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06/09/2022

ANDREA FUMAGALLI
La dictature de la finance et le marché du gaz

Andrea Fumagalli, Effimera, 3/9/2022
Traduit par
Fausto Giudice

Andrea Fumagalli (Milan, 1959) est Professeur d’Économie Politique auprès du Département de Science Économique de l’Université de Pavie, Italie. Il fait notamment partie de l’Association Bin-Italia (Basic Income Network), de l’Executive Committee du BIEN (Basic Income Earth Network), du réseau indépendant de recherche Effimera et du réseau San Precario. Ses recherches portent sur la précarité du travail et les transformations du capitalisme. On peut lire de lui en français : La Vie Mise Au Travail – Nouvelles formes du Capitalisme Cognitif (Eterotopia, 2015). Bibliografia

Présentation

Les 12 et 13 septembre 2008, au plus fort de l'effondrement des subprimes aux USA, deux jours avant la faillite de Lehmann Brother (15 septembre 2008), une conférence organisée par UniNomade sur les marchés financiers et la crise mondiale des marchés s'est tenue à Bologne. Les actes de cette conférence (et bien d'autres) seront publiés l'année suivante par Ombre Corte sous la direction d'Andrea Fumagalli et Sandro Mezzadra sous le titre Crise de l’économie globale. Marchés financiers, luttes sociales et nouveaux scénarios politiques [1]. Dans ce recueil d'essais, un texte de Stefano Lucarelli avait pour titre : « Le biopouvoir de la finance ». À l'époque, ce titre semblait plus que jamais approprié pour décrire la domination des oligarchies financières dans la définition des trajectoires d'accumulation du nouveau capitalisme de plateforme, qui allait bientôt émerger des cendres de cette crise.

Aujourd'hui, près de 15 ans après ces événements, nous pouvons dire que nous avons sous-estimé le problème. Certes, notre analyse avait été plus que correcte en soulignant le rôle central et dominant de la finance spéculative dans le nouveau (dés)ordre monétaire international et le déclin tendanciel du dollar comme monnaie de réserve internationale. Mais en attendant, le biopouvoir (qui pouvait aussi donner lieu à une forme de contre-pouvoir, comme la parabole du bitcoin l'a illusoirement laissé croire) s'est transformé en une véritable dictature.

Port de Sabetta sur la péninsule de Yamal en Russie arctique - Aleksandr Rumin/TASS

La financiarisation des matières premières

Ce qui se passe dans la fixation du prix du gaz sur le marché d'Amsterdam le confirme amplement. Déjà dans le passé, il y avait eu des indications de la capacité de la spéculation financière, qui est aujourd'hui de plus en plus l'essence et l'âme des marchés financiers, à fausser de manière presque irréversible les règles mêmes de fonctionnement d'un marché néolibéral. En 2008, par exemple, le prix du pétrole était passé de 70 dollars le baril en décembre 2007 à 142 dollars le baril à l'été 2008, pour retomber à 33 dollars à la fin de l'année : une bulle spéculative qui s'est toutefois dégonflée très rapidement.

Mais ce qui se passe sur le marché du gaz présente des nouveautés qu'il faut souligner. Il y a quelques années encore, la dynamique du marché et le prix déterminé dans l'échange réel entre l'offre et la demande de matières premières constituaient la base sur laquelle se formaient les anticipations sur les produits dérivés (généralement des contrats à terme), ce qui alimentait l'activité spéculative. Le prix sur les marchés réels était la base de la dynamique spéculative et des conventions financières qui alimentaient les décisions spéculatives.

Aujourd'hui, c'est le contraire qui se produit. Ce sont les anticipations de la dynamique future des prix, représentée par la valeur des contrats à terme sur le gaz ou d'autres produits de base, qui déterminent le prix des échanges sur le marché. C'est le cas sur le principal marché pour le commerce de gros du gaz, appelé « Title Transfer Facility » (TTF). Il s'agit d'une plateforme virtuelle (et d'un indice) de la Bourse d'Amsterdam, aux Pays-Bas, où l'on vend et achète du gaz (un peu) et des contrats à terme sur le gaz (beaucoup), c'est-à-dire des contrats pour échanger une certaine quantité de gaz à une date future et à un prix prédéterminé. La logique est donc purement spéculative. Le prix qui est déterminé n'est pas influencé par la demande et l'offre réelles de gaz mais par les attentes futures.

C'est le résultat de la libéralisation du marché de l'énergie, provoquée par le traité de Cardiff de 1996, qui, au nom de la libre concurrence, a éliminé toute forme de réglementation des prix dans le secteur. Le paradoxe est que, contrairement à ce que souhaitent les défenseurs du marché libre, le prix de l'énergie ne découle plus de la rencontre de l'offre et de la demande mais de l'activité spéculative découlant de l'état des anticipations sur l'avenir du marché. Cela dépend en grande partie de facteurs géopolitiques et géoéconomiques qui ont peu à voir avec l'évolution réelle du marché.

Il est avancé que la hausse des prix du gaz écarte les prévisions négatives sur ce qu'il adviendra de l'approvisionnement de cette matière première, en pariant sur sa prétendue rareté future. Contrairement à ce qui s'est passé avec le pétrole en 2008 - dont la pénurie supposée a été déclenchée par la nouvelle que les gisements de Bakou étaient sur le point de s'épuiser - aujourd'hui, la pénurie supposée de gaz est fondée sur une forte instabilité géopolitique internationale et sur les tensions internationales entre les USA, la Chine et la Russie.

La réalité actuelle du marché est, en fait, différente. Le gaz n'est en aucun cas, à l'heure actuelle, une ressource naturelle rare. Selon le rapport « Natural Gas - Supply and Demand » d'ENI publié le 26 juillet 2022 dans la World Energy Review, les réserves actuelles sont suffisantes pour répondre à la demande croissante pendant plus de 59 ans.  En outre, il convient de mentionner que la production de biométhane à partir de l'utilisation de fumier animal augmente de façon spectaculaire.  Au 31 décembre 2021 (dernières données disponibles), les réserves mondiales s'élevaient à 202 179 milliards de mètres cubes : elles étaient de 172 742 milliards en 2005. 40 % de ces réserves se trouvent au Moyen-Orient, 33 % en Russie et en Asie centrale, 8 % en Afrique et en Amérique du Nord et seulement 2 % en Europe. En 2021, la production mondiale était de 4 050,35 milliards de mètres cubes. La consommation a été plus faible, à 4027,04 milliards. Nous sommes donc en présence d'une offre excédentaire qui devrait conduire à une baisse du prix, ou du moins à ne pas l'augmenter.

Mais ce n'est pas ainsi que cela s'est passé, bien au contraire. Au cours de l'année 2021 (c'est-à-dire avant l'invasion russe de l'Ukraine), le prix du gaz TTF coté à la bourse d'Amsterdam a augmenté de 402 %. Les experts justifient cette tendance par le fait qu'il y a eu une augmentation de 4,6 % de la consommation de gaz en raison de l'hiver long et froid des premiers mois de 2021, qui a entraîné une plus grande utilisation du chauffage, suivi d'un été prolongé et chaud qui a provoqué une plus grande utilisation des dispositifs de refroidissement, accompagné de l'augmentation de la demande de gaz naturel liquéfié avec la flambée conséquente des prix de ce dernier, et enfin par l'augmentation de la consommation de gaz en Asie en raison de la reprise économique. Ces facteurs contribuent certainement à réfuter la prétendue rareté de la matière première, mais ne sont pas suffisants pour suggérer un déficit d'approvisionnement à venir.

En 2022, l'invasion de l'Ukraine par la Russie a été la goutte d'eau classique qui peut faire déborder un vase déjà plein, ajoutant encore plus d'incertitude et d'instabilité. Et nous savons comment la spéculation se déchaîne dans ces situations. Toutefois, il convient de noter que d'éventuelles restrictions de l'approvisionnement en gaz de la Russie vers l'Europe sont également le corollaire des sanctions européennes. L'interdiction d'exporter des composants technologiques vers la Russie, qui sont nécessaires à la maintenance des gazoducs et des usines d'extraction de gaz, mine en fait la capacité de production russe, réduisant ainsi les revenus de la vente de gaz. Les coûts qui en résultent pour la Russie sont, dans l'ensemble, inférieurs à ceux que les pays européens risquent de payer avant de pouvoir se libérer de leur dépendance à l'égard du gaz russe.


En Inde, le prix de la bonbonne de gaz de 14 kg vient de passer le cap des 1000 roupies (12€), à comparer avec le revenu mensuel moyen de 178€. Mais les ménages à faibles revenus (moins de 100€ par mois) ont droit à des subventions pour l’achat de 12 bonbonnes par an. La solution ?


Aux USA, en revanche, le prix du gaz naturel par ménage, mesuré en kWh, fixé sur le marché Henry Hub, le point de distribution pour les USA, situé en Louisiane, est passé de 0,0094 $ en janvier 2021 à 0,0134 $ en décembre (soit une augmentation d'environ 42 %). Il s'agit d'une augmentation beaucoup plus faible qu'à Amsterdam (+402%, comme nous l'avons vu), car les contrats à terme sur les matières premières jouent un rôle beaucoup moins important sur le marché du gaz usaméricain. Cela est dû au fait que les produits dérivés sont négociés sur un marché différent puisqu'ils sont principalement cotés à Chicago et non en Louisiane. Et en effet, à la fin du mois d'août 2022, le prix sur le marché usaméricain Henry Hub est de 0,043 $ par kWh, contre un prix moyen mondial de 0,75 $kWh et un prix européen d'environ 0,136 $, soit plus de trois fois plus. Cela confirme qu'en Europe, le prix auquel le gaz est négocié est le résultat de la financiarisation du marché et de la dictature de l'activité spéculative.

Cui prodest ? (À qui profite le crime ?)

L'activité spéculative profite à beaucoup de gens. Tout d'abord, aux grands fonds spéculatifs qui, en créant la bulle haussière, peuvent obtenir de fortes plus-values, pour se retirer au moment opportun, comme cela s'est produit avec d'autres conventions spéculatives (par exemple, celles sur les obligations d'État grecques et italiennes en 2011). Mais elle est particulièrement pratique pour les grandes entreprises énergétiques. Celles qui peuvent profiter des contrats standard à long terme avec les producteurs de gaz brut (comme Gazprom) bénéficient de conditions extrêmement avantageuses avec un prix bloqué bien inférieur au prix de vente actuel. Celles qui n'ont pas ce privilège peuvent toujours acheter du gaz sur le marché usaméricain à un prix beaucoup moins élevé.

Il n'est pas surprenant que pour le seul premier trimestre 2022, selon les données de l'ARERA (Autorité de régulation de l'énergie, des réseaux, de l'environnement), les factures d'électricité aient augmenté de +131% par rapport à la même période en 2021, le gaz de +94%. Les bénéfices supplémentaires auxquels renoncent les entreprises énergétiques en raison de la différence entre les coûts de production et le PUN (acronyme de Prezzo Unico Nazionale, c'est-à-dire le prix de référence de gros de l'électricité achetée sur la Bourse italienne de l'électricité - IPEX) valent, selon les estimations d'Assoutenti (Association usagers), la somme énorme de 27,9 milliards d'euros pour le seul premier trimestre de 2022. Le ministère de l'économie porte ce chiffre à 40 milliards. Le gain est évident.

Penser à limiter l'activité spéculative avec un décret n'est pas possible. Mais certaines interventions pourraient utilement être introduites. Par exemple, le découplage du marché du gaz des marchés de l'électricité et des énergies renouvelables. À Amsterdam, le prix du gaz au TTF est fixé par le système d'enchères au prix marginal (Sistem Marginal Price), qui conduit en fait au prix le plus élevé parmi ceux proposés. La particularité de l'enchère marginale réside dans le fait que, pour fixer le prix de l'énergie, peu importe la source à partir de laquelle elle a été produite (renouvelable, gaz, charbon, nucléaire) ; en effet, à la fin de l'enchère, tous les intermédiaires paieront ce qu'ils ont acheté au prix marginal, c'est-à-dire au dernier prix accepté - évidemment, le plus élevé de ceux proposés.

Enfin, il est paradoxal que le volume des transactions sur le gaz négocié à Amsterdam représente une part dérisoire du total européen (3-4% : données de l'ARERA) mais indique qu'Amsterdam est le marché européen dominant pour l'achat et la vente de titres à terme. Étant donné que le marché du TTF est géré par Gasunie, une société néerlandaise qui contrôle une grande partie du réseau de méthane aux Pays-Bas, ainsi que certains gazoducs européens (bien qu'elle appartienne à Intercontinental Exchange (ICE), un géant des plateformes financières, qui possède également Wall Street), les Pays-Bas peuvent bénéficier d'avantages économiques et financiers qui conduisent le pays à augmenter sa balance commerciale et ses paiements au détriment d'autres pays européens comme l'Allemagne, l'Espagne et l'Italie. Une raison plus que suffisante pour expliquer l'opposition néerlandaise à l'introduction d'un écart de prix (price gap) au niveau européen.

Au-delà de ces considérations, la financiarisation du gaz illustre comment aujourd'hui la détermination des prix dépend de moins en moins des échanges réels et matériels du bien en question, mais de plus en plus de variables extra-marchandes de type financier. C'est la mort des échanges traditionnels du marché libre, au grand dam des économistes libéraux. La théorie de l'offre et de la demande, principale base de la microéconomie néoclassique, perd son sens. La dictature de la finance montre ici toute sa puissance.

Note

1-     Parmi les nombreux textes italiens qui, au cours de ces années, ont abordé le thème de la crise financière, la plupart d'entre eux avec une orientation mainstream, celui-ci est celui qui a fait l'objet du plus grand nombre de traductions : en anglais, allemand, espagnol, portugais, turc, coréen, japonais. [et évidemment pas en français, NdT]

 

 

 

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