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¿Qué hará Marcos Rubio? 

03/09/2021

SAMUEL MOYN
La tragédie de Michael Ratner et la nôtre, ou comment la Guerre contre le terrorisme a été « humanisée » pour devenir éternelle

Samuel Moyn, The New York Review of Books, 1/9/2021
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Samuel Moyn (né en 1972) est titulaire de la chaire Henry R. Luce de jurisprudence à la faculté de droit de Yale et professeur d'histoire à l'université de Yale. Il a notamment publié The Last Utopia : Human Rights in History (2010), Christian Human Rights (2015), Not Enough : Human Rights in an Unequal World (2018), et Humane : How the United States Abandoned Peace and Reinvented War (2021). Il a écrit pour la Boston Review, la Chronicle of Higher Education, Dissent, The Nation, The New Republic, le New York Times et le Wall Street Journal. @samuelmoyn

La carrière de cet avocat vétéran du combat pour les droits constitutionnels montre comment les humanitaires US ont fini par aseptiser la guerre contre le terrorisme au lieu de s'y opposer.

 Michael Ratner après avoir déposé une plainte devant un tribunal allemand contre l'armée usaméricaine pour les mauvais traitements infligés aux prisonniers à Abou Ghraïb, Berlin, 30 novembre 2004. Photo Sean Gallup/Getty Images

Peu après le 11 septembre 2001, le président George W. Bush a annoncé une nouvelle politique exigée par un nouveau type de guerre. Les terroristes présumés d'Al-Qaïda seraient jugés par des commissions militaires offrant peu de protections aux accusés ; les tribunaux ordinaires avec les garanties et protections habituelles seraient hors d'atteinte. Les détenus devront être "traités humainement", selon le décret, et les procès devront être "complets et équitables". Mais aucune règle de traitement des accusés "terroristes" reflétant les normes internationales n'a été spécifiée.

"Bon, c'est foutu", a fait remarquer Joseph Margulies, avocat des droits civils, à sa femme Sandra Babcock, défenseure public qui s'intéresse de près aux droits humains dans le monde, alors qu'ils étaient assis à la table de leur cuisine de Minneapolis et lisaient le journal pendant le petit déjeuner. L'annonce de Bush semblait être une tentative transparente de créer une deuxième voie de justice pour les terroristes, une voie qui ne nécessiterait pas les garanties familières de la procédure pénale, ni même les règles de guerre prescrites par les Conventions de Genève de 1949.

"Nous devrions appeler Michael Ratner", a répondu Sandra.

Ils l'ont fait. Ratner, un ancien étudiant militant anti-guerre de l'époque du Vietnam, avait passé toute sa carrière au Center for Constitutional Rights (CCR), où il s'était fait connaître comme un plaideur de premier plan. En 2001, il était le président du groupe ; pour beaucoup, il était en fait le Center for Constitutional Rights. Ratner considérait sans équivoque que le décret de Bush "sonnait le glas de la démocratie dans ce pays" et s'est jeté dans l'action.

Trois ans plus tard, le défi juridique désespéré que Ratner a mené contre le système des commissions militaires semble porter ses fruits. Déjà, Shafiq Rasul, un citoyen britannique que les USAméricains avaient raflé en Afghanistan en 2001 et interné à Guantánamo Bay, à Cuba, avait été libéré, sans être jugé, et était rentré chez lui. Mais d'autres plaignants sont restés dans l'affaire Rasul contre Bush que Ratner avait portée. Se prononçant sur cette affaire quelques mois après le départ de Rasul, la Cour suprême a estimé que les tribunaux fédéraux pouvaient exercer leur pouvoir de délivrer des ordonnances d'habeas corpus, et ainsi contrôler la détention des terroristes accusés détenus indéfiniment. Providentiellement pour le procès de Ratner, quelques jours seulement après que la Cour suprême eut entendu les arguments oraux dans cette affaire, des photos scandaleuses de mauvais traitements infligés à des prisonniers par les forces usaméricaines dans la prison d'Abou Ghraïb  en Irak ont été divulguées. Il ne fait aucun doute que cela a eu une incidence sur la décision de la Cour.

Malgré la vision initiale apocalyptique de Ratner sur l'ordre de Bush, cette victoire et quelques autres ont contribué à dissiper les inquiétudes selon lesquelles la soi-disant guerre contre le terrorisme allait être menée dans un "état d'exception" sans contrainte ni légitimation juridique. Le même juge qui a écrit Rasul, le regretté John Paul Stevens, a suivi en 2006 avec une opinion qui a fait date dans l'affaire Hamdan contre Rumsfeld, qui a clarifié qu'à tout le moins l'article 3 commun des Conventions de Genève s'appliquait à la guerre contre le terrorisme. Et comme cet article exige que les détenus soient jugés par "un tribunal régulièrement constitué, offrant toutes les garanties judiciaires reconnues comme indispensables par les peuples civilisés", les commissions militaires que Bush avait prévues depuis 2001 étaient inadéquates. Cette décision impliquait que toute lutte globale que les USA souhaitaient mener contre le terrorisme devait être conduite dans le cadre du droit international applicable, car la légitimité de la guerre en dépendait.

Au moment de l'arrêt Rasul, en 2004, les hostilités s'étaient étendues de l'Afghanistan, base d'Al-Qaïda qui avait planifié et exécuté les attentats du 11 septembre, à l'Irak, malgré l'absence de tout lien entre le dirigeant du pays, Saddam Hussein, et ces attentats. Lorsque la décision Hamdan a été rendue, l'invasion de l'Irak et la capture de Saddam Hussein avaient cédé la place à une tentative ratée de pacification du pays, des centaines de milliers de civils ayant péri dans le carnage et le désordre. Le droit international régissant la conduite des hostilités, consacré par les Conventions de Genève, était devenu un élément central du sens des limites des USAméricains. Mais s'il existait un droit international enraciné dans l'interdiction de la force agressive de la Charte des Nations unies qui interdisait l'intervention en Irak (puisque le Congrès US avait approuvé la guerre en vertu du droit national), il ne s'agissait pas d'une limite que les activistes ont fait valoir avec succès, ni d'une limite que la Cour suprême a jamais appliquée.

Le débat sur les commissions s'est en effet transformé en un véritable examen de conscience sur le traitement des détenus, en raison des autres choix politiques - notamment l'approbation de la torture - que Bush a faits dans les semaines qui ont suivi le 11 septembre, mais qui sont restés secrets jusqu'à ce que les détails en soient divulgués. Lorsque la guerre d'Irak a commencé à tourner au vinaigre, les USA ont pris conscience de l'aspect moral des mauvais traitements, voire de la torture, infligés aux prisonniers, mais cela n'a pas eu pour effet de limiter l'expansion et l'extension de la guerre contre le terrorisme. Au contraire, l'issue du débat sur le sort des prisonniers a permis à beaucoup de bénir la belligérance usaméricaine, en mettant en avant le souci de l'USAmérique de respecter la légalité et les normes humaines du droit international.


 Michael Ratner, entouré de ses collègues Thomas B. Wilner et Joseph Margulies, s'adressant à la presse devant le tribunal de district US, Washington, D.C., le 2 décembre 2002. Photo Gerald Martineau/TWP via Getty Images

C'est pour cette raison que les premières années de la guerre contre le terrorisme ont été cruciales pour sa perpétuation, même aujourd'hui - et pas seulement comme le moment d'une affirmation héroïque du droit, par la gauche et la droite, au nom de l'humanité. Contrairement à ce qui s'est passé après les révélations sur My Lai à l'époque du Viêt Nam, la prise de conscience par l'opinion publique usaméricaine des crimes de guerre n'a pas mis fin à une guerre, mais a contribué à en relancer une : la récupération par les USA de normes humaines dans les combats a contribué à rendre la guerre plus durable.

C'était une tragédie pour l'USAmérique - et, Dieu sait, pour ceux qui vivaient sur un large arc du globe alors que la guerre s'étendait et que les années passaient - mais c'était aussi une tragédie pour Michael Ratner.

Dans les années qui ont suivi le 11 septembre 2001, Michael Ratner a mis de côté le pourquoi, le comment et le combien de temps des guerres mondiales de l'USAmérique pour se concentrer sur la lutte juridique pour le contrôle de leur déroulement. Dans les annales de l'histoire récente, personne, peut-être, n'a fait plus que ce dirigeant du Center for Constitutional Rights pour permettre une nouvelle version aseptisée de la guerre permanente. En légalisant les modalités du conflit, Ratner a paradoxalement blanchi l'inhumanité de ce qui a commencé comme une entreprise brutale en aidant à recodifier une guerre qui est ainsi devenue sans fin, légale et humaine.

Les deux Boeing 767 que les terroristes d'Al -Qaïda ont fait s'écraser sur les tours jumelles du World Trade Center à New York et le troisième avion qui a percuté le Pentagone à Washington ont été le catalyseur. Il n'est pas étonnant que les USA aient réagi en activant la suprématie militaire dont ils jouissaient dans le monde depuis la Seconde Guerre mondiale. Les scènes du Bas-Manhattan, où près de trois mille personnes sont mortes, sont cauchemardesques. Depuis des siècles, aucun adversaire étranger n'avait infligé de telles pertes sur le territoire usaméricain. En l'espace de dix jours, le président Bush a promis de faire justice en réponse à un "acte de guerre" commis par des terroristes.

Dès le début, il était clair que le droit international - du moins, la partie qui traitait de la réglementation des combats - allait être au centre du débat, plus que dans toute autre guerre usaméricaine auparavant. Les avocats de Bush, dirigés par le désormais célèbre John Yoo, s'inquiétaient suffisamment des interdictions du droit international pour que leur premier geste soit de les réinterpréter comme non applicables dans ce nouveau scénario de mesures antiterroristes mondiales. Et ainsi, dans une reconnaissance à rebours et révélatrice de la pertinence croissante du droit international, ils ont tenté de lever ses exigences. L'attente d'une guerre "humaine" est devenue une norme culturelle et un impératif juridique si puissants qu'il est devenu essentiel de construire une trappe de secours à la dernière minute.

Bush, néanmoins, n'a pas eu beaucoup de mal à entrer en guerre. Après que le Congrès eut rapidement autorisé l'usage de la force armée contre Al-Qaïda et les Talibans, les USA n'ont pratiquement pas présenté d'argument sur la légitimité, au regard du droit international, d'attaquer les seconds pour atteindre les premiers. S'opposer à l'intervention usaméricaine à l'automne 2001 aurait été un coup d’épée dans l’eau. Presque tous les dirigeants internationaux ont ressenti l'obligation de solidarité envers les victimes du terrorisme au moment du deuil du pays, permettant ainsi la chute du premier domino dans ce qui allait devenir un état de guerre permanent. Le monde a regardé avec tolérance les USA et le Royaume-Uni lancer officiellement l'opération Enduring Freedom moins d'un mois après le 11 septembre : la campagne a commencé par des frappes aériennes en Afghanistan le 7 octobre.

Ce serait accorder trop de crédit à John Yoo, et à ses semblables, que de suggérer qu'il avait l'intention de garantir le bien-fondé de la guerre contre le terrorisme en s'abaissant à des comportements, comme la torture, si vils que ses détracteurs ont été incités à les supprimer - au prix ultime de laisser la guerre autrement intacte. Néanmoins, tel a été le résultat.

L'une des raisons de cet état de fait, quelles que soient les intentions de Yoo, est que ses arguments ont donné à certains partisans des guerres usaméricaines une mission hautement idéaliste : rendre la vertu à un globalisme de politique étrangère qui avait mal tourné. Dans les années critiques du milieu des années 2000, une véritable aspiration à une guerre usaméricaine humaine s'est répandue, en particulier parmi les premiers partisans de la guerre contre le terrorisme, et de la désastreuse intervention en Irak en particulier, à la recherche d'une suite morale pour racheter leur erreur antérieure. Quant à ceux qui doutaient davantage des guerres usaméricaines, la bagarre sur le traitement humain des prisonniers et son issue posaient la question difficile de savoir quels risques ils couraient en stigmatisant la conduite de ces guerres s'ils ne voyaient aucun moyen pratique de s'y opposer. Michael Ratner a offert un exemple particulièrement frappant de ce dilemme.

*

"Je suis né pendant la guerre", commente Ratner, dans un mémoire posthume qu'il n'a terminé de rédiger que jusqu'aux années précédant 2000. "Mais en tant que personne née aux USA, qui ont été en guerre pendant plus de sept décennies, cela ne réduit guère le champ d'action".

Les parents juifs de Ratner avaient émigré en Amérique depuis Bialystok, en Pologne, dans les années 1920, et se sont installés à Cleveland, dans l'Ohio, où leur fils est né en 1943. Plus âgé d'une génération que ses antagonistes de l'administration Bush, Ratner s'est formé une conscience en tant qu'étudiant de vingt-cinq ans à la faculté de droit de Columbia, sur un campus secoué par l'activisme étudiant contre la guerre du Vietnam. "Comme tant de gens dans le monde, rappellera-t-il plus tard, j'ai été politisé pour la première fois en 1968." Après avoir obtenu son diplôme, Ratner a rejoint le Center for Constitutional Rights en 1972. L'organisation, fondée en 1966, était encore un nouvel acteur dans le domaine des droits civils ; Ratner y travaillera, par intermittence, jusqu'à sa mort d'un cancer, en 2016. Moins impeccable que ses adversaires conservateurs et collet monté, Ratner enfilait néanmoins un costume pour aller au tribunal, acceptant les règles du jeu juridique comme prix de la victoire.

Le frère de Ratner est devenu un magnat de l'immobilier, et sa sœur une commentatrice de Fox News, mais son identification aux causes de gauche est restée inébranlable tout au long de sa vie. Il idolâtrait Che Guevara, le héros argentin de la révolution cubaine de 1959, et s'est lui-même rendu à Cuba dans les années 1970 pour travailler pour le pays. À la fin des années 1990, Ratner a promu une action en justice intentée depuis La Havane contre les USA pour obtenir 181 milliards de dollars de dommages et intérêts, afin de compenser quarante ans d'"actes d'agression". À une occasion, alors qu'il était interviewé en 2013, au lendemain de l'anniversaire des attentats du 11 septembre, Ratner a fait remarquer au passage que le 11 septembre était en fait la date du coup d'État de 1973, soutenu par les USAméricains, contre le président social-démocrate du Chili, Salvador Allende.

Ratner devient l'associé du célèbre avocat radical William Kunstler, cofondateur du CCR, qui épousera plus tard Margaret Ratner, la première femme de Michael, après leur divorce. Kunstler était bien connu pour sa défense des agitateurs impopulaires, des émeutiers de la convention démocrate de Chicago en 1968 aux brûleurs de cartes de conscription la même année, en passant par les Black Panthers et les Weathermen [groupe de guérilla urbaine, NdT] plus tard.


Contrairement au courant dominant du mouvement des droits humains, Ratner a toujours fait passer la paix avant l'humanité dans la guerre. L'une des plus grandes causes du début de sa carrière a été la tentative d'application de la résolution sur les pouvoirs de guerre, une loi de 1973 qui a tenté, dans les derniers jours de la guerre du Vietnam, de restaurer une certaine autorité du Congrès sur les guerres à l’étranger. Entre autres choses, cette loi prévoit l'arrêt, après soixante jours seulement, des "hostilités" que le président déclenche sans l'aval du Congrès. Ratner s'est ensuite joint au prêtre catholique progressiste et ancien membre du Congrès Robert Drinan - qui avait été élu à l'origine sur un programme anti-guerre en 1970 et avait voté la résolution lors de son adoption - pour poursuivre l'administration Reagan afin de faire appliquer la loi après que le président eut envoyé des "conseillers militaires" au Salvador en 1982. Ils ont perdu le procès, mais ils n'ont pas renoncé à la loi sur le contrôle de la guerre.


L'activisme de Ratner sur ce front se poursuit au tournant du millénaire. Il espérait que la fin de la guerre froide signifierait une remise à zéro, permettant au Congrès de contenir un exécutif belliqueux. Au début des années 1990, il a aidé un autre groupe de membres du Congrès, dirigé par Ron Dellums, d'Oakland, à poursuivre George H.W. Bush dans le cadre d'une cause de jurisprudence visant à exiger une autorisation législative pour une intervention militaire avant le début officiel de la guerre du Golfe. Ratner perd à nouveau, mais il persiste dans ce type de litige pendant le reste de la décennie, y compris sous la présidence de Bill Clinton.


Ratner et le Center for Constitutional Rights se sont comportés à cette époque de manière très différente de Human Rights Watch et d'autres groupes qui se sont concentrés sur les atrocités de la guerre, évitant de chercher des limites au déclenchement et à la conduite de la guerre afin de maintenir une position officiellement apolitique. Ces organisations humanitaires avaient depuis longtemps décidé de vérifier si les guerres étaient menées légalement, mais presque jamais de prendre parti sur la question de savoir si elles avaient une base légale ou si elles devaient cesser. Ratner, quant à lui, s'intéressait presque autant aux violations par l'USAmérique de l'interdiction du recours à la force prévue par le droit international qu'aux dommages qu'il dénonçait aux contrôles juridiques nationaux tels que la Constitution usaméricaine et la loi régissant les pouvoirs de guerre. En mai 1991, il s'est réuni à New York avec l'ancien procureur général dissident Ramsey Clark et d'autres personnes pour organiser une réédition du tribunal fictif des crimes de guerre que le philosophe et militant pour la paix Bertrand Russell avait organisé pendant la guerre du Vietnam. Comme Russell, Ratner a suivi les priorités de l'acte d'accusation de Nuremberg contre les dirigeants nazis après la Seconde Guerre mondiale en condamnant l'"agression" de l'USAmérique comme son pire crime de guerre, plutôt que d'isoler les violations des normes humaines pendant l'invasion du Koweït en 1991.


Près de cinq ans avant l'invasion de l'Irak sous la présidence de George W. Bush, Ratner s'est plaint à juste titre que le président Bill Clinton était allé bien au-delà de ce que permettaient les résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies contrôlant l'armement de Saddam Hussein, en violation flagrante de l'interdiction internationale du recours à la force. Avec son allié fréquent et collègue du CCR Jules Lobel, Ratner a prédit que la "tendance de l'Amérique à contourner l'exigence d'une autorisation explicite du Conseil de sécurité, en faveur de sources plus ambiguës d'autorité internationale, s'intensifiera probablement dans les années à venir". L'encre de cet avertissement était encore humide lorsque les USA ont bombardé l'Irak pendant quatre jours en décembre 1998, illustrant, comme l'ont dit Ratner et Lobel, une "réalité douloureuse de l'unilatéralisme de superpuissance".


Cependant, malgré tous les efforts de Ratner pour invoquer la loi interdisant de déclencher des guerres, la réalité est que cette cause a connu une mort lente après le Vietnam, même parmi les progressistes. Dans une tribune libre sur les pouvoirs de guerre publiée en 1999 dans le Wall Street Journal, John Yoo demandait narquoisement : « Où sont passés tous les libéraux ? » [liberal en anglais US signifie « progressiste », NdT] en constatant l'abandon de ce qui était devenu une préoccupation aussi idiosyncrasique à gauche qu'à droite.

Ratner rejette totalement toute rengaine sur la guerre usaméricaine comme outil idéaliste et moral. Rompant avec de nombreux collègues progressistes, il était particulièrement contrarié par la montée de l'"intervention humanitaire" dans les années 1990, protestant contre les bombardements illégaux du Kosovo par les USA et l'OTAN en 1999, que les Nations unies n'avaient jamais approuvés. Les exceptions à la règle interdisant le recours à la force sont généralement utilisées comme prétextes, insiste Ratner ; et même si elles ne le sont pas, elles conduisent à des abus de la part de puissances moins bien intentionnées, une fois que des précédents ont été créés pour enfreindre la loi dans une cause juste. C'est Adolf Hitler, ont écrit Ratner et Lobel, qui a le plus notoirement prétendu "intervenir militairement dans un État souverain en raison de prétendues violations des droits humains". Bien que "l'OTAN ne soit évidemment pas Hitler", poursuivaient-ils, "l'exemple illustre les méfaits causés lorsque des pays affirment le droit de recourir à la force sur une telle base".

À  la fin des années 1990, la préoccupation essentielle de Ratner restait la guerre elle-même. Les USA avaient dédaigné de se conformer aux règles internationales régissant l'usage de la force au Kosovo. Dans le cadre du maintien de l'ordre en Irak dans les années 1990, "au moins, les USA revendiquaient une sorte d'autorité implicite de la part des Nations unies", a déclaré Ratner à Amy Goodman dans un épisode de Democracy Now ! en 1999. Plus maintenant. "Le droit international est dans une large mesure lettre morte en ce qui concerne l'intervention", a-t-il rapporté d'un air sombre. "Nous vivons à Rome en ce moment". Dans un autre épisode, Ratner a carrément dénoncé l'intervention comme "un crime d'agression".


Ratner était sombre quant aux implications géopolitiques. "Que pouvez-vous dire, si ce n'est que les USA sont en train de devenir une superpuissance voyou ?" a-t-il demandé à son hôte. Ce que Michael Ignatieff a appelé la "guerre virtuelle" du Kosovo, dans laquelle les forces de l'OTAN, dirigées par l'armée de l'air usaméricaine, ont bénéficié d'une supériorité aérienne déséquilibrée, bombardant les forces de la République fédérale de Yougoslavie en prenant peu de risques, a dérangé Ratner. Il a anticipé de manière effrayante l'avènement d'une nouvelle forme de conflit, plus propre, qui remplacerait les méthodes sales et pratiques contre lesquelles Ratner se tournerait pour faire campagne après le 11 septembre 2001 : "Vous pouvez essentiellement appuyer sur des boutons et bombarder des gens"

 

*

Le 11 septembre 2001, Michael Ratner faisait son jogging devant le World Trade Center, près de son appartement du Bas-Manhattan, lorsque le premier avion a frappé. Son frère se trouvait dans le World Trade Center ce jour-là, et a survécu. Par la suite, Ratner a déclaré qu'il partageait lui aussi l'état d'esprit "d'une volonté évidente d'arrêter cela, de ne plus jamais le voir se reproduire et de punir ceux qui l'ont fait". Il n'était pas aussi sûr, cette fois, qu'il y avait un autre choix que la guerre. Mais le chagrin d'une amie d'école de ses enfants qui a perdu son père dans les attentats a également inspiré à Ratner cette réflexion :

Malheureusement, des gens dans le monde entier ont perdu leurs parents pour toujours, que ce soit en Israël ou en Palestine, ou au Liban, ou au Cambodge. Et ce que cela a fait, d'une certaine manière, en pensant ainsi, a renforcé ma détermination à trouver des alternatives à l'utilisation de la force militaire.

Ratner a regretté le jour où le Congrès a approuvé le recours à la force non pas contre un ennemi défini mais contre une méthode générale de violence - le terrorisme - sans prescrire de date limite. Trois jours après le vote du Congrès, qui a autorisé une guerre contre le terrorisme qui n'a pas été révoquée depuis, Ratner est apparu sur Democracy Now ! pour s'inquiéter de la "rhétorique" de la "vengeance", de la "pulvérisation d'autres pays" et de leur "soumission par les bombes". Et sans limite de temps, a-t -il dit, le Congrès a permis que "le président, en vertu de cette résolution, puisse faire la guerre pour toujours".

Ratner avait peut-être raison de dire qu'il n'était pas réaliste de mettre un terme à la guerre contre le terrorisme, mais à ce moment-là, il a également choisi d'abandonner tout procès visant à vérifier la légalité des guerres. Au lieu de cela, il s'est consacré à la défense des droits de ceux qui, à l'étranger, ont été entraînés, parfois innocemment, dans le conflit. Quel était l'intérêt de poursuivre son ancien plaidoyer contre la guerre elle-même ? Il n'y avait aucun espoir, selon Ratner, de retourner au tribunal pour cette tâche ingrate. "Nous avons simplement abandonné", a-t-il déclaré en 2010 à Jack Goldsmith, professeur de droit à Harvard et ancien fonctionnaire du ministère de la Justice.

Non pas que l'activisme juridique de Ratner contre la conduite de la guerre mondiale contre le terrorisme - au départ, une entreprise solitaire - ait eu beaucoup plus de chances de réussir. Il s'est heurté à l'opposition du CCR pour avoir fait quelque chose d'aussi controversé que de défendre les droits d'individus que les USA avaient définis comme des "combattants ennemis", sans parler de la communauté plus large des défenseurs des libertés civiles. Lorsque David Cole, son disciple et futur directeur juridique national de l'ACLU [Union américaine pour les libertés civiles], a demandé à l'époque, en 2004, à Ratner s’il pensait que son dépôt de plainte dans l'affaire Rasul avait une chance, il a répondu : "Aucune chance" : "Aucune chance du tout». Pourtant, il a poursuivi avec acharnement cette tactique dans les années qui ont suivi, même après des échecs successifs devant des juridictions inférieures.

Sa persévérance a porté ses fruits. En dépit du fait qu'il y avait peu de chances que les guerres menées par l'USAmérique après le 11 septembre soient légales dans la manière dont elles ont été menées, Ratner a connu un succès providentiel. En partie à cause de l'extrême audace de Yoo, qui niait la pertinence du droit dans la conduite de la guerre, la Cour suprême a accordé à Ratner une victoire surprise dans l'affaire Rasul. Avant et après cette victoire, Ratner a dirigé la création d'un "Barreau de Gitmo" qui a déposé des centaines de requêtes en habeas corpus pour les personnes internées à Guantánamo, et il a fait connaître sans relâche la victimisation de ses clients. Mais les victoires de Ratner dans des affaires telles que Rasul et Hamdan ont coïncidé avec la démarche de plus en plus populaire, en particulier à l'heure où les démocrates s'efforcent d'accéder à la présidence, consistant à réparer la position de l'Amérique après le 11 septembre sans la défaire complètement.

*

Panneau d'entrée du centre de détention de Guantánamo Bay, à Cuba, le 23 juillet 2008 . Photo Randall Mikkelsen/AP Photo via Getty Images

C'est pourquoi les réponses à la guerre d'Irak - qui ont débuté en 2002-2003 et n'ont été que plus contestées au fil des années après les révélations d'Abou Ghraïb en 2004 - ont été le véritable creuset d'une guerre sans fin mais plus humaine. À l'automne 2002, l'autorisation de l'utilisation de la force militaire en Irak a recueilli les votes des trois quarts des législateurs usaméricains. L'administration Bush a offert une panoplie d'explications pour justifier la nécessité de l'invasion, notamment le lien supposé de Saddam Hussein avec le terrorisme international, les crimes de l'État irakien contre son peuple, incarnés par ses "salles de viol et de torture", et, en tête de liste, son développement d'armes de destruction massive.

Quelques-uns doutaient de l'existence de preuves suffisantes d'ADM, mais la plupart des experts usaméricains, de droite comme de gauche, accordaient à Bush le bénéfice du doute. Au moment où l'opération Iraqi Freedom a commencé le 20 mars 2003, le soutien populaire usaméricain à l'invasion spectaculaire était élevé. En fait, il a fallu deux longues années pour qu'il tiédisse. Ratner a peut-être eu raison de conclure que son activisme anti-guerre, qui avait alors échoué pendant des décennies aux USA, consistait en des cris dans le désert.

Bien que son travail se soit généralement concentré sur l'humanisation de la guerre contre le terrorisme, Ratner a repris ses anciens engagements à l'approche de l'invasion de l'Irak à l'été 2002. Dans une lettre au rédacteur en chef du New York Times, lui et ses collègues du CCR ont écrit que "l'interdiction de l'agression constitue une norme fondamentale du droit international et ne peut être violée par aucune nation", et il a fait circuler parmi ses partisans un guide contre l'action militaire à venir.

Il n'était pas seul. Les USAméricains étaient descendus dans la rue, rejoignant le monde entier dans ce qui était, à en juger par le nombre de participants, "le plus grand mouvement anti-guerre qui ait jamais eu lieu", comme l'a noté Barbara Epstein (professeure à l'université de Santa Cruz, et non l'ancienne co-rédactrice en chef de la New York Review of Books) dans Monthly Review. Le 15 février 2003, des marches coordonnées ont obstrué les avenues de la plupart des villes usaméricaines, bien qu'elles aient été éclipsées par les dizaines de millions de personnes qui ont manifesté en dehors du pays, notamment dans les capitales européennes, pour dénoncer la tempête à venir. Mais comme l'historien Andrew Bacevich l'a remarqué avec humour, "la réponse des classes politiques à ce phénomène a été essentiellement de l'ignorer."

Ce n'est qu'après avril 2004, lorsque CBS News a diffusé des photos écœurantes d'abus et de torture que les troupes usaméricaines avaient commis à Abou Ghraïb, une prison irakienne utilisée par l'armée usaméricaine comme centre de détention, qu'une véritable phase d'introspection nationale a eu lieu. La noble tentative de Ratner et d'un nombre croissant de citoyens concernés, de journalistes sceptiques et d'activistes du mouvement de stigmatiser les pires excès de la guerre contre le terrorisme, qui avait commencé sans la moindre hésitation en 2001, a pris la forme d'une protestation contre l'inhumanité.

Les USA étant déjà engagés dans un conflit qui se métastasait, Ratner a mis l'accent sur les tribunaux en tant que lieux où les demandes de justice dans le cadre de la poursuite de la guerre étaient encore crédibles. Les images terribles de mauvais traitements infligés aux prisonniers, ainsi que les reportages sur les conditions de vie dans les installations usaméricaines de Guantánamo, étaient plus horribles et plus convaincants que les affirmations abstraites et contestées sur la légalité des guerres usaméricaines. Beaucoup, en effet, ont trouvé dans les mauvais traitements et la torture une passerelle utile pour s'opposer indirectement à une entreprise qu'ils n'avaient pas répudiée auparavant. Mais le moment choisi par les critiques pour jeter l'anathème sur ces cruautés, en se prononçant contre la guerre après coup, signifiait que leur approche pouvait et a effectivement contribué à permettre la poursuite de la guerre.

Abou Ghraïb, Guantánamo, la torture : ce sont devenus les mots d'ordre d'une génération. Barton Gellman et Dana Priest du Washington Post avaient fait état de rumeurs de pratiques abusives dès décembre 2002, mais pour la plupart des USAméricains, il n'était pas encore crédible que les USA puissent s'abaisser à des atrocités. Si, dix-huit mois plus tard, les photos d'Abou Ghraïb  ont eu l'effet qu'elles ont eu, ce n'est pas tant en raison de la confirmation visuelle des abus qu'elles ont fournie que du fait que le "triomphe" de l'Irak s'était alors révélé être un autre bourbier coûteux. La conscience de l'immoralité usaméricaine et les inquiétudes quant à l'illégalité, sinon de la guerre elle-même, du moins de sa brutalité, se sont accrues. Et les fuites de mémos confirmant que Yoo et d'autres avaient contourné la loi ont nourri cette découverte tardive d’une conscience morale.

Même à l'époque, il s'agissait d'une vision très partielle. Ce que la journaliste du New Yorker Jane Mayer a appelé de manière mémorable "le côté obscur", en s'appropriant une expression du vice-président Dick Cheney, a fini par se référer, au cours de plusieurs années capitales de panique morale, non pas à la guerre elle-même mais à ses moyens et méthodes.

Dans le débat qui a suivi, Yoo a été critiqué non pas pour ses opinions déclarant les guerres légales en vertu du droit international après 2001, mais pour celles tentant d'en exempter la conduite de la guerre. De manière bien plus flagrante que le début de la guerre éternelle en Afghanistan deux ans plus tôt, l'intervention en Irak avait été illégale au regard du droit international applicable interdisant le recours à la force. Pour défendre l'invasion de 2003, Yoo s'est appuyé sur des autorisations antérieures du Conseil de sécurité - datant d'aussi loin que 1990 - comme autant d'autorisations pour cette nouvelle guerre et, en fait, pour un changement de régime.

Contrairement aux mémos autorisant le pays à mener le combat sans contraintes, les avis rédigés par Yoo expliquant la justification légale de la guerre d'Irak n'ont jamais suscité une grande controverse aux USA. Barack Obama a ordonné que les mémos de Yoo sur la torture soient déchiquetés dès le premier jour de son mandat - mais ses mémos tout aussi radioactifs autorisant toute l'ère de la guerre sont toujours en vigueur aujourd'hui. Les revendications de Yoo ont été acceptées par les partenaires de coalition des USA, même si l'on sait maintenant que la résistance intense des avocats du Foreign Office britannique a été surmontée par leur propre ministre sur la voie de l'intervention. En USAmérique, le contraste entre les réactions disparates à la levée du droit international par l'administration Bush pour la conduite de la guerre contre le terrorisme, d'une part, et à la déformation du droit international pour permettre la guerre en Irak, d'autre part, a été extrêmement frappant. L'une a soulevé les passions nationales, l'autre est passée largement inaperçue.

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 Un médecin de la marine américaine avec une chaise de contention utilisée pour nourrir de force les détenus en grève de la faim à Guantánamo Bay, à Cuba, le 22 octobre 2016. Photo John Moore/Getty Images

Même lorsqu'il se concentre entièrement sur la détention, l'objectif de Ratner n'a jamais vraiment été de rendre la guerre usaméricaine plus humaine, bien qu'il ait certainement trouvé certaines des pratiques usaméricaines dont il a pris connaissance écœurantes. Ratner brûlait de rage devant "l'horreur" (son mot) de Guantánamo, mais ce qui lui importait le plus, ce n'était pas de diminuer la souffrance dans une guerre potentiellement sans fin, mais de veiller à ce que les libertés civiles ne meurent pas ; et il souhaitait s'assurer que le système juridique restait un forum pour contester le pouvoir. Lorsque son fils étudiait la Magna Carta [Grande Charte anglaise de 1215, NdT] au lycée, Ratner a été frappé par la promesse qu'elle contenait qu'aucun homme n'était au-dessus des limites - il s'agissait "que le roi obéisse à la loi, ou que le président obéisse à la loi", écrit Ratner.

 Plus tard, dans un moment de réflexion, Ratner est arrivé à la conclusion que son échec le plus cuisant avait été son incapacité à détruire "le paradigme de la guerre". Ceci, a-t-il dit à Goldsmith, était "la plus grande perte que nous ayons eue". Attaché à ce paradigme, et bien que venant de l'extrême gauche, il occupait une position étonnamment similaire à celle de certains conservateurs qui, contrairement à Yoo, souhaitaient placer la guerre contre le terrorisme sur une base juridique solide. Ratner ne différait que par son insistance sur la contrainte, non pas pour renforcer le pouvoir, et sur la légalisation, non pas pour garantir la légitimité, mais plutôt parce que le pouvoir sans limites est tyrannique.

 À   la fin de sa vie, Ratner a relancé, une dernière fois, la cause consistant à essayer d'imposer des contraintes sur l'utilisation de la force à l'étranger, contraintes qu'il avait autrefois espéré renforcer. Alors qu'une intervention se profilait en Libye, en 2011, sous la présidence de Barack Obama, Ratner s'est insurgé contre le débat politique qui avait lieu à Washington, qui ne soufflait mot sur le fait qu'"une telle action serait illégale", indépendamment de toute justification en tant qu'intervention humanitaire. Deux ans plus tard, lorsqu’Obama a décidé de ne pas intervenir en Syrie sans le soutien du Congrès, Ratner a déclaré que c'était "la première fois que je voyais une résistance à la guerre dans ce pays depuis le 11 septembre". Et il est retourné à la tâche ingrate de chercher à faire appliquer la résolution sur les pouvoirs de guerre, une loi qui avait été pratiquement mise en pièces entre-temps.

 
Pas étonnant : Ratner craignait que la guerre contre le terrorisme, même si elle était menée de manière plus humaine, n'ait des effets à long terme en dégradant la vie usaméricaine. Comme il l'a rapporté en 2005, il gardait devant lui le spectre soulevé par l'historien grec antique Thucydide de "l'expansion de l'empire d'Athènes", apportant "la tyrannie à l'étranger et finalement la tyrannie chez soi". Il se demandait ce qui allait suivre, pour des USA devenus "une nation incroyablement impérialiste en ce moment, en guerre dans le monde entier".

Ratner ne voyait aucune raison de changer ce verdict, même pendant les années Obama, bien que - grâce, en partie, à son intervention - les guerres de l'USAmérique soient devenues moins flagrantes dans leur conduite. ["Obama] ne donne pas vraiment de moyen de mettre fin à la guerre continue, parce qu'il n'aborde jamais les raisons mêmes... pour lesquelles les USA sont en guerre continue", a observé Ratner à propos de l'explication publique du président sur le moindre mal de la guerre des drones qu'il avait adoptée. "Il ne parle pas du fait qu'il s'agit de l'hégémonie, de la domination et du contrôle des USA". Obama a fréquemment insisté sur le fait que la torture n'est pas "ce que nous sommes". Mais qu'en est-il de la guerre elle-même ? Comme Ratner l'a conclu, en écrivant en 2013 : "Oui, c'est ce que nous sommes".

Ratner est mort d'un cancer en 2016. Il avait vécu en sachant que la guerre contre le terrorisme avait évolué vers quelque chose de différent, parce que la loi même qu'il avait contribué à imposer rendait le conflit plus facile à poursuivre durablement pour d'autres. Avec moins d'ennemis capturés, personne n'étant torturé, et le camp de Guantánamo étant de plus en plus l'ombre de lui-même, les causes qui ont allumé la fournaise qui a forgé une guerre légale étaient de plus en plus des choses du passé. La guerre, désormais déboguée et légalisée, se développait sous une forme ostensiblement humaine, et ne prenait pas fin. S'il y avait eu une occasion de poser des limites à la guerre elle-même, elle avait été manquée.

Le fait que les dictats de la guerre humaine aient été réaffirmés si rapidement après les tentatives des avocats de Bush de les écarter des opérations usaméricaines témoigne de la puissance et du contrôle qu'ils avaient acquis. Le droit international régissant la conduite de la guerre avait autrefois été extraordinairement permissif pour les grandes puissances qui l'avaient élaboré en tenant compte de leurs impératifs mondiaux de sécurité et de domination. Et à l'époque, même lorsqu'il était enfreint, cela n'avait pas interféré avec la légitimation publique de la guerre.

Ce qui avait changé pour les USAméricains, le 11 septembre 2001, c'est que la guerre inhumaine était devenue presque inadmissible, tandis que la guerre humaine sans fin était désormais tout à fait viable. Les quelques années de brutalité qui ont suivi cette date se sont révélées être non pas le retour effrayant de la guerre inhumaine, mais son dernier souffle pour l'avenir prévisible. Ce n'est pas minimiser le déchaînement d'atrocités et les pratiques douteuses dans les guerres en cours de l'USAmérique, même aujourd'hui, que de suggérer que le fait de s'y attaquer sélectivement a eu des conséquences paradoxales. Le déclin de la guerre brutale s'est avéré être intimement lié à la montée de la guerre sans fin. 

L'ascension de Donald Trump et sa décision de se retirer de l'Afghanistan ou la décision controversée de Joe Biden de mener cette décision à terme ont-elles interrompu ces schémas ? Cela reste à voir. Il est à noter que, pendant deux ans, Trump a déployé des drones et des forces spéciales de manière encore plus intensive que le président Obama ; sous Biden, la politique des drones est simplement en cours de révision. Pour l'instant, cependant, aucune des légitimations de la guerre, arrogées depuis 2001, n'a été abandonnée.

Ratner était pris entre ses espoirs ultimes d'une USAmérique au-delà de la guerre et ses actions pratiques pour rendre la guerre usaméricaine humaine - même au prix de sa perpétuation. Vingt ans après le 11 septembre 2001, nous le sommes aussi.




Cet essai est adapté par l'auteur de Humane : How the United States Abandoned Peace and Reinvented War [Humaine : comme les USA ont abandonné la paix et réinventé la guerre], publié par Farrar, Straus and Giroux le 7 septembre.


 

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