Marco Maurizi, KulturJam,
17/7/2022
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
La crise scolaire ne fait qu'un avec la crise générale dans laquelle nous avons sombré. Mais les écoles doivent recommencer à penser la crise comme un moment constitutif de la société dans son ensemble.
Reconnaissance, par Mauro Biani
L'école de la crise
Tout enseignant reconnaît tôt ou tard le danger de comprendre son travail comme une “mission”, c'est-à-dire l'idée que tout sacrifice personnel peut être justifié par un objectif plus élevé et plus noble.
Face à cela, l'idée que le travail enseignant est avant tout un "travail" est un point qui doit être rappelé avec force. Et pourtant, de quel genre de travail s'agit-il ? Quelle est sa forme, son but, son essence ?
Ce sont des questions auxquelles il n'est pas facile de répondre mais qui ne peuvent manquer d'être posées. Curieusement, ce sont aussi celles qui sont régulièrement éludées par la réflexion sur l'école, en premier lieu par la réflexion psychopédagogique qui s'est toujours efforcée de trouver des “solutions”, régulièrement infructueuses, aux problèmes posés par la crise permanente de l'institution scolaire.
Bien sûr, l'enseignant, en tant que travailleur, sait qu'il y a des aspects de son travail qui ne diffèrent pas essentiellement de ceux des autres travailleurs et qui sont régulièrement abordés par les syndicats : ils concernent le pouvoir d'achat des salaires, les conditions de sécurité, les horaires de travail, etc.
Cependant, face à cette “protection” qui, malgré tous les revers évidents dus à l'évolution des rapports de force de ces dernières décennies, parvient encore à endiguer des changements substantiels et aggravants dans le travail enseignant au niveau juridique, il est impossible d'échapper au sentiment que ces changements ont néanmoins eu lieu et sont venus d'une autre direction.
Si, par exemple, les enseignants peuvent dire que le temps qui correspond au salaire versé n'a pas substantiellement changé, l'aggravation décisive qu'ils ressentent à fleur de peau tient avant tout à la qualité de ce temps. Les enseignants ont le sentiment de travailler plus et moins bien alors que leur contrat ne s'est pas détérioré juridiquement. Pourquoi ? Et comment cela a-t-il été possible ?
-Pourquoi ? L'esprit critique, ça ne se mange pas
Mauro Biani
Travail improductif-critique
Tout d'abord, il est nécessaire de réfléchir au fait que le métier d'enseignant n'est certes pas une “mission” mais ce n'est pas non plus un métier comme les autres. Il a une spécificité propre qui tient à sa nature d'emploi essentiellement intellectuel, ainsi qu'au fait qu'il constitue une part importante en termes quantitatifs et qualitatifs de la fonction publique.
L'enseignant n'est pas un travailleur subordonné quelconque, il n'est pas un indépendant, mais il n'est pas non plus un simple fonctionnaire exécutant des tâches fixées d'en haut : dans une ligne idéale qui le relie à la figure du chercheur universitaire et de l'intellectuel, l'enseignant représente une figure insaisissable dans laquelle convergent des tendances contradictoires de la société contemporaine. Elle représente, précisément pour cette raison, le site exemplaire d'un affrontement politique persistant.
La réponse à la question “Qu'est-ce que le travail enseignant ?” est donc avant tout d'une réponse politique puisqu'elle met inévitablement en jeu non seulement le sens et la fonction de l'école dans la société mais l'idée même de société dans laquelle l'école doit fonctionner. C'est précisément sur cette nature très particulière du travail enseignant que se greffent à la fois son potentiel critique et la nécessité d'une attaque, poursuivie depuis des décennies, contre son autonomie.
D'une part, il convient en effet de rappeler de manière marxienne que le travail enseignant est une des formes de travail improductif puisqu'il ne produit ni valeur ni profit ; au contraire, il est une des manières dont la valeur produite dans la sphère matérielle est réinvestie au niveau social global. Les formes et les retombées de cet investissement de la richesse dépendent précisément des relations de pouvoir politique dans la société.
Dans les années 60 et 70, dans une période de conflit et de promotion sociale des classes subalternes, il a été possible de stimuler, à travers l'expansion de l'éducation publique et un rôle fort de l'école et du corps enseignant en général, le protagonisme de ces classes : l'école de masse “démocratique” signifiait en même temps la diffusion de la connaissance et de la culture, l'augmentation de la mobilité sociale et le potentiel critico-conflictuel de ces mêmes masses.
D'autre part, et par voie de conséquence, le caractère improductif du travail intellectuel en général signifie non seulement qu'il n'est pas chargé de tâches pratiques immédiates relevant de la sphère de la production matérielle, mais qu'il a aussi inévitablement pour objet la réflexion critique sur son propre rôle et ses relations avec cette même sphère de production.
En d'autres termes, l'enseignant, tout comme le chercheur universitaire et l'intellectuel, non seulement ne peut pas être invité à “faire” - la genèse et la transmission de la connaissance ne peuvent jamais s'inscrire dans un simple schéma productif, mais nécessitent quelque chose qui se situe dans l'ordre de la liberté et de la créativité - mais il doit surtout être conscient du sens et de la finalité du “faire” en général.
En quête de sens
Lorsque les enseignants se plaignent de l'angoisse ministérielle d'“innovation” assaisonnée de bric-à-brac didactique, lorsqu'ils avertissent et dénoncent le fait que ce qu'on exige d'eux n'a pas de sens, nous devrions donc les écouter attentivement au lieu de les accuser avec une arrogance creuse de “passéisme” et d'inertie, car cela signifie que quelque chose de très problématique se passe dans l'école et dans la relation entre celle-ci et la société.
Le problème est que l'attaque contre l'autonomie de la profession enseignante a commencé en même temps que le déclin de cette conflictualité sociale qui avait au contraire accompagné son essor. Car si l'idéal d'une école démocratique de masse devait nécessairement réduire les aspects autoritaires et répressifs qui accompagnent traditionnellement la figure de l'enseignant, en revanche, ce dernier restait une partie essentielle de ce projet de démocratisation intégrale qui concernait, il faut le répéter, aussi bien l'école que la société.
La production de règlements et le rôle du ministère étaient donc à leur tour investis de cette charge subversive à l'égard du pouvoir de disposition du capital et de ses visées hétéronomes. Si, en revanche, les enseignants ont aujourd'hui le sentiment qu'au nom d'une école plus "juste", "inclusive", "créative", etc., leur travail est rendu de plus en plus absurde et difficile, s'ils se sentent de plus en plus dépossédés de cette liberté et de cette autonomie par un ministère et des règlements hyper-bureaucratiques, sans que le niveau de "démocratie" augmente d'un iota ni dans l'école ni dans la société, c'est parce que la phase politique actuelle va dans la direction opposée à la précédente.
-Alors, on est foutus
Mauro Biani
Efficacité à vide
Après 1989, l'effondrement d'une perspective alternative au capitalisme, la fin du socialisme en tant qu'horizon d'une forme de vie collective organisée sur une base différente, a décrété un renversement des politiques de l'éducation et du travail qui n'est pas encore terminé et qui se situe au-delà de l'opposition entre la gauche et la droite : comme s'il s'agissait de processus globaux qui peuvent être gérés de manière dure (droite) ou douce (gauche) mais qui ne peuvent en principe pas être arrêtés.
Pratiquement toutes les réformes scolaires introduites au cours des dernières décennies ont suivi deux lignes parallèles convergentes : l'une, classique, néolibérale, de privatisation de l'institution scolaire et d'alignement sur des objectifs éducatifs qui sont l'expression directe des besoins des entreprises sur le marché du travail (d'où aussi l'entrée des entreprises dans les parcours éducatifs : PCTO [Parcours pour compétences transversales et orientation, nouveau nom de l'alternance école-travail, NdT) ; l'autre, souvent poursuivie plutôt par la gauche, s'inscrit plutôt dans la ligne d'une “recherche d’efficience” mal comprise du travail enseignant et de l'école dans son ensemble (de l'autonomie des établissements à l’auberge espagnole de l'INVALSI [Institut national d'évaluation du système d'éducation et de formation, créé en 1999 par le ministre ex-communiste Luigi Berlinguer, NdT] en passant par toute l'idéologie didactique qui prétend réguler et formaliser les parcours disciplinaires les plus disparates). Comme l'a bien expliqué Michele Dal Lago dans le livre Ai confini della docenza. Per la critica dell’Università {Aux frontières de l'enseignement : pour la critique de l'université, l'impossibilité d'adapter le secteur public aux principes néolibéraux qui dominent dans le secteur privé a conduit à une stratégie oblique qui tente sous une forme indirecte de rendre le travail enseignant de plus en plus dépendant et soumis à des contrôles de type entrpreneurial.
Mais comme, en l'absence d'une réflexion sérieuse sur le rôle de l'école dans la société, il n'existe aucun critère objectif et immanent permettant de mesurer réellement l'efficacité de ce travail intellectuel sui generis, nous nous trouvons constamment plongés dans le brouhaha juridique absurde des “innovations” didactiques et des critères d'“évaluation” ministériels. Tout ceci a un impact sur cette qualité du temps de travail que nous avons déjà évoquée, et qui se répercute dans la perception de non-sens qui accompagne les enseignants et, inévitablement, les élèves impliqués malgré eux dans ces processus adaptatifs dysfonctionnels.
Le manque de sens du travail en classe est le microcosme reflétant un manque de sens plus général concernant les processus de production de la société actuelle et le rôle que l'école devrait y jouer.
Lorsque les enseignants se plaignent de la surbureaucratisation et de la perte progressive d'autonomie dans leur travail, ils ne font que dénoncer le déclin de toute aspiration émancipatrice dans la politique scolaire et, par extension, dans la société dans son ensemble.
Là encore, les bonzes ministériels et leurs scribouillards psycho- didactiques devraient cesser de regarder de haut et pour une fois se taire et écouter la demande de sens qui montent des salles de classe, dont plus ils se gargarisent, moins ils ont envie d'y passer leur temps. Il ne sert à rien de concevoir des substituts à ces projets émancipateurs (comme l'éducation à la “citoyenneté”) qui finissent par pomper des “valeurs” ineptes et abstraites dans une machine qui tourne à vide.
Soustraite à l'impulsion du conflit social, la machine bureaucratique et humanitaire en quoi s'est transformée la pédagogie “progressiste” n'est que l'autre face des politiques privatisationnistes qui entendent démanteler l'enseignement public en réduisant ses coûts de gestion, en orientant l'enseignement vers le marché du travail et en annulant les possibilités de mobilité sociale qui donnaient aux classes subalternes des espaces minimaux de liberté dans le système productif actuel.
Réforme scolaire et sortie de crise
Réformer l'école aujourd'hui, c'est fuir à la fois les recettes néolibérales et les illusions d'une pédagogie soi-disant “progressiste”. Toutes deux refusent de considérer l'école comme le lieu de tensions inextricables enracinées dans la contradiction capital/travail. L'école qui “résiste” à leurs recettes ne le fait pas par paresse et par habitude, mais parce qu'elle ne peut s'empêcher de se penser dans le cadre de ces tensions non résolues : l'expérience de l'enseignant en est le précipité inévitable, quel que soit le niveau de conscience avec lequel il se pense ensuite lui-même et son travail.
Ce n'est qu'en réfléchissant sur l'école à partir de ce besoin de sens, tant professionnel que politique, que nous pourrons espérer endiguer les processus qui entendent l'exproprier de toutes parts de la liberté et de l'autonomie de toutes ses composantes. Mais c'est une tâche pour laquelle les bonnes intentions individuelles ne suffisent pas, ni, encore moins, les projets préfabriqués des réformateurs humanitaires du ministère. Au contraire, l'axiome de toute réforme scolaire devrait être une fois de plus : sans conflit social, il n'y a pas de critique ; sans critique, il n'y a pas de conflit social.
En d'autres termes, la sortie de la crise de l'école va de pair avec la sortie de la société de la crise générale dans laquelle nous nous sommes enfoncés. Si elle ne veut pas être engloutie par cette dernière, l'école doit à nouveau se donner pour tâche de la penser, et elle doit faire en sorte que la réflexion sur la crise ne soit pas un moment inessentiel et accessoire de son être, mais bien sa tâche constitutive à laquelle est lié le sort non seulement des enseignants et des élèves, mais de la société tout entière.
Les ennemis de l'école publique sont des masques des mêmes intérêts qui nous ont conduits à la crise. Il est temps que la crise permanente devienne notre école et que l'école se redécouvre comme un facteur permanent de leur crise.
(Je remercie Michele dal Lago d'avoir discuté avec moi des thèmes de cet article)
-Madame la Professeure, vous me rappelez une retraitée...Je blague, c'est une métaphore
Mauro Biani
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