Gideon Levy and Alex Levac (photos), Haaretz, 1/7/2022
Traduit par Fausto
Giudice, Tlaxcala
Nabil Ghanem a travaillé dans la rénovation en Israël pendant 35 ans sans permis. Il dormait dans les champs et rentrait chez lui après une semaine ou deux. La semaine dernière, un soldat l'a abattu alors qu'il tentait de franchir la barrière vers Israël.
Commençons par les documents relatifs à ce décès. Voici celui du grand rabbinat militaire des Forces de défense israéliennes, unité d'identification et d'enterrement : « Au conducteur : Objet : Transport d'un ennemi décédé. Détails du transport : Destination : Brigade territoriale de Samarie. Transporteur : Magen David Adom [service médical d'urgence]. Nom du chauffeur : Itamar. Détails du défunt : Numéro de bracelet : 200041086. Nom du défunt : Ghanem Nabil ».
La lettre du lieutenant Gal Cohen, officier de section, division des opérations. « Objet : Transfert du corps du shin-bet-heh [présent illégalement] Nabil Ghanem du centre médical Meir à Tsahal - à la demande de Tsahal. Le 19 juin, une force du bataillon 282/334 [du corps d'artillerie] a fait feu, conformément à la procédure d'arrestation du suspect, sur un infiltré qui tentait de franchir la barrière près de Qalqilyah. En conséquence, le Pal. a été grièvement blessé et a été évacué au centre médical Meir. Il a ensuite succombé à ses blessures. Nous demandons le transfert du corps du terroriste dans une ambulance militaire du centre médical Meir à Tsahal ».
Voilà à quoi ressemble la bureaucratie perverse de l'occupation. Les formulaires pour le transport d'un sac de pommes de terre seraient plus humains.
Nabil Ghanem, 53 ans et père de six enfants, qui travaillait depuis 35 ans dans la rénovation de maisons en Israël, principalement dans la ville de Rosh Ha'ayin, au centre du pays, a été tué de sang-froid la semaine dernière lorsque des soldats lui ont tiré deux balles mortelles dans le dos alors qu'il s'enfuyait. Dans les formulaires de l'armée détaillant sa mort, il est décrit comme "ennemi décédé", "présent illégalement", "infiltré", "terroriste" et "Pal.". Autant de termes désobligeants pour un malheureux ouvrier du bâtiment dont le seul souhait était de subvenir aux besoins de sa famille, comme il l'a fait pendant des décennies dans des conditions inhumaines.
« Ce qui nous fait mal, c'est qu'ils disent que Nabil était un terroriste. Pourquoi l'appellent-ils un terroriste ? » nous ont demandé cette semaine ses frères et fils, qui travaillent presque tous en Israël et parlent hébreu. Et ils avaient aussi des choses à dire sur le manque de respect pour les morts.
Sarra, un village à l'ouest de Naplouse en Cisjordanie. Les membres masculins de la famille Ghanem étaient réunis dans sa maison, pleurant leur perte. Il a été arrêté lors de la première Intifada (1987-1993), et condamné à trois ans de prison pour jets de pierres et autres délits. Depuis lors, l'entrée en Israël lui a été refusée. Mais à Sarra, dont une partie des terres a été volée par la colonie de Havat Gilad, il n'y a pas de travail, et Ghanem a commencé à se faufiler régulièrement en Israël pour gagner sa vie.
Au fil des ans, il a dépensé de grosses sommes d'argent pour des avocats afin d'essayer de faire annuler l'interdiction d'entrée en Israël. Rien n'y fait. Il a été arrêté pour "présence illégale" au moins six fois et condamné à plusieurs mois de prison à chaque fois. Depuis lors, il s'est vu refuser l'entrée en Israël non seulement par le service de sécurité du Shin Bet, mais aussi par la police israélienne - jusqu'en 2033. Les amendes et les cautions qu'il a dû payer se sont élevées à des dizaines de milliers de shekels au fil des ans. Il y a quelques mois, il a payé une amende de 4 000 shekels (environ 1 100€) pour être libéré de prison, mais Ghanem n'a pas renoncé. Il n'avait aucun autre moyen de subvenir aux besoins de sa femme, de ses quatre fils et de ses deux filles.
Il avait l'habitude de partir pour Israël le dimanche ou le lundi, de dormir dans les oliveraies et les champs entre Kafr Qasem et Rosh Ha'ayin, et de rentrer chez lui une ou deux semaines plus tard. Souvent, il était obligé de faire demi-tour : il arrivait du côté israélien pour constater qu'il n'y avait pas de travail. En général, il quittait la maison vers 3 heures du matin dans un taxi partagé par les travailleurs en direction du poste de contrôle Eyal à Qalqilyah. Là, au milieu des nombreuses brèches de la barrière de séparation, il tentait sa chance pour arriver à un endroit où il y avait du travail. Les bons jours, il arrivait à Rosh Ha'ayin vers 8 heures du matin. De nombreux habitants du quartier le connaissaient, après tant d'années. On nous a dit que durant toute sa vie et toutes les années où il a travaillé en Israël, son seul délit était d'être en situation irrégulière, selon les lois de l'occupation.
Il y a environ deux semaines, Ghanem est rentré chez lui, après 10 jours de travail à Rosh Ha'ayin, pour assister au mariage de son neveu Nur, le fils de son frère Shaher. Les célébrations se sont poursuivies jeudi et vendredi, et il était de bonne humeur, selon les membres de sa famille. Samedi 18 juin au soir, assis sous le porche de sa maison avec ses frères et fils, il leur a annoncé qu'il avait l'intention d'entrer en Israël une dernière fois, afin de récupérer l'argent que lui devait l'un de ses employeurs. Le paiement était destiné à couvrir le mariage prochain de son fils Moataz, 31 ans et ingénieur. Après cela, Ghanem a dit à sa famille qu'il ne risquait pas de retourner à la vie difficile et dangereuse qu'il avait menée.
« Il en était fatigué », dit aujourd'hui son neveu Ahmed. « Dormir dans les champs, partir à 3 heures du matin, tous les dangers, le checkpoint, la barrière, les soldats et les colons. Arriver à entrer ou ne pas arriver, puis devoir rentrer à la maison. Il nous l'a dit : Ça suffit, j'en ai assez ». La famille se souvient également que Ghanem s'est comporté de manière un peu étrange ce soir-là. « Ce n'était pas mon oncle », ajoute Ahmed, sans donner plus de détails.
Ghanem avait prévu de "descendre" en Israël, comme ils disent, le lundi, quand il y a moins de trafic et moins de danger. Depuis la vague d'attentats terroristes de ces derniers mois, les FDI ont posté d'importantes forces le long de la barrière de sécurité, rendant plus difficile et plus risqué que jamais d'entrer en Israël par des voies détournées. Mais cette nuit-là, Ghanem a décidé qu'il partirait déjà le lendemain, dimanche, et a demandé à l'un de ses fils, Muntassem, 21 ans, de l'accompagner. Le père et le fils travaillaient souvent ensemble à Rosh Ha'ayin.
Ils sont partis aux premières lueurs du jour, vers 5 heures du matin, et ont pris un taxi collectif jusqu'au poste de contrôle d'Eyal. Lorsqu'ils ont atteint la barrière, ils ont vu des soldats et ont décidé de chercher une autre brèche dans celle-ci, quelque part entre Qalqilyah et la ville arabe israélienne de Jaljulya. Muntassem s'est rappelé cette semaine que pendant qu'ils attendaient, son père lui a dit de ne jamais essayer d'échapper aux soldats, expliquant : « Si tu vois des soldats, ne cours pas. Ne panique pas et n'aie pas peur. Au pire, ils t'arrêteront ».
Une heure plus tard, voyant qu'il y avait peu de chances de traverser ce jour-là, Ganem a renvoyé son fils chez lui mais a décidé que lui-même attendrait encore quelques heures ; peut-être qu'une opportunité se présenterait. Vers 8h30, il a appelé Muntassem pour lui demander s'il était bien rentré chez lui - c'était le cas - et lui a dit qu'il n'avait pas encore pu passer en Israël. Ghanem a ensuite emprunté le téléphone d'un autre travailleur qui était connecté à un autre réseau, pour appeler sa fille Manar. Elle vit dans le village de Farah, près de Naplouse, et est en fin de grossesse. Mais elle n'a pas répondu, car elle n'a pas reconnu le numéro. Maintenant, elle se tourmente : c'était la dernière fois que son père l'appelait.
On sait peu de choses sur ce qui s'est passé ensuite. Abdulkarim Sadi, chercheur sur le terrain pour l'organisation israélienne de défense des droits humains B'Tselem, a essayé de trouver des témoins oculaires parmi d'autres travailleurs qui ont attendu ce même matin le moment opportun pour passer en Israël, mais il est resté bredouille. La famille ne dispose que de fragments d'informations, et les récits qu'elle offre sont incohérents. Un frère affirme que Ghanem a trouvé une brèche dans la clôture et l'a franchie, puis a repéré des soldats en embuscade et a battu en retraite, mais a été abattu dans sa fuite. Selon un autre récit, Ghanem s'est approché de la clôture, a vu des soldats, a reculé et a été abattu. De son côté, l'armée israélienne a déclaré ce jour-là que Ghanem avait « essayé de vandaliser la clôture » et qu'il avait donc été abattu. Deux balles l'ont atteint dans le dos. L'une est sortie par la poitrine, l'autre est restée logée dans son corps, comme l'ont montré les radiographies. Par conséquent, il est probable qu'il a été abattu dans le dos alors qu'il tentait de s'échapper.
L'unité du porte-parole des FDI a déclaré cette semaine en réponse à une question du Haaretz : « À la suite de l'incident, une enquête de la police militaire a été lancée. A la fin de l'enquête, les conclusions seront transférées à l'unité de l'Avocat général des armées pour examen ».
Vers 10 heures du matin, la famille a reçu un appel du Bureau de coordination et de liaison palestinien l'informant que Nabil Ghanem avait été tué par balle et que son corps avait été amené au Centre médical Meir. Une dizaine de membres de la famille, tous détenteurs de permis d'entrée en Israël, se sont précipités à l'hôpital de Kfar Sava. Personne n'a été en mesure de leur dire où se trouvait le corps de leur proche. Son nom n'apparaissait pas sur les registres de l'hôpital. Après trois heures de recherches sans but, ils retournent dans leur village.
Trois autres jours se sont écoulés pendant lesquels la famille a été tenue dans l'ignorance Du lieu où se trouvait le corps. Enfin, le mercredi à minuit, ils ont reçu un appel de l'administration de coordination et de liaison, indiquant que le corps leur serait remis le lendemain matin au poste de contrôle de Hawara, près de Naplouse. Après deux heures d'attente, le corps leur a été remis.
« Nous avons reçu un glaçon », dit l'un de ses fils. Selon le certificat de décès, qui porte la signature du Dr Boris Kaptzan, résident du service d'urologie de Meir, le corps a été conservé dans la glacière n° 1, étagère n° 19. Le corps était également complètement nu, ce que la famille considère comme une grave atteinte à la dignité du défunt. Ils ont cherché à organiser une autopsie, mais l'hôpital de Naplouse leur a répondu qu'il faudrait deux jours pour que le corps soit décongelé. Afin de ne pas ajouter à l'indignité, ils ont décidé de ne pas attendre. Le corps gelé de Nabil Ghanem a été enterré le jour même, dans le cimetière de Sarra.
Le lendemain, l'administration civile du gouvernement militaire israélien, suivant la procédure habituelle après chaque incident de ce genre, a révoqué les permis d'entrée en Israël de tous les membres de la famille élargie, aggravant et démultipliant leur épreuve.
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