01/11/2022

GIDEON LEVY
Comment les liens entre Juifs mizrahis* et Arabes ont été détruits, avec l'aide des Israéliens ashkénazes
Note de lecture d'un livre de Hillel Cohen

Gideon Levy, Haaretz, 31/10/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

*Mizrahi (plur.mizrahim, du radical verbal zarach, se lever, briller] signifie Oriental en hébreu israélien moderne et désigne, dans le langage israélien courant, paradoxalement aussi bien les Juifs originaires du Machreq (Levant), que ceux du Maghreb (Couchant, donc Occident). Utilisé par les Ashkenazim (« Allemands », en fait Juifs originaires d’Europe centrale et orientale), il en est venu à désigner tous les Juifs originaires des mondes arabo-berbère et andalou (sépharades), persan, kurde, turcique, indien et chinois, en un mot extra-européens. Nous avons donc conservé le terme en français, sans chercher à le traduire. [NdT]

Le chercheur Hillel Cohen se lance dans un voyage vers les racines du conflit israélo-palestinien, offrant dans son nouveau livre une mise en accusation brutale des élites racistes du pays

Image : Yael Bogen

Il y a une histoire qui a apparemment échappé à la mémoire de l'auteur de cet important nouveau livre, sur les relations entre les Juifs mizrahis et les Arabes depuis l'avènement du sionisme.

Au moment où je lisais « Son’im : Sifur ‘Ahabah » [“Haïsseurs : une histoire d’amour”] du professeur Hillel Cohen, on présentait à la télévision le beau et triste documentaire « Savoy » du cinéaste israélien Zohar Wagner, sur l'acte de terreur qui a eu lieu à l'hôtel de Tel Aviv portant ce nom en 1975.

L'héroïne du film est Kochava Levi, une femme mizrahie  qui faisait partie des otages pris par des membres de l'Organisation de libération de la Palestine ; l'incident s'est terminé par la mort de 11 Israéliens et de sept des huit ravisseurs. Levi a courageusement mené les négociations avec eux, et les a même brièvement félicités après qu’ils avaient été tués par les forces d'élite israéliennes, citant leur traitement relativement bon de leurs victimes.

Lorsque les Ashkénazes se lancent dans des actes meurtriers de vengeance et de représailles contre les Arabes, personne ne les classe selon leur origine ethnique.

L'histoire de Levi est un raccourci de l'histoire de ce livre de Cohen – un spécialiste des études islamiques et du Moyen-Orient. De la façon dont une femme d'origine mizrahie (c'est-à-dire d'origine moyen-orientale ou nord-africaine) a su parler avec les ravisseurs dans leur propre langue grâce à son éducation et a fait appel à leurs cœurs en s'inspirant de ses propres antécédents familiaux dans un pays arabe, mais dont le caractère a été intentionnellement calomnié et noirci, la rendant pratiquement oubliée et invisible.

Si elle avait été un combattant ashkénaze masculin, elle aurait probablement acquis une renommée mondiale. Mais Lévi était une femme d'origine kurdo-yéménite, et il a donc été décrété que son destin serait celui de l'outrage – certains l'ont même qualifiée de prostituée – et d'être effacée de la mémoire collective.

Le professeur Hillel Cohen, auteur de "Haters : A Love Story". Tout remonte aux tout débuts du sionisme, écrit-il. Le racisme, la condescendance et le nationalisme extrême. Photo : Emil Salman

Elle a essayé d'être un pont entre les Juifs et les Arabes, tout comme il y avait ceux avant elle qui avaient rêvé de telles choses pendant les premières années du mouvement sioniste, mais les Juifs en avaient par la suite eu marre de ce pont et ne l'avaient pas poursuivi. La voix de Levi a été étouffée parce qu'elle avait quelque chose de bien à dire sur ses ravisseurs palestiniens. Sa voix était une voix mizrahie, le genre qui a été exploité, déformé et étouffé, exactement comme d'autres voix mizrahies dans le même contexte, ce qui est discuté dans le nouveau livre du professeur Cohen.

L'alliance fugitive entre Levi et ses ravisseurs était dans une certaine mesure une alliance des opprimés ; l'auteur s'engage dans cette idée importante, mais c'est une idée qui est malheureusement clouée dans le bourgeon.

Les atrocités commises par les “Marokaim” (Israéliens d’origine marocaine) étaient considérées comme une fonction de leur caractère et de leur culture.

L'histoire de Cohen est celle de l'amour et de la haine entre les juifs mizrahis, qui devraient bien sûr être appelés juifs arabes (comme les juifs allemands ou les juifs américains), et les Arabes palestiniens – le tout étant orchestré par des juifs ashkénazes (c'est-à-dire d'origine d'Europe centrale et orientale). Tout son livre est éclairé par l'immense corpus de connaissances de l'auteur, des connaissances qui sont étonnamment documentées dans 682 notes de bas de page et une bibliographie longue et impressionnante.

Mais on ne peut pas toujours voir la forêt derrière les arbres. Le livre de Cohen n'a pas de véritable ligne de fond, et il ne mène pas non plus à des conclusions sans équivoque. Les juifs mizrahis haïssent-ils vraiment les Arabes, comme on a coutume de le croire ici, et si oui, pourquoi ?

Pour sa part, l'auteur termine son livre par ces mots : « L'écriture de ce livre est achevée. Même s'il n'est pas en mesure d'offrir une perspective réconfortante, il peut peut-être fournir une vue délibérée et à plusieurs voix, et la connaissance que nous avons en nous plus d'une possibilité de comprendre le monde et d'y agir, dans chacun des côtés du triangle Mizrahi-Arabe-Ashkénaze, ainsi que dans le triangle lui-même.»

On n’a pas besoin d'un critique ou d'une autre personne pour résumer un livre lorsque l'auteur fait lui-même le travail.

La couverture du livre de Hillel Cohen. Crédit : Ivrit Press

Néanmoins, il y a une conclusion relativement claire à la fin, que Cohen formule ainsi : « Si au début du sionisme, la mizrahitude présentait une option pour des relations étroites avec les Arabes du pays, [Israël, NdT] alors à la fin de cette époque la mizrahitude est devenue, de l'avis de beaucoup, une identité qui s'était cristallisée autour d'une approche anti-arabe rigide. Une conclusion dure, certes, mais que nous connaissions bien avant même de lire ce livre. Et pour laquelle nous n'avons pas eu à compléter un livre réussi. » [sic, NdT]

“L’esprit de la terre”

Hillel Cohen, 61 ans, était un journaliste très respecté et presque légendaire de l'hebdomadaire local de Jérusalem Kol Ha'ir, qui couvrait les territoires occupés avant de devenir un chercheur universitaire sur les affaires du Moyen-Orient. Son propre passé personnel est perceptible dans le livre : celui-ci s'engage beaucoup à Jérusalem, peut-être trop.

Son travail est composé de chapitres qui suivent une séquence chronologique. C'est un voyage historique qui s'étend de l'époque de la domination turque en Palestine jusqu'à l'époque de primatures de Benjamin Netanyahou. Entre eux se trouvent des sous-chapitres très brefs, peut-être trop brefs, avec des titres parfois enfantins ("Retourne-toi, Abu Mazen, retourne-toi" ; "Pauvreté des Mizrahim et pauvreté des Ashkénazes - une pensée passagère" ; "Attends un peu : des Irakiens dans des kibboutz ?").). Il y a aussi un texte d'introduction au début de chaque chapitre, révélant ce que nous sommes sur le point de voir, comme le guide dans le bus qui nous parle à l'avance de nos points forts touristiques.

En général, le livre est un peu trop didactique à mon goût. En outre, Cohen propose beaucoup de questions avant d'y répondre, mais c'est peut-être ainsi qu’on écrit dans le monde académique. Dans la liste des remerciements à la fin, j'ai compté 54 noms, également divisés entre les noms ashkénazes et mizrahis, mais sans un seul nom arabe. Étrange. Et le titre du livre est un peu galvaudé, reprenant celui, très similaire, d’un livre de Isaac Bashevis Singer [Ennemies, une histoire d’amour,NdT]. Mais puisqu’on en parle, peut-être qu'il aurait été préférable de l'inverser ? Peut-être que ça aurait du être « Amoureux : Une histoire de haine » ?

 

Des femmes israéliennes font la fête devant un restaurant arabe qui a été vandalisé à Bat Yam, pendant la guerre contre Gaza en mai 2021. Photo : Tomer Appelbaum

Ce livre est une mise en accusation nette, justifiée et bien documentée de l'élite ashkénaze en Israël. À mon avis, c'est là sa force et sa signification premières. Cohen offre quelques exemples étonnants, pas tous connus, du degré de racisme que l'élite a manifesté dès l'aube du sionisme, tant vis-à-vis des Arabes palestiniens que des Arabes juifs.

Cohen présente également l'argument selon lequel ce sont les Juifs ashkénazes qui, à leurs propres fins, ont gâché la relation entre les Mizrahim et les Arabes pendant la période précédant la création d’Israël, bien qu'il se hâte de dissiper le romantisme planant au-dessus de tout sentiment apparent de fraternité qui pourrait avoir existé entre eux. Au plus fort de la guerre d'indépendance de 1947-49, Rabbi Meir Abuhatzeira (alias Baba Meir) a écrit le poème : « Établissez une terre avec retenue / Nous vous supplions d'expulser l'enfant de la servante/ Le drapeau d'Israël a été levé. » Qui a besoin du politicien raciste de droite Itamar Ben-Gvir ?

Mais il y avait aussi une approche mizrahie opposée. Il y avait Hayyim ben Kiki, rejeton d'une famille de rabbins de Tibériade, qui dès 1921 s’est insurgé contre l'arrogance sioniste qui avait fait tant de mal à la bonne relation avec les Arabes. En parlant de sionisme, Ben Kiki a dit qu'il sentait « que tout ce mouvement n'est pas fait correctement ». Il suggéra, dès lors, de renoncer à ce sentiment de suprématie occidentale et de lui substituer « l'esprit de la terre ». Quel dommage que personne n'y ait prêté attention.

Pour sa part, Yosef Haim Kastel, issu d'une famille d’Hébron et Jérusalem, est allé jusqu'à proposer que la Déclaration Balfour de 1917 soit reformulée de manière à reconnaître également le nationalisme palestinien et à présenter la Palestine comme un foyer national de deux peuples. Mais qui a écouté ? À Bagdad, au plus fort de la révolte arabe en Palestine dans les années 1930, les Juifs irakiens ont publié une annonce sans équivoque de soutien aux Arabes de Palestine.

De manière très regrettable Cohen détermine dans son livre que toutes ces voix étaient marginales. Le discours fut rapidement repris par les « Muscovites », un mot de code pour nos copains ashkénazes. Comment la roue avait tourné : en 1908, ce sont les Juifs Sépharades qui ont appelé à un apaisement des tensions entre les Juifs et les Arabes, dans une période où les “Muscovites” ont jeté de l’huile sur le feu.

 

 
Après une attaque contre un homme arabe par une foule israélienne à Bat Yam, pendant la guerre contre Gaza en mai 2021. Photo : Tomer Appelbaum

En 1936, c'était au tour des Mizrahim, [de jeter de l’huile sur le feu] et depuis, ils n’en ont plus fini de s’accuser mutuellement. Mais Cohen affirme qu'à la veille de la Nakba – lorsque plus de 700 000 Arabes ont fui ou ont été expulsés, pendant la guerre de 1947-49 – en ce qui concerne l'attitude envers les Arabes, il n'y avait pas de différence réelle entre les Juifs de différentes origines.

Âmes de 'Mizrahim'

Lorsque les Ashkénazes s'embarquaient dans des actes meurtriers de vengeance et de représailles contre les Arabes, personne ne les classait selon leur origine ethnique :, on appelait les divers Meir Har-Zion “membres de kibboutz”. Ou simplement « Israéliens ». Mais quand  des Mizrahim ont commis des actes de vengeance, leurs origines ont toujours été indiquées. Cohen nous apporte une pléthore de citations condescendantes d’Ashkénazes parlant de la nature violente innée des Mizrahim.

Par exemple, le Premier ministre David Ben-Gourion a affirmé que « les Kurdes et d'autres, membres d'Etzel [acronyme de l’Irgoun, NdT], sont fiers de Deir Yassin [où plus de 100 hommes, femmes et enfants palestiniens ont été massacrés, en avril 1948] ». Le commandant de l'armée Israel Galili, se référant à un autre massacre dans le village d’Al Dawayima en 1948, a admis qu'il y avait là des commandants qui étaient des « gens de culture » – un nom de code pour les Ashkénazes – qui se sont transformés en meurtriers méprisables. Cependant, il s'empressa d'ajouter : « Il y avait beaucoup de Français et de Marocains à Etzel, qui sont prédisposés à un comportement grave. »

Les atrocités commises par les “Marokaim” (Israéliens d’origine marocaine) étaient considérées comme une fonction de leur caractère et de leur culture. Les actes identiques commis par des membres ashkénazes de gauche ont été présentés comme une déviation typique des hommes qui ont commis ces actes : leur identité ethnique n'est pas citée et ils sont décrits comme des « personnes bien nées », malgré les meurtres et les pillages.

Le dirigeant sioniste Ze’ev Jabotinsky, qui est également cité par Cohen, a déclaré que les Juifs se rendaient en Terre d'Israël afin de rechercher « le confort national », mais aussi « pour étendre les frontières de l'Europe à l'Euphrate ». En d'autres termes, [nous sommes ici] afin de balayer complètement loin de la Terre d'Israël, en ce qui concerne le judaïsme, dans le présent et dans le futur, toutes les traces de l'âme des Mizrahim. »

Arabes et Juifs dans un café à Jaffa, en 2021.Photo : Avshalom Halutz

Et voilà. Jabotinsky, le maître à penser et guide spirituel de Netanyahou, a parlé de la nécessité de « balayer… toutes les traces de l'âme des Mizrahim ». Pourquoi ? « Pas parce que nous sommes Juifs ou même Européens, mais simplement parce que nous sommes des hommes de culture. » Et Judah Leib Magnes a écrit que le peuple élu en Terre d'Israël se rapprochait « de plus en plus du primitivisme du désert » – tout cela en raison de leur « asianité », a expliqué l'érudit ashkénaze de San Francisco.

Lors d'une réunion du haut commandement de l'armée israélienne en 1950, Ben-Gourion a eu ceci à dire sur les immigrants des terres musulmanes : « Nous devons éduquer le jeune homme qui est venu ici de ces pays pour qu'il s'assoie correctement sur une chaise dans sa maison, pour qu’il prenne une douche, ne vole pas, ne capture pas une adolescente arabe, la viole et l'assassine… Cela l'emporte sur les autres choses…Le regroupement des exilés nous a ramené de la racaille. »

Ben-Gourion a même rejeté sur les gens de « la marge », synonyme de juifs mizrahis,  la faute du raid meurtrier effectué sur le village de Qibya, en Cisjordanie, en 1953, au cours duquel quelque 70 Palestiniens ont été tués, alors qu'il savait bien que c'était un mensonge. Son parti Mapai s'est dès le début efforcé de se présenter comme ne haïssant pas les Arabes, contrairement au mouvement arabophobe Herut. Mais à ce jour, il y a plus de sang palestinien sur les mains de la gauche sioniste que sur les mains de la droite sioniste.

De la Nakba à la Kasbah d'Hébron

L'une des conclusions inévitables tirées de la lecture du livre est que très peu de choses ont changé en 120 ans de sionisme. De la violence mutuelle entre Juifs et Arabes à l'anxiété arabe sur le sort d'al-Aqsa ; du colonialiste Eliezer Ben-Yehuda au raciste Itamar Ben Gvir, presque rien n'a changé. La conclusion la plus puissante que l'on puisse tirer du livre est que tout remonte au moment de la genèse, aux tout débuts du sionisme. Le racisme, la condescendance et l'extrême nationalisme.

Le début du sionisme ? Cohen partage quelques réflexions de la Bible : « L'Éternel, ton Dieu, te fera entrer dans le pays qu'il a juré à tes pères, à Abraham, à Isaac et à Jacob, de te donner. Tu posséderas de grandes et bonnes villes que tu n'as point bâties, des maisons qui sont pleines de toutes sortes de biens et que tu n'as point remplies, des citernes creusées que tu n'as point creusées, des vignes et des oliviers que tu n'as point plantés.… » (Deutéronome 6:10-12). Ce commandement divin méprisable est observé méticuleusement et avec dévouement par Israël, couvrant la période allant de la Nakba à ce qui se passe aujourd'hui dans la Kasbah d'Hébron.

Cohen présente un résumé de nombreux exemples, de la période qui a suivi la création d'Israël, de la rare solidarité Mizrahi-Arabe, comme la brève coopération entre les Panthères noires et les manifestants arabes à Jérusalem, mentionne le cas de Tali Fahima (une militante pro-palestinienne née en Algérie et emprisonnée pour ses liens avec un militant palestinien de premier plan), et cite également des exemples de violence perpétrée par des Mizrahim dans le contexte du conflit – comme Yona Avrushmi (qui a assassiné Emil Grunzweig lors d'une manifestation de La Paix Maintenant), comme le meurtrier du Premier ministre Yitzhak Rabin Yigal Amir, ou le soldat flingueur d'Hébron Elor Azaria, ou encore les personnes qui ont mené une attaque violente contre un homme arabe à Bat Yam pendant la guerre contre Gaza en mai de l'année dernière.

Le voyage historique déprimant au cœur de la discrimination, des racines du conflit et de la haine, non seulement entre Juifs et Arabes, mais aussi entre Ashkenazim et Mizrahim, tout aussi amer et difficile, se termine très mal.

Si au début du sionisme la mizrahitude a signalé un potentiel pour des relations étroites avec les autochtones arabes, elle a été transformée aux yeux de beaucoup en une identité qui s'est cristallisée autour d'une haine pour les Arabes. Mais rejeter l'entière responsabilité du conflit sur les juifs mizrahis, ou même sur la droite, serait un péché historique impardonnable. Lisez ce livre et voyez comme c'est vrai.

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