vous essayé de l’impliquer ?

 

« J’ai continué à aller à la police, mais ils n’en ont pas tenu compte. Ils n’avaient plus le choix quand j’ai été attaqué. Ils ont vu une vidéo [de l’agression, prise par quelqu’un sur place], j’ai identifié les gens, ils les ont localisés et les ont sortis de chez eux au milieu de la nuit. L’arrestation de l’un d’entre eux a déclenché une série de manifestations délirantes à Geula, appelant à « la libération de l’étudiant bien-aimé qui a été diffamé par le malfaiteur du magasin Space ». Ils ont manifesté devant le poste de police du Complexe Russe jusqu’à ce qu’il soit libéré. Après cela, ils sont venus me proposer beaucoup d’argent pour que j’abandonne les poursuites contre lui. J’ai refusé. Finalement, le mashgiah qui était présent lors de l’agression est allé en prison, et l’autre a fui le pays ».

 

Dans son verdict concernant l’agresseur condamné, le tribunal de district de Jérusalem a déclaré que « le contexte de ces événements est l’objection du comité de quartier de Geula à l’existence du magasin » et que l’accusé a été reconnu comme appartenant à cette organisation.

 

Le comité de quartier a répondu à Haaretz : « Notre sphère d’activités est totalement différente de la sphère d’activités dont on l’accuse, et il est donc évident qu’il n’y a pas lieu de faire des commentaires. Nous sommes constitués légalement et nous utiliserons les procédures légales à notre disposition afin d’agir contre quiconque ternit notre réputation ».

 

Folie, dibbouk, guerre

 

L’interview de Fredman a lieu dans un café de Jérusalem. Il vit toujours dans la ville avec sa femme et leurs quatre enfants, mais son apparence ne laisse rien deviner de son passé haredi.

 

Il affirme que la décision d’abandonner sa religion a été prise alors qu’il suivait un traitement médical à la suite de l’agression.

 

« Après ça, j’ai décidé d’arrêter d’être religieux. Après l’opération de mon doigt, j’étais couché dans la douleur et j’avais aussi des problèmes financiers parce que je n’avais pas de liquidités pour mes fournisseurs. J’étais déprimé. Nous avons également vécu une catastrophe personnelle insensée au même moment », raconte-t-il, refusant de s’étendre sur le sujet, « mais ma femme n’arrêtait pas de me dire : “Qu’est-ce que ça peut faire si tout le monde est contre toi ? Je suis avec toi, tout va bien”, et elle m’a tenu la main à l’hôpital. Au bout de quelques semaines, quand je lui ai dit que j’allais cesser d’être religieux, elle a été choquée. S’il n’y avait pas eu toutes ces choses folles que nous avions vécues, ce lien spécial entre nous, je ne sais pas si elle serait restée avec moi. Mais nous avons vécu un tel cauchemar que nous sommes restés ensemble et que nous avons continué comme ça ».

 

Au lieu de rompre, elle a continué à être pratiquante tandis qu’il est retourné à ses anciennes amours : il s’est inscrit à l’école d’art Camera Obscura à Tel Aviv pour y étudier la réalisation de films. Ils ont envoyé leurs enfants dans des écoles religieuses, étant entendu qu’en temps voulu, chacun choisirait sa propre voie. Les deux aînés (dont le plus jeune est sur le point d’être incorporé dans l’armée) ont décidé de quitter la religion. Les deux plus jeunes filles, note-t-il, sont toujours religieuses.

 

C’est ainsi que, sans kippa, l’ancien informaticien haredi s’est engagé dans une nouvelle voie à l’aube de la trentaine. Il pouvait désormais exprimer son amour du cinéma sans avoir à le cacher. En 2014, il a réalisé son premier long métrage, “Suicide”, un film policier sur une jeune avocate à succès (interprétée par Mali Levi) qui doit un jour commettre le crime parfait pour sauver sa famille. Le film a été vendu à Netflix ainsi qu’à la télévision israélienne, qui l’a diffusé sous la forme d’une mini-série en cinq parties (rebaptisée “Suspect”). Fredman vit actuellement de la réalisation et de la production.

 

Un jour, pendant le tournage de “Suicide”, Dror Keren, l’un des acteurs du film, a découvert avec stupéfaction que son réalisateur laïc était en fait marié à une femme religieuse. Fredman lui a alors raconté sa vie, et lorsque Keren a entendu parler des persécutions de la horde haredi, il a déclaré que cette histoire devait être transformée en film, et rapidement. Fredman a rédigé lui-même le premier projet et Keren l’a aidé à rédiger le scénario final.

 

Tzipi Fredman, l’épouse du réalisateur Benny Fredman. Photo Michal Fattal

 

L’écriture du film a aidé Fredman à surmonter certains de ses traumatismes. « Je terminais souvent mon travail les larmes aux yeux, parce que c’était vraiment difficile de faire face à tout cela. C’était comme une folie, une sorte de dibbouk, toute cette guerre, et ce n’est qu’après l’avoir traversée que l’on comprend vraiment ce qui s’est passé. Parce que quand vous êtes dedans, c’est un peu comme la parabole de la grenouille qui nage dans la marmite, et chaque fois qu’on augmente la température d’un degré, elle ne se rend pas compte qu’elle est en train d’être bouillie vivante. Je ne me suis pas rendu compte que j’étais en train d’être ébouillanté pendant que j’étais là-bas ».

 

Beit” était l’un des cinq films en lice pour le prix Ophir (les Oscars israéliens) de cette année, et Keren et Nik ont tous deux été récompensés pour leur travail d’acteurs. Mais le lancement du film a été loin d’être simple, selon Fredman.

 

« Il était difficile de convaincre les gens que cette réalité existait, que je ne l’inventais pas », explique-t-il. « Par exemple, les organismes de financement ne me croyaient pas. Non seulement ils étaient persuadés que j’exagérais, mais ils étaient également certains que les répliques du chef du comité haredi - je peux les réciter en dormant parce que je m’en souviens dans mes cauchemars - lorsque je les ai utilisées dans le scénario, toutes sortes d’“experts” de Tel-Aviv sont venus me dire : “Écoute, les Haredim ne parlent pas comme ça” », s’amuse-t-il. « Il m’a fallu beaucoup de temps pour les convaincre que je savais de quoi je parlais ».

 

Il souligne également qu’il ne s’agit pas d’un passé lointain, oublié depuis longtemps. Diverses organisations terrorisent encore les propriétaires de commerces dans les quartiers ultra-orthodoxes : « Ils brûlent constamment des magasins. Mon histoire s’est déroulée à une époque où tout était encore à l’état embryonnaire, mais elle s’est développée depuis. C’est devenu un phénomène national qui s’est étendu à des villes comme Beit Shemesh et Bnei Brak ».

 

S’agit-il plutôt de “bandes de tontons-la-pudeur”, "à vos yeux, ou de ‘Tony Soprano’ ?

 

« Ce qui est beau, c’est qu’ils ne connaissent même pas Tony Soprano. Ils écrivent d’ailleurs leur propre bible. Aujourd’hui, il existe déjà des organisations qui obligent quiconque ouvre, par exemple, un magasin de téléphones portables, non seulement à employer leur mashgiah, mais aussi à verser une caution à l’avance. Beaucoup de choses qui étaient inavouables à mon époque ».

 

L’une des scènes du film montre une manifestation contre l’enrôlement des étudiants des écoles de yeshiva dans les forces de défense israéliennes - une question qui fait de nouveau la une des journaux. En tant que personne occupant une position unique entre ces deux mondes, que pouvez-vous voir que nous ne voyons pas ?

 

« Premièrement, le fait d’être ultra-orthodoxe est un mode de vie plus qu’une religion. Outre le fait de s’asseoir pour étudier, le monde de la yeshiva est réellement conçu pour que les adolescents haredi passent leur temps dans une serre, isolés du monde. Pour [les rabbins], cet objectif est encore plus important que l’étude. Leur gros problème avec l’armée israélienne est qu’elle déconnecte les adolescents de cette serre. C’est la raison pour laquelle il y a aujourd’hui du mécontentement dans les rues ».

 

Deux ultra-orthodoxes observent une manifestation à Jérusalem pour demander que les Haredim ne soient pas exemptés de l’armée. Photo Olivier Fitoussi

 

« Certains haredim plus ouverts, plus modernes, veulent s’enrôler, mais les rabbins s’y opposent farouchement. Ils savent qu’une fois que ces jeunes sortiront de leur incubateur spirituel, ils perdront le contact avec celui-ci et que la direction rabbinique ne contrôlera plus rien.

 

« Je pense que l’optimisme ne sera de mise que s’ils parviennent à trouver une formule qui le leur garantisse. Et je dois admettre qu’il y a une certaine équité, car un type qui n’a jamais parlé à une fille, qui ne sait rien et n’a rien vu, si vous le prenez soudainement et le mettez dans l’armée - oubliez l’aspect combat, il ne saura pas comment s’en sortir. C’est donc aussi un défi.

 

Le 7 octobre a-t-il changé quelque chose parmi les Haredim que vous connaissez ?

 

« C’est certain. Je constate une plus grande volonté, en particulier chez les 25-40 ans, de contribuer à l’État, tant sur le plan militaire que par le biais du bénévolat, d’aider les soldats, ainsi qu’un plus grand sens du destin commun, une compréhension du fait que nous vivons tous ici ensemble. S’il ne tenait qu’à cette tranche d’âge, je pense que le nombre de conscrits serait bien plus important que ce qu’il est, et que la contribution à la société civile serait bien plus importante. Mais les dirigeants spirituels haredi s’y opposent. Cependant, là où il y a des concentrations de Haredim plus modernes, on peut sentir la percolation, on peut sentir que les gens veulent contribuer.

 

« Je vais vous donner un exemple. J’ai un ami qui vit à Givat Shaul, un quartier ultra-orthodoxe [de Jérusalem]. Je suis passé un jour lui rendre visite et j’ai rencontré l’un de ses voisins qui m’a dit : ‘Il n’est pratiquement pas rentré chez lui depuis le 7 octobre parce qu’il a un 4x4 et qu’il est devenu chauffeur pour l’un des généraux.’ Et c’est un juif ultra-orthodoxe classique, avec sa barbe et tout le toutim. Il y a beaucoup d’histoires comme celle-là. Beaucoup de gens comprennent donc qu’il s’est passé quelque chose ici et que tout le monde doit apporter sa pierre à l’édifice. Il est difficile de s’en rendre compte à cause des messages que les dirigeants haredi veulent faire passer.

 

Le film “Beit” est actuellement à l’affiche dans les cinémas israéliens.

 

Si les otages étaient des sionistes religieux ou des Haredim, ils seraient tous rentrés chez eux à l’heure qu’il est

Nirit Anderman, Haaretz, 28/3/2024

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

 

Le nouveau film du cinéaste David Volach est un réquisitoire cinglant contre la société ultra-orthodoxe dans laquelle il a grandi. Le protagoniste de “Daniel Auerbach”, dont la réalisation a duré 16 ans, se décrit comme “un Juif, un Israélien et un antisémite”.

 

 

David Volach. Le personnage qu’il incarne lui-même est quelqu’un qui, dit-il, hait ceux qui méritent l’hostilité et est hostile à ceux qui méritent la haine. Photo Ella Barak

 

Le deuxième big bang de David Volach a eu lieu il y a plus de 16 ans. Le premier film du réalisateur israélien, Mon père, mon seigneur. (titre hébreu : Vacances d’été), a suscité de rares éloges, même de la part des critiques locaux les plus sévères, lors de sa sortie en 2007. « Ma réaction immédiate à Mon père, mon seigneur est la surprise et l’excitation, voire le choc », a écrit Uri Klein dans Haaretz. « Il s’agit d’une œuvre mûre et complète réalisée par un véritable artiste, qui semble être arrivé de nulle part dans le cinéma israélien ».

 

Son homologue du Maariv, Meir Schnitzer, a qualifié le film de « grande œuvre cinématographique... de miracle artistique ». Ce à quoi Shmulik Duvdevani a ajouté sur Ynet : « Il est rare qu’un film vous tombe dessus soudainement, sans avertissement préalable, et vous laisse ébahi et stupéfait ».

 

Outre la qualité artistique du film, les critiques ont été séduits par la biographie du réalisateur. Il s’agissait non seulement du premier film de Volach, alors âgé de 37 ans, mais aussi d’un autodidacte qui n’avait jamais étudié le cinéma dans un cadre organisé et qui avait en fait passé la majeure partie de sa vie dans la société haredi (ultra-orthodoxe).

 

Le premier big bang de Volach a eu lieu à l’âge de 25 ans, lorsqu’il a définitivement enlevé la kippa de sa tête et a déménagé de Jérusalem à Tel-Aviv. Avec ce bagage totalement étranger au cinéma, il a réalisé un film qui jette un regard critique sur la religion et dépeint une rupture de la foi qui dévaste les protagonistes. La réalisation intelligente et lucide a valu à Volach une série de prix, dont celui du meilleur film narratif au festival de Tribeca à New York et celui du meilleur réalisateur au festival du film de Haïfa.

 

Naturellement, le deuxième film de Volach était très attendu. Mais l’attente s’est prolongée, bien au-delà du temps normal de production d’un film israélien. Finalement, l’été dernier, son nouveau film, “Daniel Auerbach”, a été présenté au Festival international du film de Jérusalem. La guerre de Gaza n’était pas encore sur les radars, les événements culturels se déroulaient encore dans une tranquillité décontractée, et une fois de plus, 16 ans après ses débuts en tant que réalisateur, Volach a reçu des éloges et des prix. À Jérusalem, “Daniel Auerbach” a reçu le prix du meilleur film, ainsi que celui de la photographie (Boaz Yehonatan Yaacov), du montage (Lev Goltser et Haim Tabakman) et de la musique originale (Yonatan Albalak).

 

Une fois de plus, Volach mène un dialogue complexe avec la religion juive, un dialogue qui repose sur de longues années de familiarité intime, d’une part, et sur une crise de foi brutale, d’autre part. Mais cette fois, il s’y prend différemment.

 

Le film Mon père, mon seigneur a examiné cette rupture à travers le prisme d’un récit dépouillé, sobre et poétique, inspiré de l’histoire du sacrifice d’Isaac. Le film se concentre sur une petite famille haredi - des parents et un fils - qui partent en vacances à la mer Morte et vivent une tragédie qui bouleverse leur monde. Daniel Auerbach, en revanche, situe ce thème dans des domaines différents, plus politiques, mais aussi dans un cadre plus personnel et plus intime.


Assi Dayan dans Mon père, mon seigneur”, inspiré du sacrifice d’Isaac. Photo Gil Sassover

 

Car cette fois-ci, Volach se place lui-même au centre. Il incarne lui-même le personnage-titre du film et tisse autour de lui une histoire qui ressemble tellement à sa biographie personnelle qu’il est difficile de faire la part des choses entre la réalité et la fiction.

 

Daniel Auerbach”, qui est actuellement à l’affiche dans les cinémas locaux, raconte l’histoire d’un réalisateur de cinéma, un ancien Haredi, dont le premier film a été unanimement salué et qui, depuis lors, s’efforce de créer sa prochaine œuvre et se retrouve complètement prisonnier de lui-même au cours du processus. Des idées et des réflexions inondent sa conscience ; il se promène avec un enregistreur audio pour pouvoir y inscrire ses pensées, mais il se trouve incapable de les convertir en un scénario cohérent.

 

Au début du film, le protagoniste, Daniel, déclare qu’il est « un Juif, un Israélien et un antisémite ». Volach n’hésite manifestement pas à se montrer provocateur. Cette déclaration a été prononcée avec une pointe d’humour, a-t-il expliqué à Haaretz lors d’une récente interview réalisée dans sa maison de Tel-Aviv, mais dans un certain sens, il le pense aussi. Sans aucun doute. Le personnage qu’il incarne prononce cette phrase, explique le réalisateur, parce qu’il « déteste ceux qui méritent l’hostilité et est hostile à ceux qui méritent la haine. L’hyperjuif est une personne très laide, parce qu’il est juif », explique Volach.

 

Daniel Auerbach est un philosophe qui ne cesse de se poser des questions et de peaufiner ses idées, mais lorsqu’il s’agit de fonctionner dans le monde pratique, c’est un échec cuisant. Il ne travaille pas pour gagner sa vie, son propriétaire est sur le point de l’expulser, son producteur (joué par Eyal Shiray, le vrai producteur de Volach) perd patience face à un scénario qui devient de plus en plus abstrait, et il est tellement égocentrique que même lorsqu’il parvient enfin à nouer une relation, l’échec est couru d’avance. Il traite sa partenaire comme un objet, un corps qui est là pour servir de réceptacle à ses pensées et à ses désirs, mais pas beaucoup plus.

 

Ce qui empêche le film de devenir un bourbier de pur narcissisme, c’est son glissement du privé vers le politique. Les idées que Daniel formule et s’articule à lui-même au fur et à mesure qu’il construit son identité privée dessinent progressivement une image de l’identité juive et israélienne, laïque et telavivienne, complexe et pleine de complexes. Elle est parsemée d’obstacles et d’obstructions, elle est fragile et partielle, et elle est également contradictoire et provocante dans son approche de l’élément religieux de l’équation israélienne.

 

Volach n’hésite pas à s’attaquer à la religion juive, ou du moins à certaines de ses caractéristiques, à souligner ses défauts et ses dangers inhérents et à dénoncer la dépendance déformée d’Israël à son égard. Lorsqu’il rejette la vie religieuse, Daniel Auerbach - et comme lui Volach - se permet de dire des choses que peu de personnes laïques oseraient affirmer.

 

Au début du film, le protagoniste explique qu’il est en conflit avec son identité juive et qu’il déclare la guerre à tout ce qui est “hyperjuif”, c’est-à-dire tout ce qui est “exagéré” dans le judaïsme, ce qui est illogique et dangereux, par exemple la circoncision. L’éducation haredi, qui soutient que nous sommes un “peuple élu”, est une mauvaise éducation, dit-il, ajoutant que la population laïque et les hyperjuifs sont deux peuples distincts.

 

 

Compte tenu de la situation politique et sociale actuelle d’Israël, Volach joue avec le feu. Il se glisse dans la peau d’un réalisateur pyromane et se met au travail. En effet, le producteur du film veut étrangler Daniel lorsqu’il ose faire part de ses cogitations à un investisseur potentiel, qui écoute sa diatribe, médusé.

 

Tout le monde n’a pas compris la nécessité pour Volach de passer à l’offensive contre les “hyperjuifs” qui poussent le judaïsme à l’extrême ; tout le monde n’a pas compris pourquoi il trouvait cela si urgent.

 

« J’ai été un peu triste lorsque le film est sorti », raconte-t-il, « parce que j’ai commencé à l’écrire de cette manière, avec ce contenu, il y a plus de dix ans. Les gens m’ont alors dit : « De quoi parlez-vous – “hyperjuif”, qui s’intéresse à ça ? Mais je me suis senti prophète, parce que j’ai compris que le problème de l’hyperjuif allait exploser. J’ai dit que ses racines existaient déjà et qu’il ne ferait qu’empirer. C’était mon impulsion. Les gens ne comprenaient pas ce que je voulais, mais je me disais : “Un jour viendra où ils comprendront”.

 

« Et soudain, maintenant qu’il est diffusé, c’est déjà si clair. Que signifie être prophète ? Travailler pour quelque chose dont vous vous interrogez sur la pertinence, mais que vous sentez dans vos os, comme un cancer que vous pouvez sentir dans les os et dont vous savez qu’il va se propager », dit-il, renonçant à tout effort pour se draper dans une fausse modestie.

 

Volach attribue la tension accrue entre les sociétés haredi et laïque - qui a récemment atteint un point d’ébullition sur la question du service militaire des ultra-orthodoxes - à une seule personne. « Même avant la sortie du film, et bien avant le 7 octobre, il y avait déjà eu les protestations contre Bibi [Netanyahou], les gens avaient déjà compris qu’il y avait une tension entre le public religieux hyperjuif [et les Israéliens laïques]. Il s’agissait déjà d’une élévation significative de la barre - c’était beaucoup plus sérieux que les Haredim jetant des pierres [sur les contrevenants au] shabbat dans les années 1990. Les gens avaient le sentiment que le caractère juif de l’État devenait de plus en plus désagréable, de moins en moins quelque chose de bon.

 

« Les gens ont vu que le problème devenait plus aigu. Et j’attribue tout cela à Bibi. C’est son esprit, l’esprit du juif qui joue à être américain - quelqu’un qui connaît le monde et sait comment en faire partie, mais qui, d’un autre côté, le pollue avec une sorte d’arrogance amère, avec un suprémacisme juif de base qui n’est même pas lié à l’expérience religieuse, mais à quelque chose d’autre, quelque chose de très moche. Quelque chose qui peut également susciter une judéophobie intense, et à juste titre ».

 

« Visiteur d’une nouvelle culture »

 

Volach, 53 ans, est né et a grandi dans le quartier haredi de Tel Arza à Jérusalem - il est le huitième d’une famille de 20 enfants. En fait, il a de bons souvenirs de la situation domestique plutôt encombrée. « Je le recommande : les plus âgés m’aimaient, les plus jeunes étaient sous mon autorité. Qu’est-ce qu’il y aurait pu avoir de mal à ça ? », dit-il « Je pense que les enfants du heder (école primaire juive) m’enviaient parce que c’était le chaos chez nous : on rentrait à la maison et on faisait ce qu’on voulait. Et disons qu’il n’y avait pas de pauvreté, ce qui est également important ».

 

Il utilise un mot hébreu archaïque pour “pauvreté” - aniyut - et son langage trahit son passé. Il parle vite, les mots s’enchaînent, le rythme est si rapide que certaines lettres sont avalées, disparaissent, et parfois une mélodie ashkénaze-yiddish entoure certains mots, ou bien il cite des sources juives pour étayer son propos. Tout comme son personnage dans le film, Volach est un homme de mots, qu’il utilise sans relâche tout au long de notre conversation, alors qu’ils coulent de lui comme un torrent. Il pense à voix haute, il glisse d’un argument à l’autre, il philosophe et tourne et retourne avec ses pensées dans une spirale sans fin.

 

L’une des raisons pour lesquelles l’enfance dans une famille de 20 enfants s’est déroulée confortablement est que la famille était aisée et vivait dans une maison à trois étages, avec seulement deux enfants par chambre. Sa mère était enseignante et, même si elle devait gérer une famille aussi nombreuse, elle se frayait un chemin dans le monde avec une agréable tranquillité, se souvient-il. Avec un sourire, il imite la façon dont elle parlait aux enfants via un interphone qui reliait toutes les pièces de la maison, sans jamais crier. Son père achetait et vendait des judaica [objets judaïques] et était un expert internationalement reconnu en matière de manuscrits hébraïques, un type que son fils percevait comme rigide et dominateur.

 

David Volach. « « J’éprouve moi-même une certaine pitié pour les “hyperjuifs”. Photo Ella Barak

 

Une partie de cette dynamique s’est retrouvée dans Mon père, mon seigneur (« Quand maman a vu le film chez moi, elle m’a dit : Au lieu de t’en prendre au Seigneur, tu t’en prends à ton père. Je me suis dit : Ouaou, elle a vraiment compris ", note-t-il). Ses parents sont maintenant assez âgés, il est en bons termes avec la famille. Il a des amis « dans tous les établissements [d’enseignement] que j’ai fréquentés, dans toutes les tranches d’âge, mais seulement ceux qui sont ouverts d’esprit. Cela inclut des personnes haut placées dans la politique et dans l’establishment religieux, et aussi des personnes laïques".

 

Volach a fréquenté la yeshiva “lituanienne” (non hassidique) Ponevezh, à Bnei Brak. Interrogé sur le moment où il a compris qu’il était sur le point d’abandonner ce mode de vie, il répond qu’il ne peut pas pointer un moment précis.

 

« J’ai l’impression que c’était à un âge toujours plus précoce. Parfois, je pense que c’était déjà à l’âge de 3 ans, à partir du jour où j’ai commencé à élever des animaux de compagnie. En tant que Haredi, on n’est pas censé faire cela, mais j’avais des poules, je m’occupais des chats du quartier, j’élevais un chiot. J’aimais vraiment les animaux. J’ai travaillé dans une animalerie quand j’avais 10 ans », raconte-t-il. « Je voulais un âne. Ma mère était d’accord, j’ai commencé à économiser de l’argent, mais j’ai décidé que ce que je voulais vraiment, c’était un chameau. J’avais déjà commencé à parler aux Arabes pour savoir où l’on pouvait acheter un chameau. Ma mère n’y voyait pas d’inconvénient, mais mon père est devenu fou ».

 

Il considère le processus de sortie de la religion comme une subversion progressive de l’autorité légale de l’ultra-orthodoxie rabbinique et de l’autorité des grands rabbins. « C’est une combinaison de confiance en soi sur le plan religieux, d’un père casse-couilles, extrêmement autoritaire, contre lequel on veut se rebeller, d’une curiosité générale et d’une assez bonne capacité de réflexion. Tout cela à la fois. Et aussi du courage, une confiance en soi innée et une haute perception de soi sur le plan intellectuel », affirme-t-il.

 

Sa rébellion s’est poursuivie, devenant de plus en plus extrême, jusqu’à ce qu’à l’âge de 22 ans, Volach profane le sabbat pour la première fois. « C’est déjà un acte de trahison, pas seulement une rébellion », note-t-il. « C’est un moment très important, car on comprend qu’un jour, on pourrait aussi enlever la kippa. C’est difficile, parce qu’on ne veut pas être un visiteur dans une nouvelle culture. C’est difficile d’être un invité culturel dans son propre pays ».

 

Trois ans plus tard, il s’installe à Tel Aviv et commence à se déplacer tête nue. C’était en 1995, juste après l’assassinat d’Yitzhak Rabin. « Il y a cette contradiction : savoir que vous êtes arrivé dans un endroit qui est complètement en deuil du premier ministre, et vous savez que vous étiez heureux dans un certain sens, parce que vous appartenez à cette [autre] société. Et ne laissez personne vous tromper en disant : « On nous accuse sans raison ». Tout le monde était heureux [de l’assassinat de Rabin], à l’exception peut-être de quelques religieux dont le patriotisme est plus fort que la religiosité, mais c’est un groupe qu’il faut vraiment chercher pour le trouver. Dans notre milieu, c’était : "Ils l’ont assassiné et il est l’un d’entre eux" ».

 

Volach a commencé à arpenter les rues de Tel Aviv en tant que laïc à part entière. Mais il a été surpris de constater qu’il était en fait plus laïque que la plupart des Telaviviens. « C’est l’une des crises que j’ai traversées et qui apparaît dans le film. De mon point de vue, j’étais vraiment laïc - la religion avait cessé d’être une autorité pour moi - et soudain, je vois qu’ici, à Tel Aviv, il y a Yom Kippour, il y a des questions de casher et de non casher, la religion exerce une énorme autorité. Certaines personnes m’étaient donc vraiment hostiles en raison de ma laïcité. À un moment donné, j’ai eu l’impression que ce que je devais faire maintenant, c’était rompre avec le public laïc ».

 

En tant qu’homme de mots, il s’est d’abord orienté vers la littérature et a commencé à écrire des poèmes, mais il a ensuite vu un certain nombre de films, dont le film d’Ingmar Bergman "De la vie des marionnettes" (1980), et a compris que la poésie pouvait également naître de ce medium. Malgré tout le respect qu’il porte à la poésie, il avoue avoir décidé de donner une chance au cinéma parce qu’il avait le sentiment qu’il avait quelque chose de "plus sexy". Pour lui, le cinéma était "la nouveauté". Il a senti que la "racine de son âme" était attirée par ce medium, dit-il. Il s’est inscrit à l’école Hasifa de l’Open University pour étudier les médias numériques et la communication visuelle. « J’aime dire que je n’ai jamais étudié le cinéma, mais en réalité j’y suis resté quelques mois, disons un an », avoue-t-il.

 

Il a gagné sa vie en tant que photographe de mariage et en réalisant des films promotionnels, apprenant ainsi l’art du cinéma par l’observation et l’analyse. Il achève Mon père, mon seigneuren 2006 ; celui-ci sort l’année suivante et il devient du jour au lendemain l’un des noms les plus en vue de la scène locale. « Ce n’est pas beau à dire, mais il m’a semblé que c’était comme ça, qu’ils avaient raison », dit-il, sans prétention de modestie. « Parce que je sais ce que j’ai apporté dans ce [travail], combien d’honnêteté, combien de discipline, combien de belles choses j’ai laissé passer."

 

Quant à savoir pourquoi il lui a fallu 16 ans pour réaliser son deuxième film, il explique qu’il a commencé à travailler dessus avant “Mon père, mon seigneur”, mais qu’il s’est retrouvé bloqué à plusieurs reprises, parce que, dit-il, “Daniel Auerbach“ est né dans le péché. « On dit que lorsqu’on se repent à un haut niveau, les péchés deviennent des vertus », note-t-il. « J’ai eu cette impulsion de parler des choses de l’intérieur, de me mettre au centre. La partie justifiée de cette impulsion est la compréhension du fait que l’on ne peut pas parler des choses si l’on ne parle pas de soi. Mais c’est aussi la raison pour laquelle tout est resté bloqué, parce qu’on ne peut pas faire un film à partir de cette impulsion. Ce n’est que lorsque je me suis déconnecté, lorsque l’impulsion n’était pas la mienne, que j’ai réussi à me libérer ».

 

Il refuse d’imputer au "syndrome de la deuxième année" le temps qu’il a fallu pour réaliser ce deuxième film et rejette l’hypothèse selon laquelle le succès du premier film et les attentes élevées qui en découlaient l’ont conduit à une paralysie créative. « Bien sûr, mes chevilles ont enflé, mais ça n’a rien à voir », affirme-t-il. « Beaucoup de gens m’ont dit cela et, à un certain moment, j’ai commencé à être d’accord avec eux, parce que je ne voulais pas être perçu comme arrogant, mais à aucun moment je n’ai ressenti ça ».

 

Eyal Shiray, le producteur de Volach, pense en effet que le syndrome du deuxième film a joué un rôle dans cette affaire. Le scénario original de Volach était prêt - il traitait d’une personne ayant quitté la communauté religieuse et arrivant à Tel-Aviv - mais après le succès de “Mon père, mon seigneur”, il a voulu tout changer.

 

“Daniel Auerbach”. La percée s’est produite lorsque Volach a décidé d’utiliser l’aspect personnel comme une plate-forme pour la politique. Photo Boaz Yehonatan Yaacov

 

« Il était déjà ailleurs. Ses raisons étaient bonnes, mais ce n’était pas facile », explique Shiray. Il admet avoir eu plusieurs moments en cours de route où il était prêt à abandonner. Il s’est dépêché, il a poussé, il a râlé, il a perdu patience. Néanmoins, à la fin, il a toujours décidé d’attendre et de donner son temps à Volach.

 

« D’un côté, ça fait beaucoup d’années et ça dépasse les bornes ; d’un autre côté, il va au fond des choses et sonde pour faire ce qu’il faut, il avait donc de bonnes excuses. Et je respectais son art », explique Shiray. « La vérité, c’est qu’il est resté coincé dans cette affaire bien plus longtemps que moi, parce qu’il n’a fait que ça. Pendant la même période, j’ai déménagé dans l’Arava [le désert], j’ai eu trois autres enfants, j’ai produit d’autres films, j’ai lancé un festival du film et j’ai fondé une école - et [Volach] n’a fait que ça. Je ne connais pas de personnes qui consacrent toute leur vie à l’art comme ça. Il n’y a plus de gens comme ça, ils n’existent que dans les films et les livres. Mais c’est un véritable artiste, et c’est quelque chose que je respecte ».

 

Comme le montre le film, Shiray a soutenu financièrement Volach pendant toutes les années où il travaillait sur le film. « Ma famille et moi-même l’avons soutenu comme s’il s’agissait d’un enfant de plus », explique-t-il. « C’est seulement parce qu’il s’agit d’un film très personnel que j’ai pu m’en accommoder. Après tout, David a écrit, réalisé et filmé tout ça dans son appartement, de sorte que tout est si personnel et précis, ce qui m’a permis de m’impliquer davantage. C’est comme les relations que l’on a avec un enfant, on ne peut pas se lever et s’en aller. Et d’une certaine manière, de mon point de vue, porter tout cela pour que ça avance et que ça arrive enfin, avec une personne comme ça dans un film comme ça, c’est aussi une œuvre d’art ».

 

La percée de “Daniel Auerbach” s’est produite lorsque Volach a décidé d’utiliser l’aspect personnel comme plate-forme pour le politique. Il a choisi de présenter son protagoniste à trois étapes de sa vie : comme un ado (joué par Yoav Bavly) qui commence à douter de l’autorité des décisions rabbiniques ; comme un jeune homme (Roy Nik) qui goûte à la laïcité pour la première fois ; et comme un homme de 48 ans, déjà vétéran de la laïcité, qui essaie de formuler pour lui-même la nature de son identité juive et de la société laïque dans son ensemble. Le film passe de l’un à l’autre, ébranlant le point de vue du spectateur sur les différentes étapes franchies par le protagoniste au fur et à mesure qu’il façonne son identité, l’invitant à se joindre à son point de vue évolutif sur le monde.

 

« Il prend l’histoire des Juifs et se l’approprie », déclare Volach à propos de son alter ego cinématographique. « J’ai également suivi un parcours similaire à celui du monde juif, de l’obéissance religieuse absolue à l’émancipation en passant par la recherche. À la fin du film, la musique cantorale n’est plus une source d’autorité religieuse pour le protagoniste (dans le dernier plan du film, il est assis devant un ordinateur, chantant en même temps qu’un clip cantorial sur YouTube).

 

« En d’autres termes, poursuit Volach, ce n’est pas la religion mais la culture, la musique, l’endroit où le cœur se connecte à tout cela. C’est la place de Dieu dans le cœur, dans l’expérience de vie, dans la tradition. Ou même pas nécessairement Dieu, mais le désir ardent de quelque chose, la demande, l’imploration. C’est cela le judaïsme en tant que source de culture, pas en tant que source d’autorité ni en tant que religion ».

 

Ce qui se passe lorsqu’il agit comme une source d’autorité et comme une religion est résumé dans le terme “ hyperjuif ”, que l’on entend à plusieurs reprises tout au long du film. Volach l’a inventé pour désigner tout ce qu’il trouve exagéré et immoral dans le judaïsme, tout ce qui est péché ou méchant.

 

L’“hyperjudaïsme” est-il un outil de l’establishment religieux au service d’un objectif particulier ?

 

« C’est quelque chose qui n’est pas légitime et qui n’est pas lié uniquement à l’establishment. Parce qu’essentialiser quelque chose d au détriment de quelque chose d’autre est une erreur, ça manque d’authenticité. Des choses comme les idées, la religion, la tradition, la culture, l’histoire - elles sont censées travailler pour vous, et non vous pour elles. Il est insoutenable d’exiger que vous viviez une vie qui n’est pas légitime parce que quelque chose est écrit quelque part. Tout ce qui est écrit, toutes les religions, tout cela vous attend dans le grand restaurant de la vie. Il y a beaucoup de gens, même des gens éclairés, qui veulent être traditionnels par loyauté envers le judaïsme, par engagement. Mais... le contenu doit être tel qu’il m’engage, et s’il ne m’engage pas à 100 %, alors je m’en vais. Les gens disent souvent : « Les religions sont formidables, ce sont les gens qui les ont détruites », mais je dis le contraire : : « Les gens sont vraiment formidables, ce sont les idées qui sont mauvaises ».

 

« J’éprouve moi-même une certaine pitié pour les “hyperjuifs”- ils me semblent être des gens qui ont perdu le nord, des gens qui ont reçu une mauvaise éducation », ajoute-t-il. « Bien sûr, il y a différents niveaux, ça dépend de la personne, et il m’a fallu des années pour comprendre ce que le protagoniste devait dire exactement. Parce qu’il est très facile d’être contre, de dire que le doss [argot désignant un juif religieux, souvent péjoratif] est comme ci et comme ça, mais j’ai tout fait pour effacer l’ardoise et n’insérer que les cris nécessaires au protagoniste ».

 

Manifestation contre l’incorporation des Haredim dans l’armée. Photo Itay Ron

 

« État ennemi »

 

Le 7 octobre s’insinue inévitablement dans l’interview à un certain stade. Le mois dernier, Volach raconte qu’en regardant le film au festival de Rotterdam, il s’est senti frissonner lors de la scène où un gros videur jette Daniel Auerbach d’un bar de Tel-Aviv dans la rue. Au dos du T-shirt du videur figure le mot "October", le nom du bar. « Lorsque j’ai vu ça, j’ai été soudainement choqué », se souvient-il. « Après le 7 octobre, j’étais tellement bouleversé que je ne sais pas si je l’aurais écrit [le film lui-même]. Dans le film, on veut frapper l’hyperjuif qui gâche tout. Et soudain, après avoir été battus comme nous l’avons été, on a le sentiment que les choses sont déjà assez dures. Nous avons été tellement battus, il y a une telle misère ici, que j’ai du mal à parler. Moi qui parle tout le temps, je me retrouve soudain muet. Comme si ce que je craignais m’était arrivé. Car je me souviens qu’il m’arrivait de dire explicitement que je voulais qu’Israël, l’arrogant et l’inconscient, en prenne plein la gueule. Et soudain, ce que je craignais s’est réellement produit ».

 

Il n’a pas peur d’exprimer ses pensées à voix haute, il ne fait pas de pause pour adoucir son discours. « Et qui a pris le coup ? Je savais, je l’ai dit tout de suite, qu’ils [les Haredim] se moquent que quelques gauchistes laïques soient battus. De la même manière que je savais, lors de l’assassinat de Rabin, que j’étais du côté de ceux qui se réjouissaient, je savais maintenant que j’étais du côté de ceux qui étaient tristes, et je savais que d’autres étaient heureux. C’est clair pour moi. Je connais ces mondes. Je sais exactement. « Ils l’ont mérité [disent ceux qui se réjouissent]. Je n’ai aucun doute à ce sujet ».

 

Et si les otages avaient été d’autres personnes ?

 

« S’il s’était agi de porteurs de kippa tricotée, de Haredim ou de filles haredi ? Ils seraient tous rentrés chez eux à l’heure qu’il est. Avec une certitude absolue. C’est un plus un ».

 

Ce n’est pas comme si, après la commission d’enquête sur la catastrophe du Mont Meron [qui a publié ses conclusions sur la bousculade de 2021], au cours de laquelle des dizaines de Haredim ont été tués, il [Netanyahou] avait annoncé qu’il en assumait la responsabilité.

 

« Bien sûr que non. Pourquoi en assumerait-il la responsabilité ? Mais ce n’est pas seulement lui personnellement, c’est le pays en général, tout l’appareil. Quand on parle des Haredim, on a l’impression qu’on parle des générations de juifs, des représentants du judaïsme. Si l’État d’Israël est au service du peuple juif, lorsqu’il s’agit d’un juif haredi, l’engagement est bien plus grand. Dans l’histoire de l’État d’Israël, ils sont protégés dans la vie et dans la mort ».

 

Pourtant, des dizaines de personnes sont mortes sur le mont Meron lors de la bousculade en 2021.

 

« Mais qui les a tués ? Pas la population laïque, pas le Hamas, mais eux-mêmes. Ce sont eux qui ont reçu l’autorisation [d’organiser les festivités de Lag B’Omer]. Au contraire, cela prouve qu’ils peuvent obtenir des autorisations que les laïcs n’obtiendraient jamais, parce qu’ils sont une force politique dont toutes les demandes sont acceptées ».

 

Netanyahou sur les lieux de la catastrophe du Mont Meron en 2021. Photo Rami Shllush

 

Voyez-vous une différence entre les Haredim et les sionistes religieux en ce qui concerne l’"hyperjudaïsme" et la façon dont il met en danger l’État ?

 

« Non, et pas non plus entre les [Haredim et le] public laïc. Bibi Netanyahou, par exemple, est le roi des hyperjuifs. Les laïcs comme lui, qui voient des éléments religieux dans leur identité juive, sont les plus hyperjuifs de tous ».

 

En d’autres termes, le public laïc, les sionistes religieux et les Haredim répondent tous à cette définition.

 

« Tout à fait. Par exemple, la plupart des juifs qui ne sont pas hyperjuifs dans leur âme se livrent à des actes hyperjuifs. La circoncision, par exemple, est un acte hyperjuif. Et aussi le suprémacisme juif ; penser que l’on ne peut rien partager avec quelqu’un qui n’est pas juif, c’est de l’hyperjudaïsme. Et aussi le fait de penser que l’identité juive est déterminée en fonction de la mère et non du père. Car quelle différence cela fait-il, l’essentiel est que vous ayez été éduqué de manière à en faire partie.

 

« Ainsi, quelqu’un qui dit qu’il est juif parce que sa mère est juive n’est pas du tout juif, c’est un hyper-juif, c’est-à-dire d’un peuple différent. Un peuple différent, tout simplement. Je propose donc que nous nous séparions. Les hyperjuifs ne méritent pas d’avoir un pays, parce qu’ils n’ont jamais eu de problème national, ils avaient un autre problème - celui de l’excès de judéité - mais le statut d’État n’est pas distribué sur la base de l’extrémisme conceptuel ».

 

Quelle est votre attitude aujourd’hui à l’égard de la société haredi ?

 

« Au niveau personnel, chaleur et compréhension. Au niveau des principes : une guerre mondiale. Parce qu’être un Haredi n’est pas légitime du point de vue public. Penser que la population laïque doit vous servir parce que vous étudiez toutes sortes d’absurdités, ou entretenir le racisme à l’égard des personnes laïques - c’est une société dont la conception publique est horrible, alors qu’y a-t-il à partager avec eux ?

 

« Nous parlons d’une mutation en termes d’attitude à l’égard de la sphère publique. Je vais vous donner un exemple. Entreriez-vous en voiture dans un quartier haredi le jour du shabbat ? Non, parce que vous pensez que cela les dérangerait. Mais c’est faux, le bruit de la voiture ne les dérange pas - ce qui les dérange, c’est qu’ils s’attendent à ce que vous, en tant que juif, ne profaniez pas le shabbat. En ce sens, les Haredim sont très agressifs ».

 

Que pensez-vous maintenant, après le 7 octobre, du débat sur le projet de loi. Croyez-vous que les Haredim accepteront d’être incorporés ?

 

« Non, il n’y a aucune chance que ça se produise. Le public laïc est assez naïf pour penser que les Haredim ne servent pas dans l’armée parce qu’ils épousent une sorte de valeur de ‘l’étude de la Torah comme mode de vie’. Mais c’est une plaisanterie. Ils ne veulent pas servir pour la même raison qu’ils ne servent pas non plus dans l’armée indienne - parce que, de toute façon, qu’est-ce que cela a à voir avec eux ? Pourquoi devraient-ils s’identifier à un système laïque ? Et la vérité, c’est que si le public laïc n’était pas composé d’hyperjuifs, cela ne pourrait pas se produire. Mais parce que, pour des raisons nationales, ils ont besoin de la suprématie sur les Arabes, ils ont besoin des Haredim, parce que c’est l’entreprise qui fabrique ce contenu, qui fournit un support de principe au nationalisme.

 

Court métrage de David Volach "Donkeys in the Holy Land" (Ânes en Terre Sainte)

 

À un moment de l’entretien, il pose son ordinateur portable sur la table du salon, en face de moi. Il se penche et rampe sous la table de son espace de travail, tirant toutes sortes de câbles, et réussit finalement à en extraire un, qu’il tend vers le salon. Volach se rend compte que je n’ai pas vu "Donkeys in the Holy Land", son court-métrage de 2018, et il est bien décidé à me le montrer. Il ne dure que cinq minutes, s’excuse-t-il en branchant le câble audio et en trouvant le film sur YouTube. « C’est un film d’éloge funèbre que j’ai écrit », marmonne-t-il en préparant la projection.

 

Le film s’ouvre sur un plan d’ânes marchant dans le désert. Silence autour d’eux, liberté, tranquillité. Puis il y a un plan spectaculaire d’un camion transportant un énorme conteneur, transparent et de couleur verte, à travers les panneaux de verre duquel on voit deux dauphins nager. L’image rappelle l’aquarium de Damien Hirst, mais ici les dauphins sont vivants, en perpétuel mouvement. Puis le camion se met en mouvement, prend de la vitesse, fonce sur la route. Sur ses flancs, des autocollants, dont certains sont déchirés, disent « Nous voulons le Moshiach [le Messie] maintenant » (en anglais), « Netanyahou est bon pour les Juifs » et « Dieu est le roi » (tous deux en hébreu). Les ânes observent avec indifférence les dangereux tonneaux du camion qui les dépasse. À la fin, la caméra révèle que cette aventure s’est terminée par une tragédie : Le camion est couché sur le côté de la route, détruit, et le réservoir d’eau géant est brisé et vide.

 

« Lorsque j’ai fait ce film, les gens m’ont demandé de quoi il s’agissait, ils pensaient qu’il s’agissait du retard par rapport au progrès, et je ne comprenais pas pourquoi ils ne voyaient pas qu’il s’agissait de la catastrophe, de toute l’histoire locale », explique Volach. « De mon point de vue, il s’agissait d’un éloge funèbre. J’ai dit : mon long métrage parle des hyperjuifs, du désastre qu’ils vont nous infliger, alors faisons quelque chose de très rapide sur la catastrophe. Quelque chose qui montre que tout cela ne finira pas bien, que cela finira très mal, parce qu’au bout du compte, ceux qui voyagent sauvagement s’écrasent ».

 

Quelques jours après notre entretien, Volach m’envoie un message et joint un fichier contenant des idées qu’il a écrites. Nous avons déjà parlé de la plupart d’entre elles, mais il souhaite les développer, les approfondir. Il me demande d’être précise sur son attaque contre les juifs extrémistes et sur l’avenir sombre qu’il prévoit pour le projet sioniste. Et ici et là, il insère aussi quelque chose comme des instructions de mise en scène, des conseils à l’auteure sur la manière de servir ces citations.

 

Malgré cela, il faut dire à son crédit que ce qui compte le plus pour lui, ce sont les idées. « Ce qui est triste, c’est que le prix le plus élevé que les Juifs paient aujourd’hui, après l’Holocauste, est le tabou de l’autocritique de la judéité », écrit-il. Ce qui était « un phénomène issu de faits culturels est devenu un monstre exigeant, avec zéro ouverture à l’autocritique ».

 

17/04/2024

FAUSTO GIUDICE
Le Syndicaliste professionnel, une satire des travers de la société
Une critique théâtrale


Fausto Giudice, 17/4/2024

J’ai eu l’occasion d’assister à la répétition générale d’une pièce de théâtre appelée à faire parler d’elle, en particulier dans le milieu associatif et militant. Intitulée Le Syndicaliste professionnel, il s’agit d’une comédie de mœurs qui allie humour mordant et satire politique et sociale, à travers son portrait plus vrai que nature d’un Bureau syndical en proie aux contradictions entre ses idéaux proclamés et ses pratiques réelles. Cette pièce nous offre un regard lucide sur les lâchetés, les préjugés et même les haines qui minent notre société contemporaine, tout en nous offrant un spectacle divertissant. 


Synopsis

Le Syndicaliste professionnel est centré sur un nouveau venu idéaliste qui se retrouve confronté à des apparatchiks à l’alignement zélé. Sami, récemment élu et seul « racisé » des douze membres d’un Bureau provincial de la CGT Education, se voit injustement pris pour cible par ses « camarades » : pour avoir pris trop au sérieux les Statuts de son syndicat et revendiqué l’égalité des droits tout en professant des opinions « minoritaires », et s’être révélé trop entreprenant et combatif dans la défense des droits des salariés, il est mis à l’écart et poussé à la porte car ses collègues craignent qu’il promeuve ses idées « hérétiques » en interne et leur fasse de l’ombre. Nous assistons à une tentative à la fois abjecte et désopilante de le forcer à démissionner du fait de ses convictions politiques (notamment sur la Palestine, au moment du génocide israélien contre Gaza), croyances et pratiques religieuses, et de son rejet de toute compromission sur les principes, qui hérissent ses pairs : ceux-ci se croyaient tolérants et révolutionnaires avant son arrivée, mais se sont découverts timorés et pétris des préjugés qu’ils prétendent combattre lorsqu’ils ont été confrontés à cet « hurluberlu » trop différent. Voulant à tout prix retrouver leur entre-soi, ils décident de se débarrasser de l’intrus. Les onze autres membres du Bureau se liguent donc contre lui pour l’exclure purement et simplement, et orchestrent un procès kafkaïen qui bafoue les droits les plus élémentaires à la défense, les chefs d’accusation étant opaques et changeant constamment, et le verdict étant écrit d’avance. Les procédés les plus déloyaux sont déployés, de la mauvaise foi à la calomnie collective : Sami sera accusé d’avoir traité un camarade de « mécréant » et menacé de poursuites judiciaires sur la base de cette calomnie, afin de le faire passer pour un extrémiste et de l’intimider. La situation deviendra rapidement incontrôlable, culminant en des manœuvres de déstabilisation professionnelle sur son lieu de travail (deux de ses « camarades » du Bureau enseignent dans son établissement) et une menace d’agression physique et des accusations d’apologie du terrorisme, la solidarité avec la cause palestinienne et l’à-plat-ventrisme généralisé étant centraux dans ce contexte post-7 octobre.

Ce qui rend cette pièce si marquante, c’est son mélange habile d’absurdité comique et de réalisme poignant. Les dialogues, qui peuvent sembler mortellement insipides au premier abord, sont en réalité ciselés avec une précision redoutable, et soulignent avec brio les tensions personnelles et d’ordre éthique et idéologique qui alimentent le conflit. Au fur et à mesure que la frustration monte face à l’obstination de Sami à faire respecter le résultat des élections et à jouir pleinement de ses droits d’élu, et de sa revendication publique d’un soutien plus ferme au peuple palestinien à son heure de vérité, les échanges deviennent de plus en plus féroces, et certains protagonistes tombent le masque du défenseur syndical pour se révéler comme d’intransigeants inquisiteurs et gardiens du dogme, voire comme de véritables racailles. Plusieurs saillies hilarantes de personnages hauts en couleur rentreront dans l’anthologie, telles que « Arrête d’aller sur Google » (Jean-Edouard), « Je ne peux pas travailler avec un camarade qui m’insulte. Va te faire foutre 🖕 🖕 🖕 » (Sylvie), « Ici, c’est nous qui faisons les règles » (Daniel), « On s’aide mais on ne cède pas » (Karine), « Surprise, surprise » (Dagobert), « On a le droit de poser des questions à la CGT ? » (Célestin) et, cerise sur le gâteau, « Casse-toi ou je te casse la gueule » (François).

Mais au-delà de son aspect comique, Le Syndicaliste professionnel aborde des thématiques profondes et souvent dérangeantes. En mettant en scène les rivalités de personnes et de clans au sein d’un syndicat et la tension entre les prises de position courageuses et intègres et la simple posture ou gesticulation conformiste, la pièce nous invite à réfléchir sur les compromis moraux auxquels sont parfois confrontés ceux dont la vocation – voire le fonds de commerce – est de défendre les droits des salariés, des citoyens ou des peuples. Nous sommes amenés à réfléchir sur l’intériorisation de mécanismes d’oppression honnis lorsqu’ils sont déployés par les pouvoirs ou autorités en place, mais cyniquement réutilisés et même décuplés au sein de structures associatives prétendument démocratiques et attachées aux libertés : pour assouvir leurs sordides petites ambitions et défendre leur place et leur image, et s’attirer les bonnes grâces des instances nationales que Sami s’est avisé de critiquer publiquement comme trop poreuses à la propagande pro-israélienne en leur demandant un engagement pour la Palestine au moins commensurable à celui qu’elles ont manifesté pour l’Ukraine, les syndicalistes sont prêts non seulement à exclure du syndicat leur collègue et camarade, mais encore à le faire révoquer voire même condamner injustement à une peine de prison.

Cette pièce, qui semble (très librement) basée sur des faits réels, est accentuée par une ironie mordante, en particulier lorsque les membres du Bureau tentent d’invoquer la lutte contre le sexisme ou la défense de l’IVG et des droits LGBT pour justifier leur volonté d’éviction de Sami, qui ne s’est pas engagé sur ces questions sociétales. A ce sujet, une réplique lancée avec componction par Karine (« Nous sommes des femmes respectables ! Nous savons des choses ! ») parce que Sami a utilisé le terme d’ « hommage » au lieu du néologisme « femmage », une faute jugée impardonnable et présentée comme justifiant à elle seule la défiance irrévocable du Bureau, est à la fois hautement comique et emblématique de la manipulation cynique des idéaux dits progressistes à des fins de diversion voire d’exclusion, et montre comment les discours universalistes peuvent cacher une grande intolérance, qui éclate avec d’autant plus de violence qu’elle était inconsciente et refoulée. Un personnage en particulier bave littéralement de rage dans des diatribes haineuses qui glacent le sang.

Le racisme latent et les relents antireligieux sont au cœur de la pièce, nous confrontant de manière frontale à la réalité de la discrimination au sein même des organisations censées lutter contre elle : la violence de répliques telles que « Ta religion n’a rien à faire à la CGT » (Jean-Édouard), « On n’en a rien à foutre de tes convictions religieuses, mais tu m’emmerdes avec tes convictions religieuses, mais je m’en fous moi de tes convictions religieuses, et de toute façon je suis immunisée contre l’islamophobie. » (Marine, fille d’un notable), « Tu salis ta religion » (Sandra), ou même « Les islamistes du Khamas* ont violé, décapité et brûlé vifs 40 bébés » est tout simplement écœurante. Le spectateur a tout de même quelques satisfactions (spoiler alert) : malgré ce « haro sur le baudet » généralisé, l’ostracisé tient tête, et lorsque les membres du Bureau démontrent à la fois leur fébrilité et leur haine en lançant une campagne nationale pour présenter Sami comme un serpent qui « distille son venin », et y falsifient grossièrement ses déclarations pour le discréditer et rallier d’autres sections à leur lynchage, ils échouent lamentablement et finissent eux-mêmes désavoués, conspués et victimes de la « purge » stalinienne qu’ils avaient fomentée.

Conclusion

Comme toutes les comédies, Le Syndicaliste professionnel force délibérément le trait : il serait difficile de croire qu’un personnage tel que Sami soit crédible, ni qu’une telle concentration de veulerie, d’ignorance crasse et d’ignominie puisse se retrouver dans aucune association ou section syndicale, surtout s’agissant d’enseignants chargés de l’instruction et de l’éducation d’enfants et adolescents. Mais on comprend que l’exagération qui caractérise cet auteur dramatique, probablement promis à une belle carrière (Courteline, Molière, Corneille, Ionesco, de Obaldia et même Desproges viennent à l’esprit), est un cri d’indignation face à l’injustice, à l’indifférence et aux compromissions. On reconnait, derrière le personnage principal, la naïveté de Candide, l’intransigeance morale d’Alceste, le combat de Don Quichotte contre des moulins à vent et le panache de Cyrano de Bergerac luttant à un contre cent, figures auxquelles plusieurs fines allusions sont disséminées tout au long de la pièce. Et derrière la machine bureaucratique qui s’efforce de le broyer, en conjuguant absence totale de scrupules, bien-pensance béate et infantilisme abyssal, on identifie clairement la servitude volontaire décriée par La Boétie.

A travers ses personnages dignes de la Commedia dell’arte, qui sont un microcosme de notre société, Le Syndicaliste professionnel offre un regard sans concession sur les travers de la France contemporaine, gangrénée par les idéaux d’extrême droite et la tentation autoritaire propres au prétendu « arc républicain », qui brouille les frontières traditionnelles entre la gauche et la droite, le PCF – présence tacite mais tutélaire tout au long de la pièce – s’efforçant de s’y intégrer au prix de toutes les trahisons. Cette pièce rappelle également à quel point notre inconscient collectif reste marqué par notre passé colonial, et dénonce le deux poids deux mesures occidental en soulignant à maintes reprises les écarts entre le zèle pro-ukrainien de nos capitales et leur indifférence au génocide du peuple palestinien : « Nos belles âmes sont racistes », disait Jean-Paul Sartre, cité par Sami avec amertume.

Cette expérience théâtrale saisissante invite à la fois à rire, à réfléchir et à se remettre en question, tout en donnant espoir. En attendant sa première représentation publique, qui est d’ores et déjà attendue avec impatience, précisons qu’il est toujours possible de signer ici une pétition demandant un soutien sans ambiguïtés au peuple palestinien.

Note

*On reconnaît les pro-israéliens au fait qu’ils prononcent Khamas au lieu de Hamas, la consonne « kh » renvoyant, en hébreu comme en arabe, à ce qui est dégoûtant