05/05/2021

Bab El Amoud, une nouvelle place Tahrir : la Porte de Damas à Jérusalem est le plus récent symbole de la protestation palestinienne

par Yanal Jbarin, Haaretz, 3/5/2021

Traduit par Fausto Giudice 

Yanal Jbareen | ينال جبارين | ינאל ג׳בארין

Yanal Jbarin étudie la communication et les sciences politiques à l'Université hébraïque de Jérusalem. Activiste social, il est né à Umm al-Fahm et vit aujourd'hui à Jérusalem, où il participe au projet Haaretz 21 visant à promouvoir les voix des Palestiniens de 1948, alias « la communauté arabe d'Israël ».
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La magnifique porte de la vieille ville a toujours joué un rôle central dans la vie des Palestiniens de Jérusalem, mais la fermeture de la place pendant le ramadan en a fait l'épicentre de manifestations passionnées.

Des Palestiniens célèbrent devant la Porte de Damas après le retrait des barrières érigées par la police israélienne, la semaine dernière. Photo AMMAR AWAD/ REUTERS

L'épicentre des affrontements de ces dernières semaines dans la vieille ville de Jérusalem a été la porte de Damas. Il s'agit d'une large place entourée d'escaliers qui attire régulièrement de grandes foules de musulmans - jeunes et vieux, hommes et femmes - pendant le mois sacré du Ramadan. Ils viennent chaque soir écouter les prières de la mosquée Al-Aqsa qui marquent la fin du jeûne quotidien.

Mais cette année, suite à la décision de la police israélienne de fermer les escaliers aux piétons, la place est devenue le théâtre d'une bataille au cours de laquelle de nombreux policiers, y compris à cheval, ont utilisé des canons à eau pour disperser les rassemblements sur le site.

Le commissaire de police Kobi Shabtai a déclaré aux médias la semaine dernière que la zone autour de la porte de Damas était barricadée pendant le ramadan depuis de nombreuses années et que la politique n'avait pas été modifiée cette année. Mais les témoignages oraux et les images vidéo du site montrent qu'il n'en était pas ainsi dans le passé. La place était effectivement fermée dans des cas exceptionnels, mais pas pendant quelques semaines durant le ramadan comme cette année.

Des Palestiniens célèbrent devant la porte de Damas. Le site est connu en arabe sous le nom de Bab al-Amud et en hébreu sous le nom de Sha'ar Shekhem - Porte de Naplouse. Photo AMMAR AWAD/ REUTERS

Le site connu en arabe sous le nom de Bab al-Amud et en hébreu sous le nom de Sha'ar Shekhem - Porte de Naplouse - est particulièrement important pour les habitants de Jérusalem-Est. Ses noms hébreu et anglais proviennent du fait que la route qui part de cette porte mène à Naplouse, et de là à Damas. Le nom Bab al-Amud vient de la haute colonne (amud, en arabe) qui a été érigée dans la cour intérieure de la porte à l'époque romaine. Les distances de Jérusalem étaient mesurées à partir de cette colonne par des bornes placées le long des routes.

Lorsqu'Israël a occupé Jérusalem-Est en 1967, des bus sont partis de la porte de Damas pour emmener les habitants palestiniens en fuite en Jordanie. Depuis lors, l'esplanade a été le point de convergence de nombreuses manifestations et émeutes, ainsi que de la violence et de la terreur. Même des protestations et des rassemblements non liés aux événements de la ville, comme les manifestations de solidarité avec les Bédouins du Néguev dont les terres ont été expropriées, ont lieu sur ce site.

Aujourd'hui, c'est l'une des portes les plus importantes et les plus belles de la vieille ville. La plupart des pèlerins musulmans qui se rendent à Al-Aqsa depuis les quartiers orientaux de Jérusalem et la Cisjordanie y entrent, ce qui constitue la raison historique de son importance. Mais au-delà de cela, les Palestiniens la considèrent également comme la place la plus importante de Jérusalem-Est, d'un point de vue social et culturel. Les fidèles juifs se rendent au Mur occidental par cette porte également, et une station de métro léger a été construite à côté.


Un Palestinien monte la garde à la Porte de Damas alors que des fidèles participent à la prière du soir pendant le mois sacré musulman du Ramadan, dans la vieille ville de Jérusalem, la semaine dernière. Photo Maya Alleruzzo,AP

Au cours de la dernière décennie, la place a été rénovée à plusieurs reprises. Elle est également devenue le site d'une présence renforcée de la police et de l'armée, avec notamment deux postes d'observation en béton que la police a construits de chaque côté de la place. En 2020, la municipalité de Jérusalem y a érigé une plaque commémorative pour les agents de la police des frontières Hadar Cohen et Hadas Malka qui y ont été, respectivement, abattus et poignardés par des Palestiniens en 2016 et 2017.

De nombreux Palestiniens considèrent cette plaque, ainsi que les postes d'observation, comme une démonstration de la souveraineté juive sur le site et une tentative de modifier son caractère musulman/palestinien. À leurs yeux, cela a renforcé l'importance de la lutte symbolique pour son caractère.

En conséquence de tout cela, les marches de la place de la Porte de Damas sont devenues un symbole de la protestation palestinienne ces dernières années. « Bab al-Amoud est devenu au fil du temps le lieu le plus important, avec Al-Aqsa, pour les manifestations et pour faire entendre la voix de Jérusalem-Est », a déclaré Mohammed Al-Arab, 34 ans, qui s'est rendu sur la place cette semaine pour aller et revenir de la prière. « À mes yeux, c'est comme la place Tahrir au Caire. L'ensemble du spectre politique palestinien se retrouve sur cette place ».

 

 Des Palestiniens agitent des drapeaux et célèbrent devant la Porte de Damas à Jérusalem, la semaine dernière. Photo HAZEM BADER – AFP


La détresse des commerçants

 Les commerçants de la vieille ville, dans les magasins situés près de la porte, étaient divisés cette semaine au sujet des manifestations et des incidents violents qui les ont accompagnées récemment. Certains étaient en faveur des protestations, d'autres s'y opposaient. Mais tous ont principalement blâmé les autorités israéliennes pour la violence et la façon dont elles ont géré la situation. Ils ont déclaré que la crise du coronavirus avait rendu leur vie très difficile l'année dernière et qu'ils avaient espéré que le mois de Ramadan donnerait un coup de pouce économique grâce à toutes les personnes qui se rendaient en masse aux prières à Al-Aqsa.

 

La police disperse une foule de jeunes Palestiniens à la Porte de Damas, la semaine dernière. Photo Ohad Zwigenberg

 Ahmed Shweiki, 20 ans, propriétaire d'une échoppe près de la porte, a déclaré que « pendant la crise du coronavirus, je travaillais dans le bâtiment pour soutenir ma famille. Je voulais commencer à travailler à l'étalage et puis ces incidents ont commencé, ce qui a été très dur pour nous tous. Mais je comprends la colère des manifestants et je les félicite pour leur exploit ».

« Au cours des trois derniers jours, j'ai repris mon travail à l'étal, et j'ai vendu plus de marchandises qu'en 2019 », a-t-il ajouté. « Il reste encore deux semaines du mois sacré, alors nous espérons maintenant que tout se passera bien et que davantage de personnes viendront à la mosquée et sur la place ».

 Ali Jaffar, 61 ans, qui vend des bonbons depuis des années dans la vieille ville, reconnaît que la situation a été difficile, mais il estime que la réaction était prévisible : « Les événements récents ont été très difficiles. Personne ne voulait vraiment faire du mal aux Juifs ou venir aux manifestations, mais c'est ce qui arrive quand des gens viennent et imposent des restrictions sur votre plus belle place, où tout le monde va. J'espère qu'il y aura la paix là-bas, que nous apprendrons à respecter davantage l'autre partie et que nous ne verrons plus de violence, mais que nous aurons un boom économique ».

 Mais les militants qui ont manifesté sur l'esplanade ces derniers jours semblaient moins conciliants. Mohammed Abou Hummus, 55 ans, du quartier d'Isawiyah, a été le premier à faire irruption sur la place après que la police a retiré les barrières, bien qu'il se déplace avec des béquilles.

Des Palestiniens lors des manifestations du Ramadan devant la porte de Damas, le mois dernier. Cette place est considérée comme la place la plus importante de Jérusalem-Est, d'un point de vue social et culturel. Photo Emil Salman

 « Ce n'était pas une démonstration de force organisée », a-t-il déclaré. « Les jeunes de Jérusalem ont compris que s'ils n'étaient pas unis, ils perdraient un site qu'ils considèrent comme stratégique, et que l'establishment sioniste aurait alors un prétexte pour prendre d'autres endroits et fermer les marchés quand bon lui semble ». « Nous sommes venus en tant qu'habitants de Jérusalem pour protester aux côtés des résidents de la vieille ville. Nous avons été violemment dispersés pendant deux semaines, mais cela en valait la peine. Vous pouvez voir la différence aujourd'hui. » Ajoute Abou Hummus : « La police a reculé et la Porte de Damas est florissante, avec des chants, de la nourriture et des boissons. Les familles ont recommencé à se rendre sur la place et à y prendre une tasse de thé. Et cette image est une image de victoire ». Arij Khatib, un étudiant de 25 ans, utilisant le nom arabe de Jérusalem, a fait remarquer : « Quiconque connaît la vie à Al-Quds comprend très bien la signification du fait que chaque pierre a une histoire, et la signification du fait que certaines choses ont une valeur qui va au-delà de leur signification littérale. Quiconque vit à Al-Quds sait que la bataille [impliquant la police israélienne] ne portait pas sur des "escaliers", des "murs" ou une "maison", mais qu'il s'agit d'une bataille permanente pour être ici et y rester. Chaque pierre qui nous revient est un pas de plus vers la préservation d'Al-Quds en tant que capitale de la Palestine ».

Un ancien responsable du service de sécurité du Shin Bet, qui connaît bien les activités de sécurité dans les environs, a déclaré à Haaretz cette semaine que de nombreux efforts sont déployés chaque année en coulisses pour servir de médiateur entre les habitants de Jérusalem-Est et la police pendant le Ramadan. Il a estimé que la décision prise cette année de fermer l'escalier allait trop loin et enflammait l'atmosphère.

 La police israélienne utilise la Porte de Damas pour surveiller les fidèles musulmans qui quittent la Vieille Ville de Jérusalem après la prière du vendredi pendant le mois sacré musulman du Ramadan, la semaine dernière. Photo Maya Alleruzzo,AP

 De plus, aucun événement culturel ou divertissement n'a été organisé pour les jeunes qui se sont rassemblés sur la place - ce qui apaise généralement les tensions à cet endroit - comme cela s'est produit après que la municipalité s’est soudainement souvenue d'allouer des fonds pour de telles activités lorsque les troubles étaient à leur apogée. La semaine dernière, elle a transféré à la hâte 189 000 shekels (48 000 €) au centre communautaire de Beit David, qui sert les résidents palestiniens, pour « un programme d'intervention communautaire qui pourrait contribuer à réduire les tensions et les foules dans la zone, et les orienter vers des activités de loisirs adaptées au caractère festif du Ramadan ».

 Une accalmie temporaire ?

 Le manque d'activités culturelles locales pendant la période sensible du Ramadan s'explique aussi, en partie, par la fermeture de nombreuses institutions culturelles palestiniennes locales ces dernières années. Cette situation a un impact sur les activités tout au long de l'année, notamment les activités pour les enfants, les spectacles culturels et les matchs de football.

 Avec le retour à la normale de la circulation sur la place de la porte de Damas, la reprise des activités culturelles et l'arrêt des marches des militants juifs d'extrême droite de l'organisation Lehava, du moins pour l'instant, les choses sont plutôt calmes à l'heure actuelle.

 Mais à Jérusalem, tout est temporaire. L'organisation Am Kalavi, qui parraine le défilé annuel des drapeaux à l'occasion de la Journée de Jérusalem (qui commémore l'établissement du contrôle d'Israël sur la vieille ville en 1967) - un événement qui suscite toujours des frictions - a déjà annoncé son intention d'organiser un défilé particulièrement grand et festif à l'occasion de cette fête dimanche prochain, après l'annulation du défilé de l'année dernière en raison du coronavirus.

Une porte de Damas enneigée, plus tôt cette année. Photo  Mahmoud Illean,AP

De leur côté, les commerçants de la Porte de Damas craignent que le cortège n'enflamme à nouveau les tensions et que, si la police l'autorise, ils soient à nouveau contraints de fermer leur commerce sans compensation. 

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