18/08/2022

HARI KUNZRU
Sur le fil du rasoir : l’histoire du socialisme aux USA

 Hari Kunzru, The New York Review of Books, 18/8/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala 

Des premières communautés utopiques à la résurgence d’une gauche aujourd'hui, l'histoire du socialisme usaméricain est plus profonde que ses maigres succès

Ouvrage recensé :

American Democratic Socialism: History, Politics, Religion, and Theory  (Le socialisme démocratique américain : histoire, politique, religion et théorie)
par Gary Dorrien
Yale University Press, 724 pp., 50,00 $
 

« Un spectre hante l'Amérique », affirme le propagandiste de droite Dinesh D’Souza. « Le spectre du socialisme. » Pendant qu'il parle, dans la séquence d'ouverture de son documentaire de 2020 Trump Card [jeu de mots, trump signifiant atout, NdT], on nous montre un montage dramatique, dont un survol en images de synthèse de Manhattan. La Statue de la Liberté a été remplacée par Lénine. Il y a un marteau et une faucille sur la façade de la Bourse de New York. « Le bilan du socialisme est inimaginable », explique D’Souza. « Plus de 100 millions de victimes. » Dans une séquence dramatisée étrange, un interrogateur en uniforme menace un homme enchaîné à une table, sa tête reliée à une sorte d’engin électrique steampunk. Le message est clair : le socialisme est totalitaire. Il est - ou conduit inévitablement - au communisme d'État de style soviétique. Il opère par la coercition et le contrôle mental.

Eugene V. Debs prend la parole à un meeting à l'Hippodrome Theatre, New York City, 1910. Photo New York Herald

Dans son discours de 2019 sur l'état de l'Union, le héros de D’Souza, le président Trump, a rassuré sa base que « l'Amérique ne sera jamais un pays socialiste ». Les USAméricains sont depuis longtemps encouragés à voir dans le socialisme, même s'ils le perçoivent comme fondamentalement étranger, une menace collectiviste pour une politique nationale fondée sur le caractère sacré de l'individu en tant qu'acteur économique et détenteur de droits. Dès 1896, le célèbre éditorialiste William Allen White attaquait le candidat démocrate à la présidence William Jennings Bryan en avertissant que l'élection « soutiendrait l'Américanisme ou…planterait le socialisme », un choix racialisé entre « Américain, Démocrate, Saxon » et « Européen, Socialiste, Latin ».

Un récent sondage Pew Research a révélé que 55 pour cent des personnes interrogées avaient une perception négative du socialisme, tandis que 42 pour cent se sentaient positives. La raison la plus souvent citée pour justifier une opinion négative était qu'elle « sape l'éthique du travail [et] augmente la dépendance à l'égard du gouvernement ». Mais d'autres enquêtes récentes ont révélé qu'une majorité d'USAméricains soutiennent des politiques identifiées au socialisme, telles qu'un salaire minimum de quinze dollars et une imposition plus élevée des riches. La plus importante organisation socialiste usaméricaine est actuellement celle des Democratic Socialists of America (DSA, Socialistes démocrates d’Amérique)), fondée au début des années 1980 par la fusion de deux groupes existants, l'un qui s'était séparé avec la « vieille gauche » conservatrice du mouvement syndical sur son soutien à la guerre du Vietnam, l'autre avec un arrière-plan dans le radicalisme étudiant « nouvelle gauche ».

La DSA vise à être ce que son histoire officielle appelle une « organisation socialiste œcuménique et multi-tendances », un projet qui n'avait jamais attiré plus de quelques milliers de membres cotisants jusqu'à la campagne présidentielle de Bernie Sanders en 2016, qui a introduit cette marque de socialisme de type front populaire à un public plus large. Depuis le début de la pandémie de Covid, les adhésions ont explosé, s'élevant à environ 95 000 au moment de la Convention nationale 2021 du groupe. En 2018, deux membres de la DSA, Alexandria Ocasio-Cortez et Rashida Tlaib, ont été élues à la Chambre des représentants. En 2020, elles ont été rejointes par Jamaal Bowman et Cori Bush.

Le socialisme usaméricain contemporain se situe dans un continuum entre les sociaux-démocrates, qui veulent parvenir à plus de justice dans le cadre du capitalisme de marché, et les socialistes démocrates, qui veulent apporter divers secteurs, du logement aux soins de santé, sous une forme ou une autre de contrôle d'État, communautaire, coopératif ou des salariés. Les socialistes démocrates ont des ambitions transformatrices, mais contrairement aux communistes, leur but n'est pas l'abolition de la propriété privée. Ils acceptent, à des degrés divers, l'utilité des marchés, mais ne sont pas d'accord avec les partisans classiques du libre marché qui considèrent l'économie comme un système autorégulateur qui fonctionne le plus efficacement lorsqu'il est isolé de la « distorsion » des forces non marchandes ; ils insistent plutôt sur ce que l'économiste austro-hongrois Karl Polanyi a appelé « l'enracinement », l'émergence de l'économie - et sa dépendance à leur égard- des relations sociales, politiques et culturelles.

Ce genre de pensée n'a jamais été populaire auprès des élites usaméricaines, qui ont historiquement utilisé la presse, les campagnes d'information du public, les think-tanks et les lobbyistes d'entreprise pour tourner l'opinion publique contre elle. Mais alors que la diabolisation du socialisme a une longue histoire aux USA, le socialisme américain lui-même en a une. Le mouvement dont Gary Dorrien raconte l'histoire enchevêtrée dans American Democratic Socialism a des racines profondes dans les valeurs très « américaines » qu'il est accusé de saper.

Le socialisme usaméricain est antérieur à Marx. Parmi les premières expériences de vie et de travail en communauté, citons des communautés intentionnelles telles que New Harmony, Indiana, fondée par les adeptes du réformateur social gallois Robert Owen en 1825, et Utopia, Ohio, fondée par les disciples de Charles Fourier en 1844. Le mot « socialiste » est habituellement considéré comme étant entré dans la langue anglaise en 1827, lorsqu'il est apparu dans les pages du Co-operative Magazine oweniste. Dans les années 1830, le « socialisme » avait été mis en opposition conceptuelle avec l '« individualisme », créant les contours fondamentaux de notre paysage politique contemporain.

Des owenistes ont lancé le premier parti ouvrier usaméricain, le Parti des travailleurs, qui a envoyé un charpentier à l'Assemblée de l'État de New York en 1829, et ils se sont engagés dans l'abolitionnisme et des campagnes pour le contrôle public de la terre. La demande célèbre d'Owen pour une journée de travail plus courte devint un cri de ralliement pour le mouvement ouvrier usaméricain, sous le slogan « huit heures pour le travail, huit heures pour le repos, huit heures pour ce que vous voulez ». L'autocollant de pare-chocs qui rappelle que « si vous aimez votre week-end, remerciez un syndicat » exprime une tradition politique vieille de deux cents ans.

Après l'échec des révolutions européennes de 1848, de nombreux « quarante-huitards » allemands s'enfuirent aux USA, exposant les USAméricains aux courants de la pensée socialiste européenne. Ils sont devenus des députés républicains, des réformateurs fonciers et des soldats de l'Union dans la guerre civile. Comme l'écrit Dorrien, des figures comme Friedrich Karl Franz Hecker, le cofondateur du Parti républicain de l'Illinois, et Herman Kriege, qui, dans le cadre de la Ligue communiste, avait chargé Marx et Engels d'écrire le Manifeste communiste, se joignirent à un « méli-mélo de libéraux radicaux, de démocrates radicaux, d'humanistes, d'évangéliques chrétiens, de socialistes, de féministes, de whigs en rupture de ban et de néo-abolitionnistes auparavant esclavagistes ».

En 1886, ce mélange était devenu un mouvement capable de mobiliser 350 000 personnes lors d'une grève nationale du 1er mai pour la journée de travail de huit heures. À Chicago, la police a tiré sur des grévistes, et lors d'une manifestation ultérieure à Haymarket Square, une bombe a été lancée sur la police, qui a tiré sans discernement sur la foule, tuant au moins quatre personnes. Une vague de répression a culminé avec des centaines d'arrestations et la pendaison de quatre hommes sur la base de preuves médiocres.

Les « martyrs de Haymarket », dont la plupart avaient des origines immigrées allemandes, devinrent un symbole de la lutte des classes usaméricaines. Leur « caractère étranger » était utilisé pour diaboliser le militantisme ouvrier comme une importation étrangère, un typhus politique qui arrivait sur les navires d'immigrés d'Europe, porté, comme l'a dit un éditorialiste, par « des misérables étrangers aux cheveux longs, aux yeux sauvages, malodorants, athées, fanatiques, jmenfouistes, qui n'ont jamais fait une heure de travail honnête de leur vie ».

Le principal clivage dans le mouvement ouvrier était entre ceux qui pensaient que le changement ne pouvait se produire que par la révolution violente et ceux qui cherchaient à le réaliser par des moyens démocratiques. L'assassinat du président McKinley en 1901 par un anarchiste issu d'une famille d'immigrés polonais a renforcé la peur de la violence révolutionnaire de l'establishment, mais les Européens n’étaient pas les seuls à propager l'anarchisme et le communisme. Dans les années qui ont précédé la Première Guerre mondiale et la Révolution russe, la politique de la social-démocratie a également fait son chemin dans la vie usaméricaine.

Dans le cadre du programme de Gotha, la plateforme adoptée par le Parti ouvrier socialiste d’Allemagne [devenu en 1890 le Parti social-démocrate allemand (SPD)] lors de son premier congrès en 1875, les membres se sont engagés à

par tous les moyens légaux, fonder l’État libre et la société socialiste, briser la loi d’airain des salaires par la destruction du système du travail salarié, abolir l’exploitation sous toutes ses formes, éliminer toute inégalité sociale et politique.

Des politiques telles que le suffrage universel, l'éducation gratuite et des journées de travail plus courtes étaient pratiques et populaires, mais Marx soumit le texte à une critique ravageuse et mémorable, l'appelant une « monstrueux attentat contre la conception répandue dans la masse du Parti» et un « programme de compromis » pour sa « servile croyance en l'État, ou, ce qui ne vaut pas mieux…par la croyance au miracle démocratique ». Le schisme politique entre les sociaux-démocrates et les communistes allemands n’a fait que s’approfondir au cours du XXe siècle, avec des socialistes démocrates sur le fil du rasoir entre les deux, essayant de plaider en faveur d'une transformation profonde sans renversement violent de l'État.

La tradition sociale-démocrate allemande était largement laïque et anticléricale, ce qui limitait son attrait dans une USAmérique profondément religieuse, mais il y avait une autre tradition, associée au mouvement ouvrier britannique, qui tirait moins son inspiration de Marx que du Sermon sur la Montagne et de sa promesse que les doux hériteraient de la Terre. Le socialisme britannique primitif était autant une doctrine éthique qu'une doctrine économique, et ne se concentrait pas sur la réalisation des exigences politiques de la classe ouvrière. Comme Dorrien l'écrit dans une histoire parallèle du mouvement européen, Social Democracy in the Making (2019), « Au début, la plupart des socialistes chrétiens n'étaient même pas démocrates…. Ils ont dit que le socialisme était un nom moderne pour l'ordre divin unificateur et coopératif qui existe déjà. »

En USAmérique, l'idée d'un « évangile social » qui cherchait à façonner la société en tant que fraternité chrétienne a balayé le pays avec une intensité que Dorrien assimile à un troisième Grand Réveil, à la suite des vagues de ferveur évangélique qui ont dépassé le Nord-Est dans les années 1730 et encore un demi-siècle plus tard. Le message, qui s’est répandu comme un feu de prairie, a été diffusé par des agitateurs comme le prédicateur congrégationaliste George D. Herron, dont les héros étaient Jésus et le révolutionnaire italien Giuseppe Mazzini. « Une véritable démocratie sociale, a-t-il déclaré, est la seule réalisation politique ultime du christianisme, et la liberté industrielle par l'association économique est la seule réalisation chrétienne de la démocratie. » Un amalgame distinctement usaméricain de traditions émergeait, qui reprenait des éléments du christianisme, du marxisme et des idéaux individualistes de Rousseau, Jefferson et de la Révolution française. La liberté personnelle n'était pas en opposition avec le bien commun, a soutenu Herron ; au contraire, elle ne pouvait être atteinte que par des personnes travaillant ensemble à construire le socialisme.

Le point culminant du socialisme démocratique usaméricain est survenu dans les années qui ont précédé la Première Guerre mondiale, quand Eugene Debs, le leader charismatique du Parti socialiste d'Amérique, a remporté 6 pour cent des suffrages aux élections de 1912. Il faut dire que ce niveau élevé n'est pas particulièrement élevé par rapport à d'autres pays. Le parti de Debs comptait 118 000 membres en 1912. La même année, le parti travailliste britannique comptait 1,9 million de personnes.

Pourtant, l'influence socialiste s'étendait au-delà des rangs de ceux qui ont adhéré officiellement au parti. Les socialistes sont prêts à s'organiser contre la pauvreté et l'exploitation à un moment où les lieux de travail sont dangereux, où le filet de sécurité sociale n'existe pas et où les fonctionnaires à tous les niveaux du gouvernement soutiennent les patrons dans l'utilisation de tactiques brutales contre les travailleur·ses qui cherchent à améliorer leurs conditions. Dans les Prairies du nord, les agriculteurs étaient organisés par la Ligue non partisane pour s'opposer aux pratiques prédatrices des banques et des grandes entreprises.

En 1912, à Lawrence, dans le Massachusetts, 20 000 travailleuses du textile, principalement des femmes, ayant des origines dans plus de cinquante pays, ont entamé avec succès une grève de deux mois, s'associant de façon indélébile à la demande poétique de « pain et roses ». Les féministes socialistes étaient à l'avant-garde de la défense droit de vote pour les femmes, à tel point que le lien entre le féminisme et le socialisme était un point de discussion antisuffragiste standard. Un pamphlet décriiait « le socialisme, le féminisme et le suffragisme » comme « les terribles triplés ».

Le bilan socialiste sur la question raciale n'était pas si bon. Bien que les socialistes aient joué un rôle important dans la fondation de la NAACP, il y avait une aile du Parti socialiste qui ne voulait pas de membres noirs, et la position centriste devait être « daltonienne », traitant le racisme comme une conséquence de l'inégalité économique. « Nous n'avons rien de spécial à offrir au Nègre, et nous ne pouvons pas faire appel séparément à toutes les races », écrivait Debs en 1903.

La Deuxième Internationale, l'organisation socialiste mondiale formée en 1889, a rejeté avec force une proposition usaméricaine infâme visant à interdire « les travailleurs de races arriérées (chinois, nègres, etc.) » au motif qu'ils baissaient les salaires. Mais beaucoup dans le parti usaméricain voulaient encore trouver un moyen d'exclure les immigrants asiatiques, les considérant retardés dans leur « développement historique » et donc incapables d'être organisés. Ils ont été opposés par le seul délégué noir aux conventions 1904 et 1908 du Parti socialiste, George Woodbey, un pasteur baptiste qui était né en esclavage dans le Tennessee en 1854. Lors du congrès de 1908, il déclara : « Je suis favorable à l'ouverture du monde entier aux habitants du monde…. Il n'y a pas d'étrangers, et il ne peut pas y en avoir. »

Alors que le Parti socialiste discutait de la question de savoir s'il voulait des membres non blancs, la Fédération américaine du travail était heureuse de reconnaître les locaux ségrégués, ce qui signifiait qu'il était souvent impossible pour les travailleurs noirs de s'affilier à un syndicat, les excluant de fait des professions fermées telles que la construction et la métallurgie. Beaucoup se tournèrent vers l'International Workers of the World (IWW), une formation radicale issue du Parti socialiste, qui prônait une politique de guerre de classe sans compromis. « La classe ouvrière et la classe patronale n'ont rien en commun », déclarait le préambule de sa charte. « Entre ces deux classes, une lutte doit se poursuivre jusqu'à ce que les travailleurs du monde s'organisent en tant que classe, prennent possession de la terre et des machines de production, et abolissent le système salarial. »

L'IWW recruta activement dans les communautés les autres groupes ignorés, organisant des débardeurs noirs sur les quais de Philadelphie et des vendangeurs japonais dans la vallée centrale de la Californie. En 1913, Mary White Ovington, l'une des fondatrices du NAACP, écrit :

Il y a deux organisations dans ce pays qui ont montré qu'elles se soucient de la pleine jouissance des droits des Noirs. La première est l'Association nationale pour l'avancement des personnes de couleur…. La deuxième…est les IWW.

En 1917, deux événements - l'entrée de l'USAmérique dans la Première Guerre mondiale et la Révolution d'octobre en Russie - ont détruit le mouvement. Les socialistes s'opposaient au militarisme, croyaient à la solidarité ouvrière internationale, et dans certains cas étaient pacifistes, mais comme les navires de passagers usaméricains étaient coulés par les sous-marins allemands, il devenait difficile de résister à l'éruption de la fureur patriotique. Les intellectuels socialistes, dont Jack London, Charlotte Perkins Gilman et W.E.B. Du Bois, abandonnèrent la ligne anti-guerre du Parti socialiste pour se tenir aux côtés du président Wilson.

Puis les soviets prirent le pouvoir à Petrograd. Debs qualifia la Révolution d'octobre de « magnifique spectacle » et se déclara bolchevique « de la racine de mes cheveux à la plante de mes pieds ». Quelques mois plus tard, il a été arrêté et accusé de sédition pour un discours anti-guerre qui a été interprété comme une ingérence dans la conscription. Après une bataille judiciaire qui a été portée devant la Cour suprême, sa condamnation a été confirmée et il a été condamné à dix ans de prison. Ce fut le début d'une vague de répression qui détruisit aussi les IWW.

Tôt le matin du 5 septembre 1917, le FBI a simultanément perquisitionné tous les bureaux de l'IWW aux USA, enlevant les documents, l'équipement et le mobilier et paralysant effectivement l'organisation. Des centaines de membres ont été jugés, et son chef, Bill Haywood, a fui vers l'Union soviétique après avoir été piégé pour meurtre. En 1919, alors que Lénine annonçait la fondation de la Troisième Internationale, ou « Comintern », dédiée à la promotion de la révolution dans le monde, et que davantage de dirigeants socialistes étaient arrêtés aux USA, il y eut une scission dans le Parti socialiste entre ceux qui voulaient transformer le mouvement en une avant-garde communiste internationale et une « vieille garde » réformiste plus attachée à la politique électorale nationale. Une majorité s'est transformée en communiste, laissant derrière elle un croupion socialiste démocratique fragmenté.

Pendant la dépression, le Parti socialiste usaméricain a lutté, réduit à un noyau d'environ 20 000 membres, environ un tiers de la taille du Parti communiste américain. Perdant à gauche le glamour de la révolution mondiale, ils ont également lutté pour se distinguer des vastes programmes sociaux du New Deal de Roosevelt. De nombreux jeunes organisateurs et intellectuels de talent ont préféré prêter leur énergie au New Deal plutôt que de s'impliquer dans la politique socialiste. Lors d'une réunion publique en 1936, Norman Thomas, alors chef du Parti socialiste, a nié que Roosevelt avait mené une quelconque plate-forme socialiste « à moins qu'il ne l'ait menée sur une civière ». Dans une brochure largement diffusée, il a essayé de donner un coup de fouet positif à l'adoption par FDR de bon nombre de ses politiques : « Non seulement ce n'est pas le socialisme, mais dans une large mesure ce capitalisme d'État, cette utilisation du pain et des cirques pour garder le peuple silencieux, est…un développement nécessaire d'un ordre social mourant. »

Avec un Parti socialiste moribond, de nombreux militants de gauche de l'époque de la dépression ont choisi de travailler par le biais des syndicats. L'adoption de la loi Wagner en 1935 a forcé les patrons à reconnaître les syndicats et à s'engager dans des négociations collectives avec eux, ce qui a fait passer le nombre d'adhérents syndicaux de 3 millions en 1935 à 14 millions en 1945. Puis, avec la fin de la Seconde Guerre mondiale et une vague de grèves, un retour de bâton a conduit à la loi Taft-Hartley de 1947, qui a proscrit de nombreux outils d'organisation qui avaient construit le pouvoir syndical au cours des décennies précédentes : plus de magasins fermés, plus de piquets de solidarité, et une interdiction pour les syndicats de contribuer financièrement aux campagnes politiques fédérales. Les États ont été autorisés à aller plus loin et à interdire totalement les union shops [entreprises où la syndicalisation est obligatoire, NdT] en promulguant des lois dites du droit de travailler visant à briser le pouvoir de la gauche organisée.

Les USA n'ont jamais développé quelque chose comme le Parti travailliste britannique, dans lequel les syndicats et les groupes politiques se réunissent pour présenter des candidats aux élections nationales. La Fédération américaine du travail n'a jamais été convertie au socialisme, et bien que les syndicats industriels aient poussé à la formation d'un parti politique dans la période avant la Première Guerre mondiale, ils avaient été infructueux. Taft-Hartley, qui limitait la portée de ce que les syndicats pouvaient accomplir, mit fin au rêve d'un parti politique représentant la classe ouvrière organisée. Dorrien écrit que « le mouvement ouvrier démantelé était entièrement entre les mains du Parti démocrate ».

Certaines des contributions les plus durables du socialisme usaméricain pendant la guerre froide ont été faites par le biais du mouvement des droits civils. Martin Luther King Jr. n'était pas le « communiste impie » de l'imagination des fanas de la John Birch Society, mais un homme imprégné de la tradition de l'évangile social, tout comme ses collègues de la Southern Christian Leadership Conference (SCLC). Le mouvement du Nord était dirigé par des socialistes comme Bayard Rustin, qui avait travaillé avec Norman Thomas, et A. Philip Randolph, qui avait organisé des opérateurs d'ascenseurs et des porteurs Pullman dans les années 1920 et 1930. La Campagne des pauvres, lancée par la SCLC en 1968, peu de temps avant l'assassinat de King, exigeait une charte économique des droits des pauvres qui inclurait un salaire décent, l'accès à la terre et au capital, et « la reconnaissance par la loi du droit des personnes touchées par les programmes gouvernementaux de jouer un rôle vraiment important dans la détermination de leur conception et de leur mise en œuvre ».

Dans les années 1960, ce qu’on appela Nouvelle Gauche émergeait « hérissée de l'idéalisme de la jeunesse privilégiée », comme le dit Dorrien, pour défier l'orthodoxie socialiste en adoptant la libération personnelle face à ce qu'Herbert Marcuse appelait la « rationalité technologique » de la société de masse. La lutte politique n'était plus comprise comme une simple lutte entre les forces monolithiques du travail et du capital, et ce n'était plus de l’ « individualisme bourgeois » de chercher à s'émanciper du « système ». L'organisation la plus connue de la Nouvelle Gauche usaméricaine, Students for a Democratic Society (SDS), s'est développée jusqu'à compter, selon certaines estimations, 100 000 membres. « Nous remplacerons le pouvoir enraciné dans la possession, le privilège ou les circonstances par le pouvoir et l'unicité enracinés dans l'amour, la réflexion, la raison et la créativité », affirmait son document fondateur, la Déclaration de Port Huron.

Les militants environnementaux, les féministes, les antiracistes et les militants des droits des homosexuels ont cherché - et ont trouvé - une politique qui ne renvoie pas leurs préoccupations à après la victoire de la lutte de classe. Pour certains, le moi plutôt que la masse est devenu le principal site de la contestation politique. Dans un sens, cela a conduit à la politique de l'intersectionnalité, en abordant la construction de l'individu par les forces sociales. Dans un autre sens, en particulier parmi ceux influencés par la culture de la croissance personnelle des années 1960, l'identité politique est devenue l'une des nombreuses formes d'expression personnelle, un tournant vers un mode de vie qui les a conduits hors de la gauche, vers le néolibéralisme et la logique de l'entreprise et de la concurrence. En 1969, la SDS a implosé dans le factionnalisme ultraguachiste et le terrorisme du Weather Underground. Dans tout cela, les préoccupations de la classe ouvrière ont été perdues de vue.

Des changements profonds se produisaient également dans la société industrielle dont le socialisme était issu. De nouvelles formes de travail ont conduit à de nouvelles identités et allégeances. Une grande partie du mouvement syndicaale a soutenu la guerre du Vietnam, et une division s'est développée entre la gauche anti-guerre et les socialistes qui ont vu le pouvoir syndical comme l'expression principale des intérêts de la classe ouvrière. En 1970, des étudiants de l'université de New York protestant contre les fusillades dans l'État du Kent ont été attaqués par des ouvriers de la construction qui scandaient « USA all the way ! » et « Aimez-le ou quittez-le ! » Cette expression du conservatisme social de la classe ouvrière a été comprise par beaucoup à gauche comme une preuve de « fausse conscience », la théorie selon laquelle les travailleurs agiraient contre leurs propres intérêts parce qu'ils avaient été induits en erreur en croyant que les normes et les valeurs de la classe dominante leur étaient bénéfiques.

Quelles que soient leurs vertus explicatives, les allégations de fausse conscience n'ont jamais rapproché les théoriciens des théorisés, et l'atmosphère d'antagonisme mutuel entre intellectuels et conservateurs de la classe ouvrière a été le signe avant-coureur d'un réalignement politique. En 1950, la grande majorité des USAméricains très instruits votaient républicains. Dans les années 1980, ils votaient démocrate. Il n'y avait plus un parti des ouvriers et un parti des patrons, mais une constellation fracturée d'élites opposées - ce que Thomas Piketty a appelé, dans Capital et Idéologie (2020), la « gauche brahmane » et la « droite marchande »- chaque camp essayant de mobiliser une classe ouvrière divisée sur le plan racial et géographique dont la participation à la politique électorale était en déclin.

Puis vint le programme Reagan de réductions d'impôts, visant à défaire le New Deal et à réduire le pouvoir bureaucratique de l'État administratif. Dorrien catalogue consciencieusement les divisions et les reconfigurations du socialisme usaméricain des années 1980, mais c'est une histoire à faibles enjeux de groupes politiquement marginaux qui luttent pour réagir à d'énormes changements mondiaux et économiques. Alors que la technocratie de la fin de l'histoire triomphait, le socialisme semblait dépassé, comme une forme d'attachement sentimental à la politique tribale du passé.

Dorrien décrit la période Clinton comme « des années sauvages de démoralisation intense à gauche ». Il n'a pas grand-chose à dire sur l'implication des socialistes dans le mouvement anti-mondialisation des années 1990, mais énumère divers courants positifs, de la théologie de la libération de Cornel West à la montée du féminisme noir. Après le 11 septembre, la DSA été active dans l'opposition à la guerre en Irak, mais Dorrien n'écrit pas sur l'expansion incontrôlée de l'État de sécurité, et il se concentre sur la politique économique dans sa discussion sur la reconfiguration de la société usaméricaine à l'apogée du néolibéralisme, passant à côté de la promotion philosophique de l'individualisme et l'érosion de la solidarité de groupe qui s'est avérée si difficile à surmonter par une politique socialiste.

Il retrace les résultats mitigés de l'émergence de la culture en tant que terrain pour l'activisme politique socialiste : alors que la gauche culturaliste se retirait de la lutte des classes, le Parti démocrate a commencé à marginaliser les politiques redistributives en faveur d'une politique de représentation ou de reconnaissance, promouvant ce que la philosophe Nancy Fraser appelle la « parité de participation » dans les affaires sociales comme une solution au désavantage. Alors que cette forme libérale de « politique identitaire » a remporté des victoires, notamment dans le domaine des droits LGBTQ, elle prend souvent la même qualité de fantaisie que la guerre culturelle perpétuelle des Républicains, une performance de vertu qui ne semble pas avoir pour but de changer les conditions matérielles. Les banques soutiennent la fierté gay, les députés portent des pagnes kenté lorsqu'ils s'agenouillent, mais les pauvres et les marginaux resteront pauvres et marginaux.

« Personne n'est devenu célèbre sur le marché socialiste », écrit Dorrien, ironique, et il n'est résolument pas à la mode dans l'histoire qu'il choisit de raconter, mais la version de la gauche socialiste qui émerge d’American Democratic Socialism est celle qui mérite plus d'attention. Les réductions d'impôt de Reagan ont augmenté le revenu moyen des ménages, mais la plupart de ces gains ont été pris par ceux qui étaient en haut du panier. Comme cette disparité s'est aggravée en quarante ans, la position économique des classes inférieures de l' USAmérique s'est effondrée. Selon les chiffres de la base de données sur l'inégalité dans le monde, entre 1960 et 1980, les 50 % les plus pauvres ont gagné environ 20 % du revenu national. Cette part a presque diminué de moitié, passant à 13,6 %, tandis que la part des 10 % les plus riches a presque doublé, passant de 10 % à 19 %. Pendant la pandémie, les plus hauts dirigeants ont vu leurs richesses s'accroître. Les milliardaires usaméricains sont maintenant collectivement 70 pour cent plus riches, une accumulation supplémentaire de 2,1 billions de dollars. Chaque mesure de richesse et de revenu raconte la même histoire. La question posée par le socialisme - comment organiser l'économie pour produire la prospérité pour tous - semble d'actualité.

Puisque la montée de l'inégalité menace de revenir aux relations sociales de l'Âge d'Or, il ne devrait peut-être pas être surprenant que nous assistions à une résurgence du socialisme. Le nombre d’adhérents SDA est en train de se rapprocher de la taille du Parti socialiste de l'époque des Debs. Les conflits du travail sont également en augmentation, stimulés par un marché du travail étroit et le sentiment que les sacrifices liés à une pandémie ne sont pas correctement récompensés. Les travailleurs de John Deere, les mineurs de l'Alabama et les étudiants diplômés des universités de la Ligue Ivy font partie des groupes qui ont fait grève. Les socialistes ont pris part à des campagnes pour la justice économique, telles que la lutte pour un salaire horaire minimum de quinze dollars et la grève de la faim réussie des chauffeurs de taxi de New York pour soulager la dette de remboursement de l’achat de licence, et ont aidé dans les luttes acharnées pour la syndicalisation qui se déroulent dans des entreprises de premier plan avec des marques libérales comme Amazon et Starbucks.

La pandémie a impitoyablement révélé les échecs d'une société qui a rejeté de nombreuses formes de solidarité, préférant se concevoir comme un réseau lâche d'individus entrepreneurs. Le chaos et l'inefficacité du système de santé publique, la précarité des emplois « gig economy », le couplage désastreux de l'emploi et de l'accès aux soins de santé, le caractère inabordable du logement, et l'insécurité des chaînes d'approvisionnement mondialisées nous rappellent à tous, de différentes manières, l '« enracinement » des marchés dans la vie collective, et l'enracinement de cette vie collective dans l'écosystème d'une planète en réchauffement.

Piketty met en garde contre le fait que la redistribution après coup, par le biais de la fiscalité, sera inadéquate pour remédier à la « distorsion massive dans la distribution des revenus primaires » qui caractérise la société usaméricaine contemporaine. Pour remédier à ce déséquilibre, il écrit :

il faut également réfléchir à des politiques capables de modifier la distribution primaire, ce qui implique d'apporter des changements profonds au système juridique, fiscal et éducatif pour donner aux plus pauvres accès à des emplois mieux rémunérés et à la propriété foncière.

Pour être crédibles, ces politiques ne doivent pas être un retour à la planification centrale du XXe siècle. Si la redistribution doit être entreprise par le biais d'une fiscalité fortement progressive, et en particulier de l'imposition des richesses héritées, elle ne peut pas être autorisée à passer à l'expropriation d'une élite pour créer une nouvelle nomenklatura. L'ampleur de la tâche technique que se fixe le socialisme démocratique du XXIe siècle n'est égalée que par la tâche politique consistant à persuader les USAméricains que le désir de pain et de roses ne conduit pas au goulag.


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