21/12/2021

LUIS CASADO
Chili : le théorème de la guitare...
Élire un président ne résout rien

 Luis Casado, 21/12/2021
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Une fois de plus, comme le chantait Léo Ferré : « Ils ont voté... et puis après ? » Il reste à voir si, pour une fois, quelque chose se passe. Quelque chose qui intéresse les citoyens, pas les patrons. Et ce n'est pas parce que j'ai une dent contre les patrons - ce qui est aussi le cas - mais parce que cela doit nous arriver, à nous, les grugés, un jour ou l'autre.

« Un conciliateur est quelqu'un qui nourrit un crocodile dans l'espoir qu'il mangera d'abord les autres... »

(Winston Churchill)

Mes pires craintes se sont confirmées : finalement, l’un des candidats a été élu. Je l'ai dit à plusieurs reprises et je n'ai pas changé d'avis : j’estime qu'au Chili, l’élection présidentielle fait partie du problème, pas de la solution.


J'ai la faiblesse de penser qu'il faut changer la Constitution, la loi électorale, l'organisation territoriale, la répartition des pouvoirs de l'État, rénover les institutions, récupérer la souveraineté citoyenne, changer de « modèle » économique, adopter un autre système fiscal, réformer l'éducation, la santé et le système des retraites, récupérer la souveraineté sur la mer, le cuivre, le lithium, l'eau et d'autres biens publics, des questions toujours en suspens et qui ont survécu à pas moins de sept élections présidentielles sans être touchées ne serait-ce qu’avec un pétale de rose.

Je laisse aux « experts » le soin de décomposer le vote de dimanche, en déterminant qui a voté « pour », qui a voté « contre », qui n'a pas voté, et leurs motivations respectives. Ce qui est certain, c'est que, maintenant, « c’est autre chose avec la guitare » [proverbe chilien signifiant : il y a loin des paroles aux actes, correspondant à Hic Rhodos, hic salta, NdT] : il s'agit désormais de mettre en pratique le programme, ou les propositions annoncées pendant la campagne. Sans supposer que quiconque ait de mauvaises intentions, l’« institutionnalité » que nous traînons depuis la dictature est toujours présente, celle qui « doit être respectée » comme notre propre mère et qui constitue   un fardeau fatal.

Cette « institutionnalité » détermine que le budget national, dont le nouveau président et son nouveau ministre des finances devront s'occuper, a été conçu par l'actuel gouvernement Piñera. Selon le Trésor, ce budget devrait permettre de « s'orienter vers une normalisation des dépenses, de revenir sur la voie de la convergence des politiques budgétaires et, en même temps, de commencer à recomposer l'épargne du pays ». En résumé, il s'agit de réduire les dépenses budgétaires - 22,5 % cette année -, de ne pas dépenser plus que ce que le système fiscal produit, et de stabiliser le taux d'épargne, mis à mal par les retraits des fonds de pension. En d'autres termes : une politique d'austérité budgétaire.

Le principal outil d'un gouvernement est l'outil budgétaire : pas d’argent, pas de Suisse... Vous voulez réformer l'éducation ? Vous devez financer cette réforme : investissements, salaires, dépenses courantes... Vous voulez améliorer la santé publique ? Vous voulez construire un autre système de retraite ? Idem. En attendant qu'un nouveau système fiscal, basé, espérons-le, sur une répartition équitable de la charge fiscale, porte ses fruits. Pour adopter une telle réforme fiscale, il faut le soutien du Parlement et du temps. Le nouveau gouvernement n'a ni l'un ni l'autre.

Il est temps de se demander si le Chili « dépense » trop par rapport - par exemple - aux pays de l'OCDE. Le taux moyen de recouvrement des impôts par rapport au PIB dans ce groupe de pays est d'environ 34,5 %, alors que dans le budget du Chili pour 2022, selon le Trésor, il n'est que de 23,8 % du PIB. Une différence de 10,7 points de pourcentage.

En mars 2014, POLITIKA avait publié une analyse de la réforme fiscale insignifiante de Bachelet, soulignant exactement la même chose : la charge fiscale du Chili doit au moins rattraper la moyenne des pays de l'OCDE, seul moyen de pouvoir financer des services publics d'éducation et de santé  dignes de ce nom.

Selon l'OCDE, les budgets des États servent à « financer les biens et services qu'ils fournissent à leurs citoyens et à leurs entreprises, et à jouer leur rôle de redistribution ». Dans le cas du Chili, les services fournis par l'État à ses citoyens sont misérables. Par exemple, le montant moyen consacré aux chômeurs dans l'OCDE est de 0,60% du PIB. Au Chili, il ne représente que 0,07 % du PIB. Presque neuf fois moins.

Que faire alors avec un budget 2022 orienté vers l'austérité ? La même austérité qui a fini par faire sombrer l'économie de nombreux pays, amenant le FMI lui-même à reconnaître que de telles politiques causent les dommages qu'elles sont censées éviter.

Le nouveau gouvernement a l'intention (on verra bien) de concevoir un autre régime fiscal qui, au mieux, pourrait être effectif dans le budget 2023. Si l'on se limite à la moyenne de l'OCDE, un tel régime fiscal devrait rapporter 10,7 points de pourcentage de plus, soit une augmentation de 37 milliards de dollars par an ou, en d'autres termes, une augmentation de 45 % du budget général de l'État...

Même si une telle augmentation devait se faire en quatre ans, le nouveau président a-t-il une idée précise de la manière de répartir cette charge fiscale ? A-t-il la volonté politique de procéder à une telle augmentation ? A-t-il le soutien du Parlement pour l'approuver ?

Tout ce qui précède - en plus d'autres réflexions - m'amène à penser qu'élire un président ne résout rien et revient à mettre la charrue devant les bœufs. C'est pourquoi je maintiens que la solution raisonnable pour sortir de cet imbroglio est de renforcer et d'accélérer les travaux de la Convention constitutionnelle.

Le résultat devrait nous permettre de changer la Constitution, la loi électorale, l'organisation territoriale, la répartition des pouvoirs de l'État, de rénover les institutions, de récupérer la souveraineté citoyenne, de changer de « modèle » économique, d'adopter un système fiscal différent, de réformer l'éducation, la santé et le système de retraite, de récupérer la souveraineté sur la mer, le cuivre, le lithium, l'eau et les autres biens publics.

Il faut donc balayer les « autorités » actuelles qui, depuis trente ans, n'ont fait que protéger leurs propres intérêts et passer à la caisse. Dans un cadre réellement démocratique, avec des élections sans tricherie, le pays pourrait se doter d'autorités respectables et respectées. Éviter les campagnes de terreur qui ne font que nuire, diviser et générer un amer ressentiment.

Dimanche après-midi, ayant appris les résultats du second tour, deux amis m'ont appelé qui, selon leurs dires, avaient misé sur Kast. C'était pour me confier leurs craintes que le lundi le Chili se réveille gouverné par des soviets, avec une vague de confiscations de biens et un goulag dans le sud, par exemple sur l’Île Dawson…

Je ne savais pas si je devais rire ou pleurer. Mes amis ne sont pas idiots. Ils n'ont pas non plus beaucoup de richesses à confisquer, même si le fait d'avoir un emploi et une maison leur fait penser qu'ils sont les alter ego d'Andrónico Luksic [milliardaire chilien, l’un des hommes les plus riches du monde, NdT]. Je me suis rendu compte que la campagne de terreur effraie avant tout les partisans de ceux qui l'organisent.

Je leur ai conseillé à tous deux de dormir sur leurs deux oreilles et de voir comment, dans quelques jours, la Bourse de Santiago et le taux de change du dollar se comporteront comme ils le font toujours : de manière absurde et insensée. Rien à craindre. Parce qu'une fois de plus, nous avons mis la charrue devant les bœufs.

D'ailleurs, le « consensus », ou ce que Winston Churchill appelait la « conciliation », s’est déjà mis au travail : Ricardo Lagos et José Antonio Kast, dans une unanimité touchante, appelaient simultanément au « Reencuentro » (retrouvailles)

Et même si le président élu était en réalité l'ultra-gauchiste dépeint par la presse européenne (de plus en plus mal informée, médiocre et imbécile), à cause des casseroles institutionnelles, il ne pourrait rien faire que Jaime Guzmán [leader du groupe fasciste Patria y Libertad, assassiné par le Front Patriotique Manuel Rodriguez en 1991, NdT] n'ait  prévu.

Quelque chose me dit que le théorème de la guitare donnera des résultats prévisibles : tout faux.

Lire aussi Chili : un programme de réformes suspendu à de fortes contraintes économiques, par Anaïs Dubois, Les Échos

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