25/12/2021

FRANCO «BIFO» BERARDI
Résignez-vous (Démettez-vous) (1 & 2)

Franco «Bifo» Berardi, Cronica della psicodeflazione,  1 et 2 21/12/2021
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala


 

1

Défaitisme de masse, désertion et sabotage : proposition d'une stratégie paradoxale de résignation/démission (en attendant les Communautés Autonomes Opérationnelles de Survie)

Le Long Covid de l'esprit social

Dans les dernières pages de son livre La Peste, Camus raconte le retour festif à la vie de la ville d'Oran après l'extinction de l'épidémie. Aujourd'hui, à l'automne 2021, rien ne laisse présager une célébration imminente à l'horizon. Au contraire, il semble que les signes de malaise psychosocial s'accentuent, et si, en l'absence de lieux de rencontre, quelqu'un ose organiser une rave party, il risque d'être attaqué comme empoisonneur.

Au début du fléau, le crétinisme publicitaire disait : nous en sortirons meilleurs. C’est tout le contraire qui est vrai : nervosité généralisée, racisme rampant, violence prédatrice des grandes entreprises, inégalités galopantes. L'avidité de propriétaire du Big Pharma a empêché la production locale de vaccins et le résultat est Omicron. Les vieux hommes blancs se sont injecté les troisièmes doses qui auraient dû aller aux autres, mais le virus est plus malin et se prépare à tuer quelques millions de plus, peut-être même moi.

Mais ce qui m'intéresse, ce n'est pas la persistance du virus, mais une sorte de Long Covid de l'esprit social.

On appelle Long Covid la persistance prolongée de symptômes de divers types après l'infection et la guérison. Une amie qui en souffrait m'a dit que son principal symptôme était un épuisement constant, une perte d'énergie et même une confusion mentale. En effet, l'épuisement et la confusion mentale semblent dominer la scène contemporaine. Le chaos (économique, géopolitique et psychique) que le virus a produit semble se poursuivre, voire s'intensifier, au-delà des effets positifs de la vaccination de masse. Les manifestations de rue, la résistance aux vaccins, la rébellion contre le Green Pass, quelles que soient leurs motivations, alimentent un sentiment de panique.

Le virus a agi comme un catalyseur de fantasmes opposés : les fantasmes paranoïaques du complot et les fantasmes hypocondriaques de la peur qui envahissent et paralysent la subjectivité.

Le discours public est envahi par des alternatives paradoxales et des doubles contraintes. L'injonction sanitaire provoque une réaction qui se manifeste d'abord par le déni, puis par la phobie (attribution de pouvoirs maléfiques au vaccin, obsessions conspirationnistes). La réaction des gouvernements et de la majorité de l'opinion publique à l'encontre des hérétiques no vaxx revêt un caractère autoritaire, paternaliste ou agressif : licenciement, charges policières, stigmatisation publique, censure. Cela produit une victimisation de masse et, à long terme, la prophétie paranoïaque (le vaccin est un complot visant à imposer une forme totalitaire) finit par s’autoréaliser.

Si nous pensons que la résistance au vaccin est déraisonnable (je ne l'affirme ni ne le nie, je n'ai pas l'intention de m'occuper de questions qui ne relèvent pas de ma compétence), nous devons l'interpréter comme le symptôme d'un trouble, et il est absurde de criminaliser le porteur du symptôme, tout comme il est inutile de lui faire des sermons sur la responsabilité. Le porteur du symptôme doit être traité, mais c'est toute la société qui est envahie par les formes psychotiques.

Qui soigne qui ?

Tout en imposant une obéissance totale aux ordres du complexe industrialo-sanitaire, les gouvernements utilisent l'état d'urgence comme la condition parfaite pour imposer furieusement des politiques de privatisation et de précarisation. L'urgence ne doit donc jamais cesser, et les médias doivent poursuivre éternellement la campagne de panique qui inonde le discours collectif depuis près de deux ans. Chaque jour, nous sommes abreuvés d'heures d'images télévisées répétitives qui ont pour seule fonction de terroriser : des infirmières en blouse verte, des masques et des combinaisons de protection, des ambulances en marche, et des ampoules, des flacons, des seringues, des injections, des dizaines d'injections, des centaines d'injections.

L'effet de cette offensive qui mobilise l'ensemble du système médiatique dans une campagne de terreur est visible : le corps social est rétréci dans une crise d'hypocondrie interminable, comme s'il avait peur de renoncer à la peur. Cette paralysie de l'imagination et ce rétrécissement ne sont pas un effet du virus, mais la conséquence de l'impuissance prolongée de la société, qui est incapable d'arrêter l'appauvrissement, la dévastation de l'environnement physique et mental : la rage impuissante est un état hautement pathogène.

Mais les techniques thérapeutiques qui peuvent guérir une épidémie psychique générée par l'impuissance, la colère et la solitude ne peuvent être que paradoxales.

Marasme et panique : l'aéroport de Kaboul, une métaphore globale

Une chose m'a particulièrement marqué dans la débâcle usaméricaine qui a occupé notre attention pendant les semaines d'août : le marasme.

Biden avait déclaré quelque temps auparavant : vous ne serez pas témoins des scènes de Saigon, avec le personnel de l'ambassade fuyant par les toits. En fait, les scènes d'évacuation de l'aéroport de Kaboul, les foules terrifiées, la violence, les bombardements dont le monde entier a été témoin étaient bien pires que celles de Saigon en 1975.

En 1975, les USAméricains avaient préparé l'évacuation bien à l'avance, seul le personnel de l'ambassade a été piégé à la fin lorsque le Vietcong est entré dans la ville. Cette fois, rien n'avait été préparé, car les USAméricains pensaient avoir encore six mois plus ou moins en sécurité. Au lieu de cela, tout s'est effondré en quelques jours et des dizaines de milliers de collaborateurs ont été laissés à la merci du destin. Ils croyaient que les Occidentaux étaient tout-puissants. Ils ne savaient pas que les Occidentaux sont des lâches, des froussards et des traîtres.

C'est pourquoi je crois que l'Occident est politiquement fini : non pas à cause des horreurs dont son règne est responsable, mais à cause de son incompétence, de son apeuprisme et de sa lâcheté. En fait, il ne s'agit pas d'incompétence, mais de quelque chose de plus profond et de plus inquiétant : c'est le marasme, le chaos mental.

Marasme est le mot qui désigne l'état de confusion mentale dans lequel tombe une personne, incapable de gouverner les événements de sa vie.

Lorsque j'ai vu le discours du pauvre Biden après l'attentat qui a tué deux cents Afghans, treize soldats usaméricains et trois citoyens britanniques, j'ai eu l'impression qu'il bafouillait des non-sens. Marasme : n'est-ce pas ce qui arrive à l'Occident en général ?

La panique est l'effet de l'exposition à une complexité qu’on ne peut élaborer, une succession d'alternatives qui ne peuvent plus être décidées : le chaos.

La vitesse, la complexité et la prolifération des processus sociaux, militaires et sanitaires (la prolifération des virus et de leurs mutations) rendent l'esprit collectif incapable de traiter et de gouverner le monde environnant.

La panique est la manifestation psychique et comportementale d'un organisme dépassé par le flux d'événements ingouvernables. L'origine de la panique réside dans un décalage entre la capacité de traitement conscient des stimuli et l'intensité et la vitesse des stimuli info-nerveux.

Nous nous approchons d'une situation dans laquelle la dégradation de l'environnement, la multiplication des conflits et l'accélération des stimuli info-neuraux rendent impossible une connaissance globale et donc une décision rationnelle. Nous entrons dans une situation où plus nous en savons, moins nous connaissons, car plus nous recevons d'informations, plus il est difficile de faire un choix.

Existe-t-il une cure politique pour la panique ? Je crains que non, car la panique désactive l'esprit politique. Existe-t-il une cure psychanalytique pour la panique collective ? C'est la seule question qui compte à l'heure actuelle. Tout le reste est marasme.

L'aéroport de Kaboul est une métaphore de la condition globale qui est réapparue à une échelle énormément plus grande trois mois plus tard à Glasgow, où la panique de ceux qui réalisent que le temps est échu a été mise en scène. Le marasme de la race blanche est en train de submerger la planète et la civilisation elle-même. L'extinction n'est pas la seule perspective qui nous reste, mais c'est la moins terrifiante.

Désagrégation du cycle intégré de l’économie

Alors que le virus joue à cache-cache, disparaissant et réapparaissant sous des variantes, des signes apparaissent d'une crise économique qui ne ressemble guère à celles du siècle dernier. Désagrégation du cycle de production et d'approvisionnement : manque de composants électroniques et blocage consécutif du cycle de l'automobile et de l'informatique, manque d'essence provoqué par une pénurie de chauffeurs routiers en Grande-Bretagne, navires s'entassant dans les ports avec d'énormes retards dans l'écoulement des marchandises, innombrables points de déconnexion brisant la chaîne d'approvisionnement presque partout. Pénurie d'énergie au début de l'hiver.

Ce tableau ne ressemble pas aux crises de surproduction du siècle dernier, ni aux crises financières (au contraire, les marchés boursiers affichent une tendance triomphante à la hausse). Qu'est-ce que c'est alors ? C'est un effet du chaos qui se répand dans la chaîne des automatismes productifs, et dans la vie quotidienne des populations bombardées par une campagne insistante de panique. C'est un chaos de surcharge, qui est d'abord un effet de la pandémie, mais aussi un effet des nationalismes qui s'affirment sur le plan économique, faisant s'écrouler la mondialisation.

Le chaos est roi dans le monde de la pandémie : l'automate technique qui contrôlait le flux des marchandises se détraque, et la coordination des fonctions de production est paralysée. D'autre part, nous savons que plus un système est intégré et complexe, plus les effets de la discontinuité sont complexes, et plus il est difficile de reconstruire les automatismes.

L'hiver prochain, nous verrons à quel point les conséquences de la grande rupture de la chaîne d'approvisionnement (great supply chain disruption) sont profondes et étendues : simples perturbations localisées, disettes de vastes proportions, régions entières privées chauffage, effondrement de la vie civile à grande échelle ? Nous ne pouvons pas le savoir, car la complexité du système en train de se désagréger ne permet pas de faire des prévisions réalistes. 

Cette great disruption s'explique en partie par le choc énergétique provoqué, entre autres, par les mesures timides de décarbonisation. À l'approche de l'hiver, les habitants de certaines régions du monde doivent choisir entre renoncer au chauffage ou rouvrir les mines de charbon qui avaient été fermées pour respecter les accords de Paris sur le climat. Bien sûr, on réouvre les mines de charbon.

Techniquement, il n'y a plus de moyen de sortir du cycle de la dévastation.

Au gré des vents

Le scénario catastrophe qui découle du réchauffement climatique a rouvert de manière inattendue la question coloniale : les pays qui ont subi la violence européenne au cours des deux derniers siècles (en premier lieu la Chine et l'Inde) ont clairement fait savoir que, pour eux, le développement industriel restait prioritaire par rapport au contrôle de la température.

Le volume de la pollution produite par les pays occidentaux au cours des deux derniers siècles est bien plus important que celui produit par les pays dominés. Laissons donc l'Occident payer le prix de la réduction des dégâts. Mais l'Occident n'a pas l'intention de le payer. Il est donc temps de se rendre à l'évidence : l'apocalypse climatique qui est en cours est destinée à se précipiter. Le réchauffement a déjà dépassé le point de non-retour, des zones entières de la planète deviennent inhabitables, les migrations sont inévitables et partout elles provoquent la guerre et le nazisme, car les colonialistes blancs ne tolèrent pas que les colonisés viennent souiller leur jardin.

À Glasgow, les trombonistes de la politique ont répété les promesses habituelles : en 2050, tout ira bien. À ce rythme, en 2050, il n'y aura plus personne pour le contrôler.

La limite de 1,5° pour l'augmentation de la température n'est plus réaliste. Et l'Inde a annoncé que l'objectif zéro émission était reporté à 2070.

La politique est incapable d'aller au-delà des proclamations parce que les politiciens sont à la solde des pollueurs, mais surtout parce que la politique n'a pas le pouvoir de décider et d'agir efficacement contre l'irréversible, et parce que le cerveau politique est clairement en état de marasme. La seule chose que les responsables politiques peuvent faire est donc de décharger le fardeau de la misère croissante sur les plus faibles, ce qu'ils font avec diligence et alacrité.

En Italie, le gouvernement Draghi (avec le soutien du parti Cinq étoiles et du PD) a évité de légiférer sur une taxe sur le plastique pour la quatrième année consécutive. Tout le monde sait que la consommation inutile de plastique étouffe les eaux de la planète, mais l'économie passe avant tout, si bien que la production de plastique n'est pas touchée : ce n'est pas une décision des politiciens, c'est un automatisme dont la société ne peut se défaire.

Techniquement, il n'y a plus d'issue au cycle de dévastation, puisque les habitants de la planète continuent à croître en nombre (malgré une baisse providentielle de la fertilité masculine dans le nord du monde), alors que l'espace habitable se réduit rapidement, et que les grandes migrations qui s'ensuivent provoquent guerres, nationalismes et violences.

Après Glasgow, le débat est clos et nous ferions bien d'en prendre note. Les phénomènes catastrophiques vont se multiplier, habituons-nous à eux jusqu'à ce qu'ils nous tuent. Mais parmi les phénomènes catastrophiques qui se multiplient, il en est un qui me semble contenir les conditions pour concevoir une stratégie alternative à celles que nous avons suivies jusqu'ici sans succès.

Démissionnons en masse

De manière inexplicable (du moins pour les économistes), depuis le début de la pandémie, quatre millions et demi de travailleurs usaméricains ont quitté leur boulot ou ne l'ont jamais repris. Pourrait-on voir ça comme la plus grande grève de tous les temps ? Dans un article intitulé The Revolt of the American Worker (La révolte du travailleur américain), Paul Krugman écrit que les travailleurs usaméricains ont compris que cela ne vaut pas la peine de perdre leur temps pour des salaires aussi bas et une condition aussi misérable que celle dans laquelle ils vivent dans cet horrible pays où les vacances sont un luxe inacceptable.

Les entreprises ont du mal à trouver de la main-d'œuvre, non pas parce que le chômage a disparu, mais parce qu'un nombre croissant d'humains ont décidé que travailler est un suicide, un renoncement à la vie, une humiliation perpétuelle. Face à la stagnation des salaires et à la précarité de l'existence, refuser de travailler est le seul choix entièrement rationnel. Dans le même temps, les points de rupture dans le cycle de production et la chaîne d'approvisionnement mondiale se multiplient : Great Supply Chain Disruption & Great Resignation.

Deux faces d'un même phénomène : la dissolution des conditions physiques, psychologiques et linguistiques de l'énergie qui anime le capital.

Depuis le début de la pandémie, le concept de psychodéflation m'a servi à comprendre cette chute d'énergie, cet effritement de l'ordre social, et cette propagation du chaos. Loin de le voir comme une maladie, je propose de le voir comme un levier pour détruire l'automate capitaliste, pour sortir enfin du cadavre infecté du Capital.

Dans un article du Washington Post, Ishaan Tharoor et Claire Parker écrivent The “Great Resignation” goes global (La « grande démission » devient mondiale).

Lorsque j'ai lu le mot « resignation », quelque chose a fait tilt dans mon esprit : ce mot, en anglais, signifie à la fois « démission de son emploi » et « résignation ». Je voudrais ajouter une autre interprétation possible de ce mot : re-signification. La « resignation » est une restructuration du champ imaginaire, elle révèle des perspectives qui restaient cachées par des attentes culturelles héritées.

De plus, la résignation rend possible un relâchement de la tension qui génère la panique, et permet de se préparer enfin à l'avenir sans plus aucune espérance pathogène.

Les signes de résignation se multiplient : 75 % des personnes interrogées disent avoir peur de l'avenir, et 39 %, dans une récente enquête auprès d'un échantillon international, affirment ne pas vouloir avoir d'enfants.

Une sorte de résignation à l'extinction est en train d'émerger, presque une stratégie d'auto-extinction qui, paradoxalement, pourrait s'avérer être la seule issue à l'extinction : la répulsion massive providentielle de la procréation, du travail, de la consommation et de la participation. Les humains décident d'abandonner le jeu, ou plutôt les jeux.

Est-ce un problème ? À mon avis, c'est la solution.

Dans de nombreux pays, l'électorat ne participe plus aux élections. Nous nous résignons finalement à l'impuissance de la démocratie représentative.

Se résigner à la fin de la croissance est, d’autre part, le seul moyen de réduire la consommation d'énergie : désintoxiquer l'angoisse de la consommation, éduquer les humains à la frugalité. C'est le seul moyen d'échapper au stress et au chantage qui nous obligent à accepter un travail d'esclave.

Enfin, la résignation est le seul moyen de réduire la pression démographique qui produit surpopulation, violence et guerre.

Une stratégie de résignation s’articule selon quatre principes :

Un : ne pas participer à la fiction démocratique qui fait croire qu'en élisant quelqu'un d'autre, l'irréversible peut devenir réversible.

Deux : ne pas travailler. Le travail est de plus en plus sous-payé, de moins en moins garanti, de plus en plus exploité, de plus en plus inutile à la production de ce qui est nécessaire. Consacrons nos énergies aux soins, à la transmission du savoir, à la recherche, à l'autosuffisance alimentaire. Rompons toute relation avec l'économie.

Trois : ne plus consommer tout ce qui n'est pas produit par les communautés d'autoproduction, boycotter la circulation des marchandises.

Quatre : ne pas procréer. La procréation est un acte égoïste et irresponsable lorsque les chances d'une vie heureuse sont réduites à presque zéro. C'est un acte dangereux car les zones habitables de la planète se réduisent et la population augmente.

Dans ce quadruple acte de rétractation, il y a un principe d'autonomie : l'émancipation du Squid Game. La démission du travail n'est pas une simple résignation, au contraire, c'est un acte d'affirmation de soi des individus pensants qui abandonnent le cadavre du capitalisme.

Le CAOS est destiné à se développer, seules des Communautés Autonomes Opérationnelles pour la Survie peuvent nous permettre de survivre et peut-être même de vivre dans les temps à venir.

Thérapie paradoxale

Ce qui apparaît comme un Long Covid collectif peut donc être interprété comme un effet de la psychodéflation qui nous a contraints, ou plutôt permis, de réduire le rythme jusqu'à ce que nous nous rendions compte qu'il n'y a plus de raison d'accélérer le rythme, d'accumuler du capital, de développer la consommation.

La psychodéflation peut se manifester par la fatigue et la dépression jusqu'à ce que l'on se rende compte qu'elle est la seule réponse thérapeutique contre la panique, contre la violence, contre le fascisme et contre l'autodestruction.

Pour les chrétiens, la résignation à la volonté de Dieu est une vertu. Je ne pense pas que la résignation soit une vertu, mais une thérapie et une redéfinition du champ des attentes mondaines : la découverte d'un autre horizon.

La démission n'est pas seulement une reddition, mais aussi une re-signification, car elle donne un nouveau sens aux signes dont se compose la vie sociale. Un mouvement d'abandon (du travail, de la consommation, de la dépendance) enlèverait toute énergie à la machine à accumuler. Il est illusoire de penser que dans un avenir post-pandémique, une révolution, une révolution, un soulèvement démocratique quelconque, puisse avoir lieu. L'organisme collectif est physiquement et psychiquement affaibli, la dépression sévit.

Mais la faiblesse peut être une arme invincible pour ceux qui savent l'utiliser stratégiquement et la transformer en conscience de masse. Nous réinitialisons l'énergie sociale, nous abandonnons le travail et la consommation. Défaitisme de masse, désertion et sabotage. Que ce soient nos armes dans les temps à venir.

Il n'y a pas d'issue politique à l'apocalypse. La gauche a été le principal instrument politique de l'offensive ultracapitaliste pendant trente ans, quiconque investit ses espoirs dans la gauche est un imbécile qui mérite d'être trahi, puisque trahir est la seule activité que la gauche est capable d'accomplir avec compétence.

Les mouvements ont été liquéfiés par une psychose panico-dépressive. La subjectivité est à la merci de la psychose, fracturée socialement.

La seule possibilité qui nous reste est une stratégie paradoxale qui transforme la psychodéflation en une vague de ralentissement, de blocage, de silence, d'extinction de la machine.

Pour que la vie revienne.


 2

Il est temps d'accompagner l'effondrement, d’épauler le chaos : car résister peut ralentir la catastrophe, mais ne peut l'arrêter.

L'option nucléaire

La variante Omicron leur va comme habit neuf, aux vieux hommes blancs sinistres qui voulaient garder tous les flacons pour eux. Ainsi, le virus a circulé librement dans des zones où la privatisation des connaissances biotechnologiques rend le vaccin inaccessible. Et le virus est de retour, plus vivace que jamais. Ce n'est pas si grave, semble-t-il : la variante Omicron est aussi petite que son nom l'indique, et elle ne fait pas beaucoup de mal ; même si tout le système médiatique a recommencé à jouer sur la grosse caisse de l'alerte sanitaire, même si les voyages de nombreux pays à de nombreux pays ont été bloqués, en quinze jours il semble que cette variante circule rapidement, mais ne tue pas beaucoup d'humains sur la planète.

En revanche, beaucoup d’humains s'entretuent.

Au lycée d'Oakland, Ethan Crumbley, 15 ans, a abattu quatre de ses condisciples adolescents. Et Thomas Massie, un membre du Congrès usaméricain, a posté une photo de toute la famille devant le sapin de Noël. Les sept membres blonds et dodus de la famille (femme et enfants) sourient joyeusement et brandissent des mitraillettes et des fusils de sniper. Le représentant du Kentucky a judicieusement commenté : “Santa, bring ammo!” , « Père Noël, apporte des munitions ! ».

Le président de ce peuple armé jusqu'aux dents menace la Russie de l'option nucléaire (comme l'appellent les journaux), qui consiste à exclure la Russie de SWIFT, le code d'accès au système financier international. Timidement, l'Europe se joint au mouvement et murmure : la Russie paiera cher les conséquences d'une invasion de l'Ukraine.

Je ne sais pas si Poutine prévoit d'envoyer des troupes à Kiev au cours de l'hiver prochain. Je sais qu'il a le robinet à gaz et qu'il pourrait le fermer et laisser l'Europe geler, donc nous verrons comment ça va finir.

Le général Boudanov, chef des services de renseignement ukrainiens, a déclaré que les forces armées ukrainiennes ne peuvent résister à une éventuelle invasion russe plus d'une heure. En conséquence, il appelle l'Occident à intervenir en envoyant des armes et des hommes pour soutenir la démocratie contre la tyrannie de Poutine. « Nous n'avons pas les ressources militaires suffisantes pour repousser une attaque de la Russie si nous n'avons pas le soutien des forces occidentales ».

Le monde libre est donc appelé à défendre le nationalisme ukrainien, et Biden est confronté à un dilemme exaspérant : après la débâcle afghane, après l'abandon des collaborateurs laissés aux mains des talibans, l'Occident peut-il laisser son allié ukrainien seul, après l'avoir poussé à défier le Tsarisme Restauré ?

L'agressivité étant souvent un moyen de contrer la dépression, l'Occident réagit à la débâcle afghane par une nouvelle promesse de guerre, et cette fois il ne s'agit pas de demi-mesures : livraisons d'armes aux nazis ukrainiens, boycott des Jeux olympiques de Pékin, option nucléaro-financière contre Moscou. « Option nucléaire » est une métaphore, mais de métaphore en métaphore, l'option nucléaire commence à apparaître sur la scène du siècle dans un sens très peu métaphorique.

Là où la barbarie nazilibérale a commencé

Le 11 septembre 1973, alors qu'un cycle de luttes ouvrières et anticoloniales secoue le monde dans la longue vague de 1968, le coup d'État du général Pinochet contre le président socialiste Salvador Allende, élu par la majorité des Chiliens, inaugure la barbarie nazilibérale : l'héritage d'Hitler et de Mussolini se combine avec la philosophie de la concurrence absolue et de la sélection naturelle propagée par les nouveaux économistes de l'école de Chicago.

Dans l'évolution naturelle, le plus fort, celui qui est le mieux adapté à l'environnement est destiné à gagner, au prix de l'asservissement ou de l'extermination du plus faible. Dans les années 1970, Darwin a été reproposé comme théoricien de l'évolution sociale, une démarche qui semblait irréfutable, mais qui impliquait une naturalisation de la culture humaine qui n'appartient pas au darwinisme et qui efface l'originalité même de l'expérience que nous définissons comme  « humaine » : la spécificité extranaturelle du langage, de l'esthétique, de l'éthique et de l'érotisme lui-même, compris comme excès (c'est-à-dire comme jouissance de l'extranaturel).

Le darwinisme social a négligé le caractère proprement humain du langage, de l'histoire et de l'économie, et a proposé la loi de la jungle comme principe universel.

Depuis 1973, le fléau nazilibéral s'est répandu dans le monde entier, soutenu par la puissance technique des nouvelles technologies, la puissance militaire des USA et la puissance idéologique de la sociobiologie.

Rien de la transformation politique des quarante dernières années ne peut être compris sans saisir l'élément spécifiquement nazi, spécifiquement hitlérien, qui est au cœur de l'évolution politique et économique de l'Occident à partir de 1973 : restaurer la domination absolue du patronat qui avait été remise en cause par l'autonomie ouvrière, et restaurer la suprématie blanche sur le monde là où la suprématie blanche était remise en cause par les mouvements anticolonialistes. Pour réaliser ce double programme, l'Occident a déclenché une offensive économique qui s'est traduite par un appauvrissement des conditions de vie du prolétariat mondial, une réduction de moitié des salaires des travailleurs et une accélération mortelle du rythme de production et d'extraction.

Et dans le même temps, il a déclenché une offensive idéologique raciste et nazie qui est arrivée à pleine maturité après 2016, conquérant progressivement tout l'Occident.

C'est dans ce contexte que s'inscrit aujourd'hui la victoire de Boric, le candidat qui tente de représenter le mouvement des étudiants, des femmes et des travailleurs chiliens.  Une victoire qui n'est qu'un début fragile, car Boric n'aura pas de majorité au parlement, car les forces armées et les carabineros sont ceux qui ont forgé Pinochet. Mais malgré sa faiblesse politique, elle peut changer la perception de l'avenir de manière décisive.

Là où la barbarie nazilibérale a commencé, elle peut prendre fin, si l'Assemblée constituante est capable d'élaborer le principe de la prévalence de l'intérêt public dans les services sociaux, les écoles et les soins de santé, et si nous savons donner au processus constituant chilien une importance symbolique exemplaire.

Au début du processus constituant, à l'origine de la victoire de Boric, il y eut le soulèvement désespéré et extra-politique d'octobre 2019. Aux quatre coins du monde, nous devons savoir que la tragédie que le capitalisme a fait entrer dans nos vies ne peut être interrompue que si nous savons aller au-delà de la résistance, si nous savons mettre en marche des processus de soustraction massive à la logique de l'économie, si nous savons faire de la dépression un levier pour la perturbation du rythme productif et de l'ordre politique.

Dans un cauchemar

Pendant ce temps, la terreur sanitaire s'intensifie. Moderna et Pfizer se sont déjà manifestés en promettant qu'ils pourraient produire un vaccin pour Omicron en peu de temps. Malheureusement (pour eux), le virus est si petit qu'il ne tue pratiquement personne, mais peut-être que Pfizer et Moderna peuvent convaincre les États de financer une nouvelle recherche totalement inutile, tout aussi inutile que les innombrables heures de couverture télévisée remplies uniquement d'injections, d'injections et d'injections.

Je ne veux pas que l'on pense que je suis un no vax. Dieu m'en préserve, je serais privé du droit d'aller au restaurant, de prendre le train, d'aller travailler, et même, sous peu, de sortir de chez moi.

Je ne suis pas no vax, et je pense que le vaccin est utile pour réduire le danger viral. Néanmoins, je pense que la troisième dose est un signe de l'égoïsme des vieux blancs sinistres. L'Organisation mondiale de la santé a pris position sur la question, affirmant qu'au lieu de super-vacciner le monde riche, il conviendrait de vacciner le sud du monde pour empêcher le virus de circuler à volonté. Mais qui se soucie de l'Organisation mondiale de la santé : Pfizer et Moderna veulent vendre à ceux qui ont de l'argent, et laisser le virus continuer à circuler parmi ceux qui n'en ont pas. Si le virus revient avec des mutations, tant mieux : pour Pfizer et Moderna, la manne ne s'arrêtera jamais.

Bien que je ne sois pas no vax, j'ose soupçonner que deux années d'une campagne ininterrompue de terreur, tout en ayant peut-être sauvé dix millions de vieux hommes blancs, tueront cent millions de jeunes dans les dix prochaines années. On parle d'une augmentation vertigineuse des suicides dans le monde entier, et les effets psychosociaux à long terme pourraient s'avérer bien plus graves que les effets immédiats de la pandémie.

Les vieux hommes blancs se soucient de l'augmentation des profits, et ne se soucient guère du fait que la campagne prolongée de terreur et de distanciation agit comme une sorte de bombe à retardement dans la psyché collective. Nous avons ainsi créé les conditions d'une catastrophe psychique, dont les effets se déploieront dans le temps, touchant les très jeunes qui entrent dans la vie affective comme dans un cauchemar.

Résister est nécessaire mais pas suffisant

Pendant ce temps, l'agression ultra-libérale se fait de plus en plus féroce : les inégalités se creusent à une vitesse vertigineuse, et la précarité de l'emploi se généralise.

Est-il alors nécessaire de résister ?

La résistance est nécessaire, aussi irrépressible que l'instinct de préservation de la pure survie. La résistance peut parfois stopper d'infâmes projets de liquidation de la vie sociale, mais en général elle ne fait que ralentir l'agression, reporter l'exécution. La société est condamnée à mort par la férocité des classes possédantes que la pandémie a rendu voraces.

Y a-t-il un moyen de résister ?

Les travailleurs de GKN et de Whirlpool résistent. La grève générale du 16 décembre appelée par la CGIL et l'UIL a réussi avec une participation de 80% parmi les métallurgistes.

Mais le gouvernement le plus impudemment patronal de tous les temps se fichait éperdument d'une grève purement démonstrative. Dans les jours qui ont suivi la grève, la réponse patronale et gouvernementale a été massive : le décret anti-délocalisation est devenu un amendement à la manœuvre permettant aux entreprises étrangères de se délocaliser moyennant une petite pénalité.

Le mandat du gouvernement Draghi est de détruire une fois pour toutes la solidarité sociale, d'augmenter les profits, de permettre aux entreprises mondiales de licencier sans préavis et de remplacer les employés par des précaires.

Le conflit doit être quotidien, le flux d'exploitation doit être interrompu de toutes les manières, car seule la force peut arrêter les esclavagistes du gouvernement Draghi. Mais la force de la société est affaiblie par la pandémie et la dépression.

La résistance peut ralentir la dévastation nazilibérale, elle ne peut pas l'arrêter. La classe des propriétaires dispose d’ une classe politique asservie, ignorante et misérable. L'alternative politique est devenue impensable.

La résistance est nécessaire, mais fragile.

La tâche intellectuelle de l'époque actuelle n'est pas de savoir comment résister, mais comment interpréter la tendance et comment la renverser. La tendance est à l'effondrement social, environnemental et géopolitique. Personne ne peut l'arrêter. Nous devons accompagner la tendance, accompagner l'effondrement, et trouver le point où l'effondrement révèle un nouvel horizon.

Le virus a déclenché le chaos qui s'étend maintenant à la géopolitique, à l'environnement et bien sûr à la vie sociale. Nous devons suivre la dynamique du chaos, car dans l'abîme que le chaos ouvre se trouve la porte vers des formes extra-systémiques de survie et de communauté autonome.

L'effondrement psychotique de l'esprit occidental

L'ordre géopolitique se désintègre à un rythme accéléré, et les dangers de guerre se multiplient. La catastrophe climatique, qui a échappé au gouvernement politique, se précipite. En conséquence, le front migratoire s'étend et le génocide des migrants par le pouvoir blanc surarmé et agonisant s'intensifie. Des murs aux frontières orientales de l'Europe, du fil barbelé et des chiens-loups pour défendre notre civilisation criminelle contre les désespérés. L'Union européenne ressemble de plus en plus à l'Europe de 1941.

L'effondrement psychotique de l'esprit occidental conduit à un effondrement géopolitique mondial. Après la débâcle afghane, la réaction usaméricaine a toutes les caractéristiques d'une crise de panique. L'organisme sénescent de l'Occident perçoit l'approche d'une dépression psychique aux proportions pandémiques et, pour échapper au tourbillon dépressif, il met en scène une comédie hystérique qui risque de se terminer par une tragédie colossale.

Au cours de la première semaine de décembre, la crise ukrainienne s'est transformée en une épreuve de force agressive des deux côtés.

Poutine a répété que l'alliance militaire de l'Ukraine avec l'Occident est une ligne rouge à ne pas franchir. Il ne retirera donc pas les troupes déployées à la frontière (174 000 hommes) tant qu'il n'aura pas la certitude que l'OTAN ne déploiera ni hommes ni armes à sa frontière. Biden promet de réagir en cas d'invasion, mais après Kaboul, personne ne peut faire confiance aux USAméricains.

Et c'est précisément la raison pour laquelle Biden ne peut pas céder.

Ce n'est qu'en termes psychopathologiques que nous pouvons déchiffrer cette dynamique géopolitique. La défaite afghane a précipité la perception d'un déclin inéluctable, la perspective d'une dépression épidémique, et maintenant l'esprit occidental réagit par une psychose de panique qui pourrait être le prélude à un acte suicidaire.

Rien ne peut interrompre la dynamique de cette intersection de délires paranoïaques, la seule chose que nous pouvons faire est de nous préparer au chaos en imaginant des lignes de fuite.

La psychodéflation et les alternatives de subjectivation

Si tel est le paysage géopolitique tendanciel, quelles sont les nouvelles en provenance de la sphère de la subjectivité sociale ? Quel effet la pandémie a-t-elle sur les attentes d’un autre monde, sur le psychisme social, sur l'imagination d’un futur ?

La campagne de terreur médiatique prolongée, la distanciation sociale et l'intériorisation de la peur ont créé les conditions d'une déshabituation au contact, d'une sensibilisation phobique au corps du voisin, et surtout à ses lèvres. L'érotisme est paralysé, émiettant le plaisir de la socialité.

Le traitement sanitaire obligatoire imposé à l'ensemble du corps social a créé les conditions d'une guerre civile biopolitique, une violation systémique de l'habeas corpus. C'est par là que nous devons commencer pour comprendre et redéfinir nos catégories politiques et thérapeutiques.

Dans la dérive pandémique, je vois se propager une vague psychodéflationniste : dégonflement de l'énergie psychique, ralentissement de l'imagination, quasi paralysie du corps collectif. Mais dans cette baisse de régime, dans cette peur du contact que le virus a provoquée, plusieurs lignes de fuite se dessinent.

Depuis quelque temps, la majorité des peuples suivent une ligne de fuite fasciste : l'agression identitaire en réaction à la dépression imminente.

Il s'agit de trouver une ligne de fuite autonome, et celle-ci passe par la voie psycho-(schizo)-analytique de l'élaboration collective de la souffrance mentale.

Ce qu'il faut de toute urgence, c'est un mouvement visant à réactiver l'érotisme collectif, à remodeler les attentes d’un autre monde. Quel genre de vie pouvons-nous imaginer à l'époque de l'effondrement psychotique de l'Occident ?

L'argent ne peut pas réanimer une société imprégnée de dépression, traversée par des vagues de panique et de rage démente.

Économie et psychose dépressive

Je suis attentivement les opinions de Paul Krugman dans le New York Times, car je le considère comme l'un des économistes les plus clairvoyants et les plus honnêtes. Mais c’est un économiste, et les limites épistémologiques de son savoir l'empêchent de voir ce qui se passe. Il semble que pour un économiste, tout doit être expliqué en termes d'économie : les fluctuations du marché, la hausse et la baisse des salaires, l'inflation, les taux d'intérêt. Toutes ces choses sont importantes, bien sûr.

Pour une famille de travailleurs, il est très important que les salaires augmentent et que son pouvoir d'achat soit stable. Mais si l'analyse du monde dans lequel nous vivons est réduite à des valeurs économiquement quantifiables, nous courons le risque de ne pas comprendre l'essentiel des processus en cours. Je prends pour exemple l'article que Krugman a publié dans le New York Times il y a quelques jours. L'article se base sur deux études du Bureau of Labor Statistics, dont les résultats surprennent Krugman et l'amènent à se poser des questions auxquelles il ne peut répondre. Krugman commence par dire que le paysage économique usaméricain semble très bon, il semble en effet qu'après la contraction de 2020, nous soyons confrontés à la meilleure reprise économique depuis des décennies.

Pourtant, d'après ce que l'on peut déduire de la lecture des résultats de la recherche, il semble que les consommateurs se sentent très abattus, et cette perception négative de l'économie finit par peser sur les préférences électorales pour le président Biden. Je comprends parfaitement que Krugman, défenseur passionné du parti démocrate et partisan de Biden, regrette que les performances de son président aient été jusqu'à présent désastreuses, tant en politique étrangère (débâcle de Kaboul, provocation insensée contre la Chine, et maintenant contre la Russie) que dans la mise en œuvre de son mégaplan financier, qui a été réduit de moitié et a perdu en route presque tous ses objectifs sociaux (l'éducation gratuite surtout).

Mais l'économie se porte bien, dit Krugman ; l'emploi est remonté aux niveaux d'avant le confinement, la machine à croissance tourne à plein régime, la consommation d'énergie a encore augmenté (provoquant des tornades et préparant de nouveaux incendies).

Mais alors, se demande Krugman: « Les consommateurs ont-ils raison ? Devons-nous dire que cette économie est mauvaise, alors que les données montrent qu'elle est très bonne ? Et si, en fait, l'économie n'est pas mauvaise, pourquoi la majorité dit-elle le contraire ? »

Bonne question. Comment se fait-il que les travailleurs usaméricains, qui devraient se réjouir des énormes augmentations des profits et des minuscules augmentations de leurs salaires, continuent de bouder, d'être nerveux et mécontents ?

Krugman tente de répondre avec les outils dont il dispose : « la hausse des prix a certainement érodé les augmentations de salaire, même si le revenu personnel par habitant reste supérieur à son niveau d'avant la pandémie. J'ai l'impression que l'inflation a un effet corrosif sur la confiance, même lorsque les salaires augmentent, car elle donne l'impression que les choses sont hors de contrôle ».

L'inflation, voilà la cause économique de l'anxiété. Mais Krugman pense-t-il vraiment que les consommateurs (qui ne sont pas des consommateurs, mais des êtres humains avec une vie qui ne se résume pas à encaisser de l'argent et à le dépenser) sont de mauvaise humeur parce que l'inflation semble être de retour ?

Dans un éclair d'intelligence trans-économique, Krugman découvre que vous obtenez des réponses différentes lorsque vous demandez aux gens « comment allez-vous ? » plutôt que « comment va l'économie ? ». Mais le pauvre Krugman ne parvient pas à développer cette idée, et reprend à se lamenter sur la bonne santé de l'économie malgré une petite inflation prévisible. Et là, il lance un cri de désespoir : « Pour dire les choses simplement, l'évaluation fortement négative de l'économie est en contradiction avec tous les autres indicateurs auxquels vous pouvez penser. Alors, qu'est-ce qui se passe ? Il est important de garder le sens des proportions. C'est une très bonne économie, même s'il y a quelques problèmes. Ne laissez pas les prédicateurs de malheur vous dire que ce n'est pas le cas ».

Maintenant, quel est le point que le pauvre Krugman ne voit pas ? Le fait est, à mon humble avis, que l'expérience de ces dernières années, et en particulier l'expérience du virus, de la peur, de la mort, a permis aux gens de penser la vie en termes qui ne sont pas résolus dans la sécurité de l'emploi (qui, d'ailleurs, est entièrement aléatoire).

Le vieil adage  “it’s the economy, stupid” (« c'est l'économie, idiot ») devrait être réécrit : “it’s the psychology, stupid.” (« c'est la psychologie, idiot »). L'effondrement psychotique neutralise la force de l'économie. Nombreux sont ceux qui se sont posé la question suivante : pourquoi consacrer toute sa vie à un travail mal (ou même assez bien) payé, alors que ce travail n'a aucun sens, vous déprime, vous vide et vous éloigne des autres ? Pourquoi vivre dans des conditions d'humiliation permanente ?

Beaucoup sont partis : quatre millions et demi de travailleurs usaméricains ont quitté leur emploi. Ils ont démissionné.

Beaucoup ont plutôt rejoint les hordes de Trump et des prédicateurs évangéliques.

Beaucoup ont pris du Fentanyl et de l'Oxycontin jusqu'à l'overdose. Certains ont pris la mitraillette de leur père et sont allés à l'école pour tuer une demi-douzaine de leurs condisciples.

Tout cela dépasse définitivement le cadre de la science économique de Krugman, si tant est que ce soit une science. Mais l'avenir du monde, in my humble opinion, se déroulera selon les lignes produites par l'effondrement mental plutôt que selon les lignes de l'économie. Face à la mort, à la panique et à la dépression, l'argent perd son pouvoir.

Les pilotes automatiques éclairés formés chez Goldmann Sachs s'en rendront bientôt compte. Ils croient que l'argent peut tout, mais ils se plantent.

L'argent ne peut pas ressusciter une société imprégnée de dépression, traversée par des vagues de panique et de rage démente.

L'argent ne peut pas gagner contre la résignation organisée, car se résigner à l'impuissance de la volonté politique permet l'activation d'une sensibilité apocalyptique, et donc égalitaire et frugale.

Ce n'est qu'à partir de cette sensibilité à l'apocalypse que peut ressurgir la capacité d'imaginer, qui est aujourd'hui paralysée.

 

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