Haaretz, 6/5/2021
Traduit par Fausto Giudice
Les journaux de David Ben Gourion, écrits entre 1948 et 1953, révèlent de nombreux secrets : la surveillance des juifs mizrahi (arabes), la tentative de faire partir les réfugiés palestiniens et les détails des viols commis par les soldats n'en sont que quelques-uns.
David Ben-Gourion examinant des documents dans son bureau de Tel Aviv, 1959. Photo FRITZ COHEN / GPO
« Les choses ne vont pas bien dans le Néguev. Une fois de plus, nos soldats (marocains) ont attrapé deux jeunes femmes arabes, les ont violées et tuées »
« Il y a des cas de réfugiés de Ramle et de Lod qui ont atteint Gaza en passant par Ramallah, croyant que de Gaza il sera plus facile de retourner à Ramle ou Lod. Que devons-nous faire ? », dit le journal, qui ne précise pas s'il cite Weitz ou s'il exprime la pensée de Ben Gourion.
La réponse se trouve dans la deuxième moitié de la phrase : « Nous devons les "harceler" sans relâche... Nous devons harceler et motiver les réfugiés du sud pour qu'ils se déplacent également vers l'est, puisqu'ils n'iront pas vers la mer et que l'Égypte ne les laissera pas entrer », écrit-il pour pousser ces Palestiniens vers la Jordanie. « Qui va s'occuper de ce harcèlement ? » se demande Ben Gourion dans son journal, répondant : « Shiloah, avec l'aide du comité de Weitz ».
Reuven Shiloah était un leader de la communauté du renseignement et le premier directeur du Mossad. Le comité auquel il fait référence est le comité de transfert, qui a été créé en pleine guerre afin d'examiner les politiques gouvernementales concernant les réfugiés palestiniens, ou, plus précisément, les moyens de les encourager à quitter le pays.
Le 2 avril 1950, Ben Gourion note dans son journal que « les choses ne vont pas bien dans le Néguev » détaillant les meurtres et les viols de femmes arabes par des soldats israéliens et les représailles de l'armée égyptienne. « Une fois de plus, nos soldats (marocains) ont attrapé deux jeunes femmes arabes, et les ont violées et tuées. En représailles, les Égyptiens ont posé une mine et tendu une embuscade, tuant cinq personnes - trois soldats et deux civils ».
Ben-Gourion qualifie de « nazi typique » Pinchas Rosen, le premier ministre de la Justice d'Israël
Un mois plus tard, Ben Gourion fait des remarques sur la santé et l'état mental du chef d'état-major adjoint de l'époque, Mordechai "Motke"Maklef, à la suite d'une réunion que Ben Gourion a tenue avec la femme de Maklef, Orit. « Motke est fatigué et déprimé. Il porte un énorme fardeau, qu'il estime insupportable, tant physiquement que mentalement », écrit Ben-Gourion. « Il n'a pas de vie de famille, [Orit] s'en moque parce qu'elle n'a pas le choix », ajoute-t-il.
A la fin du paragraphe, Ben Gourion écrit : « Je suis désolé pour la vie de famille manquée, mais dans notre génération, nous devons être cruels - la sécurité n'est pas une question facile ou douce. Si nécessaire, le ministre de la défense enverra des gens comme Motke se faire tuer. L'armée a besoin de lui, et à mon avis, il doit rester ». Comme d'habitude avec ce journal, il n'est pas tout à fait clair s'il citait la femme de Maklef ou ajoutait ses propres pensées, ou si c'était un mélange des deux. Maklef deviendra le troisième chef d'état-major d'Israël.
Une autre section récemment déclassifiée concerne le naufrage du navire d'armes de l'Irgoun, l'Altalena, par les Forces de défense israéliennes nouvellement créées en juin 1948, un incident qui a mis le Yishouv en émoi. Dans son journal, Ben Gourion décrit une réunion gouvernementale houleuse suite aux pressions exercées pour libérer les membres de l'Irgoun détenus après un échange de tirs avec les FDI. Le journal qualifie certains membres de la Knesset et du cabinet de "méprisables", de "paillassons", d’ "ignobles" et de "sans valeur" (bien qu'il ne soit pas toujours clair à qui il fait référence). Ben Gourion note que « le voyou » doit démissionner, car « je lui ai dit que la justice devait être rendue pour avoir tiré sur des Juifs ». Il résume la question : « Voilà la situation dans le parti. Je suis désespéré ».
Une autre section déclassifiée décrit une rencontre en 1951 entre Ben Gourion et Ernst David Bergmann, un éminent scientifique israélien qui était responsable de plusieurs projets scientifiques pour l'armée. « Le Dr Bergmann est venu me voir. Ils ont préparé un matériau synthétique qui provoque le cancer, et cela permet de tester le cancer à un stade très précoce », écrit Ben Gourion. Il ne donne pas plus de détails.
La mise au jour de ces sections censurées - des dizaines de longueurs différentes - a pris deux ans à partir du jour où l'historien et chercheur d'Akevot Adam Raz a déposé sa demande de levée de la censure. Cependant, de nombreux éléments restent encore censurés dans ces journaux, ainsi que dans d'autres documents en possession de l'Institut Ben-Gourion. Parallèlement, Akevot a également demandé aux Archives d'État que de nombreux autres documents de l'époque ne soient pas censurés, car il n'y a aucune raison évidente de les soustraire à l'attention du public.
« La découverte des sections noircies (partiellement)
du journal est une étape importante », déclare Lior Yavne, le directeur
d'Akevot, ajoutant que « le fait de noircir des documents d'archives crée
d'énormes gouffres dans lesquels disparaissent des parties importantes de
l'histoire d'Israël et de sa société ». Ces occultations restent en
place même de nombreuses années après que la loi autorise leur suppression, en
partie à cause d'un manque de ressources, de sensibilisation ou de volonté de
la part des archives.
David Ben-Gourion dans la bibliothèque de sa maison à Sde Boker, en 1968. Photo COHEN FRITZ / GPO
Raz ajoute que la recherche historique ne peut être complète sans qu'un chercheur ne s'adresse à un service d'archives à la recherche de documents encore censurés, en exigeant la divulgation de leur contenu.
L'exposition de ces parties du journal de Ben Gourion, jusqu'alors censurées, illustre la lourdeur de la censure lorsqu'il s'agit de documents historiques. Dans de nombreux cas, explique Yavne, cela montre qu'ils n'ont pas été tenus à l'écart du public pour des raisons de sécurité, de diplomatie ou de respect de la vie privée, « mais pour des considérations totalement différentes, comme la protection de l'image publique d'une institution ou d'une personnalité, la rétention d'informations ou la prévention de discussions sur les fondements du conflit israélo-palestinien ». Dans d'autres cas, des sections du journal de Ben Gourion qui ont été censurées pendant des décennies étaient disponibles dans d'autres archives, ce qui indique qu'il n'existe pas de politique cohérente en matière de censure des documents archivés.
L'historien Tom Segev, auteur de la biographie de Ben Gourion intitulée « Un État à tout prix », affirme que les nouveaux textes non censurés documentent « le discours vulgaire de Ben Gourion ». Il cite une section non censurée, dans laquelle Ben Gourion utilise le terme « nazi typique » pour désigner Pinchas Rosen, le premier ministre de la Justice israélien.
« Il voulait dire, bien sûr, que Rosen était un pédant, un Yekke », un terme désignant les Juifs d'origine allemande. « Ben Gourion le considérait comme une nuisance nécessaire. Il n'y avait rien qu'il détestait plus que les gens qui lui disaient non, surtout les juristes’, dit Segev. « L'utilisation du terme nazi indique la facilité avec laquelle Ben Gourion utilisait cette épithète », dit Segev, ajoutant que le rival de Ben Gourion, Menachem Begin, a reçu un surnom similaire.
Segev demande que d'autres sections du journal et d'autres documents des archives Ben Gourion soient rendus publics. « Il y a des choses vraiment importantes qui n'ont jamais été diffusées pour publication, comme l'affirmation selon laquelle Israël était derrière une attaque contre une synagogue à Bagdad en 1951** afin d'encourager les Juifs irakiens à venir en Israël, ainsi que l'affaire Lavon en Égypte », déclare Segev. « Quel est le secret ? Il y a d'autres cas comme celui-là ».
NdT
*Yishouv ou Yichouv : terme hébreu signifiant « peuplement », désignant l’ensemble des Juifs vivant en Palestine avant la création de l’État sioniste
**Lire à ce sujet Les juifs d'Iraq, Comment les Britanniques et les sionistes ont provoqué l’exode de 120 000 Juifs d’Iraq après 1948, par Naeim Giladi
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