Tribune collective sur le sommet Union européenne-Union africaine et les annonces qui devraient y être faites, notamment concernant l'intervention militaire française au Mali.
« Un moment décisif de la présidence française de l'Union européenne » : c’est ainsi que Franck Riester, ministre délégué au Commerce extérieur auprès du ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian, a qualifié début janvier le sommet Union européenne (UE)-Union africaine (UA) qui se déroulera à Bruxelles ces 17 et 18 février [1]. De fait, cet évènement sera sans doute le dernier acte de la comédie du président-pas-encore-candidat à laquelle assistent les ressortissants de l’UE, dont Emmanuel Macron assume une opportune présidence depuis le 1er janvier. Un rendez-vous qui devait venir conclure en beauté une partition initiée en novembre 2017, sur le jeune président refondateur des relations franco-africaines, et dont la petite musique s’est déroulée jusqu’au sommet Afrique-France de Montpellier : c’était compter sans les fausses notes liées aux rebondissements récents au Mali puis au Burkina Faso.
Un sommet de communication macronienne
Ce sommet devait en effet être la vitrine européenne des efforts de communication français. « L'UE souhaite demeurer à tous égards, le premier partenaire de l'Afrique sur le plan économique, commercial, mais aussi en matière de sécurité, d'aide publique au développement et humanitaire », déclarait le même Franck Riester, faisant peu de mystère de l’intérêt pour Paris d’une telle stratégie « européenne ». L’obsession récurrente du verrouillage des migrations et l’avenir des « accords de partenariat économique » (APE) devraient constituer des volets importants des discussions, dans un contexte de libéralisation continue de l’économie africaine, incarné notamment par la Zone de libre-échange africaine (ZLECAf, dont la structuration se poursuit [2]). Mais l’Elysée pouvait aussi espérer utiliser ce sommet pour mettre en scène le « renouveau » qu’Emmanuel Macron tente d’incarner, en matière de politique africaine comme ailleurs. Le « jeune » président, qui aime à rappeler qu’il n’a pas connu l’époque de la colonisation, entend ainsi à nouveau s’afficher au côté du Rwandais Paul Kagame, ennemi d’hier pour Paris et désormais figure africaine de la réussite d’un modèle ultralibéral sur le plan économique – et verrouillé sur le plan politique. Le changement de nom de l’Agence française de développement (AFD), dont le principe a été acté lors du sommet de Montpellier, pourrait aussi être concrétisé à cette occasion, au nom de la priorité européenne donnée au « développement », quelques jours avant l’entrée en campagne officielle d’Emmanuel Macron.
Surtout, cet évènement devait être l’opportunité rêvée pour afficher l’européanisation de l’intervention militaire française au Sahel, par la montée en puissance de la Task Force Takuba, une mobilisation des forces spéciales de différents Etats membres en appui à l’armée malienne, permettant de justifier le retrait d’une partie du contingent de l’opération Barkhane.
La France enlisée, Takuba enterrée
Cette évolution du dispositif militaire tricolore au Sahel, en discussion depuis le début de l’année 2021, s’était subitement accélérée début juin 2021, Emmanuel Macron prenant même de court sa propre diplomatie et son état-major en brandissant la menace d’un retrait des troupes françaises du Mali. L’Élysée entendait ainsi répondre à la contestation croissante de Barkhane sur place, nourrie par les humiliations quotidiennes et la multiplication de bavures meurtrières [3], mais aussi et surtout dans la classe politique et l’opinion publique françaises, au vu de l’enlisement de cette opération. Pour désamorcer la colère de la rue malienne, dont les militaires au pouvoir à Bamako depuis mai 2021 essaient de tirer leur légitimité, le calcul à Paris depuis l’été dernier était de faire oublier le drapeau français, pour mettre en avant un nouvel étendard : présentée commune une force « européenne », la Task Force Takuba restait pourtant un artefact de l’interventionnisme français, puisque le protocole établi en mars 2020 avec les autorités maliennes d’alors prévoit que les pays contributeurs doivent obtenir le feu vert de la France pour participer à l’opération [4] et que la force Takuba reste subordonnée au commandement de Barkhane. Comment s’étonner, dès lors, que le ressentiment légitime contre la politique africaine de la France (qui s’est régulièrement ingérée dans les affaires maliennes depuis 2013, jusque dans le choix des Premiers ministres ou encore en bloquant toute négociation politique avec certains groupes armés) se reporte sur ses partenaires européens, comme le Danemark dont les forces spéciales ont récemment dû quitter le pays à la demande de Bamako ?
Au final, c’est plutôt l’enterrement de la force Takuba qui devrait être entériné lors de ce sommet, tandis que l’Assemblée nationale française attend de débattre de l’avenir de la présence de son armée au Sahel, sans grand suspens sur un redéploiement vers la Côte d’Ivoire et peut-être le Niger. Ces deux pays, dont les dirigeants sont particulièrement favorables aux intérêts français, donneront ainsi à voir ce qui est depuis 1960 un leitmotiv de l’armée française : l’adaptation du dispositif de maillage militaire français en fonction du contexte et des contraintes et opportunités du moment [5]. Et, comme l’a assuré le chef d’état-major français, la « lutte contre le terrorisme au Sahel » va rester une priorité de Paris : celle-ci pourrait se traduire par un renforcement des bombardements aériens et de nouvelles « frappes signature » par drones (éliminations sur la base d'un comportement considéré comme suspect, en principe proscrites par le droit humanitaire international [6]) qui risquent d'accroître le nombre de victimes civiles et qui ne règlent aucun des problèmes de fond auxquels sont confrontés les pays de la région.
Effet boomerang de l’indignation sélective
Emmanuel Macron ne manquera pas d’étriller une nouvelle fois le manque de légitimité des putschistes maliens, et peut-être aussi leurs homologues burkinabè, tout en s’affichant tout sourire avec d’autres dirigeants pourtant eux-mêmes issus de coups d’État plus ou moins récents : le Tchadien Mahamat Idriss Déby, propulsé au pouvoir en violation flagrante de la Constitution à la mort de son père en avril 2021 ; le Togolais Faure Gnassingbé, qui a connu le même destin en 2005 au prix d’une répression encore plus féroce ; le Gabonais Ali Bongo, qui poursuit lui aussi « l’oeuvre » de son défunt père depuis 2009 ; l’Ivoirien Alassane Ouattara, arrivé au pouvoir en 2011 grâce à l’aide de l’armée française et auteur d’un coup d’État constitutionnel en 2020 en briguant un troisième mandat ; ou encore le Camerounais Paul Biya et le Congolais Denis Sassou Nguesso, depuis des décennies à la tête de leur pays et qui se sont débarrassés de toute limitation constitutionnelle du nombre de mandats présidentiels ; etc.
Aux mêmes causes, les mêmes effets : les nouvelles déclarations martiales de la France « présidente » de l’UE seront autant d’huile sur le feu qui amènera logiquement à un rejet encore plus évident de la politique africaine de Paris et, par entraînement, de ses alliés européens. La rue malienne et, plus largement, les sociétés civiles africaines ne sauront se satisfaire des justifications liées aux sanctions africaines telles que celles prises par la CEDEAO. D’une part car Paris n’a eu de cesse de pousser à la roue pour accroître l’isolement diplomatique du pouvoir malien, Jean Castex expliquant même aux parlementaires français, le 2 février : « La position de la France [, c’est] la recherche d'une réponse multilatérale avec les Etats africains principalement concernés, et c'est ce à quoi nous nous employons avec l'Union européenne. » D’autre part car même si la CEDEAO n’est évidemment pas une simple courroie de transmission des volontés de Paris, l’essence même de la Françafrique est de reposer sur des élites africaines qui ont parfaitement assimilé les intérêts français, qui recoupent les leurs. Tels des Félix Houphouet-Boigny ou des Omar Bongo des temps modernes, malgré une envergure politique bien moindre, nombre de chefs d’État africains qui joueront à Bruxelles la partition macronienne ne feront qu’alimenter le ressentiment « anti-Françafrique » que nous dénoncions déjà au moment du sommet de Pau, en janvier 2020 [7]. Quant aux sanctions qui frappent injustement la population malienne, elles rappellent la servilité volontaire des États membres de l’Union monétaire ouest-africaine et le maintien de leurs liens avec le Trésor français : elles font ainsi voler en éclats un autre mythe du quinquennat, la « fin du CFA » décrétée par Emmanuel Macron et Alassane Ouattara à Abidjan fin 2019, puisque c’est la Banque centrale gérant cette monnaie néocoloniale qui applique les sanctions.
Les Européens ont certes raison de s’inquiéter du déploiement de mercenaires russes au Mali : le bilan de leur intervention en Centrafrique s’écrit lui aussi en lettres de sang. Mais c’est le résultat catastrophique d’un entêtement français, qui mène dramatiquement certains dirigeants à jouer de la concurrence des impérialismes à défaut de pouvoir reconquérir leur souveraineté. Si une issue à l’embourbement français au Sahel doit être trouvée, ce n’est sûrement pas en jugeant un régime issu d’un coup d’État depuis Paris ou Bruxelles tandis qu’on s’affiche avec d’autres chefs d’État illégitimes, mais bien en reconnaissant enfin les immenses responsabilités historiques et contemporaines de la France et en actant une fois pour toutes un agenda de retrait intégral et inconditionnel de l’armée française d’Afrique.
Signataires :
Boubacar Boris Diop, écrivain, Sénégal ;
Demba Karyom Kamadji, Tournons la Page-Tchad ;
Gounoung Vaima Gan-Fare, Secrétaire général de l’Union des syndicats du Tchad ;
Max Loalngar, coalition d'opposition et de la société civile Wakit Tama, Tchad ;
Issa Ndiaye, universitaire et ancien ministre, président du Forum civique Mali ;
Jacques Ngarassal Saham, Tournons la Page-Tchad ;
Pauline Tétillon, co-présidente de Survie, France ;
Maikoul Zodi, Coordinateur de Tournons la Page-Niger.
Notes
[1] « Sommet UA-UE : l’Afrique attend des accords commerciaux à bénéfices partagés », La Tribune, 17 janvier 2022, https://afrique.latribune.fr/economie/strategies/2022-01-17/sommet-ua-ue-l-afrique-attend-des-accords-commerciaux-a-benefices-partages-902086.html
[2] « ZLECAf : les bases sont jetées pour un rapide envol en 2022 », Afrique Renouveau – Nations unies, 13 janvier 2022, https://www.un.org/africarenewal/fr/magazine/janvier-2022/zlecaf-les-bases-sont-jet%C3%A9es-pour-un-rapide-envol-en-2022
[3] « Mali : l’ONU conclut que le groupe touché par une frappe aérienne à Bounty était majoritairement composé de civils », ONU Info, 30 mars 2021, https://news.un.org/fr/story/2021/03/1092952
[4] « Quels sont les accords qui encadrent les interventions militaires au Mali ? », The Conversation, 28 janvier 2022, https://theconversation.com/quels-sont-les-accords-qui-encadrent-les-interventions-militaires-au-mali-175869
[5] Lire T. Borrel et Y. Thomas, « L’Afrique francophone dans la nasse militaire française », in T. Borrel, A. Boukari-Yabara, B. Collombat, T. Deltombe (dir.), L'Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique (Seuil, 2021)
[6] Lire Rémi Carayol, « Sahel : les frappes de l’armée française dans le collimateur », Mediapart, 28 juin 2021, https://www.mediapart.fr/journal/international/280621/sahel-les-frappes-de-l-armee-francaise-dans-le-collimateur
[7] « Sommet de Pau: sentiment anti-français ou sentiment anti-Françafrique? », tribune collective, 12 janvier 2020, https://blogs.mediapart.fr/les-invites-de-mediapart/blog/120120/sommet-de-pau-sentiment-anti-francais-ou-sentiment-anti-francafrique
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