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30/05/2025

GIDEON LEVY
La ville palestinienne de Bruqin subit un double saccage à la suite d’une attaque terroriste

Gideon Levy et Alex Levac (photos), Haaretz, 30/5/2025
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Après le meurtre terroriste de Tzeela Gez, dont le bébé est mort jeudi après avoir été mis au monde dans un état grave, les colons se sont déchaînés sur la ville palestinienne de Bruqin, où l’armée a effectué une attaque peu de temps après. L’armée israélienne a arrêté et tué un suspect. Selon des indices, il a été exécuté alors qu’il était menotté

Un Dieu de vengeance est le Seigneur, et une armée de vengeance est l’armée d’Israël. Les colons aussi ont soif de vengeance – et personne ne les en empêche. La ville palestinienne de Bruqin, située face à la colonie de Brukhin en Cisjordanie, l’a appris à ses dépens ces derniers jours. Ses habitants sont encore sous le choc de la campagne punitive qu’ils ont subie.


Drapeaux israéliens placés sur une maison palestinienne détruite par l’armée israélienne à Bruqin, en Cisjordanie.

Le chef du conseil régional de Shomron (Samarie), Yossi Dagan, a appelé à raser toute la ville et à expulser tous ses habitants. « Que le sort de Bruqin soit le même que celui du camp de réfugiés de Jénine », a affirmé le fonctionnaire des colons, qui a été contraint de cesser de parler lors des funérailles de Tzeela Gez, de Brukhin, victime de l’attaque terroriste de la mi-mai, dans le sillage de laquelle cette folle campagne de vengeance et de vengeance a été lancée.

Bruqin et Brukhin sont situés sur des crêtes des deux côtés de l’autoroute 446, à l’ouest d’Ariel. La route de l’autoroute à Brukhin est directe et courte ; la route jusqu’à Bruqin, une ville de 5 000 habitants, est longue et sinueuse. Une barrière métallique jaune bloque la route qui menait à la ville, et la déviation serpente entre les villages de la région, faisant mille tours, afin d’aggraver le calvaire des habitants – c’est la même chose pour pratiquement toutes les  communautés palestiniennes de Cisjordanie depuis le début de la guerre dans la bande de Gaza.


La ville palestinienne de Bruqin en Cisjordanie, et des drapeaux israéliens placés sur une maison palestinienne détruite par l’armée israélienne

Les signes des récents déchaînements de l’armée et des colons sont évidents sous la forme de maisons incendiées et de squelettes de voitures brûlées, dans la démolition d’un immeuble de trois étages à la périphérie de la ville, et surtout dans les monstrueux travaux de terrassement actuellement effectués par les bulldozers aux abords de la ville, apparemment dans le but d’isoler encore plus la ville. Les colons y ont déjà installé une cabane et ont creusé un chemin de terre parallèle à la 446 – prélude à un avant-poste punitif.

Les soldats ont également fait irruption dans le bâtiment du conseil municipal, l’endommageant. Dans son bureau, le chef du conseil, Faed Sabra, 52 ans, et ses assistants rédigent un rapport détaillé sur tous les dégâts causés par l’armée et les colons sous son patronage. Les soldats ont envahi 740 maisons, que ce soit pour effectuer des perquisitions ou pour harceler et intimider les habitants. Ils ont pris le contrôle de 23 maisons, expulsé les habitants et y sont restés pendant toute la durée du couvre-feu de neuf jours. Les colons ont incendié huit voitures, une maison de trois étages a été démolie et cinq autres maisons partiellement endommagées, et le camion à ordures du conseil a été mis en fourrière (sur la base de l’incroyable allégation selon laquelle il avait ramassé des ordures dans la zone C, les sections de la Cisjordanie sous contrôle israélien total).

Et pendant ce temps, les bulldozers de Tsahal sont à l’œuvre sur la crête à l’extrémité de la ville, au nord-ouest, sans que personne, pas même le chef du conseil, n’ait la moindre idée de ce que prépare l’armée. La section creusée est également ornée de dizaines de drapeaux israéliens, qui ont été placés là après l’attaque terroriste, comme si Bruqin avait été annexé à Israël et faisait maintenant partie de son territoire souverain. Provocation, les drapeaux sont aussi une sorte de punition.

Et surtout, les soupçons abondent sur les circonstances dans lesquelles Nael Samara, soupçonné d’avoir perpétré l’assassinat de Tzeela Gez. Les témoignages suggèrent qu’il était menotté au moment où il a été abattu par les mêmes soldats qui l’avaient arrêté plusieurs heures plus tôt.


Yaffi Barakat se tient près de la porte d’entrée de sa maison détruite à Bruqin.

Gez, une mère de trois enfants qui se rendait à la salle d’accouchement pour donner naissance à son quatrième, a été tuée le 14 mai dans une fusillade sur la route près de Brukhin, où elle vivait. L’armée a fait une descente dans le village de Bruqin, a pris le contrôle de dizaines de maisons, a expulsé leurs habitants et a transformé les structures en centres d’interrogatoire pour de nombreux hommes de la ville. Les interrogatoires ont été violents, raconte le chef du conseil, Sabra. Il souligne que même les malades et les personnes âgées n’ont pas été autorisés à quitter leur domicile pendant la durée du couvre-feu, y compris trois patients dialysés qui ont été contraints d’attendre cinq jours avant d’être autorisés à se faire soigner.

Alors que l’armée menait des interrogatoires, les colons déversaient leur fureur sur les villageois et vandalisaient leurs biens. Le déchaînement a duré des jours après l’attaque terroriste ; pas plus tard que jeudi dernier, plus d’une semaine après le meurtre de Gez, des maisons étaient encore incendiées.

Lorsque nous sommes arrivés au bâtiment du conseil, des ouvriers déchargeaient des extincteurs rouges d’une voiture. C’est le seul moyen dont disposent les habitants de la ville pour se protéger et protéger leurs biens contre les incendies criminels. Sous les auspices du couvre-feu, l’armée a également démoli le bâtiment de trois étages mentionné plus haut, affirmant qu’il avait été construit illégalement. Le chef du conseil, Sabra, a déclaré que 245 dunams (24,5 ha) des terres de la ville ont été expropriés pour les besoins de l’armée après la fusillade. C’est dans cette zone que les bulldozers sont maintenant à l’œuvre. Sabra estime qu’entre 200 et 300 colons ont attaqué la ville dans les jours qui ont suivi l’attaque terroriste.

 


Des employés municipaux déchargent des extincteurs d’une voiture.

Et il y a aussi eu le meurtre de Nael Samara, plâtrier de métier, âgé de 37 ans, marié et père de trois enfants. Il a été arrêté par l’armée samedi matin, trois jours après la fusillade. L’image qui ressort des témoignages recueillis par Salma a-Deb’i, chercheuse de terrain pour l’organisation israélienne de défense des droits humains B’Tselem, de la veuve de Samara, de son père et de son oncle, est celle d’une exécution.

La veuve, Athadel, a raconté que ce matin-là, entre 7 et 8 heures, son mari l’a réveillée et lui a dit que l’armée était à l’extérieur de la maison. Ils s’attendaient à l’arrivée de soldats, a-t-elle dit, car ils avaient visité la plupart des maisons de la ville. Le couple a ouvert la porte et les soldats ont ordonné à Nael de sortir et lui ont dit de lui remettre sa carte d’identité et son téléphone. Les enfants dormaient. Suivant la pratique habituelle, les soldats ont menotté Nael et lui ont bandé les yeux avec un chiffon avant de l’emmener. Quelques soldats sont restés dans la maison et ont ordonné à Athadel de s’asseoir sur une chaise à l’entrée.

Quand les enfants se sont réveillés, elle a dit qu’elle voulait leur donner à manger. Les soldats lui ont permis d’aller à la cuisine. Ensuite, elle est retournée à la chaise près de la porte d’entrée et y est restée jusqu’à 14 h 30 ou 15 h, lorsqu’elle a entendu une voix crier « Allahu akbar » (« Dieu est grand ») depuis l’arrière-cour. Elle a reconnu la voix de son mari. Cela a été suivi d’une rafale de coups de feu, qui a également été entendue dans toute la ville. Elle a essayé de se lever pour voir ce qui se passait, mais les soldats lui ont dit de ne pas bouger.

Un grand nombre de soldats sont arrivés, et après environ 15 minutes, ils sont tous partis. Athadel est allée chez sa belle-famille sans savoir ce qui était arrivé à son mari, alors même que des rumeurs se répandaient dans la ville selon lesquelles Nael avait été tué par les soldats. Quelques heures plus tard, Athadel a été contactée par l’Administration de coordination et de liaison du district palestinien. Les autorités israéliennes, lui a-t-on dit, les avaient informés que Nael avait été tué.


Fahad Barakat se tient dans son escalier, après que ses vitres ont été brisées, à Bruqin, ce mois-ci.

Un voisin, Knaan Samara, 21 ans, qui a assisté aux événements depuis son balcon, a ensuite été battu par des soldats. Selon les témoignages recueillis par a-Deb’i, il s’est rendu à la clinique médicale pour faire panser ses blessures – il avait une profonde entaille à la tête et une autre à une jambe – mais une unité de l’armée est arrivée à la clinique et l’a placé en détention. Les soldats ont dit au personnel de la clinique, qui voulait envoyer le blessé à l’hôpital : « Nous ferons ce qui doit être fait. » Depuis, Knaan Samara est en détention, ainsi que son frère, Abidian, 40 ans.

Avant d’être arrêté, Knaan a raconté à ses parents qu’il avait vu des soldats tirer sur Nael alors qu’il était menotté et les yeux bandés. Le père de Knaan, Sami Samara, 62 ans, a déclaré qu’il avait vu des soldats ramener Nael chez lui, menotté et les yeux bandés. La chercheuse de terrain de B’Tselem dit qu’elle a vu des photos de l’endroit, à l’arrière de la maison, où Nael a été abattu, dans lesquelles des taches de sang étaient visibles, mais que lorsqu’elle s’y est rendue quelques jours plus tard, il n’y avait aucun signe de sang ou des douilles de cartouches qui étaient également apparues sur les photos. La famille de Naël affirme que quelques heures après l’incident, deux véhicules de police sont arrivés sur les lieux.


La maison d’un Palestinien détruite par l’armée israélienne à Bruqin

La famille a également noté qu’il y a trois mois, Nael s’était cassé une jambe dans un accident de travail. Il avait du mal à marcher et a cessé de travailler. L’affirmation de l’armée selon laquelle il était en train de courir lorsqu’il a fui la scène de l’attaque terroriste n’a aucun sens, disent-ils, étant donné l’état de sa jambe. Était-il le terroriste qui a perpétré l’attaque ? A-t-il été exécuté de sang-froid par des soldats alors qu’il était menotté ?

L’unité du porte-parole de Tsahal a renvoyé Haaretz cette semaine au long communiqué publié le lendemain du meurtre. Après avoir déclaré que l’attaque terroriste avait été résolue et que l’auteur avait été éliminé, le communiqué poursuit : « Au cours d’une poursuite et de recherches ciblées par des combattants de Tsahal de la brigade Ephraïm, guidés par le Shin Bet [service de sécurité], un terroriste a été repéré en train de courir vers les forces, tenant un sac soupçonné d’être piégé, et les appelant. Face à une menace immédiate, les combattants ont éliminé le terroriste. Nos forces n’ont pas eu de pertes.

À la suite d’une enquête menée par le Shin Bet, l’armée israélienne et le district de police de Shai [Samarie et Judée], il a été découvert que Nael Samara, le terroriste éliminé, avait perpétré l’attaque près de la colonie de Brukhin, au cours de laquelle Tzeela Gez, de mémoire bénie, a été assassinée. Le terroriste Samara a purgé une peine de prison pour son activité au sein de l’organisation terroriste Hamas, a été libéré en 2010 et a été emprisonné à nouveau pendant plusieurs jours en 2019 pour incitation à la haine sur Internet. Le sac qu’il portait contenait un fusil M-16 et d’autres moyens de combat, qui ont été utilisés pour perpétrer l’attaque ».


Le chef du conseil municipal, Faed Sabra

« Dans le cadre de l’enquête du Shin Bet, l’armée israélienne a arrêté un certain nombre d’autres suspects soupçonnés d’avoir perpétré l’attaque, y compris le chef de l’escouade, qui est soupçonné d’être impliqué dans la perpétration de l’attaque. »

Cette semaine, j’ai demandé aux responsables de Tsahal comment ce récit concordait avec le témoignage de la femme de Samara, qui a raconté que son mari avait déjà été arrêté par des soldats ce matin-là et ramené à la maison menotté. Des sources militaires ont reconnu qu’il avait effectivement été arrêté dans la matinée et amené à la maison à midi, mais qu’il avait ensuite tenté d’attaquer les soldats en criant « Allahou akbar ».

Les soldats ont-ils enlevé les menottes de Nel, une fois arrivés à  la maison ? Très peu probable. Une personne menottée, enchaînée et ayant les yeux bandés pourrait-elle constituer un danger pour les soldats ? Très peu probable. L’unité du porte-parole de Tsahal a refusé cette semaine de se prononcer sur la question de savoir s’il était menotté lorsqu’il a été abattu, et s’est contentée d’une référence au communiqué. Le soupçon qu’il ait été abattu alors qu’il était menotté reste plus fort que toute autre version.

Drapeaux israéliens à Bruqin, en Cisjordanie

Jeudi dernier, le 22 mai, l’armée israélienne a quitté la ville et la vie est censée être revenue à la normale. Seulement censée. Les habitants calculent les dégâts causés, d’autres font des réparations, et tout le monde a peur du prochain pogrom.

Yaffi Barakat, 30 ans, marié et père de cinq enfants, vit à la périphérie de la ville, dans une maison de deux étages relativement neuve qu’il a construite pendant les sept années où il a travaillé en Israël. Il avait déjà remplacé les fenêtres de la maison qui avaient été brisées immédiatement après l’attaque terroriste. Jeudi soir dernier, les colons sont revenus et cette fois-ci ont mis le feu à une partie de la maison, brisé à nouveau les fenêtres et laissé une inscription peu claire maculée de bleu et accompagnée d’une étoile de David sur le sol de son porche. Les lits des enfants, au deuxième étage, sont recouverts de pierres que les colons ont jetées sur la maison, qui, heureusement – par peur des colons – était vide à l’époque.

Le balcon de la maison offre une vue sur le nouveau quartier de maisons en cours de construction à Brukhin sur la colline d’en face. Les sols de la maison, sur les deux niveaux, sont encore recouverts de verre brisé, il faut donc marcher prudemment. Yaffi a entassé les canapés et autres meubles dans une pièce intérieure de la maison, afin qu’ils ne prennent pas feu lors du prochain incendie criminel. Entre-temps, Yaffi, dont le visage reflète peur et désespoir, ne vit plus ici.


29/05/2025

GIDEON LEVY
Deutschlands Unterwerfung zu seiner Vergangenheit hat es viel zu lange zum Schweigen über Gaza gebracht

Gideon LevyHaaretz 29.5.2025
Übersetzt von Fausto Giudice , Tlaxcala

Deutschland hat das Andenken an den Holocaust und seine Lehren verraten. Ein Land, das es als seine höchste Aufgabe ansah, nicht zu vergessen, hat vergessen. Ein Land, das sich selbst versprochen hat, niemals zu schweigen, schweigt. Ein Land, das einst „Nie wieder“ sagte, sagt nun „wieder“, mit Waffen, mit Geld, mit Schweigen. Kein Land sollte besser darin sein als Deutschland, „widerliche Prozesse zu erkennen“. Jeder Deutsche weiß viel mehr darüber als Yair Golan. Hier in Israel sind sie in vollem Gange, doch Deutschland hat sie noch nicht als das erkannt, was sie sind. Erst kürzlich ist es zu spät und zu wenig aufgewacht.


Wenn Deutschland den Flaggenmarsch in Jerusalem sieht, muss es die Reichspogromnacht sehen. Wenn es die Parallelen nicht sieht, verrät es das Andenken an den Holocaust. Wenn es auf Gaza blickt, muss es die Konzentrationslager und Ghettos sehen, die es gebaut hat. Wenn es hungrige GazanerInnen sieht, muss es die elenden Überlebenden der Lager sehen. Wenn es die faschistischen Reden israelischer Minister und anderer Persönlichkeiten des öffentlichen Lebens über Tötung und Bevölkerungstransfer, über „keine Unschuldigen“ und über das Töten von Babys hört, muss es die erschreckenden Stimmen aus seiner Vergangenheit hören, die dasselbe auf Deutsch gesagt haben.

Sie hat kein Recht zu schweigen. Sie muss die Fahne des europäischen Widerstands gegen das, was im Gazastreifen geschieht, hochhalten. Doch sie hinkt weiterhin hinter dem Rest Europas hinterher, wenn auch unbequem, nicht nur wegen ihrer Vergangenheit, sondern auch wegen ihrer indirekten Verantwortung für die Nakba, die ohne den Holocaust wahrscheinlich nicht stattgefunden hätte. Deutschland hat auch eine teilweise moralische Schuld gegenüber dem palästinensischen Volk.

Ohne die Unterstützung der Vereinigten Staaten und Deutschlands hätte es die israelische Besatzung nicht gegeben. Während dieser ganzen Zeit galt Deutschland als Israels zweitbester Freund. Seine Unterstützung war bedingungslos und vorbehaltlos. Jetzt wird Deutschland für seine langen Jahre der strengen Selbstzensur bezahlen, in denen es verboten war, Israel, das heilige Opfer, zu kritisieren.

Jede Kritik an Israel wurde als Antisemitismus abgestempelt. Der gerechte Kampf für die Rechte der Palästinenser wurde kriminalisiert. Ein Land, in dem ein großes Medienimperium von seinen Journalisten als Einstellungsvoraussetzung verlangt, niemals Israels Existenzrecht in Frage zu stellen, kann nicht behaupten, die Meinungsfreiheit zu achten. Und wenn Israels derzeitige Politik seine Existenz gefährdet, sollte es dann nicht erlaubt sein, es zu kritisieren?

In Deutschland ist es schwierig, wenn nicht gar unmöglich, Israel zu kritisieren, egal was es tut. Das ist keine Freundschaft, das ist Knechtschaft gegenüber einer Vergangenheit, und das muss angesichts der Ereignisse in Gaza ein Ende haben. Die „besondere Beziehung“ kann keine Billigung von Kriegsverbrechen beinhalten. Deutschland hat kein Recht, den Internationalen Strafgerichtshof, der als Reaktion auf seine Verbrechen eingerichtet wurde, zu ignorieren, indem es darüber debattiert, wann es einen wegen Kriegsverbrechen gesuchten israelischen Ministerpräsidenten einladen soll. Es hat kein Recht, die Klischees der Vergangenheit zu wiederholen und Blumen in Yad Vashem niederzulegen, 90 Autominuten von Chan Yunis entfernt.


  Inas Abu Maamar, 36, beugt sich über den Leichnam ihrer Nichte Saly (5), die gemeinsam mit neune Familienmitgliedern getötet wurde, als eine israelische Rakete ihr Haus in Chan Yunis traf. Dieses Bild von Mohammed Salem für Reuters wurde mit dem ersten Preis des Wettbewerbes World Press Photo 2024 ausgezeichnet.

Deutschland steht nun vor seiner schwersten moralischen Prüfung seit dem Holocaust. Wenige Wochen nach dem Einmarsch Wladimir Putins in die Ukraine war es Deutschland, das die Sanktionen gegen Russland anführte. Zwanzig Monate nach der Invasion des Gazastreifens hat Deutschland noch immer keine Maßnahmen gegen Israel ergriffen, abgesehen von den gleichen Lippenbekenntnissen wie andere europäische Länder.

Deutschland muss sich ändern, nicht trotz seiner Vergangenheit, sondern gerade wegen ihr. Es reicht nicht aus, dass Bundeskanzler Friedrich Merz sagt, dass die Bombardierung des Gazastreifens nicht mehr zu rechtfertigen sei. Er muss Maßnahmen ergreifen, um sie zu stoppen. Es reicht nicht aus, dass Außenminister Johann Wadephul sagt, dass Deutschland sich nicht „in eine Lage bringen lassen wird, in der wir Zwangssolidarität zeigen müssen“.

Es ist Zeit, dass Deutschland sich mit den Opfern solidarisch zeigt und sich von den Fesseln der Vergangenheit befreit, die es von den Lehren des Holocaust entfremden. Deutschland kann nicht weiter tatenlos zusehen und sich mit halbherzigen Verurteilungen begnügen. Angesichts der schrecklichen Lage in Gaza ist dies Schweigen – das beschämende Schweigen Deutschlands.


GIDEON LEVY
L’asservissement de l’Allemagne à son passé l’a maintenue trop longtemps dans le silence sur Gaza

Gideon Levy, Haaretz, 29/5/2025
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

L’Allemagne a trahi la mémoire de l’Holocauste et ses leçons. Un pays qui considérait comme son devoir suprême de ne pas oublier a oublié. Un pays qui s’était promis de ne jamais se taire est silencieux. Un pays qui avait dit « Plus jamais ça » dit aujourd’hui « encore », avec des armes, avec des fonds, avec son silence. Aucun pays ne devrait être mieux placé que l’Allemagne pour « discerner les processus nauséabonds ». Tous les Allemands en savent beaucoup plus à leur sujet que Yair Golan. Ici, en Israël, ils sont en pleine action, mais l’Allemagne ne les a pas encore reconnus pour ce qu’ils sont. Ce n’est que récemment qu’elle s’est réveillée, trop tard et sans grand effet.


Lorsque l’Allemagne voit la marche des drapeaux à Jérusalem, elle doit voir la Nuit de cristal. Si elle ne voit pas les similitudes, elle trahit la mémoire de l’Holocauste. Quand elle regarde Gaza, elle doit voir les camps de concentration et les ghettos qu’elle a construits. Quand elle voit les Gazaouis affamés, elle doit voir les survivants misérables des camps. Quand elle entend les discours fascistes des ministres israéliens et d’autres personnalités publiques sur les meurtres et le transfert de population, sur le fait qu’il n’y a « pas d’innocents » et sur le meurtre de bébés, elle doit entendre les voix effrayantes de son passé, qui disaient la même chose en allemand.

Elle n’a pas le droit de se taire. Elle doit porter le drapeau de la résistance européenne face à ce qui se passe dans la bande de Gaza. Pourtant, elle continue de traîner derrière le reste de l’Europe, même si cela la met mal à l’aise, non seulement à cause de son passé, mais aussi à cause de sa responsabilité indirecte dans la Nakba, qui n’aurait probablement pas eu lieu sans l’Holocauste. L’Allemagne a également une dette morale partielle envers le peuple palestinien.

L’occupation israélienne n’aurait pas eu lieu sans le soutien des USA et de l’Allemagne. Tout au long de cette période, l’Allemagne a été considérée comme le deuxième meilleur ami d’Israël. Son soutien était inconditionnel et sans réserve. Aujourd’hui, l’Allemagne va payer le prix de ses longues années d’autocensure sévère, durant lesquelles il était interdit de critiquer Israël, le sacrifice sacré.

Toute critique d’Israël était qualifiée d’antisémitisme. La lutte légitime pour les droits des Palestiniens était criminalisée. Un pays où un grand empire médiatique exige encore de ses journalistes qu’ils s’engagent à ne jamais remettre en cause le droit d’Israël à exister comme condition d’emploi ne peut prétendre respecter la liberté d’expression. Et si les politiques actuelles d’Israël mettent en danger son existence, ne devraient-ils pas avoir le droit de le critiquer ?

En Allemagne, il est difficile, voire impossible, de critiquer Israël, quoi qu’il fasse. Ce n’est pas de l’amitié, c’est un asservissement à un passé qui doit prendre fin face à ce qui se passe à Gaza. La « relation spéciale » ne peut inclure un blanc-seing pour les crimes de guerre. L’Allemagne n’a pas le droit d’ignorer la Cour pénale internationale, qui a été créée en réponse à ses crimes, en débattant du moment où elle invitera un Premier ministre israélien recherché pour crimes de guerre. Elle n’a pas le droit de répéter les clichés du passé et de déposer des fleurs à Yad Vashem, à 90 minutes de route de Khan Younès.


 Inas Abu Maamar, 36 ans, se penche sur le corps de sa nièce Saly, 5 ans,  tuée avec neuf membres de sa famille lorsqu'une roquette israélienne a frappé leur maison à Khan Younès. Cette photo de Mohammed Salem pour Reuters a remporté le premier prix du concours World Press Photo 2024

L’Allemagne est aujourd’hui confrontée à son plus grand défi moral depuis l’Holocauste. Quelques semaines après l’invasion de l’Ukraine par Vladimir Poutine, c’est l’Allemagne qui a pris la tête des sanctions contre la Russie. Vingt mois après l’invasion de Gaza, l’Allemagne n’a toujours pris aucune mesure contre Israël, se contentant de déclarations de pure forme, à l’instar des autres pays européens.

L’Allemagne doit changer, non pas malgré son passé, mais à cause de lui. Il ne suffit pas que le chancelier Friedrich Merz déclare qu’il n’est plus possible de justifier le bombardement de Gaza. Il doit prendre des mesures pour aider à y mettre fin. Il ne suffit pas que le ministre des Affaires étrangères Johann Wadephul déclare que l’Allemagne ne se laissera pas « mettre dans une position où elle doit faire preuve d’une solidarité forcée ».

Il est temps que l’Allemagne exprime sa solidarité avec les victimes, qu’elle se libère des chaînes du passé qui l’éloignent des leçons de l’Holocauste. L’Allemagne ne peut pas continuer à rester les bras croisés et se contenter de condamnations tièdes. Compte tenu de la gravité de la situation à Gaza, c’est un silence, un silence honteux de la part de l’Allemagne.


28/05/2025

SUE HALPERN
Pour l'amour de l'argent : ‘Careless People’,un conte moral sur la réalité de Facebook


Sue Halpern , The New York Review,  29/5/2025
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala 

Les mémoires accablantes de Sarah Wynn-Williams sur son travail chez Facebook révèlent la cupidité prédatrice des dirigeants de l'entreprise.


 Sarah Wynn-Williams par Hanna Barczyk

Livre recensé :


Careless People: A Cautionary Tale of Power, Greed, and Lost Idealism  

[Jemenfoutistes : un conte moral sur le pouvoir, la cupidité et la perte d'idéalisme]
par Sarah Wynn-Williams
Flatiron, 382 pages, 32,99 $

Début janvier, Mark Zuckerberg, PDG de Meta, a annoncé que l’entreprise mettait fin à la vérification des faits sur ses plateformes de réseaux sociaux, Facebook, Threads et Instagram. La raison, a-t-il déclaré, reprenant les arguments de la droite, était que signaler les discours haineux et les fausses informations constituait une forme de censure. Le programme de vérification des faits de l'entreprise avait été mis en place après l'élection présidentielle usaméricaine de 2016, lorsque Facebook, comme l'entreprise s'appelait alors, avait été vivement critiqué pour avoir laissé la propagande russe faire pencher la balance en faveur de Trump. Il a été annulé peu après que Zuckerberg se fut rendu à Mar-a-Lago après les élections pour rendre hommage à l'homme qui avait menacé de l'emprisonner à vie. (Comme si le fait d'autoriser les mensonges et la haine sur ses plateformes ne suffisait pas, Meta a également versé 25 millions de dollars à Trump pour régler un procès en 2021 dans lequel Trump affirmait que Meta l'avait illégalement exclu de ses plateformes après l'émeute du Capitole du 6 janvier, et Zuckerberg a fait un don d'un million de dollars au fonds d'investiture de Trump).

Il était donc délicieusement ironique que, quelques semaines après l'annonce publique de la décision relative à la vérification des faits, Meta ait saisi la justice pour faire taire Sarah Wynn-Williams, qualifiant les nouvelles mémoires accablantes de l'ancienne employée de Facebook, Careless People: A Cautionary Tale of Power, Greed, and Lost Idealism, de « fausses et diffamatoires ». Un arbitre a reconnu que Wynn-Williams, qui était directrice de la politique mondiale de Facebook lorsqu'elle a quitté l'entreprise en 2017, avait peut-être violé la clause de non-dénigrement de son accord de départ, mais ce fut une victoire à la Pyrrhus pour l'entreprise : bien que Wynn-Williams ait été condamnée à cesser de promouvoir son livre, les actions de Meta se sont avérées être une opération de relations publiques inestimable. Quelques jours après ces manœuvres juridiques, le livre est devenu un best-seller. Wynn-Williams a également été invitée à témoigner devant la sous-commission sénatoriale sur la criminalité et le contre-terrorisme, ce qu'elle a fait le 9 avril, sous la menace d'une amende de 50 000 dollars chaque fois qu'elle ferait un commentaire que Meta considérerait comme dénigrant à l'égard de l'entreprise. Depuis 2021, lorsque Frances Haugen, une autre ancienne employée de Facebook, a divulgué des documents révélant que l'entreprise était consciente des dommages causés par ses produits, la cupidité prédatrice de Zuckerberg, de sa directrice générale de longue date Sheryl Sandberg et de leurs lieutenants n'avait jamais été aussi exposée.

Comme le raconte Wynn-Williams, elle était impatiente de travailler chez Facebook car elle croyait profondément que cela allait changer le monde. C'était en 2009, trois ans seulement après que le site web universitaire très populaire de Zuckerberg eut été ouvert au grand public. « Il semblait évident que la politique allait faire son apparition sur Facebook », écrit-elle, « et quand cela se produirait, quand elle migrerait vers ce nouvel immense lieu de rassemblement, Facebook et les personnes qui le dirigeaient seraient au centre de tout ». À l'époque, Wynn-Williams, avocate néo-zélandaise, travaillait comme diplomate à l'ambassade de Nouvelle-Zélande à Washington, D.C., après plusieurs années passées aux Nations unies, où elle s'était affairée en marge des traités internationaux sur des sujets tels que les organismes génétiquement modifiés, discutant de la place des virgules et des points-virgules.

Il lui a fallu plusieurs tentatives avant que le responsable de la petite équipe politique de Facebook à Washington ne l'engage en 2011 pour aider les dirigeants de l'entreprise à se lancer et à naviguer sur la scène mondiale. Zuckerberg n'était pas intéressé, du moins au début ; Sandberg était plus réceptive, même si elle semblait parfois plus soucieuse de promouvoir ses propres intérêts et son image que ceux de l'entreprise. Dans une anecdote révélatrice, elle a demandé à emmener ses parents à une réunion avec Shinzo Abe, le Premier ministre japonais, et a voulu une photo de lui tenant son livre féministe sur le monde de l'entreprise, Lean In. (Bien que le bureau du Premier ministre ait rejeté la demande de participation de ses parents et insisté pour qu'il n'y ait pas de photo d'Abe tenant le livre, Sandberg a décidé de « détourner » l'événement quand même. Wynn-Williams a mis le livre entre les mains du Premier ministre à la fin de la réunion, puis a pris quelques photos avant que quiconque ne puisse l'en empêcher. Après coup, Sandberg était tellement ravie qu'elle a serré Wynn-Williams dans ses bras pour un « long et profond câlin »).

Il est difficile de dire qui apparaît comme le plus insouciant dans Careless People. Selon Wynn-Williams, Sandberg ment dans un post Facebook en affirmant avoir failli se trouver dans un avion qui s'est écrasé ; elle insiste pour que Wynn-Williams partage son lit lors d'un vol de retour de Davos, puis la « snobe » lorsqu'elle refuse ; elle écrit un livre prétendument féministe, mais « dirige » par l'intimidation, la peur et l'humiliation ;  elle semble peu s'intéresser à la vie réelle des femmes (lorsqu'on lui parle de la Marche des femmes, par exemple, elle ne veut savoir que ce que Melania Trump portait lors de l'investiture de son mari) ; à la suite de l'attaque terroriste à Paris qui a tué 130 personnes, elle considère que le fait que les gouvernements se détournent des questions de confidentialité, qui sont mauvaises pour l'entreprise, pour se concentrer sur la sécurité et la surveillance — qui, en collectant et en stockant des quantités importantes de données personnelles, sont bonnes pour elle — est une victoire pour Facebook ; et est impliquée dans l'embauche d'une société de recherche sur l'opposition pour diffuser des théories antisémites complotistes sur George Soros.

Il y a ensuite Zuckerberg, qui souhaite que Wynn-Williams organise soit une émeute, soit un rassemblement pacifique pour l'accueillir lors d'un voyage en Asie afin qu'il puisse « être entouré de gens ou être « gentiment pris d'assaut » » ; qui, dans un discours prononcé aux Nations unies, déclare que Facebook va apporter Internet dans les camps de réfugiés, alors que l'entreprise n'a aucune intention de le faire ; qui souhaite écraser les médias traditionnels afin que Facebook puisse contrôler l'information ; qui demande à Xi Jinping, le président chinois, de donner un nom à son enfant à naître (Xi refuse) ; qui veut « des listes d'adversaires, qu'il s'agisse d'entreprises, d'individus, d'organisations ou de gouvernements », et de trouver comment « utiliser la plateforme et les outils dont nous disposons pour vaincre ces adversaires » ; qui poursuit en justice des centaines d'Hawaïens de souche pour les forcer à lui vendre leurs terres ; et qui estime que le plus grand président usaméricain était Andrew Jackson parce que, comme le raconte Wynn-Williams, « il était impitoyable, populiste et individualiste, et... il « faisait avancer les choses » », un point de vue qui ignore, par exemple, le fait qu'il ait sanctionné le massacre des Amérindiens ou qu'il ait embrassé l'esclavage. (Jackson est également le président préféré de Trump, à part lui-même. Lorsqu'il est revenu au Bureau ovale, il a réinstallé un portrait de Jackson que Biden avait retiré).

Et puis il y a le candidat surprise dans cette course vers le bas, un politicien véreux et ancien petit ami de Sandberg nommé Joel Kaplan. Selon Wynn-Williams, Kaplan, avocat formé à Harvard et ancien marine qui est arrivé chez Facebook après avoir travaillé pour l'administration Bush, où il était chef de cabinet adjoint, semble prendre plaisir à la harceler sexuellement. Entre autres choses, il reproche à Wynn-Williams d'être « difficile à approcher » pendant son congé maternité, qu'elle a en partie passé dans le coma à cause d'une hémorragie ; il lui demande de lui dire quelle partie de son corps saignait ; il se frotte contre elle lors d'une fête d'entreprise ; et il la pousse à lui expliquer l'allaitement maternel.

« Mes amis qui ont succombé au discours de Sheryl dans Lean In me recommandent vivement d'aller lui faire part de mes préoccupations », écrit Wynn-Williams :

« Je comprends leur point de vue : c'est une question sur laquelle elle a choisi de se positionner de manière très visible. À cette époque, elle est citée dans un article de Bloomberg recommandant une politique de tolérance zéro envers le harcèlement et déclarant : « Je pense que c'est une bonne chose que les gens perdent leur emploi lorsque cela se produit, car je pense que c'est ce qui les dissuadera de recommencer à l'avenir. Et je pense que c'est un défi pour les dirigeants. En tant que dirigeant d'une entreprise, il ne doit y avoir aucune tolérance à cet égard. »

Et pourtant, les dirigeants de Facebook non seulement tolèrent le harcèlement sexuel, mais ils font comme s'il n'existait pas. Peu après avoir déposé plainte, Wynn-Williams a été sommairement licenciée de l'entreprise. Kaplan est aujourd'hui directeur des affaires internationales chez Facebook. (Sandberg a quitté l'entreprise en 2022 et a démissionné du conseil d'administration l'année dernière.)

On peut dire que beaucoup d'entre nous ont eu des patrons abusifs et ont travaillé dans des environnements toxiques, même si ce n'était peut-être pas à un point tel que, lorsqu'une collègue est allongée sur le sol en proie à une crise d'épilepsie (comme le décrit Wynn-Williams), le patron ne fait rien parce qu'il est « trop occupé ». Pourtant, Careless People ne serait qu'un récit cinglant de plus sur les méfaits du capitalisme tardif au travail si les personnes en question n'avaient pas une influence démesurée sur les affaires mondiales. Comme Wynn-Williams l'a correctement deviné, il n'a pas fallu longtemps pour qu'une entreprise dont la mission déclarée était de « connecter le monde » devienne un acteur majeur de la politique et des décisions stratégiques au niveau national et international, mais pas de la manière bienveillante qu'elle imaginait. Au contraire, pendant ses sept années chez Facebook et depuis, la direction de Meta a permis à des politiciens du monde entier d'utiliser ses plateformes pour influencer les élections, a été un vecteur volontaire de désinformation, dont certaines ont incité au génocide, et a docilement obéi aux ordres de gouvernements autoritaires.

Wynn-Williams et Zuckerberg ont eu pour la première fois le sentiment que Facebook pouvait être exploité par les politiciens pour influencer leur destin électoral en 2014, lors d'une réunion avec le président élu d'Indonésie, Joko Widodo, qui se qualifiait lui-même de « président Facebook ». Comme il leur a dit : « Je n'étais pas censé gagner. Je suis charpentier, après tout, mais j'ai pu m'adresser directement aux gens grâce à Facebook ». Wynn-Williams était ravie. Elle était tellement convaincue que l'entreprise était une force positive qu'elle ne voyait pas encore que Facebook était également accessible à des candidats dont les idéologies étaient moins idéalistes que les siennes. Cela est devenu évident moins de deux ans plus tard.

Aujourd'hui, tout le monde connaît l'histoire de la campagne de Trump et de la manière dont il a utilisé Facebook pour remporter sa victoire improbable en 2016. Candidat improbable disposant de moins d'argent que la présidente présumée des USA, Hillary Clinton, Trump a engagé un concepteur web basé à San Antonio, Brad Parscale, pour mener sa campagne numérique. Parscale n'avait aucune expérience politique — il a été engagé parce qu'il était bon marché — mais il connaissait bien Facebook et comprenait que les bonnes publicités ciblant les bonnes personnes avaient le potentiel de les transformer en électeurs de Trump ou de persuader les électeurs potentiels de Clinton de rester chez eux.

Facebook a envoyé une équipe de ses employés à San Antonio pour s'intégrer à la campagne et l'aider à optimiser la plateforme publicitaire de Facebook afin de convaincre les électeurs de voter pour Trump, en particulier ceux qui ne se rendaient généralement pas aux urnes. L'entreprise a fermé les yeux lorsque Parscale a commencé à travailler avec Cambridge Analytica, un cabinet de conseil britannique lié à la fois au provocateur de droite Steve Bannon et à la riche donatrice conservatrice Rebekah Mercer, qui « récoltait » toutes sortes d'informations personnelles auprès de millions d'utilisateurs usaméricains de Facebook qui ne se doutaient de rien. Ces données ont permis à la campagne d'adapter précisément les publicités à ces utilisateurs et, grâce à l'outil « Lookalike Audiences » de Facebook, d'envoyer ces publicités à des centaines de milliers d'électeurs potentiels qui leur ressemblaient. Comme l'écrit Wynn-Williams, Parscale « a en fait inventé une nouvelle façon pour une campagne politique de se frayer un chemin vers la Maison Blanche, en ciblant les électeurs avec des informations erronées, des messages incendiaires et des appels aux dons ». Mais lorsque la victoire surprenante de Trump a été attribuée à Facebook, Zuckerberg a protesté, qualifiant cette idée de « folle ». (Le New York Times a réagi en déclarant que Zuckerberg était « dans le déni ». Sandberg, cependant, a été tellement impressionnée par le travail de Parscale qu'elle a voulu l'embaucher).

La victoire de Trump a alerté les politiciens du monde entier sur le fait que Facebook était un multiplicateur de force électorale, s'ils ne le savaient pas déjà. (L'année précédant la victoire de Trump, le Parti conservateur britannique semblait l'avoir compris, dépensant dix fois plus sur Facebook que le Parti travailliste. Selon la BBC, « l'utilisation intelligente de la publicité Facebook dans les circonscriptions marginales a été l'un des facteurs qui ont contribué à la victoire surprise de David Cameron »). Lors des élections générales usaméricaines de 2020, les démocrates avaient compris le message : au cours des cinq semaines précédant les élections, Joe Biden a dépensé plus que Trump en publicités Facebook ; il a également créé davantage de pages Facebook à partir desquelles lancer des publicités. Quatre ans plus tard, les campagnes de Trump, Biden et Harris ont généré six milliards d'impressions publicitaires sur les plateformes de médias sociaux de Meta. (Une impression signifie qu'une publicité est affichée sur l'écran d'un utilisateur.)

L'influence de Facebook sur les élections ne s'est pas limitée aux USA et au Royaume-Uni. En 2022, le parti d'extrême droite Fratelli d'Italia de Giorgia Meloni, qui a remporté la victoire, a dépensé beaucoup plus que les autres partis politiques sur Facebook, tout comme Viktor Orbán, son parti Fidesz et leurs alliés lors des élections européennes de l'année dernière et des élections hongroises de 2022, qui ont ramené Orbán au pouvoir. (Comme Trump, ils ont bénéficié des tarifs publicitaires de Facebook, car les publicités incendiaires suscitent le plus d'engagement, et l'engagement fait baisser le prix.) Bien que la corrélation ne soit pas nécessairement une causalité, un groupe de recherche en Allemagne a étudié l'effet des publicités Facebook et Instagram sur les élections allemandes de 2021 afin d'évaluer si ces publicités avaient effectivement été décisives. Sa conclusion : « La publicité politique en ligne influence considérablement les résultats des élections et peut même avoir un effet décisif ».

L'autre leçon tirée de la campagne numérique de Trump en 2016 est que mener une opération de collecte de fonds parallèlement à une campagne publicitaire peut générer suffisamment de revenus pour que les deux soient autosuffisantes. Non seulement la première campagne de Trump a été l'un des principaux annonceurs de Facebook à l'échelle mondiale, mais Facebook a également été la plus grande source de financement de la campagne. D'un autre côté, selon Wynn-Williams, Facebook a réalisé des bénéfices records grâce à la campagne de Trump. Cependant, sa valeur pour Zuckerberg, Sandberg et leur équipe allait au-delà des gains financiers : une fois que les politiciens ont compris que Facebook était essentiel à leur succès électoral, l'entreprise a pu obtenir d'eux des politiques favorables. Ou, comme l'a dit Sandberg de manière euphémique, « lorsque les décideurs politiques ont une expérience positive de l'utilisation de Facebook pour leurs campagnes ou leur gouvernance, ils sont plus ouverts à un partenariat avec nous pour traiter des questions politiques ». (C'est l'une des raisons pour lesquelles, aux USA par exemple, il n'existe pas de législation fédérale significative en matière de confidentialité des données, et pourquoi l'article 230 de la loi sur la décence dans les communications, qui dégage les entreprises de toute responsabilité quant au contenu publié sur leurs plateformes,  n'a pas été modifié.)

Selon Wynn-Williams, pendant qu'elle travaillait chez Facebook, l'entreprise a également commencé à investir dans des élections en dehors des USA, montrant aux politiciens comment utiliser la plateforme pour cibler des électeurs spécifiques avec des publicités spécifiques afin de rendre ces politiciens « dépendants de Facebook pour leur pouvoir ». À cette fin, l'entreprise a embauché une « équipe commerciale » politique pour rendre les politiciens accros à la plateforme. Son patron, Kaplan, souhaitait également créer des comités d'action politique (PAC) à travers le monde afin de « canaliser l'argent vers nos principaux alliés à l'étranger, c'est-à-dire nos politiciens les plus influents dans d'autres pays ». Il a semblé surpris lorsqu'elle lui a expliqué que dans la plupart des pays, cela serait considéré comme de la corruption. (Kaplan, bien que responsable des affaires internationales, a également été surpris d'apprendre que Taïwan était une île.)

Le problème lorsqu'on s'implique dans la politique intérieure d'autres pays, c'est que cela fonctionne dans les deux sens. Tout comme Facebook pouvait obtenir des concessions et des faveurs de la part des politiciens, ces derniers pouvaient utiliser Facebook pour poursuivre leurs propres agendas malveillants, parfois avec l'aide tacite ou non de l'entreprise. À la demande des autorités russes, par exemple, l'entreprise a bloqué la page d'un événement organisé en soutien au dissident russe Alexeï Navalny. Lorsque la journaliste philippine Maria Ressa, lauréate du prix Nobel, a alerté Facebook que le nouveau président des Philippines, Rodrigo Duterte, avait utilisé la plateforme pour répandre des mensonges et semer la peur pendant sa campagne électorale, l'entreprise a choisi de ne rien faire. (Duterte a récemment été arrêté par la Cour pénale internationale et est détenu à La Haye pour crimes présumés contre l'humanité. Il est également candidat à la mairie de Davao City, sa ville natale dans le sud des Philippines, et certains analystes estiment qu'il a des chances de gagner.) Plus grave encore, l'entreprise n'a rien fait lorsqu'elle a reçu des preuves irréfutables que la junte birmane utilisait Facebook pour diffuser une propagande haineuse contre les Rohingyas, qui a finalement conduit à un génocide. Selon Wynn-Williams, cela s'explique par le fait que Zuckerberg, Sandberg et Kaplan « s'en fichaient complètement ».

Il semble toutefois probable qu'ils se souciaient, non pas des droits humains, mais de leurs intérêts commerciaux. Comme le raconte Wynn-Williams,

de plus en plus de politiciens demandent explicitement à Facebook d'intervenir... Certains sont moins délicats que d'autres et accompagnent leur demande d'une menace de réglementation si celle-ci est refusée.

Ainsi, lorsque l'« équipe de croissance » de Facebook, que Wynn-Williams qualifie de « cœur battant de l'entreprise », rencontre des politiciens intransigeants, elle envisage de « manipuler » l'algorithme pour leur montrer « un peu d'amour ».

Comme beaucoup d'entreprises, l'objectif de Facebook est la croissance. Mais contrairement à une entreprise qui cherche à trouver de nouveaux marchés pour ses raquettes de tennis ou ses chargeurs de téléphone, Facebook ne commercialise pas de produits physiques. Son activité consiste plutôt à capter l'attention des gens. Plus il y a d'utilisateurs, plus il y a de données personnelles, et les données sont le moteur qui alimente l'activité principale de l'entreprise : la publicité. En 2023, et à nouveau l'année dernière, près de 100 % des revenus de Meta provenaient de la vente d'annonces publicitaires. Le problème avec ce modèle est qu'il nécessite de plus en plus d'utilisateurs – et de plus en plus de données les concernant – pour attirer de nouveaux annonceurs et fidéliser les anciens. Faut-il s'étonner, alors, que l'entreprise ait proposé à ses clients publicitaires d'accéder à des adolescents qui se sentaient inutiles et déprimés ? Comme le souligne Wynn-Williams, « le secteur de la publicité comprend que nous achetons davantage lorsque nous sommes en proie à l'insécurité, et le fait que Facebook sache quand cela se produit et puisse cibler ses publicités lorsque nous sommes dans cet état est considéré comme un atout ».

En 2012, Facebook comptait un milliard d'utilisateurs dans le monde, soit une personne sur sept sur la planète, doublant ainsi sa base d'utilisateurs en seulement deux ans. Bien que Zuckerberg ait célébré cette étape importante dans la presse, lui et son équipe s'inquiétaient en réalité de « manquer de marge de manœuvre ». Pour atteindre le prochain milliard, l'entreprise devait trouver le moyen de s'implanter dans des pays qui avaient été hostiles à Facebook par le passé. Selon Wynn-Williams, un membre anonyme du conseil d'administration de Facebook a suggéré que l'entreprise se rapproche des partis d'extrême droite en Europe, tels que l'AfD en Allemagne et le Front national en France, car c'est là que le pouvoir semblait se déplacer. Mais le Saint Graal pour Facebook était de conquérir le marché chinois, où la plateforme est toujours interdite.

La présentation de Facebook au Parti communiste chinois (PCC) est un modèle du genre sur la manière d'apaiser un régime autoritaire. Par exemple, l'entreprise a promis que Facebook aiderait le gouvernement chinois à promouvoir un « ordre social sûr et sécurisé », une invitation à peine voilée au gouvernement à utiliser Facebook à des fins de surveillance. En outre, elle a stipulé que la présence de Facebook en Chine « créerait un environnement en ligne civilisé, raison pour laquelle nous respectons les lois locales, ainsi qu'harmonieux, raison pour laquelle nous supprimons les contenus offensants ». La société a proposé un partenariat avec une société chinoise de capital-investissement qui serait chargée de créer une équipe de modération du contenu afin de censurer les contenus interdits, de stocker les données chinoises en Chine (où elles seraient accessibles au régime) et d'honorer les demandes du gouvernement visant à lui remettre les données des utilisateurs. Facebook fournirait également des outils de reconnaissance faciale, de marquage de photos et d'autres outils permettant aux autorités chinoises d'examiner les messages privés. L'équipe de Facebook travaillant sur cette proposition comprenait qu'il serait mal vu que leurs concessions aux Chinois soient rendues publiques. Ainsi, en plus de vouloir coordonner avec les autorités chinoises pour contrôler les fuites, ils ont lancé en interne quelques titres de journaux potentiels afin d'anticiper les mauvaises critiques. « La Chine a désormais accès à toutes les données des utilisateurs de Facebook », pouvait-on lire dans l'un d'eux. « Facebook remet les données des citoyens chinois au gouvernement chinois », disait un autre. En d'autres termes, Facebook savait ce qu'il faisait.

Malgré ces concessions, le gouvernement chinois a continué à bloquer Facebook. Cela n'a pas empêché Zuckerberg de tromper le Congrès sur la volonté de l'entreprise de collaborer avec le PCC pour mettre en place des outils de censure, ni de se plier aux exigences du parti en supprimant définitivement la page Facebook d'un dissident de premier plan, puis en demandant au conseiller juridique de Facebook de mentir à ce sujet devant la commission sénatoriale du renseignement. Ne voulant pas être en reste, l'entreprise a trouvé une solution de contournement en lançant deux applications sans licence en Chine par l'intermédiaire d'une société écran sous un autre nom. Facebook a agi ainsi sans en informer ses investisseurs, la Commission fédérale du commerce ou le Congrès. « L'une des plus grandes entreprises cotées en bourse aux USA est totalement indifférente aux règles », écrit Wynn-Williams, et c'est soit un cri du cœur, soit une déclaration de défaite.

On a beaucoup écrit sur la manière dont les régimes autoritaires, les politiciens antidémocratiques et d'autres acteurs pernicieux ont utilisé Facebook pour atteindre des objectifs illibéraux et répressifs. Careless People démontre une fois pour toutes que les plateformes de médias sociaux de Meta n'ont jamais été des vecteurs neutres d'information, mais plutôt le support, et non le contenu, de l'information. La capacité et la volonté de l'entreprise d’« exploiter » l'algorithme pour obtenir ce que veulent les dirigeants de Facebook, ainsi que les transactions intéressées et rapaces de Zuckerberg et Sandberg, qui ont exploité la vie privée des utilisateurs, montrent clairement que leur modèle économique – et leur image publique – reposent sur l'artifice et le mensonge. Wynn-Williams n'a pas tort : ce sont fondamentalement des personnes qui n’en ont rien à cirer, c'est-à-dire qu'elles se moquent éperdument de leur impact sur les autres lorsque cet impact ne leur est pas profitable. À l'instar de Tom et Daisy Buchanan dans Gatsby le Magnifique, Zuckerberg et Sandberg « ont détruit des choses et des êtres, puis se sont réfugiés dans leur argent ou leur immense insouciance ». Mais ce ne sont pas des personnages fictifs, et les choses qu'ils ont détruites – des vies individuelles, des communautés entières et même, dans certains endroits, la démocratie elle-même – ne sont pas non plus imaginaires. Peut-être ne devrions-nous pas être surpris. Zuckerberg nous a fait part de son plan dès le début : « Agir vite et casser les codes ». Et c'est ce qu'il a fait.


Zuckerberg : “Circulez, ya rien à voir” -Adam Zyglis