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05/04/2023

AMOS HAREL
Deux ans après la dernière guerre sanglante d’Israël contre Gaza, l’histoire se répète dangereusement sur l'Esplanade des Mosquées

Amos Harel, Haaretz, 5/4/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

À l’heure actuelle, ni Israël ni Gaza n’ont intérêt à une véritable confrontation militaire, si bien que les deux parties se livrent à un cliquetis de sabres avec un recours limité à la force réelle - mais tout cela pourrait changer si de nouvelles mauvaises nouvelles arrivaient de Jérusalem, de Cisjordanie ou, plus important encore : Al Aqsa

L’histoire ne se répète peut-être pas exactement, mais parfois, comme le dit le vieil adage attribué à Mark Twain, elle rime. L’incident survenu mardi soir à l’intérieur de la mosquée Al Aqsa était presque une réplique exacte des événements survenus sur le mont du Temple/Esplanade des Mosquées pendant le ramadan, il y a environ deux ans. En mai 2021, les tensions à Jérusalem-Est se sont propagées à la bande de Gaza et ont conduit à l’opération “Gardiens des murs”. Les images troublantes de l’incursion des forces israéliennes dans la mosquée mardi soir pourraient avoir le même résultat. Heureusement, si l’incident s’est soldé par des centaines d’arrestations et des dizaines de coups portés par la police, il n’y a pas eu de morts.

Deux événements récents ont contribué à la montée des tensions à Jérusalem. Le premier est l’assassinat, la semaine dernière, de Khaled Alasibi, un Bédouin israélien diplômé d’une école de médecine, abattu par les forces israéliennes dans la vieille ville. Alors que la police affirme qu’il avait tenté de voler l’arme d’un officier, des témoins oculaires contestent cette affirmation, affirmant qu’Alasibi a été abattu à bout portant alors qu’il intervenait dans une dispute. Le récit de la police a également suscité des doutes, car elle a affirmé qu’il n’y avait aucune vidéo de l’événement, alors que la vieille ville est truffée de caméras de sécurité. La seconde est la tentative d’activistes juifs de sacrifier des chèvres sur le mont du Temple à l’occasion de la Pâque.

Selon la police, des centaines de jeunes musulmans s’étaient barricadés dans la mosquée mardi soir, faisant exploser des pétards et jetant des pierres. Les tentatives de déloger pacifiquement les jeunes ont échoué, ce qui a conduit la police à entrer de force dans la mosquée et à arrêter les personnes qui s’y trouvaient. Ces dernières années, de tels incidents sont devenus courants pendant le ramadan, ce qui amène à s’interroger sur la qualité du jugement des forces de sécurité israéliennes dans leur prise de décision : était-il nécessaire de procéder à une confrontation directe avec les fidèles ? Quel danger leur présence continue à l’intérieur de la mosquée représentait-elle s’ils n’étaient pas en contact étroit avec des fidèles juifs ?

Les images de l’incursion dans la mosquée - enregistrées pour la plupart par des Palestiniens à l’aide de téléphones portables - ont commencé à se répandre sur les médias sociaux et les plateformes arabes tout au long de la nuit, provoquant un tollé dans les pays arabes et les territoires palestiniens occupés depuis 1967.

Mercredi matin, au moins 16 roquettes avaient été tirées depuis la bande de Gaza sur le territoire israélien, ce qui a incité les FDI à répondre par des frappes aériennes et des tirs de chars, bien qu’aucune des deux parties n’ait fait état de victimes. Des troubles ont également eu lieu en Cisjordanie : des coups de feu ont été tirés sur les forces de l’armée israélienne lors d’une violente manifestation dans le village de Beit Ummar, blessant modérément un soldat. Dans le quartier de Silwan, à Jérusalem-Est, les troupes de la police aux frontières ont tiré sur un Palestinien de 15 ans, l’ont blessé et l’ont ensuite arrêté, car il aurait lancé un cocktail Molotov sur leur véhicule.

Les services de sécurité israéliens estiment que les roquettes ont été lancées soit par le Jihad islamique en Palestine (JIP), soit par l’une des plus petites factions palestiniennes qualifiées de  “voyous” [comme la Tanière des Lions de Naplouse et le Bataillon de Jénine, NdT]. Ces tirs ont probablement été effectués en collaboration avec le Hamas, ou du moins avec un clin d’œil d’approbation des autorités de la bande de Gaza.

Il convient de noter que l’intérêt du Hamas ne réside pas dans un conflit militaire à Gaza, mais en Cisjordanie et à Jérusalem. De cette manière, il peut faire payer un tribut de sang à Israël et miner davantage la légitimité de l’Autorité palestinienne sans en payer directement le prix. Israël ne veut pas non plus d’un conflit militaire avec Gaza, qui pourrait contraindre des centaines de milliers d’habitants du sud du pays à passer la veille de Pessah dans des abris antiatomiques [avec ces Paletiniens, on peut s’attendre à tout, même des mini-bombes atomiques, NdT]. Les deux parties se conduisent donc de manière assez similaire : des cliquetis de sabre extérieurs et un bombage de torse, avec un recours limité à la force réelle.

Mais cela pourrait changer si de nouvelles mauvaises nouvelles arrivaient de Jérusalem ou de Cisjordanie. Le Mont du Temple/Esplanade des Mosquées, en raison de son importance religieuse pour les deux parties et de la coïncidence avec les fêtes de fin d’année, est certainement l’endroit le plus sensible. Les affrontements qui s’y déroulent pourraient faire descendre des masses de Palestiniens dans la rue, surtout après des années d’affrontements entre les forces de défense israéliennes et la jeune génération sur le site.

Tout cela se passe sous un gouvernement de droite, dont les membres ont furieusement fustigé leurs prédécesseurs à chaque escalade. Pourtant, dans la pratique, la frontière de Gaza était plus calme sous Bennett, Lapid et Gantz - même si aucun progrès significatif n’a été réalisé dans la résolution des problèmes fondamentaux d’Israël avec les Palestiniens.

Le gouvernement actuel, qui excelle dans les slogans sur la “fermeté”, est en pratique principalement occupé par les tentatives de faire avancer son coup d’État judiciaire. Cela affecte ses performances en matière de sécurité, et il y a un certain changement maintenant qu’Israël est au bord du précipice d’un conflit militaire majeur. Il fait face à cette éventualité avec un premier ministre qui parle à peine à son ministre de la Défense, ayant annoncé son limogeage avant d’être contraint de le suspendre en raison de l’opposition sans précédent de l’opinion publique.

La situation n’est guère plus réjouissante au sein des forces de police. Mardi soir, Canal 12 a diffusé des citations du commissaire de police Kobi Shabtai dans lesquelles il insultait le public arabe en Israël**. La réponse officielle de la police a rapidement précisé que ces citations provenaient d’une conversation entre deux personnes seulement : Shabtai et le ministre de la Sécurité nationale Itamar Ben-Gvir. La fuite a clairement été faite par Ben-Gvir en représailles à l’opposition manifeste de Shabtai au dangereux projet visant à permettre à Ben-Gvir de créer une Garde nationale qui lui serait directement subordonnée.

Aussi difficile à croire que cela puisse paraître, tel est l’état du gouvernement israélien en avril 2023 : le ministre de la Sécurité nationale enregistre une conversation privée avec le commissaire de police puis, par vengeance, la transmet aux médias pour l’humilier. Chaque jour qui passe voit atteindre des records de bassesse.

NdT

* Dans la conversation enregistrée, on entend Ben-Gvir dire après le meurtre d’un Palestinien par des inconnus : « Un autre meurtre et encore un autre meurtre - cela dépasse les bornes. Nous avons besoin d'une garde nationale forte ». Shabtai lui répond alors : « Nous ne pouvons rien faire. Ils s'entretuent. C'est dans leur nature. C'est la mentalité des Arabes ».

Post-scriptum du traducteur

Les USA et la Ligue Arabe ont réagi aux derniers événements.

Le Bureau des affaires palestiniennes du Département d’État des USA à Jérusalem, dirigé par George Noll, a déclaré : « La violence n'a pas sa place dans un lieu saint et pendant une saison sainte. [Les USA] sont alarmés par les scènes choquantes qui se sont déroulées dans la mosquée Al Aqsa et par les roquettes lancées depuis Gaza en direction d'Israël. Nous appelons à la retenue et à la désescalade afin de permettre un culte pacifique et de protéger le caractère sacré des lieux saints ». Le mois d’avril 2023 a été proclamé Mois national du Patrimoine Arabe-Américain par Uncle Joe. À la veille du vote à l’ONU sur la partition de la Palestine, son lointain prédéceseur Harry Truman avait demandé à un conseiller : « Est-ce qu’on a des électeurs arabes ? ». Réponse : « Non ». Truman : « Alors, on vote pour ». Les choses ont un peu changé depuis. 3,5 millions d’Usaméricains sont d’origine arabe et 1 million a voté en 2020, dont 70% pour Biden. Les Juifs, dont le nombre total est estimé à 6,1 millions [nombre d'électeurs et de votants inconnu], ont aussi voté majoritairement Démocrate (77% pour Biden), une tradition vieille de plus d’un siècle. Tous les sondages indiquent qu’Israël est pratiquement la dernière de leurs préoccupations.

La Ligue Arabe, elle, a décidé de tenir une réunion d’urgence aujourd’hui même. 430 millions d’Arabes attendant haletants ses décisions.

 

04/04/2023

RURH MARGALIT
Écrire la Nakba en hébreu : Arabesques, d’Anton Shammas
“Déjudaïser la langue hébraïque, la rendre plus israélienne et moins juive”

Ruth Margalit, The New York Review of Books, 20/4/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Le roman Arabesques, écrit en hébreu par le Palestinien Anton Shammas, est une complainte sur la catastrophe de 1948 et un hymne à l’hébreu et à l’arabe.

Ouvrage rencensé :

Arabesques
d’Anton Shammas, traduit de l’hébreu par Vivian Eden, avec une postface d’Elias Khoury
New York Review Books, 269 p., 17,95 $ (papier)

Édition française : traduit par Guy Séniak, Collection Babel, Actes Sud, 1988/2009 (aussi traduit en espagnol, allemand et italien, mais  pas encore en arabe)

L’épigraphe de la deuxième partie du roman Arabesques d’Anton Shammas, publié pour la première fois en hébreu en 1986, est la suivante :

Des robes de belles femmes, en bleu et blanc.
 Et tout en trois langues :
 Hébreu, Arabe et Mort.

Ces lignes sont extraites d’un poème de Yehuda Amichai, poète officiel d’Israël. À première vue, ce choix peut sembler curieux pour Shammas, un citoyen arabe d’Israël qui a quitté le pays peu de temps après la parution du roman. Il s’était rendu compte, avait-il déclaré à un journaliste à l’époque, qu’en tant que Palestinien et chrétien, l’État ne lui accorderait pas les mêmes droits. « Mon cas est désespéré », a-t-il déclaré. Depuis lors, Shammas, qui a soixante-douze ans, vit à Ann Arbor, où il est professeur émérite de littérature du Moyen-Orient à l’université du Michigan.

Anton Shammas ; illustration de Edel Rodriguez

 La citation d’Amichai reflète l’engagement intime de Shammas avec les deux langues de sa jeunesse et le gouffre - la “mort” - qui les sépare. Elle témoigne également d’une capacité littéraire qui correspond parfaitement à sa position morale à l’égard de la langue. Arabesques est son seul roman, mais Shammas est un traducteur doué et prolifique de et vers l’arabe, l’hébreu et l’anglais. Dans un article universitaire datant de 2017, il a analysé le témoignage écrit d’un prisonnier palestinien pendant la première Intifada à la fin des années 1980 et sa traduction ultérieure en hébreu et en anglais, et a fait référence à la “violence” causée par les omissions linguistiques et les erreurs de traduction. Pour lui, la langue n’est donc pas simplement politique, comme le veut le cliché. Elle est peut-être l’instrument le plus puissant - et potentiellement corrupteur - qu’un individu puisse manier.

Arabesques fait référence à d’autres géants de la littérature hébraïque qu’Amichai. La description d’un lac dans le roman présente des similitudes linguistiques avec le poème La Piscine (1905) de Hayim Nahman Bialik. Un coq rappelle La Dot des fiancées (1931, fr. 2003), un roman de Samuel Joseph  Agnon sur un juif errant qui tente d’amasser suffisamment d’argent pour marier sa fille. Il y a des échos des jumeaux muets du roman Mon Michael (1968) d’Amos Oz (les jumeaux de Shammas sont à la fois sourds et muets), et du jeune mécanicien palestinien du roman L’Amant (1977, fr. 1998) d’A.B. Yehoshua qui entame une relation sexuelle avec une jeune fille juive (dans Arabesques, l’amant est un photographe et se trouve donc sur un pied d’égalité sociale avec sa maîtresse juive). À côté de ces écrivains israéliens, on trouve des chansons et des proverbes de réfugiés palestiniens, ainsi que des bribes de conversations entre villageois. (Il y a aussi des sources d’inspiration plus lointaines, de Clive James et Willa Cather à Samuel Beckett et David Lodge. On y trouve ce joyau de Walter Abish, sur le manque de fiabilité des écrivains : « Ils semblent avoir une certaine difficulté à prendre du plaisir à ce qu’ils font ».

Ces citations et allusions disparates apparaissent comme des lumières vacillantes dans le livre éblouissant et original de Shammas, aussi vivifiant aujourd’hui que lors de sa première publication. Arabesques est un roman autobiographique postmoderne sur les membres d’une même famille dont la vie est marquée par deux traumatismes : la révolte arabe ratée contre les forces britanniques en Palestine en 1936-1939 et la Nakba (Catastrophe) de 1948, au cours de laquelle l’armée israélienne naissante a chassé 700 000 Palestiniens de leurs maisons. En décrivant les histoires transmises d’une génération à l’autre, Shammas dépeint de manière vivante son lieu de naissance : le village de Fassouta en Galilée, « construit sur les ruines du château croisé de Fassove, lui-même construit sur les ruines de Mifshata, le village juif qui avait été établi après la destruction du Second Temple par les Harim, un groupe de prêtres déviants ».

C’est du Shammas classique. Il ne nous fait jamais oublier que chaque coin de rue, chaque oliveraie, chaque jeune enfant a une histoire d’origine. Et son roman remonte le temps pour exposer les racines de ces histoires, qu’elles soient réelles ou imaginaires. En réponse à une histoire qui cherche à généraliser, à nier l’expulsion massive des Palestiniens ou à transformer ses témoins en “survivants” sans visage, Shammas insiste sur la singularité de chacun de ses personnages : « Réfugiés, c’est ainsi qu’ils ont commencé à nous appeler, et celui qui a ce nom collé à la peau ne pourra jamais s’en débarrasser ».

Comment écrire sur la Nakba ? En hébreu, qui plus est ? Shammas y parvient en étant précis, parfois au point de paraître banal. (Les villageois se souviennent de l’année où la Nakba s’est produite principalement en raison de la faible récolte d’olives). Il décentralise également son roman en choisissant de noyer l’autorité de son narrateur dans les voix de ses proches et de ses concitoyens. Une telle cacophonie oblige le lecteur à revenir sans cesse en arrière pour donner un sens à l’histoire. Et même cela peut ne pas suffire : les voix se contredisent souvent. Lorsque nous rencontrons pour la première fois la tante du narrateur, elle se tient sur un quai du port de Beyrouth en 1928 et regarde son mari partir pour l’Argentine. Plus tard, on apprend que cette tante a en fait vécu et travaillé à Haïfa jusqu’en 1948, et qu’elle ne s’est réfugiée à Beyrouth qu’à cette date. Pourtant, l’effet de toute cette incertitude n’est pas l’habituelle absence de vérité postmoderne. Il s’agit plutôt d’un phénomène lié à la façon dont la mémoire collective s’installe au sein de la famille. Chaque version de l’histoire la raconte avec un léger décalage. Cela ne fait qu’accentuer le sentiment d’une tradition orale, d’erreurs et d’ellipses, de récits qui ont été roulés et lissés au fil des ans, comme le travail du temps sur une pierre.

Au cœur du roman, un mystère : Qu’est-il advenu d’une jeune femme nommée Laylah Khoury, qui a disparu de Fassouta pendant la guerre de 1948, après s’être apparemment réfugiée en Jordanie ? Laylah avait été livrée, jeune orpheline, “beauté blonde”, à une famille de Tyr, au Liban, par un garçon qui deviendra le père du narrateur. L’une des jeunes filles de la famille est Hélène, la future mère du narrateur. Laylah est donc le premier lien entre les parents du narrateur, qui se sent poussé à découvrir ce qu’elle est devenue. Mais il ne parvient jamais à trouver une réponse. À un moment donné, il raconte qu’il a rencontré, près de Ramallah, une femme blonde nommée Surayyah Sa’id, dont il est convaincu qu’il s’agit de Laylah. Elle l’invite à entrer dans sa maison. Il s’excuse de l’avoir dérangée. Elle le rassure, « avec la voix plus amicale que les femmes arabes utilisent lorsqu’elles sont dans leur propre maison ». Leur rencontre est en tout point réelle. Et puis il y a ceci : « Mais en fait, je n’ai jamais mis les pieds dans le village de Silwad, et tout ce voyage pour voir Surayyah Sa’id n’est qu’un conte ». Quand le passé tourne autour d’une plaie béante, le romancier doit donner forme au vide.

Dans l’une des scènes les plus émouvantes du roman, un ordre d’évacuation est envoyé aux habitants de Fassouta. La tante du narrateur, craignant la longue route qui l’attend sans rien pour aider la famille à avancer, à l’exception d’un seul âne affamé, se précipite pour nourrir l’animal, lui donnant les sacs d’orge qui restent dans sa maison. La nouvelle arrive alors que le commandant israélien a été dûment soudoyé et que l’ordre est annulé. Ce n’est qu’à ce moment-là que la femme réalise ce qu’elle a fait :

La femme de mon oncle alla à l’étable et prit un bâton. Elle retourna vers l’âne vorace et commença à le battre, d’abord avec des coups de rage parce que la réserve d’orge de la famille était épuisée, puis avec des coups de colère contre elle-même, pour s’être empressée de payer la bête pour un travail qu’elle n’avait pas fait, et enfin avec des coups de sanglots étouffés à cause des Arabes et des Juifs et des rebelles et des soldats et des guerres et des réfugiés et du destin impitoyable et de la pauvreté et de son ventre plein de tout cela, et surtout parce qu’elle voulait arrêter de le battre et qu’elle n’y arrivait pas.

Le traumatisme palestinien de 1948 se résume ici à l’image d’une pauvre femme et de son « ventre plein ». Mais il y en a d’autres : un grand-oncle avec une « ride dans l’esprit qui aplatit des bidons d’huile d’olive dans l’espoir d’en faire un véhicule blindé pour protéger son fils. Ou encore les villageois qui se lancent dans une danse dabkeh pour signaler leur reddition, soulevant une couche de poussière blanche qui « ne fait pas la différence entre le soldat conquérant et le villageois conquis ». Arabesques, dont Shammas a dit un jour qu’il était « écrit en arabe en lettres hébraïques", se lit comme un hymne aux deux langues et comme une complainte ».

Tout ce que j’ai décrit jusqu’à présent n’est, de manière invraisemblable, que la première partie du roman. Son titre est  Le conte, et son narrateur s’appelle Anton Shammas, qui partage de nombreuses similitudes biographiques avec l’auteur. Sa famille déménage de Fassouta à Haïfa lorsqu’il est un jeune enfant ; il se rend dans une université du Midwest usaméricain ; il devient écrivain.

Mais quelque chose change dans la deuxième partie du roman, Le conteur. La tentative du narrateur de rédiger des mémoires familiales est étouffée. L’histoire se divise. Nous sommes maintenant dans le présent, avec de courtes sections numérotées qui passent de la première à la troisième personne et se déplacent entre différents personnages. L’un d’eux est Amira, une Française juive originaire d’Alexandrie, avec laquelle le narrateur, devenu adulte, se lie d’amitié à Iowa City dans le cadre d’un groupe d’écrivains internationaux en visite. Une autre est Nadia, une jeune mère vivant à Abou Dhabi. Lorsque nous la rencontrons, elle vient d’interrompre une grossesse extra-utérine et certains indices laissent à penser qu’elle est hantée par l’intervention, mais il est frustrant de constater qu’on n’apprend pas grand-chose sur l’une ou l’autre de ces deux femmes. Nadia est également une cousine éloignée de la narratrice ou, plus précisément, d’un personnage inspiré de la narratrice.

Ici, les choses deviennent encore plus déconcertantes. Dans cette deuxième partie, le point de vue à la première personne est celui d’un romancier israélien d’âge moyen nommé Yehoshua Bar-On - aussi proche que possible de A.B. Yehoshua (jusqu’aux acronymes inversés des noms en hébreu). Ce n’est pas une coïncidence. En 1985, un an avant la sortie du roman, Shammas a publié un article en hébreu dans lequel il appelait Israël à respecter les aspirations nationales de ses citoyens palestiniens. En réponse, Yehoshua l’a publiquement fustigé, écrivant que s’il souhaitait vivre dans un tel État, il devrait « déménager à cent mètres à l’est » - en d’autres termes, quitter Israël et se rendre dans la future Palestine.

Les critiques que le génial Shammas avait jusqu’alors retenues sont ici lâchées, avec un coup d’éclat satirique, dans la figure du solipsiste Bar-On. Bar-On aurait aimé écrire sur la femme qui l’a quitté, nous dit-il. Ou sur le fils qui a eu des démêlés avec la justice. Mais il sent qu’ « il doit y avoir un Arabe cette fois-ci, comme une sorte de solution à une sorte de silence ». (Bar-On fait également partie de la délégation dans l’Iowa, mais la véritable raison de son voyage, qu’il révèle au lecteur, est de se rapprocher du narrateur : il tente d’écrire sur un homme arabe qu’il surnomme “mon Juif”. « Mon juif sera un Arabe éduqué. Mais pas un intellectuel », pense-t-il avec suffisance. « Il parle et écrit un excellent hébreu, mais dans les limites de ce qui est permis ».

Lorsque nous rencontrons Anton Shammas ensuite dans le roman, il apparaît à la troisième personne. Nous nous rendons compte qu’il ne s’agit pas vraiment du narrateur, mais plutôt de lui tel qu’il est filtré par Bar-On, avec des détails biographiques trompeurs que nous savons qu’il a délibérément donnés à Bar-On à son sujet. Comme le dit un autre écrivain du groupe, « ils n’ont pas encore décidé qui est le ventriloque de qui ».

Si l’élaboration de Bar-On semble un peu cruelle, c’est une cruauté bien dosée : Shammas produit bientôt un autre sketch satirique, cette fois d’un auteur palestinien tellement imbibé d’eau de Cologne qu’il le surnomme Paco, d’après le parfum Paco Rabanne. (Cela m’a fait rire aux éclats, me rappelant un ex. Est-ce que la marque s’est imposée ailleurs comme elle l’a fait au Moyen-Orient ?). À un moment donné, Bar-On décide d’abandonner Shammas et d’écrire sur Paco à la place. Il explique cette décision en s’avouant incapable de faire face à l’ambiguïté : « Mon ancien héros ne se définit pas comme mon ennemi, du moins pas dans le sens accepté du terme. Et c’est ce qui me rend la tâche difficile ».

La notion d’autobiographie contrariée est amplifiée par l’introduction d’un autre écrivain, un mystérieux USAméricain nommé Michael Abyad. Certains éléments indiquent qu’Abyad s’appelait autrefois Anton Shammas et qu’il s’agit en fait d’un cousin plus âgé du narrateur que tout le monde présumait mort (et qui a légué son nom au narrateur). Une photographie fortuite d’Abyad, parue dans les pages du Time en 1982, suggère que l’Anton Shammas “original”  est peut-être encore en vie. Lorsqu’Abyad rencontre le narrateur dans l’Iowa vers la fin du roman, il lui remet un document dans les mains. Ce document est “le récit” que nous venons de lire – “mon autobiographie fictive”, comme l’appelle Abyad. À qui appartient donc cette histoire ? Toute histoire a-t-elle un propriétaire unique ? « Prenez ce dossier et voyez ce que vous pouvez en faire », dit Abyad au narrateur. « Traduisez-le, adaptez-le, ajoutez ou retranchez. Mais laissez-moi y participer ».

Arabesques a reçu des éloges quasi unanimes en Israël lors de sa sortie. Un critique l’a qualifié de « roman le plus israélien jamais écrit ». Phrase après phrase, Shammas dresse des portraits silencieux et magnifiquement observés de la douleur : « Le vieil homme s’est assis sur la banquette arrière, enveloppé dans sa propre âme ». « Le silence des pauvres à l’heure où ils sont ensemble avec la maigre nourriture qui se trouve sur leur table ». Les lettres apprises par cœur des immigrants, qui commencent par une variante de « Je vais bien et je ne manque de rien, si ce n’est de voir vos visages brillants ». Mais les critiques ont également remarqué l’hébreu orné du roman, une langue stylisée si virtuose et si riche que ses simulations peuvent s’étendre sur des paragraphes entiers. Un critique a exhorté les lecteurs à ne pas être « complètement captivés » par les prouesses techniques de Shammas.

Il ne fait aucun doute que ces critiques étaient entachées de préjugés. Mais le langage d’Arabesques semble parfois obscurcir la véracité de son écriture, et son imagerie attire trop l’attention sur elle-même. Voici un exemple, celui d’un secret longtemps gardé qui est enfin révélé :

Il aurait mieux valu que l’histoire reste à jamais recroquevillée comme une chenille dans le cocon du silence. Mais aujourd’hui, le cocon a éclos et le papillon de l’histoire, d’un coup d’aile magique, a secoué les toiles des années d’oubli.

La traduction anglaise du roman (publiée pour la première fois en 1988), réalisée par Vivian Eden en étroite collaboration avec Shammas, réduit habilement bon nombre de ces excès (mais pas dans le passage ci-dessus). Le roman s’ouvre sur la description de deux décès survenus à vingt-quatre ans d’intervalle : celui de la grand-mère du narrateur, puis celui de son père. Voici ma traduction de l’hébreu : « Le papillon de nuit qui tournait au-dessus du corps mourant vingt-quatre ans après ce matin d’avril avait été projeté contre le mur et s’envolait maintenant, comme il s’était envolé, par la porte à peine ouverte ». La traduction économique d’Eden est la suivante : « Un papillon de nuit tournait au-dessus d’un corps mourant vingt-quatre ans après ce matin d’avril ».

L’anglais est élégamment découpé (pas de porte, pas de zapping), bien rythmé et, en fin de compte, plus accessible que l’original. ("The head" dans l’original devient utilement "My father’s head" dans la traduction). Néanmoins, lire Shammas uniquement en anglais revient à regarder une carte postale d’un paysage où l’on ne peut pas se rendre. L’inventivité formelle du roman a disparu, de même que le sentiment exaltant que Shammas a réussi à accomplir avec l’hébreu quelque chose qu’aucun autre romancier n’avait réussi à faire auparavant. « Ce que j’essaie de faire », a-t-il écrit un jour,

c’est de déjudaïser la langue hébraïque, de la rendre plus israélienne et moins juive, la ramenant ainsi à ses origines sémitiques, à sa place. C’est un parallèle avec ce que je pense que l’État devrait être. De même que l’anglais est la langue de ceux qui le parlent, l’hébreu l’est aussi ; l’État devrait donc être l’État de ceux qui y vivent.

Le titre Arabesques n’est pas seulement un jeu de mots astucieux. Il fait référence à un motif architectural complexe composé de lignes entrelacées. Ce motif confère au roman sa forme changeante. À un moment donné, le narrateur se souvient de son oncle Youssef, dont les histoires « étaient tressées les unes dans les autres, s’embrassant et se séparant, se tordant et s’enroulant dans l’arabesque infinie de la mémoire ». Il s’agit là d’une description fidèle de l’idée du roman.

En 1975, les théoriciens français Gilles Deleuze et Félix Guattari ont publié un livre mince, dense et influent, Kafka : pour une littérature mineure. En examinant les œuvres de Kafka, un juif pragois écrivant en allemand, ils parviennent à une thèse qui s’énonce comme suit : il existe une catégorie distincte dans la littérature pour les livres écrits en allemand : il existe une catégorie distincte dans la littérature pour les livres écrits par des minorités dans la langue de la majorité. Ces livres sont par définition politiques : leur “espace exigu” ne permet pas de faire autrement, écrivent Deleuze et Guattari. Même lorsqu’il s’agit d’individus, l’accent de ces ouvrages est nécessairement mis sur le collectif. Ils se heurtent sans cesse à certaines impossibilités - écrire en allemand, par exemple, ou ne pas écrire du tout – qu’ils parviennent néanmoins à dépasser. Ils sont empreints de “déterritorialisation”, c’est-à-dire de l’arrachement d’une pratique, comme l’écriture, à son point de départ naturel.

Deleuze et Guattari soutiennent que ces œuvres appartiennent à une “littérature mineure” non pas en raison de leur qualité, mais parce qu’elles sont écrites par des minorités qui se taillent une place dans le langage des prépondérants. L’idée que l’écriture d’une littérature mineure est un acte révolutionnaire est explicite dans cette théorie. « Comment devenir un nomade, un immigrant et un gitan par rapport à sa propre langue ? », demandent-ils, comme un défi lancé à tous les écrivains.

Shammas a relevé ce défi. Il en va de même pour une poignée d’autres auteurs palestiniens écrivant en hébreu, dont le plus célèbre est peut-être Sayed Kashua. En tant qu’Israélienne, lorsque je lis Shammas et Kashua ces jours-ci, quelque chose me serre la gorge. Tous deux ont quitté le pays - Kashua en 2014. Israël a maintenant le gouvernement le plus fondamentaliste et le plus réactionnaire qu’il ait jamais connu. On ne peut que lire avec une terrible tristesse l’hébreu de ces écrivains, qui semble être moins écrit sur le papier que gravé sur la peau. C’est un hébreu en voie de disparition, un hébreu généreux, vécu et inclusif, et le monde littéraire devrait pleurer son absence.



 

RUTH MARGALIT
Itamar Ben-Gvir, ministre israélien du Chaos

Ruth Margalit, The New Yorker, 27/2/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Alors que des troubles agitent le pays, une figure controversée de l’extrême droite aide Benjamin Netanyahou à se maintenir au pouvoir.

À la fin de l’année dernière, alors qu’Israël inaugurait le gouvernement le plus à droite de son histoire, une blague désespérante a circulé en ligne. Une image divisée en carrés ressemblant à un captcha - le test conçu pour vous différencier d’un robot - représentait les membres du cabinet du Premier ministre Benjamin Netanyahou. La légende disait : « Sélectionnez les carrés dans lesquels apparaissent les personnes qui ont été inculpées ». La bonne réponse concernait la moitié d’entre eux. C’était le genre de message qui est devenu typique du centre et de la gauche israéliens ces dernières années : sombre, cynique et finalement résigné.

Quelques semaines plus tard, le cabinet Netanyahou a présenté la première étape d’une refonte judiciaire qui affaiblirait la Cour suprême du pays et rendrait le gouvernement largement imperméable au contrôle. Les députés de droite avaient déjà proposé une mesure similaire, mais elle avait été jugée trop radicale. Ce qui a changé, selon les opposants à Netanyahou, c’est qu’il est désormais accusé d’avoir accordé des faveurs politiques à des magnats en échange de cadeaux personnels et d’une couverture médiatique positive, accusations qu’il nie. En supprimant les contraintes qui pèsent sur le pouvoir exécutif, la refonte menaçait de placer Israël dans les rangs de démocraties peu libérales telles que la Hongrie et la Pologne. Dans un discours extraordinairement brutal, la présidente de la Cour suprême du pays, Esther Hayut, l’a qualifiée de “coup fatal” porté aux institutions démocratiques. Depuis lors, des dizaines de milliers de manifestants se sont déversés dans les rues de Tel-Aviv et d’autres villes chaque samedi. La pancarte d’un manifestant résume le sentiment général : « À vendre : Démocratie. Modèle : 1948. Sans freins ».

Netanyahou dirige le Likoud, un parti qui se définit par des idées conservatrices et populistes. Le Likoud a longtemps adopté des positions dures en matière de sécurité nationale, mais ses dirigeants ont toujours vénéré l’État de droit, maintenu l’équilibre des pouvoirs et défendu la liberté d’expression. Netanyahou avait lui aussi l’habitude de courtiser les électeurs centristes, en tentant de convaincre les indécis. Mais l’échec des négociations de paix avec les Palestiniens et la montée en puissance du nationalisme religieux ont eu pour effet de ratatiner la gauche israélienne et de rendre le parti de Netanyahou plus extrémiste. Récemment, un député du Likoud a présenté une proposition qui interdirait à de nombreux hommes politiques palestiniens de se présenter à la Knesset.

Les manifestants avertissent que les titres des journaux israéliens commencent à ressembler à un manuel pour les futures autocraties, avec des ministres apparemment triés sur le volet pour saper les services qu’ils dirigent. Le nouveau ministre de la Justice a l’intention de priver le système judiciaire de son pouvoir. Le ministre des Communications a menacé de défaire le radiodiffuseur public israélien, espérant apparemment canaliser l’argent vers une chaîne favorable à Netanyahou. Le ministre des Affaires de Jérusalem et des Traditions a qualifié les organisations représentant les juifs réformés de “danger actif” pour l’identité juive.

Ben-Gvir a bâti sa carrière sur la provocation. En tant que ministre de la sécurité nationale, il supervisera ce qu’un fonctionnaire appelle une “armée privée”. Illustration de Yonatan Popper

Cependant, personne n’offense les Israéliens libéraux et centristes autant qu’Itamar Ben-Gvir. Entré à la Knesset en 2021, il dirige un parti d’extrême droite appelé Otzma Yehudit, Pouvoir juif. Son modèle et sa source idéologique sont depuis longtemps Meir Kahane, un rabbin de Brooklyn qui s’est installé en Israël en 1971 et qui, au cours d’un seul mandat à la Knesset, a testé les limites morales du pays. Les hommes politiques israéliens s’efforcent de concilier les identités d’Israël en tant qu’État juif et que démocratie. Kahane a affirmé que « l’idée d’un État juif démocratique est absurde ». Selon lui, les tendances démographiques allaient inévitablement faire des non-Juifs d’Israël une majorité, et la solution idéale était donc « le transfert immédiat des Arabes ». Pour Kahane, les Arabes étaient des “chiens” qui “doivent rester tranquilles ou dégager”. Sa rhétorique était si virulente que les députés des deux bords avaient l’habitude de quitter la Knesset lorsqu’il prenait la parole. Son parti, le Kach (Ainsi), a finalement été exclu du parlement en 1988. Pouvoir Juif est une émanation idéologique du Kach ; Ben-Gvir a été l’un des responsables de la jeunesse du Kach et a qualifié Kahane de “saint”.

Âgé de quarante-six ans, il a été condamné pour au moins huit chefs d’accusation, dont le soutien à une organisation terroriste et l’incitation au racisme. Son casier judiciaire est si long que, lorsqu’il comparaissait devant un juge, « nous devions changer l’encre de l’imprimante », m’a dit Dvir Kariv, un ancien fonctionnaire de l’agence de renseignement Shin Bet. En octobre dernier encore, Netanyahou refusait de partager la scène avec lui, ou même d’être vu avec lui sur des photos. Mais une série d’élections décevantes a convaincu Netanyahou de changer d’avis.

02/04/2023

GIDEON LEVY
Qui se soucie de savoir si des Palestiniens sont morts ou vivants ?

 Gideon Levy, Haaretz, 2/4/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Une famille est informée que son fils est tombé au combat. Une autre famille, de la même communauté, est informée que son fils a été blessé et capturé, et qu'il se trouve à présent dans l'hôpital de l'ennemi, de l'autre côté de la frontière. Pendant plus d'un mois, cette famille a essayé de rendre visite à son fils, tandis que l'autre famille pleure la mort de son proche, dont le lieu d'enterrement est inconnu. Finalement, le permis attendu arrive et la mère se rend au chevet de son fils blessé. Dès qu'elle entre dans sa chambre d'hôpital, son univers s'effondre : le jeune homme dans le lit n'est pas son fils. C'est le fils de ses voisins que l'on croyait mort. Les 40 jours de deuil rituel sont de toute façon écoulés.

C'est ce qui s'est passé ces dernières semaines dans le camp de réfugiés d'Aqabat Jabr, situé à la périphérie de Jéricho. Tayer Aweidat a été déclaré mort ; Alaa Aweidat aurait été blessé. Lorsque la mère, Nawal, s'est rendue à l'hôpital Hadassah de Jérusalem pour rendre visite à son fils, après un mois d'efforts pour obtenir un permis, elle a été stupéfaite de trouver un homme blessé qui n'était pas son fils. Depuis, elle et sa famille sont hors d'elles. Ils ne veulent savoir qu'une chose : qu'est-il arrivé à leur fils ?

L'État a en effet répondu : « La personne concernée n'est apparemment plus en vie et son corps est conservé au Centre national de médecine légale. ... Cela met fin à notre intervention », a écrit l'avocat Matanya Rosin, substitut au bureau du procureur de l'État, département de la Haute Cour de justice. L'avocat est catégorique : le fils est “apparemment” mort et c'est “la fin de notre implication”. C'est assez d'informations pour vous, sous-hommes, continuez à vivre avec vos doutes et n'osez plus nous déranger. L'avocat a également informé la famille, avec l'humanité qui caractérise si bien notre pays éclairé, que la famille peut se rendre à l'institut médico-légal pour identifier ce qui est supposé être le corps de leur fils.

01/04/2023

GIDEON LEVY
Jours tragiques dans les annales d’un camp de réfugiés palestiniens

Gideon Levy et Alex Levac (photos), Haaretz, 31/3/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Le cyclomotoriste qui s’est fait tirer dessus et qui a été arraché aux ambulanciers. La mère qui est allée rendre visite à son fils blessé et qui a découvert que le patient dans le lit était quelqu’un d’autre, qui avait été déclaré mort. Les enfants en bas âge utilisés comme boucliers humains. Histoires d’Aqabat Jabr

Nasser Shloun avec les jumeaux Mohammed et Ahmed. Les soldats ont ordonné aux personnes qui se trouvaient dans la rue de tenir les enfants en bas âge pour les protéger des jets de pierres.

 Quelqu’un dans la pièce a dit avoir entendu un coup de feu, quelqu’un d’autre a immédiatement vérifié les mises à jour sur les médias sociaux du camp de réfugiés. Les rapports indiquent que des soldats israéliens en civil se trouvent dans les ruelles.

L’armée avait de nouveau envahi le camp, cette fois en plein jour, afin d’enlever des personnes sans aucune autorisation légale - un acte connu en Israël sous le nom d’“arrestation d’activistes terroristes”. Tout le monde est devenu tendu et a commencé à quitter la maison prudemment, l’un après l’autre, en file. Dans la rue, les gens courent. Il se passe quelque chose, ailleurs dans le camp. Au bout de la rue, des habitants avertissent les automobilistes de faire demi-tour, des soldats sont là. Nous avons quitté le camp par une route de contournement.

C’est ce qui s’est passé lundi après-midi dernier, lorsque nous nous sommes rendus dans le camp de réfugiés d’Aqabat Jabr, à la périphérie de Jéricho, pour documenter ce qui s’est passé dans cet endroit reculé au cours des dernières semaines. Alors qu’en Israël, les gens retenaient leur souffle dans l’attente de l’annonce par le premier ministre de la suspension de son paquet de “réformes” législatives, les habitants d’Aqabat Jabr retenaient leur souffle dans la crainte de l’armée israélienne, qui a commencé à y mener des raids fréquents, laissant derrière elle des morts et des blessés.

Jamais la ville de Jéricho, normalement calme, n’a semblé aussi éloignée de Tel Aviv. Deux récentes fusillades dont les auteurs venaient du camp - l’une n’a fait aucun blessé, l’autre a coûté la vie à un Israélien né aux USA, Elan Ganeles, 26 ans - ont amené à plusieurs reprises l’armée dans les ruelles étroites d’Aqabat Jabr.

Le 1er  mars vers midi, Nasser Shloun, 58 ans, s’est présenté au domicile de son frère Maher pour changer la serrure de la porte d’entrée. Nasser est un ancien prisonnier qui, en 1989, a été condamné à la prison à vie pour le meurtre d’un officier de police ; il a été libéré dans le cadre des accords d’Oslo de 1993. L’un de ses frères a été assassiné par des inconnus une semaine après sa propre libération d’une prison israélienne ; un autre frère a été libéré il y a des années dans un état mental instable dont il ne s’est pas remis.

AMIRA HASS
Les masses israéliennes protesteront-elles contre une injustice qu’elles ont causée ?

Amira Hass, Haaretz, 31/3/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Le/la Cynique : Les Israéliens manifestent donc parce qu’ils craignent d’être arrêtés à l’étranger pour avoir commis des crimes de guerre et interrogé des Palestiniens sous la torture ?

Le/la Fan : C’est quoi ton problème ? Les agents du Shin Bet, les architectes qui ont conçu les colonies d’Ariel et de Ma’aleh Adumim, les avocats et les juges qui ont approuvé la coupure de la bande de Gaza du monde et la destruction des villages de Masafer  Yatta - ne sont qu’une minorité parmi les dizaines de milliers d’opposants à ce détestable coup d’État contre notre système de gouvernement.

Des manifestants contre la refonte du système judiciaire se rassemblent devant le Parlement israélien à Jérusalem, lundi. Photo : AHMAD GHARABLI - AFP

C : Mais ils sont du même milieu que les manifestants. Ils renoncent aux salauds de la Police des frontières et de La Familia, mais en même temps ils veulent assurer l’avenir de leurs enfants comme tortionnaires du Shin Bet, développeurs de logiciels espions, bombardeurs de Gaza, avocats qui approuvent les déportations et ainsi de suite, sans risquer d’être arrêtés lorsqu’ils débarqueront à La Haye ou à Madrid.

Des manifestants comparent Israël à une république bananière lors d’une manifestation à Jérusalem lundi. Photo : Emil Salman

F : C’est une image démagogique de la société israélienne. Tout d’abord, les juifs mizrahi manifestent également. Deuxièmement, la majorité d’entre eux sont des gens qui travaillent dur, des salariés comme toi et moi, sans pensions financées par l’État, avec des hypothèques et des dettes et de la colère face à la détérioration des systèmes d’éducation et de santé. Regarde comment ils ont réussi à saper l’arrogance capitaliste du Kohelet Forum.

HAARETZ
Le Ku Klux Klan israélien doit être mis hors la loi

Éditorial, Haaretz, 31/3/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

« Nous les entendions crier et nous étions sûrs qu'ils allaient nous tuer d'une minute à l'autre. Nous avons attendu tranquillement dans l'obscurité totale sans bouger d'un pouce. Nous nous sommes ensuite débarrassés de tout ce qui avait trait à la manifestation : pancartes, mégaphone et sacs, et nous nous sommes préparés à fuir. Au bout d'une demi-heure, nous avons ouvert la porte. ... Nous n'avions aucune idée de ce qui se passait à l'extérieur, seulement que quelques instants plus tôt, il y avait eu une marche, qu'ils avaient des couteaux et des gourdins et qu'ils voulaient nous tuer ».

C'est ainsi que Yuval, un adolescent qui a manifesté contre le projet de réforme juridique du gouvernement, a décrit les moments terrifiants que lui et ses amis ont endurés dimanche à Jérusalem, lorsqu'ils ont dû se cacher dans un ascenseur par crainte des voyous de droite (Haaretz, 28 mars).

Un manifestant pro-gouvernemental à Tel Aviv jeudi. Photo : Ilia Yefimovich/dpa

Les descriptions et les témoignages recueillis par les reporters de Haaretz cette semaine sont terrifiants : messages menaçants de militants de droite sur les médias sociaux, appels à s'armer de couteaux, de haches, de gourdins et d'armes à feu, appels à asperger les manifestants de gaz poivré pour leur « donner une leçon sur les trois derniers mois », et descriptions répétées de manifestants contraints de fuir des voyous d'extrême-droite. Comme d'habitude, l'essentiel des violences a eu lieu à Jérusalem, où les voyous ont également agressé des Palestiniens avec une violence choquante, simplement parce qu'ils étaient Palestiniens, et n'ont même pas hésité à tabasser des journalistes. Mais dans le nord également, les partisans de la droite ont barricadé les routes et décidé des personnes à laisser passer en fonction de leur identité politique. Des personnes ont également été battues dans le centre du pays.

Le fil rouge de toutes ces descriptions et témoignages est le niveau de violence utilisé par la racaille d'extrême droite, la peur qu'elle a suscitée parmi les manifestants et l'inaction de la police. Certains des agresseurs n'appartenaient à aucune organisation, mais une organisation était manifestement à l'origine de la grande majorité des agressions. Il s'agit parfois de La Familia [supporters ultras de l’équipe de foot Beutar Jérusalem], parfois de Lehava*. Si ces deux abominables organisations s'étaient comportées de la même manière en Europe, elles auraient été qualifiées d'organisations néo-nazies et mises hors la loi [oui, enfin, pas dans toute l'Europe, pas en Ukraine, par exemple, NdT]. Et c'est ce qu'Israël doit faire aussi. Après des années d'agressions criminelles, il est grand temps de prendre enfin cette mesure contre La Familia et Lehava, les versions israéliennes du Ku Klux Klan.