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28/07/2022

FINTAN O'TOOLE
La leçon irlandaise sur l'interdiction de l'avortement

Fintan O’Toole, The New York Review of Books, 18/8/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Fintan O'Toole (1958) est chroniqueur au quotidien Irish Times et titulaire de la chaire Leonard L. Milberg de lettres irlandaises à Princeton. Son livre le plus récent, We Don't Know Ourselves : A Personal History of Modern Ireland, a été publié aux USA en mars 2022. @fotoole

 

Si l'objectif des interdictions de l'avortement est de réduire le taux d'interruptions de grossesse, l'expérience irlandaise montre à quel point elles sont inefficaces.

Une foule célébrant l'abrogation du huitième amendement de la Constitution irlandaise, qui interdisait l'avortement, Château de Dublin, mai 2018. Niall Carson/PA Images/Getty Images

En 1973, peu après que la Cour suprême des USA eut établi un droit à l'avortement dans l'affaire Roe contre Wade, Charles E. Rice concluait que « le remède essentiel au problème de l'avortement est un amendement constitutionnel ». Rice est une figure importante de l'histoire intellectuelle du mouvement anti-avortement qui connaît aujourd'hui, avec la récente annulation de Roe, son moment de triomphe. Il a cofondé le Parti conservateur de l'État de New York, formé par ceux qui considéraient le Parti républicain comme trop libéral ; l'un de ses écrits académiques est une attaque contre la loi sur le droit de vote de 1965. En tant que professeur de droit constitutionnel, il a fait de l'université Notre Dame, dans l'Indiana, un bastion de la pensée juridique catholique conservatrice, dont l'influence s'est pleinement épanouie lorsque Donald Trump a nommé Amy Coney Barrett, collègue et associée de Rice, à la Cour suprême.

Mais en 1973, Rice désespérait de la possibilité que la Cour suprême, même dominée par les républicains, annule Roe. Il espérait plutôt un amendement constitutionnel qui serait "sans équivoque" en interdisant à la fois l'avortement et toutes les formes de contraception qui pourraient être considérées comme "abortives" : « Afin d'empêcher l'octroi de licences et la distribution légale d'abortifs, l'amendement constitutionnel sur l'avortement doit interdire l'avortement à chaque étape, en commençant par le moment de la conception ».

Aux USA, c'était un pur fantasme. Les conditions sociales et politiques nécessaires à l'adoption d'un tel amendement constitutionnel n'existaient pas. À l'époque, même les chrétiens évangéliques étaient réticents à s'engager sur la question de l'avortement, qu'ils avaient tendance à considérer comme une obsession catholique particulière (et suspecte). Mais il y avait un endroit où l'idée de Rice pouvait être expérimentée : l'Irlande. En 1981 et 1982, lorsque des militants catholiques irlandais de droite ont élaboré le libellé d'une proposition d'amendement anti-avortement à la constitution du pays, Rice était l'homme dont ils suivaient le plus fidèlement les conseils et les orientations. Ces militants ont demandé et obtenu l'approbation de Rice pour le texte qui est devenu, en 1983, le huitième amendement. Pour les conservateurs catholiques qui semblaient alors être du mauvais côté de l'histoire des USA, la victoire en Irlande était le signe avant-coureur d'un avenir usaméricain possible. Maintenant qu'ils sont, apparemment, du bon côté de l'histoire usaméricaine, ils feraient bien de se rappeler que leur victoire irlandaise s'est avérée être une victoire à la Pyrrhus.

Ces conservateurs usaméricains s'intéressaient à l'Irlande en partie parce que nombre d'entre eux (dont Rice) étaient des Irlando-Américains et en partie parce que le vieux pays offrait la perspective d'une victoire facile. Pour illustrer le fait de prêcher à des convaincus, il serait difficile de faire mieux que d'envoyer des missionnaires catholiques conservateurs des USA en Irlande. Le divorce était interdit, non seulement par la loi mais aussi dans le texte de la constitution irlandaise. L'importation et la vente de contraceptifs étaient interdites. Les lois contre la « grossière indécence » en vertu desquelles Oscar Wilde avait été persécuté en Angleterre en 1895 étaient toujours en vigueur en Irlande. Le fait d'avorter ou de pratiquer un avortement était passible de la prison à vie.

L'Irlande était un endroit où ce qu’ils voyaient comme la pourriture de la permissivité ne s’était pas encore installée. Il existait encore, dans le monde anglophone, une île de sainteté, un endroit où l'Église et l'État étaient encore si étroitement liés que l'on pouvait compter sur le gouvernement pour appliquer les dogmes religieux en tant que droit civil et pénal. Si l'Irlande pouvait continuer à garder la tête au-dessus des eaux montantes de la dépravation et de la décadence, la marée de la réforme sexuelle et reproductive qui balayait alors le monde occidental pourrait être retenue - et finalement inversée. Comme l'avait dit Rice en 1973, citant un ancien idéologue anti-avortement, « Il est d'une importance transcendante qu'il y ait dans ce monde chaotique un point d'appui, aussi petit soit-il, qui s'oppose au déluge d'immoralité qui nous submerge ».

L'un des objectifs de cet effort missionnaire était d’effrayer les femmes irlandaises à propos de la pilule. Le premier conférencier usaméricain à se rendre en Irlande après l'arrêt Roe contre Wade a été Herbert Ratner, un éminent médecin de Chicago et un catholique converti qui a averti son public que la pilule était une « guerre chimique contre les femmes ». S'exprimant à Cork en septembre 1976, il a énuméré soixante-quatorze des effets secondaires de la pilule, parmi lesquels « la perte du plaisir sexuel, la dépression, les maladies psychiatriques, le diabète, l'obésité, la stérilité, les fibromes, le cancer de l'utérus, la perte de cheveux et les dommages chromosomiques ». Il ajoutait : « Lorsque vous avez une migraine et que vous prenez la pilule, vous êtes en danger immédiat d'accident vasculaire cérébral ».

Mais l'autre objectif était de faire de l'avortement ce qu'il n'avait encore jamais été en Irlande : une question politique. Il était déjà proscrit par la législation victorienne qui restait en vigueur depuis le XIXe siècle, lorsque l'Irlande faisait encore partie du Royaume-Uni. Aucun parti politique important n'était en faveur de l'abrogation de ces lois. Un petit nombre de radicaux défendaient le droit à l'avortement, mais la plupart des féministes et des libéraux étaient bien plus préoccupé·es par la contraception, le divorce et d'autres formes de discrimination légalisée à l'égard des femmes. Ce qui importait pour les USAméricains, cependant, ce n'était pas cette réalité irlandaise indigène, mais la possibilité que l'Irlande puisse leur offrir un triomphe par procuration pour remonter leur propre moral et leur donner de l'espoir pour l'avenir.

En novembre 1973, un prêtre catholique usaméricain, le père Paul Marx, arrive à l'aéroport de Dublin. Dans son bagage à main se trouvaient trois bouteilles contenant chacune, selon lui, le fœtus d'un bébé avorté. Comme le rapporte un journal irlandais, « les petits corps dans le sac du père Marx étaient âgés de 10 à 16 semaines. Tous avaient des formes humaines parfaitement formées ». Marx a atterri à Dublin le jour même où Mary McGee, une mère mariée de quatre enfants qui avait souffert d'accidents vasculaires cérébraux pendant ses grossesses, entamait un procès devant la Cour suprême irlandaise contre la saisie par le gouvernement d'une gelée contraceptive qu'elle avait tenté d'importer l'année précédente. Il a effectué deux tournées en Irlande en 1973. Des ordres religieux catholiques lui ont donné accès à leurs écoles, où il a montré aux élèves des diapositives en couleur de ce qu'il disait être un avortement, ainsi que des fœtus dans des bouteilles.

En 1976, lorsqu'il est retourné en Irlande, Marx avait remplacé les diapositives par un film, représentant (selon des articles de journaux de l’époque) « un véritable avortement avec l'aspiration de l'utérus. Ce qui en était extrait était versé dans un tamis, puis la caméra faisait un zoom sur des membres décapités [sic] ». Si les jeunes spectateurs ont été traumatisés par ces images, l'effet était délibéré. Marx insistait sur le fait qu' « il était impossible de toucher les gens sans les choquer ». Lors d'une manifestation de Marx au couvent de la Pitié à Galway, par exemple, « un certain nombre de personnes se sont trouvées mal ». La mère supérieure a reconnu que le film était "horrible", mais a insisté sur le fait que sa projection "valait la peine" en tant qu'avertissement du "danger et des défis" d'une "société de plus en plus libertine". Le but était d'inculquer, en particulier aux adolescentes, une horreur non seulement de l'avortement mais aussi des résultats présumés du laxisme sexuel.

L’idée-fixe sous-jacente de ces pionniers du mouvement anti-avortement usaméricain reste familière dans la vision du monde de l'extrême droite aux USA et en Europe : le déclin prétendument catastrophique des populations blanches. (D'où le fait que Mary Miller, membre républicaine du Congrès, ait récemment salué l'annulation de l'arrêt Roe contre Wade comme une « victoire historique pour la vie blanche »). L'avortement n'était, pour eux, ni plus ni moins mauvais que la contraception - tous deux avaient pour effet de limiter la production nécessaire de bébés blancs. L'écrasement par l'Irlande des droits reproductifs des femmes a eu l'effet désirable de les forcer à produire des familles nombreuses, faisant du pays une exception qui (selon cette façon de penser) devrait être la règle. Marx, lui-même né dans une famille catholique de dix-sept enfants dans le Minnesota, affirmait que « l'Irlande est le seul pays développé avec un bon taux de natalité reproductive. Tous les autres pays développés sont en train de mourir. Il serait dommage que l'Irlande suive le mouvement et légalise l'avortement ».

Ce qui était rarement dit, cependant, c'est que l'Irlande avait en fait des incitations spéciales pour que les femmes avortent en secret. Bien que les attitudes aient évolué dans les années 1970 et au début des années 1980, les systèmes irlandais de répression organisée à l'encontre des femmes enceintes hors mariage sont restés intacts. Les filles et les femmes jugées comme représentant un danger moral pour elles-mêmes ou pour autrui étaient incarcérées en tant que « pénitentes », souvent sans procédure légale, dans les blanchisseries Madeleine où elles devaient effectuer des travaux forcés dans des conditions difficiles. (La dernière de ces institutions n'a fermé qu'en 1996).

En août 1982, Eileen Flynn a été renvoyée de son poste de professeur d'anglais et d'histoire au couvent Holy Faith dans la ville des ancêtres de John F. Kennedy, New Ross, comté de Wexford. Elle n'était pas mariée mais avait récemment donné naissance à un petit garçon et vivait avec le père du bébé. Lorsqu'elle a fait appel de son licenciement devant les tribunaux, le juge, dans sa décision, a estimé que les religieuses avaient en fait été « beaucoup trop indulgentes » en ne licenciant pas Flynn plus tôt. Il a déclaré à Flynn qu'elle avait de la chance car « dans d'autres endroits, des femmes sont condamnées à mort pour ce genre de délit ». Le message implicite adressé à toute femme tombant enceinte hors mariage était qu'elle devait trouver un moyen d'interrompre sa grossesse sans que personne ne le sache. C'est ce que font des milliers d'Irlandaises, qui se rendent discrètement en Angleterre pour se faire avorter. Aucune d'entre elles, à l'époque, n'en parlait.

En 1981, alors que je commençais à travailler comme journaliste indépendant à Dublin, j'ai vu dans mon quartier une affiche annonçant une réunion publique. Son but était d'exiger que l'Irlande organise un référendum pour insérer dans sa constitution une clause garantissant la protection des « non-nés » dès le moment de la conception. Je me suis rendu, avec mon amie, au lieu de la réunion : une grande maison géorgienne située sur un vaste terrain appelé Temple Hill. Elle possédait une annexe moderne de deux étages que je croyais être un petit hôpital pour enfants. Il s'agissait en fait d'une sorte d'entrepôt pour les bébés dont les mères avaient, sous la contrainte morale et verbale, renoncé à leurs droits parentaux. Les enfants y étaient gardés en attendant d'être adoptés par de bons parents catholiques, dont certains étaient usaméricains. Souvent, le nom de la mère biologique était effacé de l'acte de naissance, comme si elle n'avait jamais existé. Pour les femmes enceintes et non mariées, c'était l'alternative irlandaise officielle à l'avortement.

Temple Hill était géré par un ordre de nonnes, les Sœurs de la Charité. Je ne l'avais pas réalisé à l'époque, mais l'un de leurs clients était le prêtre le plus connu d'Irlande, Michael Cleary, un artiste médiatique exubérant qui avait fait office de maître de cérémonie lorsque le pape Jean-Paul II avait dirigé une vaste messe en plein air pour des centaines de milliers de jeunes à Galway en 1979. Cleary avait mis enceinte son amante de vingt ans, Phyllis Hamilton. Après qu'elle eut donné naissance à leur fils Michael Ivor en 1970, Cleary l'a baptisé, puis un de ses amis a conduit la mère et l'enfant à Temple Hill.

Selon Hamilton, dans ses mémoires intitulées Secret Love (1995), « Je me sentais impuissante à protester ; je n'avais aucun contrôle sur ce qui se passait ». Elle a confié son bébé à une religieuse « comme si je lui remettais mon âme ». Trois semaines plus tard, alors qu'elle n'avait pas encore signé les papiers d'adoption, elle a changé d'avis et a voulu garder son bébé après tout. Appelant Temple Hill pour s'en expliquer, la femme qui lui a répondu au téléphone (presque certainement une religieuse) lui a dit : « Petite salope égoïste. Ce bébé a été placé dans un très bon foyer et vous devriez en être très reconnaissante ». Lorsque Hamilton a dit à Cleary qu'elle voulait garder le bébé, il « s'est mis en colère... et m'a dit à quel point j'étais immature ». Elle a signé les papiers d'adoption.

Lors de la réunion anti-avortement à laquelle j'ai assisté en 1981, la supérieure, Sœur Frances, était assise sur l’estrade. Face à elle se trouvait une rangée de jeunes infirmières en uniformes blancs amidonnés à col haut et coiffées de coiffes blanches pointues. Après que les orateurs eurent mis en garde contre le danger moral auquel était confrontée l'Irlande et exhorté la foule à exiger un référendum « pro-vie », quelqu'un de la campagne a demandé des volontaires. Après un court silence, Sœur Frances, la supérieure, a désigné des jeunes infirmières individuelles et les a proposées comme activistes. Aucune d'entre elles n'a dit un mot. Elles ont simplement signé de leur nom sur la feuille.

Il me semblait alors sinistrement évident que, bien que cette idée d'inscrire dans la constitution l'interdiction d'une procédure déjà interdite par la loi soit absurde, le référendum aurait lieu et serait adopté. L'avortement se transformait, comme il le ferait en Amérique, d'une réalité physique en un marqueur d'identité. L'identité majoritaire en Irlande à l'époque était encore définie par la loyauté au catholicisme orthodoxe. Les expériences réelles des femmes qui ont avorté - leurs vies, leurs situations, leurs choix concrets - ont été occultées avec succès. La vie telle qu'elle était réellement vécue en Irlande ne pesait pas très lourd dans la balance par rapport à la "Vie" en tant que concept pour lequel on pouvait être "pro". La satisfaction de déclarer au monde que l’arrêt impie Roe contre Wade ne serait jamais suivi de notre côté de l'Atlantique a donné à l'Irlande catholique un sentiment exagéré de sa propre importance.

Michael Woods, le ministre de la Santé du gouvernement irlandais qui a introduit la législation pour le référendum anti-avortement, a demandé au parlement de Dublin de noter que « l'expérience américaine est particulièrement pertinente. Certains disent qu'il y a eu un holocauste américain ». Woods a semblé suggérer que l'Irlande pourrait ouvrir la voie au salut de l'USAmérique : « Si nous, en tant que peuple, marquons notre respect pour la vie et la dignité des enfants à naître, qui sait quelles répercussions peuvent se produire dans le monde qui a perdu sa révérence pour la vie dans l’utérus ».

Pendant la campagne référendaire, les groupes usaméricains anti- avortement ont envoyé des conférenciers et des organisateurs en Irlande. La Conférence des évêques catholiques des USA a expédié des brochures en couleur montrant « les horreurs de l'avortement » et l'organisation de Marx, Human Life International, a envoyé des milliers de sollicitations par courrier direct à des groupes irlando-américains et catholiques usaméricains afin de recueillir des fonds pour la cause irlandaise. Ces efforts étaient superflus : l'amendement constitutionnel a été adopté par deux voix contre une, un résultat qui n'avait jamais vraiment fait de doute. Au moins un État démocratique occidental avait fixé une limite : il n'y aurait jamais, au grand jamais, d'avortement en Irlande.

Du point de vue des conservateurs catholiques usaméricains, ce triomphe était une expérience menée dans des conditions de laboratoire parfaites, une bataille menée sur un terrain favorable et contre des ennemis négligeables. Mais cela n'a pas marché. Elle a échoué dans son objectif spécifique, qui était d'empêcher les femmes irlandaises d'avorter. Et elle a échoué dans sa mission plus large. L'idée derrière l'amendement constitutionnel de 1983 était d'utiliser la question émotive de l'avortement comme un rempart contre le changement social. Il était destiné à contrôler l'avenir, à projeter le pouvoir du catholicisme conservateur dans les décennies à venir. Elle était censée agir comme une frontière infranchissable que l'Irlande ne pourrait jamais dépasser. Au lieu de cela, elle n'a servi qu'à discréditer l'idéologie même qu'elle était censée soutenir. Elle a causé une grande misère. Elle a entretenu une culture de la honte et du silence. Elle a même tué des femmes. Mais tout cela, en fin de compte, n'a servi à rien. Même du point de vue de ceux qui y croyaient le plus passionnément, ce projet réactionnaire s'est avéré avorté.

Ce qui s'est passé en Irlande après le coup d'État constitutionnel de 1983 a mis en évidence les trois grands problèmes des interdictions légales de l'avortement. Le premier de ces problèmes est la réalité corporelle. La prohibition a autant de succès dans ce domaine de la vie humaine qu'elle en a eu pour l'alcool et les drogues. Elle ne diminue pas le nombre de grossesses que les femmes ne peuvent ou ne veulent pas mener à terme. En 1985, après l'adoption du huitième amendement, 3 888 Irlandaises ont été enregistrées comme ayant subi un avortement en Grande-Bretagne. En 1991, ce chiffre était de 4 154 ; en 2001, il était de 6 673. Les chiffres ont commencé à diminuer quelque peu par la suite, mais uniquement parce que les Irlandaises trouvaient le moyen de se procurer des pilules abortives sans quitter le pays. Si l'objectif des interdictions d'avortement est de réduire le taux d'interruptions de grossesse, l'expérience irlandaise montre à quel point elles sont inefficaces. Certaines femmes et jeunes filles pauvres, vulnérables ou très jeunes peuvent être contraintes de porter des bébés qu'elles ne veulent pas, mais une politique dont le succès dépend de l'appauvrissement et de l'impuissance des femmes n'est pas facile à maintenir dans une société ouverte.

Le deuxième problème mis en évidence par le cas irlandais est que, pour le projet anti-avortement, l'absolutisme est à la fois impératif et impossible. Le noyau idéologique du mouvement est le dogme théologique catholique (relativement récent) selon lequel la personne humaine existe pleinement au moment précis de la fécondation de l'ovule. Dès lors, le zygote a la même valeur morale et les mêmes droits juridiques que tout autre être humain, en particulier sa mère.

Cette croyance peut sembler absurde à ceux qui ne la partagent pas, mais pour ceux qui la partagent, elle impose un devoir d'être extrême. Il n'y a pas de réponse modérée acceptable à un massacre de masse. Les analogies avec l'Holocauste sont monnaie courante dans la littérature anti- avortement : Rice, par exemple, a soutenu que le principe consistant à autoriser l'avortement si un enfant risque de naître avec de graves malformations était « le même que celui qui sous-tendait l'extermination des Juifs par les nazis ». Ces comparaisons sont, pour ceux qui acquiescent à leur validité, coercitives - si vous les acceptez, la nuance et la retenue sont de terribles échecs moraux. Même des lois draconiennes sont justifiées pour empêcher cette extermination de masse. Toute nuance de gris brouille la vision en noir et blanc sur laquelle repose l'argument anti- avortement.

La difficulté est que cet extrémisme nécessaire est aussi, dans une démocratie, politiquement insoutenable. Même dans l'Irlande catholique de 1983, les militants anti-avortement n'ont pas pu rédiger une interdiction absolutiste de l'avortement en toutes circonstances. Ils ont concédé, avec l'approbation de Rice, une formule dans laquelle l'État irlandais garantirait « le droit à la vie de l'enfant à naître », mais en tenant « dûment compte du droit égal à la vie de la mère ». C'était assez extrême en soi - il n'y avait aucune exception, même pour le viol ou l'inceste. Mais cela n'en était pas moins fatal à l'ensemble du projet. Cela sapait la force de l'absolutisme. Cela signifiait que les tribunaux irlandais devraient autoriser les avortements, même dans les circonstances très limitées où la mère était en danger de mort.

Les anti-avortement étaient aveugles à cette contradiction parce que leurs croyances sont enracinées non pas dans la loi mais dans la doctrine religieuse. Le catholicisme a une façon simple de sortir de ce dilemme. Si un médecin retire un fœtus d'une femme qui a, par exemple, une grossesse extra-utérine, il n'y a pas de problème car l'interruption de la grossesse n'est pas l'intention première. Il s'agit simplement d'un effet indirect, ce qui signifie que l'avortement n'est pas un avortement. Cette casuistique convient aux théologiens, mais elle ne fonctionne pas pour les juges ou les médecins.

Ou, bien sûr, pour les femmes ou les jeunes filles enceintes dont la vie est en danger. Dans le cas irlandais, le triomphe conservateur du huitième amendement a commencé à s'estomper en 1992, lorsque la Cour suprême a été confrontée au cas de Mlle X, une jeune fille de quatorze ans qui était tombée enceinte à la suite d'un viol et qui souhaitait, avec le soutien de ses parents, se faire avorter en Angleterre. Une juridiction inférieure, à la demande du procureur général irlandais, avait décidé que Mlle X ne devait pas pouvoir quitter l'Irlande, c'est-à-dire qu'elle devait être incarcérée dans le pays. Mais la Cour suprême, après avoir entendu les preuves que l'enfant était suicidaire, a décidé que son droit égal à la vie signifiait qu'elle pouvait, après tout, voyager pour se faire avorter. Il s'est avéré que l'amendement constitutionnel, destiné à interdire à jamais tout avortement, avait en fait établi un droit à l'avortement dans certaines circonstances très limitées. Les conservateurs n'avaient plus qu'à se lamenter sur les effets de leur propre travail, mais ils n'ont jamais pu trouver une formulation textuelle qui effacerait de manière satisfaisante dans la loi le droit à la vie de la mère.

La révulsion suscitée par le traitement de Mlle X a également contraint le gouvernement irlandais à proposer d'autres amendements constitutionnels, dont un garantissant l'accès à l'information sur les services d'avortement à l'étranger et un autre assurant aux femmes leur droit de sortir du pays pour se faire avorter. Les conservateurs se sont sentis incapables de s'opposer à ces amendements. Pour ce faire, ils auraient dû plaider en faveur de la réalisation de tests de grossesse pour les femmes quittant l'Irlande et de l'interdiction des magazines ou des journaux contenant des informations sur l'avortement. Pourtant, en n'insistant pas précisément sur ces mesures, ils ont perdu l'intégrité de leur argument. Si l'avortement est un meurtre, des mesures aussi radicales seraient pleinement justifiées. Si elles ne sont pas justifiées, ce n'est pas un meurtre. En Irlande - comme c'est le cas aujourd'hui aux USA - l'ordre moral conservateur est devenu une question de lieu. Nous ne vous empêcherons pas d'avorter (et donc de tuer un bébé) tant que vous le faites en dehors de notre État. Si les conservateurs reculent devant les mesures répressives féroces nécessaires pour faire respecter leurs positions idéologiques, ils commencent à paraître cyniques et hypocrites. S'ils ne reculent pas devant l'autocratie pure et simple, ils semblent simplement fous.

Le troisième grand problème mis en évidence par l'expérience irlandaise est que, si les jeunes filles et les femmes pauvres et marginalisées sont les premières victimes sacrifiées, certaines femmes de la classe moyenne et bien éduquées finiront également par être tuées pour la cause de la vertu anti-avortement. De par leur nature, les lois anti-avortement ne peuvent être claires. Elles enterrent des réalités physiques, sociales et psychologiques complexes dans des phrases abstraites qui ne peuvent jamais être adaptées à la multiplicité des circonstances dans lesquelles se trouvent les femmes enceintes. En Irlande, l'amendement constitutionnel unique de 1983 a donné lieu à cinq autres référendums constitutionnels et à une demi-douzaine d'affaires majeures devant les tribunaux locaux et européens. Le corps des femmes est enfoui dans ce fourré d'arguments. En 2012, une jeune dentiste, Savita Halappanavar, est morte d'une septicémie à l'hôpital universitaire de Galway. Elle était enceinte de dix-sept semaines et, même si elle faisait une fausse couche, le personnel médical avait peur d'intervenir avant d'être sûr que le fœtus n'avait pas de battements de cœur, de peur d'être accusé d'avoir pratiqué un avortement.

 C'était la goutte d'eau qui a fait déborder le vase. En 2018, le peuple irlandais a voté à une écrasante majorité pour exciser le huitième amendement de la constitution. Les tentatives d'interdiction de l'avortement n'ont pas préservé la sainte Irlande catholique comme une île de sainteté dans le déluge de l'immoralité. Elles ont plutôt servi, en fin de compte, à forcer les Irlandais·es à rejeter le système idéologique qui a créé tant de cruelles hypocrisies. On peut soutenir que la grande victoire des conservateurs irlandais et usaméricains en 1983 a en fait accéléré la disparition de l'Irlande catholique en faisant passer le catholicisme pour une religion sans cœur, fanatique, absurde et misogyne. L'avortement est maintenant légal en Irlande - le phare de la moralité qui était censé briller de l'autre côté de l'Atlantique sur l'USAmérique ignorante s'est éteint.

Ce n’est n'est, pour la droite religieuse usaméricaine, plus nécessaire. Il en va de même pour l'amendement à la Constitution usaméricaine que Rice a exigé en 1973. Ses objectifs ont été atteints à la place par une longue et lente marche à travers les institutions du droit et par l'alliance bizarre que les réactionnaires religieux ont faite avec Trump. Mais même si l'Irlande ne compte plus beaucoup pour l'histoire du conservatisme religieux usaméricain, elle leur montre leur avenir. Car ce qui est arrivé à la victoire par procuration des fanatiques anti-avortement en Irlande en 1983 arrivera à leur triomphe local à la Cour suprême des USA en 2022. Ils feront souffrir les filles et les femmes. Ils réduiront la personnalité féminine au même niveau que celle d'un zygote. Ils vont répandre la honte et le silence. Ils tueront certaines femmes en terrifiant et en déconcertant les médecins qui devraient les soigner. Mais ils ne changeront pas la nécessité de l'avortement dans la vie des femmes. Ils ne seront pas en mesure d'appliquer les lois coercitives que leur zèle exige. Et ils ne trouveront pas que la réalisation de leur désir de longue date met fin au changement social qu'ils méprisent tant. Nous savons en Irlande que l'interdiction de l'avortement n'est une ligne dans le sable que dans le sens où, comme toutes ces lignes, elle est emportée par les marées de la vie.


Avortement de la justice, par Javad Takjoo, Iran

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