15/09/2022

LUIS E. SABINI FERNANDEZ
Time is money, une maxime capitaliste : et la vie, qu’est-ce que c’est ?
Dark Waters, DuPont et le téflon

 Luis E. Sabini Fernández, 9/9/2022

Traduit par Rafael Tobar, édité par Fausto Giudice, Tlaxcala

 Dark Waters

Réalisé en 2019 par Todd Haynes, Dark Waters est un film usaméricain primé et aclamé, qui a été produit et interprété par Mark Ruffalo. Le scénario de Mario Correa et Matthew M. Carnahan est basé sur l’article The Lawyer Who Became DuPont's Worst Nightmare de Nathaniel Rich dans le New York Times. Il raconte l’histoire réelle de l’avocat Robert Bilott, exposant clairement l'idéologie dominante aux USA, au-delà du contenu explicite du film, et pour lequel il a été très bien accueilli.

Bilott, avocat dans un cabinet dédié à la défense des patrons d’entreprises, lui-même originaire de Virginie-Occidentale, apprend qu'un des voisins de sa grand-mère est confronté à la mort inexplicable de vaches de son élevage.

Il a 190 vaches mortes, qu'il a au départ enterrées « comme si c’était des membres de la famille », dit-il à Bilott, mais au fur et à mesure que les ravages mystérieux s'étendent, l’éleveur se rend compte que les eaux du ruisseau local ont été contaminées, et il se voit contraint de brûler les carcasses ensemble.

Ses terres jouxtent le terrain d’un laboratoire de l’entreprise DuPont, et, vu qu’on est dans la seconde moitié du 20e siècle, l’éleveur se demande inévitablement quel poison provient de ce terrain.

Le rôle du protagoniste du film est au départ ambigu : il veut sincèrement aider le voisin de sa grand-mère (qui vit dans une maison qu'il a bien connue dans son enfance), un éleveur moyen qui s’appelle Wilbur Tennant, mais ses collègues du cabinet le préviennent qu’il serait insensé de se bagarrer contre l’entreprise DuPont.

Bilott essaie donc de porter plainte dans la limite d’un délai de prescription, afin de corriger certaines irrégularités qu'il ne comprend pas lui-même. 

L'avocat qui représente l’entreprise DuPont, vieux copain du monde des petits arrangements entre amis, n'accepte aucune conciliation, pas même celle que Bilott avait timidement prévu de proposer.

 L’avocat de la défense et l’entreprise

Et l'incursion de Bilott dans le dédale des dispositions commerciales et juridiques lui fait découvrir l'univers des produits toxiques et des poisons utilisés en toute impunité.

Il apprend peu à peu que les études et les analyses qui se font, tant celles de l'entreprise que celles commandées à des tiers, révèlent des dommages que DuPont passe sous silence.

L’entreprise est protégée par des avis « scientifiques» (en fait, signés par des scientifiques) attestant de l'innocuité ou de la faible nocivité des substances chimiques étudiées.

Ce n'est pas nouveau. Le téflon ne fait que répéter, en matière de santé, la tendance de nombreux autres polymères à haut rendement commercial, économique et financier.

Cette merveille technologique fut découverte « par hasard » en 1938 par Roy J. Plunkett (comme l’immense majorité des plastiques dérivés du pétrole découverts dans la première moitié du 20e siècle).

Et en 1945, il a été breveté et commercialisé :

« Depuis  qu’elle a été enregistrée, la marque Teflon™ est devenue immensément populaire et reconnue dans le monde entier pour ses propriétés antiadhésives[1].

Elle est utilisée dans les : « revêtements pour ustensiles de cuisine ; les tissus et les imperméabilisants antitaches et antisalissures; les revêtements pour des environnements de production et industriels difficiles ».

Peut-être aurait-il été utilisé dans des revêtements industriels sans le potentiel pathogène qu'il a révélé lorsqu'on l’appliqua sur des casseroles et des poêles, en contact direct avec nos aliments.

«Plunkett reçut la reconnaissance de la communauté scientifique, universitaire et civile du monde entier pour sa contribution. Il a été intronisé au Plastics Hall of Fame en 1973 et au National Inventors Hall of Fame en 1985.

D'après la transcription ci-dessus, nous pouvons voir que le téflon faisait partie du techno-optimisme des hommes d'affaires qui n'étaient pas prêts à perdre le business à cause de quelques personnes affectées.



Rob Bilott sur les terres des Tennant, près de Parkersburg, Viginie occidentale. Photo Bryan Schutmaat pour le New York Times

La ténacité de Bilott et, surtout, celle de Tennant, qui, même malade (car ce ne sont pas seulement ses vaches qui ont été contaminée et tuées), lui permettra de poursuivre ses efforts pour localiser la source des dégâts.

Aussi, lorsque DuPont tente de calmer le jeu en accordant une mini-indemnité de 16 millions de dollars à un certain nombre de victimes, et en s'appuyant sur une décision de l'EPA (Agence usaméricaine de protection de l'environnement), à une époque où l'entreprise continuait d’empocher un milliard de dollars de ventes annuelles sur ses «produits fantastiques» et où Bilott lui-même est tenté, Tennant ne cède pas et insiste pour  combattre  DuPont.

Il est lui-même déjà atteint d'un cancer, tout comme sa compagne.

Tennant n'a pas seulement dû affronter l'entreprise contaminante, contrefaisante et meurtrière ; il n'a pas non plus reçu de soutien local, car ses voisins ont fui tout contact, le critiquant pour avoir mordu la main de ceux qui modernisaient l'endroit avec un établissement modèle...

On peut comparer Wilbur Tennant et son incroyable persévérance à la lutte d'un agriculteur victime du glyphosate contre une autre entreprise géante, Monsanto.

Percy Schmeiser, un Canadien,  a également fini par gagner un procès après des années et des décennies de contamination, de harcèlement, d'abus et de chicaneries.

Les produits toxiques finiront par rendre malades d'autres voisins de Tennant et des travailleurs de l'usine de Parkersburg, en Virginie occidentale.



L'usine chimique située près de Parkersburg, en Virginie occidentale, à l'origine de la contamination au centre du recours collectif contre DuPont. Photo Bryan Schutmaat pour le New York Times

Bien que Bilott ait mis des années pour obtenir des résultats dignes de ce nom, jusqu’en 2006, des preuves irréfutables  contre l'innocuité du téflon et de son usine de transformation ont surgi.

Bilott a dû « payer » de sa personne sa décision de défendre la vérité et d'affronter les abus.

Sa carrière d’ « avocat d'entreprise» a connu un net déclin (tout comme sa santé), même s'il a eu la « chance » de ne pas être abandonné ni licencié.

Le téflon commence à être «mis au pilori», mais il est toujours farouchement défendu par ceux qui profitent de son utilisation.

Les voix patronales

En 2011, un fabricant déclarait sans sourciller :[2]

«Le PTFE (polytétrafluoroéthylène). [...] est [un polymère] bien connu pour sa résistance, [...] son utilisation n'est pas limitée aux hautes températures.

Le téflon vierge est très résistant aux dommages qui pourraient être causés à sa structure par la plupart des produits chimiques.

« Le téflon vierge est pratiquement inerte. Cette caractéristique implique qu'il ne réagit pas avec d'autres produits chimiques, bien que cela se produise dans certains cas exceptionnels.

Comme il ne réagit à aucune substance, il devient un matériau pratiquement non toxique, ce qui lui permet d'avoir de multiples applications ».

Alors, quoi ? Réagit-il à certains produits chimiques ou aucun ? De deux choses l’une L'attribut «inerte» est complètement faux, car il ne mentionne pas les conditions (rares et difficiles) dans lesquelles il est inerte.

» Aplications :

»- Revêtement d'avions et de vaisseaux spatiaux, pour sa résistance aux hautes températures - Fabrication de prothèses – Opérations de chirurgie esthétique- Production de vaisseaux sanguins et de tissus artificiels - Peintures - Revêtement de matériaux soumis à des environnements corrosifs - Dans les ustensiles de cuisine tels que les poêles à frire et les casseroles, en raison de ses propriétés antiadhésives et de sa faible toxicité. » [sic]

Ils se vantent encore de sa faible toxicité, comme si c'était vrai.

Prenons l'exemple d'une présentation au Mexique, où le téflon était encore vanté en 2012 comme un excellent matériau. Mais...[3]

« Le plus grand avantage des casseroles, poêles et autres ustensiles en téflon est qu'ils ne nécessitent pas nécessairement de matière grasse pour la friture ou la cuisson des aliments, et qu'ils sont faciles à nettoyer après usage.

 « [Il ne] faut pas couper pas la viande ou tout autre aliment directement à l'intérieur des casseroles ou des poêles, car les rayures et l'usure que cette action produit détériorent la surface en téflon, entraînant la perte de ses propriétés antiadhérentes. […] le plus grand inconvénient de l'utilisation d'ustensiles en téflon est qu'ils ne doivent jamais dépasser une température de 260ºC [...] ou dépasser une température de 342ºC, point de fusion moyen à partir duquel le téflon commence à libérer des gaz très nocifs pour la santé » .

On ne sait pas si c'est 260 ou 342, mais les dommages sont déjà indéniables.

En 2015, le téflon a été fabriqué sans PFOA (acide perfluorooctanoïque), car des tests successifs ont montré la toxicité du PFOA.[4]

TECHNOLOGIE D'IRRIGATION [car ces petites merveilles de la technologie sont encore proposées pour irriguer les végétaux ou pour  l’aquaculture...].

«[…]résistant aux intempéries et aux rayons solaires, il présente une bonne résistance à l'abrasion, à l'usure et aux températures élevées (jusqu'à 180°C), c’est un bon isolant électrique et il est autoextinguible avec une bonne résistance au feu. »

Après 2015, alors que le procès de Bilott contre l’entreprise DuPont bat son plein, on assiste toujours aux affirmations de l’entreprise[5], qui continue à nier tout lien entre PTFE et PFOA :

« Avantages en termes de rendement et  bénéfices environnementaux [sic].

 » […]Engagé à se conformer aux principaux organismes de réglementation.

« Il n'est jamais fabriqué avec du PFOA ou du PFOS ». Maintenant, il est également bon de se rappeler qu'il a été fabriqué pendant des décennies avec du PTFE et du PFOA.

Et puis la brochure fournit des preuves de la manière dont l'entreprise se conforme aux réglementations publiques, comme notre tristement célèbre EPA :

» [...] Elle est conforme au programme de gestion du PFOA de l’ […] EPA. 2010/15.



Un panneau situé dans une zone de loisirs du Michigan avertit les pêcheurs de ne pas consommer le poisson de la rivière Huron en raison des niveaux élevés de PFAS (substances perfluoroalkyles et polyfluoroalkyles), un groupe de produits chimiques comprenant le PFOA, le PFOS, le GenX et bien d'autres. Photo : Jim West/Alamy.

En 2018, la version entrepreneuriale est devenue plutôt pâle. L'enquête de Bilott était déjà archi-connue et même le film basé sur une telle dénonciation était en cours.

La voix officielle du monde des entreprises dit alors :[6]

« Il n'existe pas d'études totalement concluantes sur la toxicité réelle de cette substance, mais le Centre international de Recherches sur le cancer (CIRC) l'a classée comme «potentiellement cancérogène » dans le groupe 2B, c'est-à-dire dans le groupe des substances dont la potentialité cancérigène est faible [sic !]  pour l'homme. » Elle n’est pas si basse,  plutôt intermédiaire.

«On sait également que cette substance a une forte persistance dans l'environnement et qu’elle a été retrouvée dans le sang des animaux et des humains.

« Le PTFE est un matériau inerte, stable et sûr, tant qu'il ne chauffe pas à une température presque au dessus de 300ºC.

Personne ne devrait jamais cuisiner à cette température et, s'il le fait,  il arriverait la chose suivante : le téflon se dégraderait et relâcherait des gaz qui, bien qu'ils ne soient pas très dangereux [resic], n'ont aucune raison d'être inhalés ».

Comparez les deux dernières phrases, douloureusement incongrues :

 « Et en ce qui concerne le PFOA, il est très important de souligner qu'à l'époque, il n'était utilisé que pour le revêtement des ustensiles de cuisine antiadhésifs.

Ainsi, lorsque le produit fini arrive chez le consommateur, le PFOA est pratiquement indétectable.

C’est pourquoi le fait de cuisiner avec un produit recouvert d'un revêtement antiadhésif en PTFE (ou téflon) contenant de PFOA n'était pas dangereux pour le consommateur. »

Malgré cela, nous supposons que ce qui est  écrit juste après  ne l’a pas été sur un coup de tête:

« On a éliminé du processus d'application du PTFE dans les récipients de cuisson [...] en juillet 2020, son utilisation est interdite en Espagne et dans tous les pays qui ont signé la Convention de Stockholm et sa production est restreinte à l’échelle mondiale » .

Et en 2020, alors que le scandale s'est déjà étendu, nous en arrivons à la suppression des poêles en téflon, qu'il s'agisse de PTFE ou de PFOA ou sans PFOA :

L’entreprise DIDE[7] déclare :

« S’il est vrai que le téflon s'est fait un nom dans l'industrie de la cuisine, les services de revêtement de téflon offrent beaucoup plus d’utilisations dans diverses industries [...

«Le téflon est un matériau qui fonctionne parfaitement sans besoin d'entretien,  ce n’est pas tout, quand on l'applique, on oublie qu'on existe. [sic] ! » Cette dernière remarque, à savoir que l'on n'existe plus en utilisant téflon, est-elle une confession involontaire ou une simple confusion de mots ?

Les personnes en cause

Nous avons essayé de montrer comment le profit a aveuglé les observations et la vérification des dommages. En les minimisant, en les bagatellisant.

Et comment la lutte acharnée pour prouver l'existence de produits toxiques, dans ce cas, au moins, est finalement arrivée à bon port.

À bon port?

Le procès a fini par démontrer que DuPont avait d'abord nié la contamination, puis l'avait minimisée, et que ses avocats avaient même accepté de payer une amende équivalente à 1,5 % de leur revenu annuel brut, ce qui, nous l'avons déjà vu, a été rejeté.

Et Bilott commence à faire juger un par un les milliers de plaignants (environ 3500) dont il a été prouvé qu'ils ont souffert de problèmes de santé parfois atroces (comme des malformations congénitales), et commence à gagner les premiers procès avec des dommages et intérêts de centaines de milliers de dollars pour chaque personne affectée (2016).

DuPont s'empresse alors de signer une reconnaissance collective, avec un règlement de compte de plusieurs millions de dollars qui se traduit toutefois par des montants plus faibles pour chaque plaignant.

Ainsi, DuPont « sauve les meubles ». Mais allons un peu plus loin.

Supposons que DuPont aurait dû payer pour chacun des 3500 plaignants le montant maximum qu'il avait du rembourser dans le premier ou le deuxième procès qu'il a perdu individuellement.

Serions-nous arrivés à  bon port ?

DuPont, peut-être involontairement, par pure négligence ou techno-optimisme, ont porté préjudice à des milliers d'êtres humains et à des milliers d'autres êtres vivants.

Il a falsifié les résultats des enquêtes sur la contamination.

Il tourné en dérision les résultats scientifiques.

En complicité avec certaines autorités publiques qui ont accepté ses critères commerciaux afin de veiller aux dividendes et non à la santé environnementale ou sociale.

Les crimes de cette importance peuvent-ils être compensés par de l'argent ? DuPont, en payant des indemnités, s’est tiré d'affaire pour tout crime dont il aurait dû être accusé.

À proprement parler, il a acheté sa liberté, son innocence.

L'innocence peut-elle être achetée ?

La culture usaméricaine et la modernité en général ont fait leur la vieille maxime «Le temps c’est de l’argent».

Nous sommes donc face à une monétarisation de nos vies.

Mais la vie n'a pas de prix.

Et ses dommages peuvent être irréparables et ne peuvent donc pas être « réparés » avec de l'argent.

L'entreprise qui contamine commet des crimes. Laisse-t-on un criminel commettre un crime ?

Les personnes physiques peuvent-elles tuer contre  rémunération ?

Il semblerait que non, mais les patrons le font bien : ils engagent des tueurs à gages, pas seulement des individus ; ils ont organisé des bataillons de «nettoyage social», comme l'ont fait les commerçants de Rio de Janeiro en accord avec la police, pour «nettoyer» les rues des «gamins des rues », en engageant ceux qui les ont tués.

Parfois, il n’est même pas nécessaire de payer : les forces légales professionnelles prennent elles-mêmes des vies humaines non désirées, de même que les militaires israéliens prennent la vie de Palestiniens d'une manière totalement «bâclée» ; ils veulent tuer un terroriste présumé et s'acquittent de leur tâche en tuant 5 ou 14 voisins, parents, enfants, tout ce qui se trouve près de la « cible ».

Parfois, ils reçoivent une rémunération spéciale en tant que membres d'organes répressifs, comme cela s'est produit avec les militaires colombiens présentant leur récolte de  « faux positifs ».

Il s'agit toutefois de cas exceptionnels.

Qu'en est-il des personnes morales ? Apparemment, elles peuvent tuer contre rémunération, ça oui, apparemment de manière beaucoup plus libre.

Aux USA, par exemple, des entreprises ont fini par payer des indemnités pour des contaminations dont l'issue a été fatale : en aucun cas, le sort des personnes physiques (les êtres humains en chair et en os) agissant pour le compte de l'entreprise n'a été affecté ; non seulement il n’y a même pas eu  d'emprisonnement ou de peine de mort, mais  il n’ y’ même pas eu de poursuites judiciaires.

Les amendes sont applicables tant aux personnes physiques qu'aux personnes morales.

Des sanctions plus sévères  s'appliquent aux personnes physiques, comment doivent-elles être considérées dans le cas des personnes morales ?

La suspension de l'activité professionnelle de la personne morale équivaudrait à une peine de prison, la cessation de la personnalité morale (équivaudrait à la peine de mort) ?

Les personnes morales, comme nous pouvons le constater, ont de nombreux privilèges, comme dans ce procès pour empoisonnement environnemental, par rapport à nous, simples mortels.

C'est que les personnes morales sont en fait la façade de certaines personnes physiques.        

 
Notes

[1]   https://www.teflon.com/es/news-events/history . [sans date, mais sans doute récent]

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