C’est la litanie nationale du jour en Israël : « Je n’ai pas d’autre pays ». Les Français ont un autre pays, tout comme les Suédois, les Allemands, les Congolais et les Indiens. Seuls les pauvres Israéliens, rien qu’eux, n’ont pas d’autre pays, et le cœur se brise pour eux. Quelle misérable nation que celle qui n’a pas d’autre pays et qui a le droit de faire tout ce qu’elle veut parce qu’après tout, “elle n’a pas d’autre pays”, tant elle est infortunée. Les Palestiniens n’ont même pas un pays, mais les Israéliens se plaignent de ne pas avoir de pays de rechange. C’est terrible.
La belle chanson - un poème d’Ehud Manor mis en musique par Corinne Allal a - a été choisie la semaine dernière comme la chanson préférée des Israéliens dans un sondage réalisé conjointement par la radio Kan Gimel et le journal Israel Hayom, à l’occasion de la fête de l’Indépendance. Ce chant funèbre est entonné à chaque manifestation et le texte du titre rayonne désormais depuis les sommets des gratte-ciels de quelques grandes entreprises de construction, leur courageuse contribution à la lutte contre le coup d’État judiciaire.
Le charmant, talentueux et inoubliable Manor a innocemment écrit une élégie tardive pour son frère Yehuda, tombé dans la guerre d’usure en 1968, qui a été immédiatement adoptée comme chanson de protestation pendant la première guerre du Liban et est devenue la chanson de protestation de tous les temps. « Je ne me tairai pas parce que mon pays / a changé de visage / Je ne cesserai pas de le lui rappeler / Et de chanter dans ses oreilles / Jusqu’à ce qu’il ouvre les yeux ... Avec un corps douloureux et un cœur affamé / Ici est ma maison». Son poème est véritablement très émouvant, mais l’utilisation qui en est faite pour servir la propagande israélienne d’auto-victimisation est intolérable.
Israël n’a pas d’autre pays, comme toutes les nations du monde, sauf que celles-ci ne s’en plaignent pas. Plus d’une nation n’a même pas de pays. Il est vrai que Nancy Pelosi, l’ancienne présidente de longue date de la Chambre des représentants des USA, a cité le poème de Manor à plusieurs reprises, notamment en réponse au démantèlement par la Cour suprême US du droit constitutionnel à l’avortement, et après que son mari a été battu à coups de marteau dans leur maison, mais même les USAméricains n’ont pas d’autre pays, et en général ils ne s’en plaignent pas. Leur pays leur suffit.
Ce n’est pas le cas des Israéliens. Convaincus que leur pays est menacé en permanence d’un anéantissement immédiat - en cela aussi, ils sont sans doute les seuls au monde à penser ainsi, une puissance régionale dotée d’une super-armée qui se sent elle-même en danger permanent de destruction - ils sont persuadés que les paroles de Manor ont une signification particulière pour eux. Après tout, tout est différent lorsqu’il s’agit d’Israël, différent et spécial, pas comme toutes les autres nations, depuis que le peuple d’Israël a été désigné pour être une lumière pour les nations.
Près d’un million d’Israéliens ont effectivement un autre pays, et leur nombre ne fait qu’augmenter. L’État refuse de fournir des chiffres officiels, mais des centaines de milliers d’Israéliens ont une double, voire une triple nationalité et, ces dernières années, aucune tendance n’a été plus forte que celle de l’obtention d’un passeport supplémentaire. Rien qu’en 2020, on estime que 50 000 Israéliens ont demandé un passeport portugais. Environ 750 000 Israéliens ont émigré depuis la création de l’État, sans jamais revenir. Eux aussi ont un autre pays. En 2017, selon le Bureau central des statistiques, plus de 500 000 Israéliens vivaient à l’étranger. En d’autres termes, pour une grande partie d’entre nous, peut-être plus que pour la plupart des nations, il existe en fait un autre pays.
Mais le problème de cette lamentation réside dans l’auto-victimisation pour rien, un genre très apprécié des Israéliens : les Juifs n’ont-ils pas assez souffert, et maintenant ils n’ont pas non plus d’autre pays ? Pour une nation qui a conquis un pays sur une autre nation, l’a dépossédée et expulsée de son pays et l’a laissée en sang, humiliée, sans droits et sans respect pendant 100 ans déjà, c’est un acte de chutzpah de trop que de se plaindre qu’elle n’a pas de pays de rechange, comme elle le mérite. Pour une nation qui n’a pas encore appris à gérer correctement son seul pays, il est particulièrement présomptueux de demander un pays supplémentaire.
Contentons-nous donc du pays unique, battu et gémissant ; luttons pour son caractère moral et n’en demandons pas un autre. Chantons une autre chanson de protestation lors des manifestations. Un autre pays ? C’est la dernière chose dont nous avons besoin.
Le poème d’Ehud Manor est très émouvant, mais l’utilisation
qui en est faite pour servir la propagande israélienne d’apitoiement est
intolérable.
“Je n’ai pas d’autre pays
même si ma terre est en feu
Un simple mot en hébreu
transperce mes veines et mon âme -
Avec un corps douloureux, avec un cœur affamé,
Ici est ma maison.
Je ne me tairai pas
parce que mon pays a changé de visage
Je ne renoncerai pas à le lui rappeler
Et à chanter à ses oreilles
jusqu’à ce qu’il ouvre les yeux
Je n’ai pas d’autre pays
Même si mon pays est en flammes
Un simple mot en hébreu
transperce mes veines et mon âme -
Avec un corps douloureux, avec un cœur affamé,
Ici est ma maison.
Je ne me tairai pas parce que mon pays
a changé de visage.
Je ne renoncerai pas à lui rappeler
Et chanter à ses oreilles
jusqu’à ce qu’il ouvre les yeux
Je n’ai pas d’autre pays
Jusqu’à ce qu’il renouvelle ses jours de gloire
Jusqu’à ce qu’il ouvre les yeux
Je n’ai pas d’autre pays
même si mon pays est en flammes
Un seul mot en hébreu
transperce mes veines et mon âme -
Avec un corps douloureux, avec un cœur affamé,
Ici est ma maison.
Avec un corps douloureux, avec un cœur affamé,
Ici ma maison. ”
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