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01/04/2023

GIDEON LEVY
Jours tragiques dans les annales d’un camp de réfugiés palestiniens

Gideon Levy et Alex Levac (photos), Haaretz, 31/3/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Le cyclomotoriste qui s’est fait tirer dessus et qui a été arraché aux ambulanciers. La mère qui est allée rendre visite à son fils blessé et qui a découvert que le patient dans le lit était quelqu’un d’autre, qui avait été déclaré mort. Les enfants en bas âge utilisés comme boucliers humains. Histoires d’Aqabat Jabr

Nasser Shloun avec les jumeaux Mohammed et Ahmed. Les soldats ont ordonné aux personnes qui se trouvaient dans la rue de tenir les enfants en bas âge pour les protéger des jets de pierres.

 Quelqu’un dans la pièce a dit avoir entendu un coup de feu, quelqu’un d’autre a immédiatement vérifié les mises à jour sur les médias sociaux du camp de réfugiés. Les rapports indiquent que des soldats israéliens en civil se trouvent dans les ruelles.

L’armée avait de nouveau envahi le camp, cette fois en plein jour, afin d’enlever des personnes sans aucune autorisation légale - un acte connu en Israël sous le nom d’“arrestation d’activistes terroristes”. Tout le monde est devenu tendu et a commencé à quitter la maison prudemment, l’un après l’autre, en file. Dans la rue, les gens courent. Il se passe quelque chose, ailleurs dans le camp. Au bout de la rue, des habitants avertissent les automobilistes de faire demi-tour, des soldats sont là. Nous avons quitté le camp par une route de contournement.

C’est ce qui s’est passé lundi après-midi dernier, lorsque nous nous sommes rendus dans le camp de réfugiés d’Aqabat Jabr, à la périphérie de Jéricho, pour documenter ce qui s’est passé dans cet endroit reculé au cours des dernières semaines. Alors qu’en Israël, les gens retenaient leur souffle dans l’attente de l’annonce par le premier ministre de la suspension de son paquet de “réformes” législatives, les habitants d’Aqabat Jabr retenaient leur souffle dans la crainte de l’armée israélienne, qui a commencé à y mener des raids fréquents, laissant derrière elle des morts et des blessés.

Jamais la ville de Jéricho, normalement calme, n’a semblé aussi éloignée de Tel Aviv. Deux récentes fusillades dont les auteurs venaient du camp - l’une n’a fait aucun blessé, l’autre a coûté la vie à un Israélien né aux USA, Elan Ganeles, 26 ans - ont amené à plusieurs reprises l’armée dans les ruelles étroites d’Aqabat Jabr.

Le 1er  mars vers midi, Nasser Shloun, 58 ans, s’est présenté au domicile de son frère Maher pour changer la serrure de la porte d’entrée. Nasser est un ancien prisonnier qui, en 1989, a été condamné à la prison à vie pour le meurtre d’un officier de police ; il a été libéré dans le cadre des accords d’Oslo de 1993. L’un de ses frères a été assassiné par des inconnus une semaine après sa propre libération d’une prison israélienne ; un autre frère a été libéré il y a des années dans un état mental instable dont il ne s’est pas remis.

Nasser a cinq enfants, dont les jumeaux Mohammed et Ahmed, âgés de 2 ans, qui sont assis sur ses genoux aujourd’hui, habillés de la même façon. Selon leur père, les bambins ont été emmenés par des soldats et utilisés comme boucliers humains contre les jets de pierres, lorsque les forces de défense israéliennes ont fait une incursion dans le camp le 1er mars. Les soldats ont ordonné à l’un des jeunes gens dans la rue, Mohammed Ayush, de tenir le bébé Mohammed dans ses bras pour les protéger des pierres ; les soldats ont ensuite fait de même avec son jumeau, Ahmed.

Jamal, habitant du camp de réfugiés d’Aqabat Jabr. Son fils, Mahmoud, a été tué par les troupes israéliennes et son corps n’a été rendu à sa famille qu’une semaine plus tard

Les soldats étaient entrés dans le camp ce jour-là pour arrêter Maher Shloun, 44 ans, à qui Nasser rendait visite, car ils le soupçonnaient d’avoir participé à l’attaque du 27 février au cours de laquelle Ganeles a été tué. Ils ont encerclé la maison, brandissant leurs fusils, et ont ordonné à tout le monde de sortir, les mains levées. Nasser tenait ses deux fils jumeaux dans ses bras.

Maher est resté à l’intérieur avec l’un de ses enfants et les soldats ont menacé de faire exploser la maison avec eux à l’intérieur. Entre-temps, une mobylette est arrivée, conduite par Mahmoud Bahura Hamdan, 22 ans, qui travaille dans une menuiserie locale et qui avait raccompagné un collègue, Mohammed Shloun, 52 ans, un autre frère de Nasser et de Maher, chez lui. Une fois son passager débarqué, Hamdan a démarré rapidement. Les soldats lui ont demandé de s’arrêter ; apparemment alarmé par leur présence, il a dérapé et est tombé. Nasser a été témoin oculaire de ce qui s’est passé : lorsque Hamdan a tenté de se relever, raconte-t-il, les soldats, qui se trouvaient à une trentaine de mètres, lui ont tiré dessus, l’atteignant au haut du corps.

Étonnamment, Hamdan n’est pas tombé au sol après avoir reçu le coup de feu. Il a réussi à rester debout et a même fait quelques pas. Il a dit à son entourage que tout allait bien pour lui. Sa sœur, qui vit à proximité, l’a emmené chez elle ; un peu plus tard, il est sorti et s’est dirigé vers une ambulance palestinienne que la famille avait fait venir. Selon Nasser, c’est à ce moment-là que les soldats ont agressé Hamdan et l’ont fait tomber. Nasser soutient qu’ils lui ont tiré dessus à nouveau, mais selon Aref Daraghmeh, chercheur de terrain pour l’organisation israélienne de défense des droits humains B’Tselem, une seule balle a touché Hamdan. Sa sœur a également déclaré qu’elle avait entendu un autre coup de feu.

Quoi qu’il en soit, l’état de Hamdan a commencé à se détériorer rapidement, et les secouristes du Croissant-Rouge qui étaient venus avec l’ambulance ont essayé de le réanimer. Environ 15 minutes plus tard, raconte Nasser, une jeep des FDI est arrivée et a ordonné aux ambulanciers de débrancher Hamdan des tubes afin de l’emmener avec eux dans la jeep et de l’arrêter. Ils voulaient l’allonger sur le sol, mais ont finalement accepté de le déplacer sur une civière.

Sa famille n’a rien su du sort de leur proche jusqu’à ce soir-là, où la rumeur leur est parvenue qu’il avait succombé à ses blessures. Le père endeuillé, Jamal, apiculteur de 53 ans, accablé par le chagrin, évoque les doutes qui le rongent. Une semaine plus tard, Israël restitue le corps de son fils.

Pendant ce temps, les soldats poursuivent le siège de la maison de Maher, qui s’est barricadé à l’intérieur. Un agent du service de sécurité du Shin Bet arrive et menace Nasser : « Tu veux devenir le frère d’un chahid, d’un martyr ? » Nasser répond qu’il est déjà le frère d’un chahid - l’un de ses frères a été tué il y a longtemps. « Vous êtes ici pour tuer ou pour arrêter ? Si vous êtes ici pour arrêter, je vais entrer dans la maison et persuader mon frère de sortir », a-t-il dit à l’agent du Shin Bet.

Environ deux heures après que Maher s’était enfermé à l’intérieur, Nasser est entré dans la maison de son frère et en est ressorti avec lui, les deux hommes ayant les mains levées. Maher a été conduit à sa voiture, un 4X4 Hyundai garé devant la maison. Après l’avoir presque entièrement démontée, les soldats ont trouvé un pistolet dans le véhicule. Maher, membre du Fatah, avait été l’un des chauffeurs de Yasser Arafat. Peut-être sera-t-il accusé du meurtre de Ganeles.

Le camp de réfugiés d’Aqabat Jabr. Photo : Nasser Nasser/AP

Nasser, trois de ses frères et un neveu ont également été placés en garde à vue, mais ont été relâchés un jour plus tard. Loai Maarouf, un ami de Maher qui se trouvait avec lui dans la maison, a également été arrêté. Les deux sont toujours en garde à vue.

L’unité du porte-parole des FDI a fourni la réponse suivante à une question posée par Haaretz au sujet de l’incident : « Au cours d’une opération visant à arrêter des individus recherchés à Aqabat Jabr le 1er  mars 2023, deux suspects ont tenté de s’enfuir et des coups de feu ont été tirés alors que des efforts étaient déployés pour les appréhender. L’un des suspects a été blessé par les tirs et a reçu des soins médicaux sur place. Quelques minutes plus tard, une ambulance médicale a été dépêchée, avec à son bord un haut responsable médical, pour évacuer le suspect, qui a succombé à ses blessures. Les circonstances de cet incident font toujours l’objet d’une enquête. D’autres individus recherchés se sont rendus aux soldats et ont été arrêtés.

« Au cours de l’incident, un résident local s’est approché des forces armées avec son jeune fils afin de recevoir un traitement médical. Un médecin militaire a administré un traitement à l’enfant. L’armée n’a pas connaissance d’allégations selon lesquelles l’enfant aurait été utilisé comme bouclier humain. Si une plainte est déposée à cet effet, elle sera examinée conformément au protocole. »

Lors d’un incident antérieur, le 6 février, Daraghmeh se souvient que l’armée était entrée dans le camp de réfugiés à 3h30 du matin, quelques jours après qu’un restaurant situé au carrefour d’Almog, sur la mer Morte, avait essuyé des tirs qui n’avaient pas fait de victimes. Les soldats se sont concentrées sur une maison mobile située dans un endroit relativement isolé du camp, à côté d’un chantier de construction. Ils ont tiré sur la maison mobile et les personnes à l’intérieur leur ont tiré dessus. Daraghmeh, qui est arrivé sur les lieux à 6 heures du matin, a constaté que 13 balles avaient été tirées depuis l’intérieur de la maison mobile et que 21 balles avaient été tirées dans la maison par les soldats.

Les murs intérieurs de la caravane étaient maculés de sang. L’armée a déclaré que cinq jeunes hommes avaient été tués au cours de l’opération. Daraghmeh affirme que la quantité de sang qui maculait les murs ne semblait pas suffisante pour cinq personnes. Lorsque les noms des personnes tuées ont été publiés, il est apparu qu’une autre personne, Alaa Aweidat, 26 ans, avait été blessée et était hospitalisée au centre médical Hadassah de Jérusalem. Il faudra attendre un mois pour que la mère d’Alaa, Nuha, 44 ans, reçoive l’autorisation de lui rendre visite, et elle se rendra rapidement à Jérusalem.

Une affiche de deuil portant la photo de feu Mahmoud Bahura Hamdan dans le camp de réfugiés d’Aqabat Jabr.

À Hadassah, cependant, Nuha a été sidérée de découvrir que la personne dans le lit n’était pas son fils, mais un autre jeune homme, Thayer Aweidat, dont la famille venait de terminer la période de 40 jours de deuil de sa mort. Nuha a été évacuée de la chambre et ramenée en toute hâte au camp de réfugiés. Avec l’aide d’une avocate, Nadine Abou Arafeh, du Centre pour la défense de l’individu, une ONG basée à Jérusalem, la famille a saisi la justice pour savoir ce qu’il était advenu de leur fils.

Voici la réponse incroyable qu’Abou Arafeh a reçue par écrit de l’avocat Matanya Rosin, un assistant de l’unité du procureur de la Haute Cour de justice: « En réponse à votre demande concernant la localisation du détenu Alaa Aweidat, selon les informations fournies par l’administration civile et les sources de sécurité, le détenu susmentionné n’est apparemment plus en vie et son corps est conservé à l’Institut de médecine légale. Nous notons que nous avons été informés que la famille peut demander un permis d’entrée en Israël afin d’identifier le corps. Ceci marque la fin de notre traitement de votre demande ».

Tels étaient les mots : “Apparemment plus en vie” et “la fin de notre traitement” de l’affaire. Il est difficile de se contenir face à cette effroyable inhumanité. Depuis, Nuha Aweidat a déposé une demande pour pouvoir aller identifier le corps de son fils, mais n’a pas eu de réponse. Depuis l’arrivée de la lettre de l’avocat, le camp bruisse de rumeurs et les cinq familles dont les fils auraient été tués le 6 février et qui n’ont toujours pas reçu leurs corps sont désemparées : peut-être que leurs fils ne sont pas morts ?

Parmi les personnes tuées figurent deux frères, Ibrahim Aweidat, 28 ans, et Raafat Aweidat, 22 ans. Lundi dernier, alors que nous étions dans le camp, nous avons appelé leur père, Wahal, 52 ans, pour organiser une rencontre avec lui. Il n’a pas répondu. L’après-midi, nous avons appris que les forces israéliennes qui avaient envahi le camp à midi étaient venues arrêter le père endeuillé. Au cours de son enlèvement-arrestation, qui a duré deux heures, quatre jeunes, dont un de 13 ans, ont reçu une balle dans la jambe.

C’était quelques journées dans la vie d’Aqabat Jabr, un camp de réfugiés situé à la périphérie de Jéricho.

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