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22/09/2022

GIDEON LEVY
Israël veut une nouvelle Intifada

Gideon Levy, Haaretz, 22/9/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Israël veut une autre intifada, cela ne fait aucun doute. Il n'y a pas d'autre explication au comportement débridé de ces derniers mois, même si l'on ne voit pas bien quel bénéfice possible pourrait être tiré d'un inutile bain de sang de plus. Inutile, mais Israël le veut : ce qu'il fait dans les territoires occupés ces derniers temps conduira inévitablement à une nouvelle intifada. Israël le sait bien. Il faut donc en conclure que c'est ce qu'il veut.


Des manifestants palestiniens protestant contre l'arrestation de deux militants palestiniens affrontent les forces de sécurité palestiniennes, à Naplouse, en Cisjordanie occupée par Israël, le mardi 20 septembre. Photo MOHAMAD TOROKMAN/ Reuters

Tous les éléments nécessaires au déclenchement d'une nouvelle intifada ne manquent que du côté palestinien : les Palestiniens manquent de leadership, ils manquent de soutien arabe et international, ils manquent d'unité et de combativité, sans lesquelles l'intifada sera lente à venir, même si elle finira par arriver. Mais Israël a fait sa part pour alimenter un déchaînement de colère et de violence à son encontre.

« A quoi vous attendiez-vous ? », demande Trad Salah, dont le fils Uday, 17 ans, est mort lorsqu'un tireur d'élite des FDI lui a tiré une balle dans la tête et une balle dans le cœur à une distance de 100 mètres à Kafr Dan. La question est restée en suspens dans sa maison, qui ne se remettra jamais de son chagrin. Les deux hommes qui ont tué le major israélien Bar Falah au poste de contrôle de Jalamah la semaine dernière venaient de ce village militant. En avril, les soldats ont tué deux hommes non armés dans le village. Maintenant, ils ont tué Uday. Dans quelques jours, l'armée va faire une descente dans le village et raser les maisons des tueurs de Falah. L’évidence s’impose, ce n’est qu’une question de temps. Les fossoyeurs peuvent se mettre au travail dans le cimetière en face de la maison de Salah, qui peut voir la tombe de son fils depuis sa fenêtre.

A quoi vous attendiez-vous ? Demandez aux commandants de Tsahal et du Shin Bet qui laissent l'armée et les services de sécurité faire ce qu'ils veulent. A quoi vous attendiez-vous ? Demandez au Premier ministre et au ministre de la Défense du soi-disant gouvernement de changement et de guérison, qui ont permis et encouragé tout cela. À quoi vous attendiez-vous ? Il faut demander à chaque Israélien qui reste silencieux. Aucun peuple qui a souffert comme le peuple palestinien a souffert ne restera silencieux, et cela inclut le peuple palestinien entre Rafah, dans la bande de Gaza, et Jénine en Cisjordanie.

Ce qu'Israël fait depuis quelques mois est un aller simple vers un soulèvement populaire, même s'il échoue comme ses deux prédécesseurs. Le plus grand nombre de décès de Palestiniens et de détentions sans procès en sept ans et le plus grand nombre d'incidents violents commis par des colons - peut-être plus que jamais. À quoi vous attendiez-vous ? Des châtiments collectifs éhontés, des châtiments familiaux sans hésitation - à quoi vous attendiez-vous ? Qu'attendez-vous d'une armée dont le commandant se vante de sa capacité à tuer et dont les soldats savent que tout est permis ?

Il est difficile de savoir par où commencer - par l'apartheid quotidien, par l'agriculteur palestinien qui a essayé de se protéger et de protéger ses biens contre les voyous colons et qui a maintenant les mains écrasées, et qui est détenu depuis deux semaines alors que le colon qui l'a blessé est libre ? Avec le meurtre de Shireen Abu Akleh, suivi des tentatives mensongères des FDI de fuir toute responsabilité pour ce crime ignoble et de soutenir les soldats qui l'ont abattue lorsqu'ils ont vu qu'elle était journaliste ?

Avec l'incroyable légèreté avec laquelle les soldats tuent des manifestants non armés, presque tous les jours, et l'incroyable indifférence du public avec laquelle ces meurtres en série sont accueillis ? Avec la sanctification de l'armée de l'occupation ? Avec la façon écœurante dont l'armée est adulée dans les médias, une tendance qui, ces derniers temps, a encore une fois pris des proportions effrayantes ? Il ne se passe pas un jour sans que l'on parle d'un soldat ou d'une unité militaire exemplaire.

Qu'attendiez-vous de l'écrasement du président palestinien Mahmoud Abbas par Israël ? Que le Premier ministre Yair Lapid rencontre le roi Abdallah à l'ONU et ignore complètement Abbas, comme si nous étions revenus à l'époque de “l'option jordanienne” de Shimon Peres ? L'armée et les colons s'enivrent de plus en plus du pouvoir ? Par où commencer ?

C'est beaucoup plus facile de dire comment cela va se terminer. Cela se terminera par du sang. Plus de sang. Avec un soulèvement violent. Il pourrait être très brutal, et il sera assez facile d’en comprendre, et même de justifier, les motivations.


 

21/09/2022

FARAH STOCKMAN
Le “déferlement de migrants” sur Martha's Vineyard met en lumière une vérité : le système d'immigration usaméricain est obsolète

Farah Stockman, The New York Times, 16/9/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Farah Stockman (1974) a rejoint le comité de rédaction du New York Times en 2020 après avoir couvert la politique, les mouvements sociaux et les questions “raciales” pour le desk national. Elle avait auparavant passé 16 ans au Boston Globe, dont près de la moitié en tant que journaliste de politique étrangère à Washington. Elle a effectué des reportages en Afghanistan, au Pakistan, en Iran, au Sud-Soudan, au Rwanda et à Guantánamo Bay. Elle a également été chroniqueuse et membre du comité de rédaction du Globe, remportant un prix Pulitzer pour ses commentaires en 2016. Elle est l'auteure de American Made : What Happens to People When Work Disappears,
sur les ouvriers de l'usine de roulements à billes Rexnord à Indianapolis et les raisons de leur vote pour Trump, suite aux menaces de fermeture et de délocalisation à Monterey au Mexique, qui ont été effectivement mises à exécution. @fstockman

Depuis avril, le gouverneur Greg Abbott du Texas a fait transporter en bus plus de 7 900 migrants de l'État vers Washington, D.C. En août, il a commencé à envoyer des migrants à New York. Maintenant, le gouverneur de la Floride, Ron DeSantis, s'y met aussi, en envoyant deux cargaisons de migrants à Martha's Vineyard*, dans le Massachusetts. À en croire Mister Abbott, il veut ainsi  percer à jour le bluff des maires des États bleus (démocrates) qui prétendent accueillir à bras ouverts les immigrants sans papiers. Cela fait également partie d'un plan républicain pas si secret que ça, visant à attiser la colère du populo contre les démocrates avant les élections de mi-mandat.

Des immigrés se rassemblent le 14 septembre avec leurs affaires devant l'église épiscopale St Andrews à Edgartown, sur Martha's Vineyard. Photo Ray Ewing / Vineyard Gazette via AP

 Politicaillerie mise à part, une chose est claire : notre système d'immigration est depuis longtemps surchargé et obsolète, et la procédure d'asile est une grande partie de ce qui ne fonctionne pas. Le nombre de nouvelles demandes d'asile déposées devant les tribunaux usaméricains de l'immigration a explosé, passant de 32 895 pour toute l'année 2010 à 156 374 en 2022 - à quatre mois de la fin de l’année. Cela s'explique en partie par le fait que les conflits et le Covid ont créé une migration massive à travers le monde. Les tribunaux de l'immigration n'ont pas été en mesure de faire face à l'afflux de nouveaux arrivants. En 2010, il y avait un arriéré d'environ 100 000 dossiers d'asile en cours de traitement. Aujourd'hui, ce chiffre est passé à plus de 660 000. Si l'on inclut d'autres types d'affaires, comme les ordres d'expulsion, les dossiers en souffrance dans les tribunaux de l'immigration ont atteint plus de 1,8 million.

Ces chiffres reflètent un récent pic de migration. Au cours des deux dernières années, environ un million de personnes ont été autorisées à entrer dans le pays pour attendre une audience devant un tribunal de l'immigration, selon un rapport récent de ma collègue du Times, Eileen Sullivan. Chaque personne a eu un an pour déposer une demande d'asile. Ce n'est pas seulement un phénomène de l'ère Biden : un nombre similaire a été admis par l'administration Trump pendant une période de 24 mois en 2018 et 2019, lors de la dernière grande poussée migratoire.

Combinés, ces chiffres ont brisé le système. Bien que les audiences de demande d'asile soient censées se tenir dans les 45 jours suivant le dépôt d'une demande, le temps d'attente actuel pour une audience de demande d'asile est en moyenne de près de quatre ans et demi, selon les données des chercheurs compilées au centre TRAC de l'université de Syracuse. Plus la résolution d'un cas est longue, plus il peut être difficile de renvoyer les personnes dont la demande d'asile a été rejetée, comme cela s'est produit dans plus de la moitié des cas d'asile l'année dernière. Selon les prévisions, plus de 745 000 procédures d'expulsion seront engagées en 2022, soit plus du double de toutes les autres années, à l'exception de 2019. Les longs retards dans la résolution des dossiers d'asile sont devenus une crise grave et auto-entretenue : ces délais incitent les gens à déposer des demandes d'asile infondées, sachant que cela leur fera gagner des années, même s'ils sont finalement expulsés.

 

DeSantis déporte des dizaines d'immigrants
"Bienvenue à Marth's Vineyard ! Quoi que vous aimiez faire -pêcher, vous balader, faire du shopping, vous réunir, créer, manger, vous relaxer -, vous pouvez vous y livrer sans contraintes"

Dessin de Randall Enos

Le problème vient en partie du fait que l'asile est l'une des rares voies légales que les personnes économiquement désespérées peuvent utiliser pour obtenir la permission de vivre et de travailler aux USA. En vertu de la législation usaméricaine et des conventions des Nations unies établies au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les personnes qui expriment une « crainte fondée d'être persécutées pour des raisons de race, de religion, de nationalité, d'appartenance à un groupe social particulier ou d'opinions politiques » sont autorisées à attendre que leur dossier d'asile soit jugé aux USA, où elles peuvent demander l'autorisation de travailler 150 jours après avoir déposé leur demande d'asile. Les documents d'autorisation de travail doivent être renouvelés tous les deux ans, ce qui crée une autre montagne de paperasse que la bureaucratie doit gérer.

Les demandeurs d'asile dont le dossier est authentique sont parmi les plus lésés par les fausses demandes, qui augmentent considérablement le temps qu'ils doivent attendre pour obtenir une protection juridique.

L'administration Trump a essayé un certain nombre de méthodes pour décourager les gens de déposer de nouvelles demandes d'asile, notamment en obligeant certaines personnes à rester au Mexique pendant qu'elles demandent l'asile aux USA. Néanmoins, les demandes d'asile ont en fait fortement augmenté sous le président Donald Trump, en partie en raison d'une poussée migratoire, mais aussi comme moyen de défense contre ses efforts accrus pour expulser les gens.

L'épidémie mondiale de Covid-19 a présenté une nouvelle opportunité de réduire les demandes d'asile. Le Titre 42 [du Code des USA], la politique de santé publique liée à la pandémie que l'administration Trump a instituée en mars 2020, a permis aux responsables usaméricains d'expulser rapidement les migrants à la frontière sans leur accorder la possibilité de déposer une demande d'asile. Beaucoup sont repoussés au Mexique, ce qui les expose à davantage de danger. L'administration Biden a annoncé qu'elle rouvrirait le traitement des demandes d'asile à la frontière et chercherait à mettre fin à l'utilisation du Titre 42, mais plus de 20 procureurs généraux républicains ont intenté une action en justice pour maintenir le Titre 42 en place, alors même que certains d'entre eux s'opposaient à d'autres efforts de prévention du Covid et insistaient sur le fait que la pandémie était exagérée. Jusqu'à présent, les efforts de l'administration pour modifier cette politique ont été bloqués par un juge fédéral.

Le Titre 42 finira par être levé ; à ce moment-là, le pays s'appuiera sur le Titre 8 [du Code des USA], l'autorité prépandémique en vertu de laquelle les agents usaméricains peuvent rapidement expulser ou mettre à l'amende les personnes prises en flagrant délit d'entrée illégale aux USA, à moins qu'elles ne soient jugées éligibles pour demander l'asile. Cela est juste ; un système bien géré doit être habilité à rejeter et à expulser rapidement les personnes dont la demande est infondée, tout en mettant en relation les personnes dont le cas est authentique avec des réseaux de soutien social. À cet égard, l'administration Biden n'a pas reçu le crédit qu'elle mérite pour un changement de règle important, bien que sous-estimé, qui pourrait remanier le système. Cet été, des agents d'asile formés ont statué sur certaines demandes d'asile dans une poignée de centres de détention de l'ICE (Police de l’immigration et des Frontières) au Texas, soulageant ainsi les tribunaux de l'immigration. Les demandeurs d'asile dont la demande est rejetée peuvent toujours faire appel auprès d'un juge. L'espoir est que les décisions rapides concernant les nouveaux cas empêcheront l'arriéré de s'accroître et décourageront les demandes fausses ou sans fondement.

La nouvelle règle n'est pas le tapis de bienvenue que de nombreux militants des droits des immigrants attendaient de l'administration Biden après quatre années de présidence Trump. Elle n'est pas non plus le traitement de tolérance zéro que de nombreux républicains considèrent comme le seul moyen de dissuader les migrants de s'amasser à la frontière. Mais il s'agit d'une politique saine fondée sur des recommandations et des recherches approfondies menées par des groupes respectés, notamment le Migration Policy Institute, un organisme non partisan. À une époque où presque tout ce que fait un président en matière d'immigration lui attire des poursuites judiciaires, elle a été soigneusement rédigée pour être le plus à l'abri possible des litiges. Combiné aux efforts bipartites visant à augmenter la capacité de traitement des non-citoyens à la frontière dans des centres d'accueil regroupant tous les départements et agences concernés sous un même toit, il pourrait finalement transformer un système défaillant en un système beaucoup plus efficace, moderne et équitable.

À une époque où les USAméricains sont déjà en désaccord entre eux sur ce que nous pourrions appeler les valeurs fondamentales - les croyances culturelles qui soudent notre pays - il est raisonnable de s'inquiéter de savoir si l'ajout de nouveaux arrivants au mélange compliquera la tâche de forger un avenir commun. Pourtant, il s'agit également d'une question qui touche au cœur de notre identité et qui nous permet de savoir si nous continuerons à être un endroit où les masses fatiguées, pauvres et entassées du monde peuvent obtenir une seconde chance. Pour être fidèles à notre identité de pays pluraliste, nous avons besoin d'un système d'asile qui garantisse que les personnes qui remplissent les conditions requises pour bénéficier d'une protection puissent l'obtenir - tout en réduisant au minimum les abus du système par ceux qui essaient simplement de passer la ligne.

NdT

Martha's Vineyard (« Le Vignoble de Martha ») est une île de l'État du Massachusetts, à 6 km de Cape Cod, au sud de Boston et à l’est de Newport. L'île est surtout connue comme résidence d'été de la jet set et des présidents  usaméricains, une mode lancée par Ulysses Grant en 1874 et suivie entre autres par Kennedy, Clinton et Obama, qui a été critiqué pour cela pendant la récession de 2007 à 2012. En 2019, les Obama y ont acheté un sam'suffit de 640 mètres carrés sur un terrain de 12 ha pour la modique somme de 11,75 millions de $. De quoi loger plusieurs centaines de migrants...

Entrée d'enfants sans papiers non accompagnés : "Venez, mais pas maintenant"

 

20/09/2022

MAYA JASANOFF
Pleurez la reine, pas son empire

Maya Jasanoff, The New York Times, 8/9/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Maya Jasanoff, professeure d'histoire à Harvard, est l'auteure de trois livres sur l'Empire britannique et ses sujets, et, plus récemment, de « The Dawn Watch : Joseph Conrad in a Global World », pour lequel elle a reçu le prix d'histoire Cundill 2018 de l'Université McGill, Montréal, Canada.

« La fin d'une ère » deviendra une rengaine lorsque les commentateurs évalueront le règne record de la reine Elizabeth II. Comme tous les monarques, elle était à la fois un individu et une institution. Elle avait un anniversaire différent pour chaque rôle — l'anniversaire réel de sa naissance en avril et un anniversaire officiel en juin — et, bien qu'elle ait conservé son nom personnel de monarque, détenait différents titres selon l'endroit où elle se trouvait dans ses domaines. Elle était aussi dépourvue d'opinions et d'émotions en public que ses sacs à main omniprésents étaient réputés contenir  des objets quotidiens comme un portefeuille, des clés et un téléphone. De sa vie intérieure, nous en avons peu appris au-delà de son amour pour les chevaux et les chiens — ce qui a donné à Helen Mirren, Olivia Colman et Claire Foy un public enthousiaste pour leurs aperçus plongeants dans cette intimité.

Photo Frank Augstein

 La reine incarnait un engagement profond et sincère envers ses devoirs — son dernier acte public fut de nommer son 15e premier ministre — et pour leur performance inlassable, elle sera pleurée à juste titre. Elle a été un facteur de stabilité, et sa mort dans des temps déjà turbulents enverra des ondes de tristesse dans le monde entier. Mais nous ne devrions pas romantiser son époque. Car la reine était aussi une image : le visage d'une nation qui, au cours de son règne, a été témoin de la dissolution de presque tout l'Empire britannique dans une cinquantaine d'États indépendants et a considérablement réduit son influence mondiale. Par sa conception comme par le hasard de sa longue vie, sa présence en tant que chef d'État et chef du Commonwealth, une association de la Grande-Bretagne et de ses anciennes colonies, a mis un front traditionaliste solide sur des décennies de bouleversements violents. En tant que telle, la reine a contribué à obscurcir une histoire sanglante de décolonisation dont les proportions et les legs n'ont pas encore été suffisamment reconnus.

Elizabeth est devenue la reine d'une Grande-Bretagne d'après-guerre où le sucre était encore rationné et les décombres des dégâts des bombes encore en cours de nettoyage. Les journalistes et les commentateurs ont promptement jeté la jeune femme de 25 ans comme un phénix se levant dans une nouvelle ère élisabéthaine. Une analogie inévitable, peut-être, et pointue. Le premier âge élisabéthain, dans la seconde moitié du XVIe siècle, a marqué l'émergence de l'Angleterre d'un État européen de second rang à une puissance d'outre-mer ambitieuse. Elizabeth Ier élargit la marine, encourage la course et accorde des chartes à des compagnies commerciales qui jettent les bases d'un empire transcontinental.

Après son couronnement à l'abbaye de Westminster en 1953, les journalistes et les commentateurs ont rapidement fait de la jeune reine de 25 ans le phénix d'une nouvelle ère élisabéthaine. Photo Associated Press

Elizabeth II a grandi dans une famille royale dont la signification dans l'Empire britannique avait gonflé même si son autorité politique se rétrécissait à la maison. La monarchie régnait sur une liste toujours plus longue de colonies de la Couronne, dont Hong Kong (1842), l'Inde (1858) et la Jamaïque (1866). La reine Victoria, proclamée impératrice de l'Inde en 1876, présida les célébrations flamboyantes du patriotisme impérial ; son anniversaire fut consacré à partir de 1902 comme Jour de l'Empire. Les membres de la famille royale ont fait de somptueuses visites cérémonielles aux colonies, offrant aux dirigeants autochtones asiatiques et africains une soupe aux lettres d'ordres et de décorations.

En 1947, la princesse Elizabeth célébra son 21e anniversaire lors d'une tournée royale en Afrique du Sud, prononçant un discours très cité dans lequel elle promit que « toute ma vie, qu'elle soit longue ou courte, sera consacrée à votre service et au service de notre grande famille impériale à laquelle nous appartenons tous ». Elle était dans une autre tournée royale, au Kenya, quand elle a appris la mort de son père.

BENCH ANSFIELD
Un théâtre de panique d’État : Riotsville, USA, un film de Sierra Pettengill

 Bench Ansfield, The New York Review of Books, 16/9/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Bench Ansfield est un·e historien·ne du capitalisme racial et des villes usaméricaines du XXe siècle. Iel est titulaire d'un doctorat en études américaines de l'Université de Yale et est actuellement postdoctorand·e avec une bourse de l’ ACLS (American Council of Learned Societies) à la Dartmouth Society of Fellows. À l'automne 2024, iel commencera comme professeur adjoint d'histoire à l'Université Temple (Philadelphie). Son livre Born in Flames, basé sur sa thèse de doctorat, doit paraître chez Liveright/Norton. Iel y examine la vague d'incendies criminels à but lucratif qui a ravagé le Bronx et des dizaines de villes usaméricaines dans les années 1970. CV. @benchansfield

À partir de 1967, l'armée a construit de fausses villes pour former les policiers et les militaires à la contre-insurrection. Le nouveau documentaire de Sierra Pettengill met à nu les craintes et les fausses promesses de cette entreprise. 


Un quartier d'affaires de petite ville glisse à travers l'écran dans un technicolor granuleux des années 1960. La prise de vue montre un prêteur sur gages, une pharmacie et des publicités pour du fromage blanc et des patates blanches. La ville se fait passer pour Anywhere [N’importe où], USA, mais quelque chose ne va pas. Les façades aux couleurs vives sont fabriquées et fragiles. Au sommet du magasin d'alcool, un sniper en uniforme est accroupi. Deux voitures renversées gisent devant Joe’s Place. Une voix off demande : « Qu'est-ce qu'on est en train de regarder ? »

L'endroit capturé dans cette séquence de Riotsville, USA [riot = émeute, NdT] - un documentaire envoûtant de Sierra Pettengill, avec un récit écrit par Tobi Haslett - n'est pas une rue principale ordinaire ; c'est une scène de combat mise en scène. « Riotsville » est le nom que l'armée a donné aux terrains d'entraînement qu'elle a construits, à partir de 1967, pour former les services de police et le personnel militaire à l'art de la contre-insurrection domestique. Alors qu'une foule de hauts gradés regardait depuis les gradins, la police et les cadets militaires jouaient à divers scénarios de désordre civil dans les deux blocs de cette ville de diorama.

Riotsville a été construit avec un but singulier : perfectionner des formes politiquement acceptables de répression étatique. Elle a vu le jour à la suite de la réponse hasardeuse de la Garde nationale et des forces de l'ordre locales aux soulèvements de Watts, Newark et de nombreuses autres villes. Trente-trois habitants noirs ont été tués pendant le seul soulèvement de Detroit. « Si on voyait quelqu'un bouger », avait déclaré un garde national  au New York Times,« on tirait d’abord et on posait des questions après » Une violence de l'État à ce point excessive a fait l'objet d'une censure généralisée - même le comité de rédaction du Times a publié une tribune intitulée « Trigger-Happy Guard » [La gâchette facile de la Garde nationale]- et en 1967, les forces de l'ordre avaient adopté la formation anti-émeute formelle comme mesure corrective privilégiée. Les exercices de Riotsville, organisés d'abord au fort Belvoir de Virginie, puis au fort Gordon de Géorgie (deux bases de l'armée nommées en hommage à l'esclavagisme et à la Confédération), ont donné aux forces de l'ordre une arène simulée dans laquelle répéter des tactiques sans balles pour désamorcer la rébellion noire et le militantisme anti-guerre.

Dans une reconstitution supposée de la rébellion de Watts, une grosse bande multiraciale d'acteurs - policiers et soldats vêtus de vêtements de rue et de perruques - se transforme en foule frénétique après avoir été témoin d'un barrage routier anodin de la police. Le pillage commence, la horde de faux radicaux mime l'insurrection, et un régiment anti-émeute se livre à une embuscade non létale. Une fois arrêté, un manifestant noir crie : « Je vais vous avoir ! » aux policiers blancs qui l’arrêtent. Dans les gradins, les commandants se marrent.

Pettengill a découvert les images des Archives nationales, et dans ses mains, elles deviennent la matière d'une sorte de moqumentaire [documenteur] inversé. Les simulations, filmées par les journalistes et les militaires eux-mêmes, sont imprégnées de parodie, de caricature et de bouffonnerie involontaires ; l'une des scènes présente un char de style Zamboni [surfaceuse] qui grince sans cesse, attirant des gloussements involontaires des journalistes. Il y a là un élément de burlesque sécuritaire. Mais toute envie de rigoler passe quand on comprend qu’on assiste à une répétition en costumes pour la militarisation rapide de la police qui aura lieu au cours des cinq décennies suivantes. Ce n'est pas seulement une fantaisie de l'État, c'est la préfiguration d'un nouveau mode de gouvernance urbaine. De notre point de vue en 2022, Riotsville peut être trouvé dans toute municipalité des USA.

Le film de Pettengill est donc une méditation sur les perversions de la réaction. « Une porte s’est ouverte à la fin des années soixante, et quelqu'un - quelque chose – l’a fermée », dit la narratrice, l'actrice Charlene Modeste, sur les images d'un hélicoptère aspergeant des gaz lacrymogènes. Depuis Citizenfour de Laura Poitras (2014) je n’avais pas regardé une mise en accusation aussi accablante de l’État sécuritaire.

Le documentaire fonctionne si bien en partie parce que Pettengill permet à l'État de parler avec ses propres mots, qui sont hérissés de mépris froid et technocratique. Les images proviennent entièrement d’archives, et seules les images de l'État et des actualités sont utilisées (avec la médiation du récit percutant de Haslett). Riotsville offre une visualisation soutenue de la panique de l'État, un théâtre dans lequel les autorités jouent leur paranoïa : des radicaux noirs incitant à une émeute parmi les manifestants blancs anti-guerre ; des snipers se cachant sur les toits ; des policiers et des soldats apprenant quoi craindre et comment gérer leur peur.

L'horreur du film réside dans la prise de conscience que toute cette opération est menée au nom d'une police plus humaine. La leçon sanglante de cette époque, à l'aube de l'incarcération massive, est que la réforme de la police engendre le pouvoir de la police.1 Riotsville, USA présente une enquête kaléidoscopique sur les nombreuses apparences de la réforme, de la professionnalisation promise par la cartographie de la criminalité basée sur les données à la croyance indue que la formation de la police peut endiguer sa violence.

19/09/2022

ANTONIO MAZZEO
Militarisme et militarisation en temps de pandémie

 Antonio Mazzeo, 2021
Traduit par Rosa Llorens, Tlaxcala

Publié dans : Osservatorio sulla Repressione (éd.), Umanità a perdere. Sindemia e resistenze. MoMo Edizioni, Roma, 2021.

Médecins et infirmières militaires dans les couloirs des hôpitaux où se multiplient les lits de fortune des malades de Covid-19 ; vaccins contre la grippe stockés dans une des plus grandes bases de l’Armée de l’Air et escortés sur les routes de l’Italie par les camionnettes militaires ; tests, vaccinations et dépistages de masse effectués dans les villages de tentes des forces armées, dressés près des postes des agences sanitaires locales ; troupes armées surveillant frontières, rues, places publiques, gares, aéroports et ports pour imposer les couvre-feux ou réduire les déplacements ; commandos militaires armés de matraques pour empêcher les rassemblements de parents et écoliers à l’entrée des écoles et maternelles. Et les tragiques images vidéo des cercueils des victimes de la pandémie à Bergame, entassés dans les camions militaires.

La réponse institutionnelle au coronavirus a privilégié l’état de guerre, ses langages, ses métaphores, ses symboles. Nous sommes en guerre ! Ce sera une guerre totale contre le virus, l’ennemi invisible ! Tests et vaccins, nos armes pour combattre ! Les hôpitaux comme des tranchées ! Médecins et soldats, nos héros ! Et les bulletins quotidiens avec les morts, les hospitalisés, et les cas désespérés, région par région, ville après ville. Zones rouges, oranges et jaunes telles les champs d’une bataille qui mute et évolue à la même vitesse que les mutations et évolutions de l’ennemi. L’urgence sanitaire, dramatique, réelle, représentée et manipulée comme une crise guerrière globale et totale pour assurer centralisation et autoritarisme dans les décisions, militarisation du territoire et de la sphère sociale, politique et économique, contrôles répressifs et limitations progressives et étouffantes des libertés individuelles et collectives. « Traiter une maladie comme si c’était une guerre nous rend obéissants, dociles, et fait de nous, potentiellement, des victimes désignées ; les malades deviennent les inévitables pertes civiles d’un conflit, ils perdent leurs droits de citoyens et se trouvent déshumanisés », remarque le journaliste Daniele Cassandro (1).

Les lois d’urgence et les limitations des libertés constitutionnelles adoptées « contre » la pandémie ont permis une accélération du processus de militarisation et sécurisation de la société et de l’économie qui n’aurait pas été possible en temps de « normalité ». La création narrative du statut d’urgence et l’utilisation des langages de « guerre » ont en même temps permis de déclencher une attaque mortelle contre les formes de plus en plus réduites de participation et de lutte démocratiques et contre les espaces de rassemblement politique et social. Le choix de la militarisation d’une partie conséquente des interventions sanitaires pour affronter la pandémie de Covid-19 a permis, au lieu de suivre la voie de la participation démocratique, de la décentralisation et du renforcement des centres locaux de proximité territoriale pour la santé et la prévention, d’affirmer publiquement le rôle « indispensable » et « irremplaçable » des forces armées dans la gestion des urgences.

La proclamation de l’état de guerre contre le Covid-19 a non seulement permis aux forces armées d’étendre leur contrôle sur la santé publique et d’autres fonctions « civiles » importantes mais a surtout renforcé et légitimé leur image de fidèles défenseurs de l’ordre public, de la paix sociale et des institutions. L’analyste militaire Gianandrea Gaiani, ex-conseiller pour la politique de sécurité du Ministère de l’Intérieur, a exprimé quelques-unes des raisons qui poussent les centres de pouvoir à confier aux forces armées la gestion de la pandémie. « Les appareils de sécurité prévoient depuis longtemps que la crise économique générée par l’urgence sanitaire entraînera le risque de graves désordres sinon de véritables révoltes », écrit Gaiani. « L’Italie non plus n’est pas exempte de risques de ce genre, compte-tenu de l’échec des initiatives de lutte : nous avons de fait enregistré le record mondial de morts par rapport au nombre d’habitants, mais en même temps nous avons aussi subi le record mondial d’effondrement du PIB ». La montée en flèche du chômage et la crise économique explosive ne pourront qu’étendre le malaise social, la pauvreté et la méfiance croissante à l’égard des institutions. » Dans un avenir à court terme – ajoute l’analyste – tous les éléments cités pourraient causer des désordres sur une large échelle dans de nombreuses zones urbaines européennes, renforçant en outre la nécessité de disposer de forces militaires capables d’appuyer efficacement celles de la police ». (2)


« J’ai une idée sur comment les disperser », par Martin Chren, Slovaquie

Ainsi – grâce à une savante propagande médiatique bien ciblée – s’est trouvé consolidé un modèle culturel totalement opposé à ce qui s’est produit il y a 40 ans lors du tremblement de terre dans l’Irpinia. A l’époque, l’associationnisme de base, le volontariat et les forces vives sociales et politiques du pays eurent la capacité et la lucidité de dénoncer la totale inefficacité des forces armées dans les interventions de secours d’après le séisme et dans les phases successives de reconstruction. Les événements de l’Irpinia furent l’occasion de lancer une analyse collective sur la nécessité de proposer des scénarios complètement différents pour la gestion des urgences naturelles – environnementales et sanitaires – de démilitarisation des crises, misant sur une protection civile, démocratique, populaire, participative et décentralisée. Aujourd’hui, on dirait que des milliers d’années sont passés depuis cette importante phase de débat politique : le désaccord vis-à-vis de la militarisation de la pandémie est absolument minoritaire, de même que se sont en outre affaiblis les anti-corps sociaux contre le virus du militarisme et de l’autoritarisme régnants. Et, paradoxalement, aujourd’hui, ce sont justement les forces armées qui s’interrogent et qui promeuvent une réflexion sur communication et information en temps de pandémie et sur la façon dont les modalités de gestion de la crise et sa narration médiatique peuvent « influer sur la perception des messages par l’opinion publique » (3). D’influer sur les perceptions de l’opinion publique à manipuler les informations et la vérité (y compris celles sur les origines et la diffusion de la pandémie et sur les responsabilités de la communauté scientifique et de chaque gouvernement), il n’y a qu’un pas. « L’état de guerre légitime la limitation des informations, car la première victime de la guerre est toujours la vérité », écrit l’éducateur non-violent Pasquale Pugliese. « La tentation des gouvernements de protéger les citoyens en leur cachant des nouvelles désagréables ou alarmantes est favorisée par le recours à la logique de guerre ; le droit à l’information et à la transparence devient un bien secondaire par rapport au bien primaire qu’est la défaite de l’ennemi » (4).

Le consensus général et la visibilité médiatique en faveur du rôle primordial des militaires dans la mobilisation anti-Covid sont totalement gratuits et injustifiés même à la lumière des effets de « protection sanitaire » des communautés locales obtenus par les initiatives réellement adoptées par les forces armées. Selon le Ministère de la Défense, depuis le début de ce qu’on appelle la deuxième phase de l’urgence (fin de l’été) jusqu’au 31 octobre 2020, Armée de l’Air, Marine et Armée ont déployé 9500 militaires et 713 véhicules sous la coordination du COI – Commandement Opératif du Sommet de Rome. Cependant, si l’on regarde bien les données, on découvre que ces unités ont été » employées, plus qu’en appui du système sanitaire-hospitalier, pour assister les forces de police dans l’application des mesures restrictives des libertés personnelles, mobilité, distanciation sociale et confinement. « Pour la gestion de cette urgence, on a augmenté de plus de 750 unités le dispositif employé dans le cadre de l’Opération Rues Sûres, avec un total d’environ 7800 hommes et femmes des Forces Armées », précise la Défense. Donc 20 % seulement du personnel militaire déployé a effectué des interventions qu’on peut directement associer aux campagnes de lutte contre la pandémie et, en tout cas, avec un apport numérique tout à fait ridicule par rapport à celui mis en œuvre par le système sanitaire public, par le volontariat « civil » et le tiers secteur.

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ANNA DI GIANANTONIO
La diétrologie* sur l'affaire Moro et les questions sans réponse
Recension du livre La police de l'histoire, de Paolo Persichetti

Anna Di Gianantonio, PuLp, 15/7/2022

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Le livre de Paolo Persichetti explique le malaise de ceux qui, passionnés par les événements des années soixante et soixante-dix, lisent les nombreux travaux récemment publiés – grâce à la levée du secret sur les documents décidée par le gouvernement Renzi – sur la fameuse « stratégie de la tension » et observe que de nombreuses publications, au lieu de clarifier, compliquent parfois le contexte. En ce qui concerne les massacres d’Ordine Nuovo [Ordre Nouveau, organisation fasciste, NdT], on connaît les noms des exécutants, mais sur ceux des commanditaires, il y a de nombreuses et diverses hypothèses. Au fil du temps et avec la production d'enquêtes télévisées, de films et de nouvelles recherches, le lecteur a le sentiment d'être aux prises non pas avec des publications qui, en utilisant des sources inédites, se rapprochent de la vérité, mais utilisent des genres littéraires du genre roman d’espionnage ou roman noir.

Pour les Brigades rouges, le tableau est encore plus complexe, dans un panier de crabes fait de fake news, de lieux communs et de véritables faux historiques. Le livre de Persichetti est un démontage précis et complexe des fausses infos sur le crime Moro, qui se fonde sur son long travail de recherche et sur celui d'une nouvelle génération d'historiens – dont Marco Clemente et Elena Santalena avec qui il a écrit le premier volume d’histoire des BR – qui entendent analyser les années soixante-dix avec les instruments de l'histoire, sans sensationnalisme ni fausses pistes. Dans le texte, l’auteur donne les noms et prénoms de célèbres auteurs qui, à propos de l'enlèvement et de la mort de Moro, ont créé une véritable fortune éditoriale, alimentant de fausses hypothèses et des complotismes.

Il est impossible de faire une synthèse de toutes les questions complexes de l'affaire Moro : il est nécessaire de lire les papiers et les preuves que l’auteur apporte. Persichetti renverse tout d'abord l’image d’un Moro trafiquant illuminé qui aurait voulu amener les communistes au gouvernement, en illustrant les entretiens que l'homme d'État eut avec l’ambassadeur usaméricain Richard Gardner. À cette occasion, Moro, effrayé par le consensus du PCI et convaincu que les Brigades rouges déstabilisaient le pays en favorisant les communistes, demanda à l'ambassadeur une plus grande attention et un activisme usaméricain en Italie. Pour rassurer le diplomate, Moro a garanti qu'il n'y aurait pas de ministre de gauche dans le nouveau gouvernement Andreotti, démentant catégoriquement les assurances qui avaient été faites au PCI et qui concernaient la présence d'au moins des experts techniques dans le nouvel exécutif.

Le choix de Moro de les démettre de leurs fonctions a été contesté par le futur président du conseil Andreotti et le secrétaire national de la démocratie-chrétienne Zaccagnini qui a démissionné de ses fonctions. Le PCI, furieux de la décision, n'a voté la confiance qu'après la nouvelle de l'enlèvement de l'homme d'État. Moro n'a donc pas été du tout l’homme du compromis historique ou des larges ententes, comme il a été représenté post mortem, quand il a été décrit comme un visionnaire avant-gardiste de politiques inclusives alors que, pendant sa captivité, il a été considéré comme incapable de formuler des pensées autonomes.

Un autre lieu commun répandu encore aujourd'hui est la « légende noire » sur Mario Moretti, considéré comme une personnalité ambiguë et liée en quelque sorte aux services. Moretti purge sa quarante-deuxième année d'exécution de peine et ne peut donc guère être considéré comme un homme au service de l'État. Les soupçons sur lui ont été propagés par Alberto Franceschini et Giorgio Semeria, démenti par des enquêtes internes qui ont révélé l’invraisemblance des accusations, également utilisées par des chercheurs tels que Sergio Flamigni qui a construit sa fortune politique et éditoriale sur la figure de Moretti et ses liens présumés avec les pouvoirs forts

La diétrologie sur l'affaire Moro s'est exercée sur la présence rue Fani [lieu de l’enlèvement, NdT] d'autres personnes, en particulier deux motocyclistes sur une Honda, vus sur la scène de l'enlèvement par le témoin Alessandro Marini. Les motocyclistes ont suscité mille hypothèses sur leur identité présumée d'hommes des services, de tueurs professionnels ou d'agents des services étrangers, donnant lieu à de nouvelles publications. Ce fut le long et minutieux travail historique de Gianremo Armeni dans l'essai Ces fantômes. Le premier mystère de l'affaire Moro qui a mis en lumière le caractère inadmissible du témoignage. Rue Fani, il n'y avait que les dix personnes désignées dans les procès comme responsables de l'enlèvement et du meurtre de l'escorte, toutes appartenant aux Brigades Rouges.

Avec une longue série de documents et d'analyses, Persichetti dénonce également les incohérences de la deuxième commission Moro, instituée en mai 2014 sous la présidence de Giuseppe Fioroni. Bien qu'utilisant de nouvelles techniques d'enquête, telles que l’analyse de l'ADN et les reconstructions laser de la scène de crime, aucune nouvelle conclusion n'a été tirée.

Persichetti soutient donc que : 

Cinq ans de procès, des dizaines et des dizaines de condamnations à perpétuité avec des centaines d'années de prison, deux commissions parlementaires, les témoignages des protagonistes, quelques importants travaux historiques, n'ont pas ébranlé l’obsession conspirative et le préjugé historiographique qui depuis plus de trois décennies fleurit sur l'enlèvement Moro et toute l’histoire de la lutte armée pour le communisme.

Quel est le préjugé historiographique auquel l’auteur se réfère ? Tout simplement l’idée qu'un groupe armé ait pu, sans aide extérieure, accomplir une telle action alors que la lecture « politique » de ces années veut démontrer que derrière les luttes de masse des années soixante et soixante-dix il y avait des stratégies de pouvoir orchestrées par des forces occultes liées à l'État, aux services secrets, à la dynamique internationale.

L’usage politique de la mémoire sert donc à démontrer qu'aucune stratégie, aucune organisation, aucune motivation politique qui naît d'en bas ne peut s'exprimer sans être manipulée et rendue inefficace par la présence des pouvoirs de l'État. De cette façon, les années soixante-dix sont devenues des années de plomb dont nous sommes sortis grâce à l'action déterminée de la politique de la fermeté et de la défense de la légalité.

Selon Persichetti, quelles questions serait-il en revanche légitime de se poser sur l'affaire Moro ? Tout d'abord, une réflexion devrait être faite sur l'utilisation de la torture sur les prisonniers et les détenues des BR par le fonctionnaire de l'UCIGOS [Office central des enquêtes générales et des opérations spéciales de ka police d’État, 1970-1980, NdT] Nicola Ciocia, alias professeur De Tormentis, qui a appliqué sur les prisonniers, en particulier sur les femmes, des actions violentes et humiliantes pour les forcer à parler, même en présence d'une législation spéciale qui permettait d'abondantes remises de peine aux repentis, aux collaborateurs de la justice, aux dissociés. En outre : pourquoi la ligne de la fermeté a-t-elle été maintenue jusqu'au résultat tragique de la mort d'Aldo Moro ? Pourquoi les deux partis de masse, DC et PCI, ne sont-ils pas intervenus pour son sauvetage, alors que les BR se contentaient d'une reconnaissance de la nature politique de leur action ? Pourquoi Fanfani, qui devait prononcer un discours d'ouverture et de reconnaissance minimales, n'a-t-il pas parlé, trahissant l’engagement pris avec le PSI qui s'employait à négocier avec les BR ?

Deux dernières remarques. Les archives de Paolo Persichetti, saisies le 8 juin 2021 par des agents de la DIGOS [Division des enquêtes générales et des opérations spéciales de la police d’État, NdT] sur des accusations fallacieuses, doivent être  restituées à leur propriétaire légitime. Persichetti a purgé sa peine et est le seul à pouvoir recueillir des témoignages des protagonistes de ces années en ayant les outils pour raisonner sur ceux-ci. Il ne peut exister en Italie un organisme de « police de prévention » qui intervienne sur la recherche historique pour l'orienter dans des directions préétablies. Il est scandaleux que peu d'intellectuels aient pris la défense de la liberté de la recherche historique, menacée non seulement en ce qui concerne les années 1970. Pensez à la criminalisation des chercheurs sur les foibe [grottes de la région de Trieste où eurent lieu plusieurs massacres avant et après la Deuxième Guerre mondiale, NdT], passibles du délit de négationnisme.

Qu’on me permette une remarque finale. La reconstruction historique est nécessaire, mais une réflexion politique sur ces années est également nécessaire. En lisant le volume, certaines figures de brigadistes comme Franceschini émergent par leur inadéquation politique et humaine. À mon avis, le terrain autobiographique et psychologique n'est pas un élément secondaire dans le bilan d'une phase historique. De plus, il y a eu des erreurs : tout d'abord, comme l’affirme l’auteur, le fait d'avoir pensé que l'enlèvement causerait de fortes contradictions entre la base et les dirigeants du PCI concernant le compromis historique, contradictions qui  ont été réduites également en raison de l'enlèvement. L’assassinat de Guido Rossa [syndicaliste qui avait dénoncé un ouvrier brigadiste, NdT] en 1979 ne fit que renforcer la condamnation contre les actions armées et assécher cette zone grise qui ne se rangeait pas du côté de l'État. Sur la question des raisons du consensus et sur la question de la violence, une discussion très articulée serait nécessaire.

NdT

*Dietrologia : néologisme du langage politique et journalistique italien qui indique, de manière polémique, la tendance, propre aux soi-disant diétrologues, à attribuer aux faits de la vie publique des causes différentes de celles qui sont déclarées ou apparentes, en supposant souvent des motivations secrètes, avec la prétention de connaître ce qui se cache derrière (dietro) une mise en œuvre. Ce terme est apparu dès les années 1970 dans la presse de droite pour fustiger tous ceux qui voyaient (souvent à juste titre) la main de l’État profond dans les actes terroristes. Un équivalent français serait conspirationnisme ou théorie du complot ou complotisme.


 

Paolo Persichetti

 La polizia della storia. La fabbrica delle fake news nell’affaire Moro (La police de l'histoire. La fabrique des fake news dans l'affaire Moro)

Derive Approdi, 240 p., Imprimé 20 €

 

LUIS CASADO
La même seringue avec un embout différent

Luis Casado (bio), 18/9/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

C'est connu, l'histoire se répète, comme l'a dit Karl, la première fois comme une tragédie, la seconde fois comme une farce. Ignorant l'histoire, nous ne nous rendons pas compte que ce que nous vivons aujourd’hui est une pure et simple bouffonnade...

Le livre d'Alexis de Tocqueville qui nous touche de près - “L'Ancien Régime et la Révolution” - est très souvent ignoré, raison qui justifie ce billet. Encore une fois, je dois cette découverte à Armando, un lecteur perspicace d'ouvrages intelligents.

Le comte de Tocqueville (1805 – 1859) avait des bonnes manières qui se sont perdues parmi les intellectuels contemporains jusqu'à disparaître presque complètement. Parmi celles-ci, il y en avait une que sa condition de noble aurait dû lui épargner : le travail.

La monarchie française a connu de nombreux épisodes que nous appellerions aujourd'hui crises économiques, politiques, institutionnelles, religieuses, etc., accompagnés de famines et de révoltes. De telles crises ont été résolues grâce à des techniques modernes qui consistaient principalement à massacrer les affamés et les rebelles. Cependant, lorsque Sa Majesté était de bonne humeur, elle pouvait être convaincue d'utiliser des ressources qui, même aujourd'hui, passent pour adroites :

« Cela se voit bien dans le mémoire que Turgot adressait au roi en 1775, où il lui conseillait entre autres choses de faire librement élire par toute la nation et de réunir chaque année autour de sa personne, pendant six semaines, une assemblée représentative, mais de ne lui accorder aucune puissance effective. Elle ne s'occuperait que d'administration, et jamais de gouvernement, aurait plutôt des avis à donner que des volontés à exprimer, et, à vrai dire, ne serait chargée que de discourir sur les lois sans les faire. « De cette façon, le pouvoir royal serait éclairé et non gêné», disait-il, «et l'opinion publique satisfaite sans péril ». (Alexis de Tocqueville, L'ancien régime et la révolution, 1856)

Toute ressemblance avec des événements récents de la vie réelle n'est pas purement fortuite. Mais il y a plus, plus sophistiqué et d'une efficacité inégalée : impliquer directement le peuple dans le diagnostic des maux et la recherche des remèdes.

Le roi Philippe le Bel est crédité de la paternité de l'invention en 1302. La filouterie est connue sous le nom de “cahiers de doléances”. Le Roi ordonne que dans chaque ville, village ou hameau, un scribe soit installé pour prendre note de ce que chaque sujet - noble, ecclésiastique ou moins-que-rien - souhaite librement porter à l'attention de Sa Majesté. Au moment de la Révolution française, la population était de l'ordre de 25 millions d'âmes et les communes se comptaient déjà par dizaines de milliers. Ainsi, lorsque la collecte de toutes les doléances de tous les doléants a été achevée, les archives se sont enrichies de centaines de milliers de pages manuscrites qu'il était urgent d'oublier dès qu'elles avaient été classées. Tocqueville a pris la peine de lire tous les cahiers de doléances dont Louis XVI avait ordonné la collecte, et est arrivé à une conclusion surprenante :

« Je lis attentivement les cahiers que dressèrent les Trois Ordres avant de se réunir en 1789 ; je dis les Trois Ordres, ceux de la noblesse et du clergé aussi bien que celui du tiers. Je vois qu'ici on demande le changement d'une loi, là d'un usage, et j'en tiens note. Je continue ainsi jusqu'au bout cet immense travail, et, quand je viens à réunir ensemble tous ces vœux particuliers, je m'aperçois avec une sorte de terreur que ce qu'on réclame est l'abolition simultanée et systématique de toutes les lois et de tous les usages ayant cours dans le pays ; je vois sur-le-champ qu'il va s'agir d'une des plus vastes et des plus dangereuses révolutions qui aient jamais paru dans le monde. Ceux qui en seront demain les victimes n'en savent rien ; ils croient que la transformation totale et soudaine d'une société si compliquée et si vieille peut s'opérer sans secousse, à l'aide de la raison, et par sa seule efficace. Les malheureux! ils ont oublié jusqu'à cette maxime que leurs pères avaient ainsi exprimée, quatre cents ans auparavant, dans le français naïf et énergique de ce temps-là: « Par requierre de trop grande franchise et libertés chet-on en trop grand servaige.» (A. de Tocqueville. Op. cit.)

Ce qui précède est ce que Karl Marx appellera plus tard le “radicalisme”, dans le sens où il s'agit de ne pas tourner autour du pot et d'aller directement à la racine des problèmes soulevés.

Comparées aux cahiers de doléances de 1789, les revendications contemporaines au Chili, en France ou à Lilliput sont du pipi de chat.

En 1789, les privilégiés tentent de faire ce que Philippe le Bel avait fait en 1302 : se torcher avec les doléances. Le résultat, vous le connaissez : la Révolution française, la fin de la monarchie, la fin de la noblesse, la nationalisation des biens de l'Eglise, l'instauration de la République, des Droits de l'Homme et du Citoyen, l'abolition de l'esclavage, le suffrage universel et deux ou trois autres petites choses dont l'Humanité est fière encore aujourd'hui.

Tocqueville n'est pas très indulgent lorsqu'il s'agit de juger ceux qui n'ont pas su voir venir. Se référant aux puissants de l'époque, il écrit :

 « Plusieurs étaient cependant de très-habiles gens dans leur métier ; ils possédaient à fond tous les détails de l'administration publique de leur temps ; mais quant à cette grande science du gouvernement, qui apprend à comprendre le mouvement général de la société, à juger ce qui se passe dans l'esprit des masses et à prévoir ce qui va en résulter, ils y étaient tout aussi neufs que le peuple lui-même. Il n'y a, en effet, que le jeu des institutions libres qui puisse enseigner complétement aux hommes d'État cette partie principale de leur art.» (A. de Tocqueville. Op. cit.)

Toute ressemblance avec des événements récents de la vie réelle n'est pas purement fortuite, on l’a déjà dit.

Pour décrire ce que nous vivons aujourd'hui, nous avons recours en français à une tournure : « C’est du pareil au même ». Mon grand-père maternel, combattant social de toujours, le disait dans son jargon de praticien : « C'est la même seringue avec un embout différent ».