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29/03/2022

RAÚL ZIBECHI
Ne nous laissons pas écraser par la géopolitique

 Raúl Zibechi, La Jornada, 25/3/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

La géopolitique, c'est la pensée et les manières de voir le monde impériales, au service des États les plus puissants. C’est ainsi qu’elle est née et continue de l'être, même si certains intellectuels insistent sur une sorte de géopolitique « de gauche », voire « révolutionnaire ».

La géopolitique est apparue au début du XXe siècle chez les géographes et les stratèges militaires du Nord, qui ont établi un lien entre les réalités géographiques et les relations internationales. Le terme est apparu pour la première fois dans un livre du géographe suédois Rudolf Kjellén, intitulé L'État comme forme de vie. L'amiral usaméricain Alfred Mahan a développé la stratégie de domination navale, tandis que Nicholas Spykman a délimité les régions d'Amérique latine où les USA doivent maintenir un contrôle absolu pour assurer leur domination mondiale.

La géopolitique était très développée dans l'Allemagne du début du 20e siècle et s'est généralisée sous le nazisme. En Amérique latine, les militaires de la dictature brésilienne (1964-1985), comme Golbery do Couto e Silva, se sont appuyés sur la géopolitique pour défendre l'expansion du Brésil, pour finir d'occuper l'Amazonie et devenir l'hégémon régional.


Sécurité alimentaire et guerre d'Ukraine, par Ahmad Rahma, Turquie

Je ne suis pas intéressé par l'approfondissement de cette discipline, mais plutôt par ses conséquences pour le peuple. Si la géopolitique s'intéresse aux relations entre les États, et en particulier au rôle de ceux qui cherchent à dominer le monde, les grands absents de cette pensée sont les peuples, les multitudes opprimées qui ne sont même pas mentionnées dans ses analyses.

Nombre de ceux qui justifient l'invasion de l'Ukraine par la Russie remplissent des pages dénonçant les atrocités commises par les USA. L'un d'eux, José Luís Fiori , nous rappelle que « les États-Unis ont effectué 48 interventions militaires dans les années 1990 et se sont engagés dans plusieurs guerres sans fin au cours des deux premières décennies du XXIe siècle » (https://bit.ly/36hrNbt).

Il ajoute qu'au cours de cette période, les USAméricains "ont mené 24 interventions militaires dans le monde et 100 000 bombardements aériens, et rien qu'en 2016, sous l'administration de Barack Obama, ils ont largué 16 171 bombes sur sept pays ».

La logique de ces analyses est la suivante : l'empire A est terriblement cruel et criminel ; mais l'empire B est beaucoup moins nuisible parce que, évidemment, ses crimes sont beaucoup moins nombreux. Puisque les USA sont une machine impériale qui tue des centaines ou des dizaines de milliers de personnes chaque année, pourquoi élever la voix contre quelqu'un qui n'en tue que quelques milliers, comme la Russie ?

Il s'agit d'une manière servile  et calculatrice de faire de la politique qui ne tient pas compte de la douleur humaine, qui considère les gens comme de simples numéros dans les statistiques de la mort, ou qui les considère comme de la chair à canon, comme des numéros sur une échelle qui ne mesure que les profits des entreprises et des États.

Au contraire, nous, les gens d'en bas, mettons en avant le peuple, les classes opprimées, les couleurs de peau et les sexualités. Notre point de départ ne sont pas les États, ni les forces armées, ni le capital. Nous n'ignorons pas qu'il existe un scénario global, des nations expansionnistes et impérialistes. Mais nous analysons ce scénario afin de décider comment agir en tant que mouvements et organisations d'en bas.

Dans L'impérialisme, stade suprême du capitalisme, écrit en 1916 pendant la Première Guerre mondiale, Lénine a analysé le capitalisme monopoliste comme étant la cause de la guerre. Mais il n'a pas pris parti et s'est efforcé de transformer le carnage en révolution.

C'est ainsi que travaillait Immanuel Wallerstein. Sa théorie du système mondial vise à comprendre et à expliquer le fonctionnement des relations politiques et économiques sur une planète mondialisée, afin de promouvoir la transformation sociale.

Ce sont des outils utiles pour les peuples en mouvement. Car comprendre le fonctionnement du système, loin de nous conduire à justifier l'un ou l'autre des pouvoirs en conflit, nous amène à prévoir les conséquences qu'il aura sur ceux qui sont en bas de l'échelle.

Les zapatistes appellent le chaos systémique que nous vivons une "tempête" et considèrent également qu'il est nécessaire de comprendre les changements dans le fonctionnement du capitalisme. En ce qui concerne le premier point, la conclusion est que nous devons nous préparer à faire face à des situations extrêmes, que nous n'avons jamais connues auparavant. Avons-nous pensé que les armes atomiques pourraient être utilisées dans les années à venir ?

En ce qui concerne le second point, bien que les zapatistes n'en parlent pas explicitement, autant que je m'en souvienne, il est clair que les 1 % les plus riches ont détourné les États-nations, qu'il n'y a pas de moyens de communication, seulement des médias d'intoxication, et que les démocraties électorales sont des contes de fées, sinon des excuses pour perpétrer des génocides. Par conséquent, ils ne se laissent pas enfermer dans la logique de l'État.

Nous vivons une époque dramatique pour la survie de l'humanité. Nous devons lever les yeux et ne pas nous laisser entraîner dans ce bourbier géopolitique. Lorsque le brouillard est si épais qu'il est impossible de distinguer la lumière de l'ombre, fions-nous aux principes éthiques pour continuer notre cheminement.

 

28/03/2022

GIDEON LEVY
Le ministre israélien de la police va payer pour sa gaffe, mais qu'en est-il de l'adolescent palestinien tué par ses hommes ?

 Gideon Levy, Haaretz, 27/3/2022
Original : Israel's Police Minister Will Pay for His Gaffe, but What About the Palestinian Teen Killed by His Officers?
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala 

Omer Bar-Lev n'est pas confus. Il n'est pas non plus aussi désengagé qu'on l'accuse de l'être. Au contraire, il a prouvé qu'il est en contact avec la réalité politique d'Israël, la reflétant fidèlement.

Évidemment, il a commis une erreur embarrassante en déclarant que le terroriste qui a assassiné quatre passants à Be'er Sheva la semaine dernière serait emprisonné et traduit en justice avec une peine sévère, alors qu'il avait déjà été abattu sur place, mais son discours ressemblait remarquablement à tous les éloges funèbres officiels, similaire à la plupart des déclarations des politiciens israéliens dans leur mélange de creux et de mensonge.

Omer Bar-Lev en 2021. Photo : Ohad Zwigenberg

 Ainsi, ce n'était pas un lapsus aux funérailles, comme il l'a dit plus tard, mais le lot habituel de clichés débités par un politicien blablateux moyen. Mais Bar-Lev s'est perdu dans l'abondance de ses clichés. Il n'a "blessé personne" et ne méritait donc pas le tollé qui a suivi. Mais sans le vouloir, le ministre de la sécurité publique a tendu un miroir : voilà le visage du discours public israélien. Voyez comme il est facile pour un politicien de réciter des sornettes et des platitudes. "Nous ne laisserons pas tomber", "nous les poursuivrons jusqu'à ce qu'ils soient traduits en justice", "nous sommes prêts à tous les scénarios", "Israël cherche la paix".

Lorsque le ministre des Affaires étrangères Yair Lapid répète ses condamnations de l'attaque de l’ Ukraine sans mentionner l'agresseur, il élude la vérité bien plus que ne le fait Bar-Lev. Lorsque la présidente du parti travailliste Merav Michaeli publie des condoléances "en ce moment difficile" à la suite du décès du rabbin Chaim Kanievsky, elle est à côté de la plaque. Lorsque la députée likoudnik Miri Regev "s'incline" en écrivant que Kanievsky était "un modèle exemplaire dont la sagesse et les bénédictions ont accompagné les dirigeants nationalistes à de nombreux moments importants", elle aussi débite des mots vides de sens sans discernement. Et lorsque Benjamin Netanyahou accuse le gouvernement d'être responsable de l'attentat, il sait pertinemment que cette absurdité est plus grande que l'embarras causé par les propos de Bar-Lev.

D'une certaine manière, nous nous sommes habitués au fait que les politiciens ne disent jamais la vérité. Ils ne disent pas ce qu'ils pensent et ne pensent pas ce qu'ils disent. C'est devenu la norme, quelque chose d'évident qu'ils sont autorisés à faire. C'est leur seul langage et c'est le niveau de leur discours, et c'est ainsi que cela doit être. Il est difficile d’imaginer un politicien de haut rang qui ne dise que la vérité. Un tel animal n'existe pas. Malgré cela, ils sont les invités bienvenus dans tous les studios de télévision, ce qui rend les médias pleinement complices de cette malversation. Ils permettent la fraude et ne rendent jamais la vie des politiciens difficile. Où est le journaliste qui demande à Regev de quelle manière la sagesse de Kanievsky a accompagné les dirigeants à différents moments ? Où ?

Bar-Lev a trébuché sur des futilités, et il va payer pour ça. Il aurait dû payer pour d'autres choses, des choses qui n'intéressent pas les médias, le public ou lui-même. Ils n'ont même pas entendu parler de ce que les agents de police de Bar-Lev ont fait quelques jours seulement avant que sa carrière ne menace d'imploser à cause d'un petit dérapage.

Des agents de la police des frontières, qui sont sous sa responsabilité, ont tiré sur un jeune de 16 ans sans raison près du camp de réfugiés de Balata. C'est la routine, mais cette fois-ci, ils déversent leur fureur sur un jeune conducteur de scooter qui a osé rouler à côté de leur véhicule, lui tirant 12 balles.

Des agents de la police des frontières héroïques dans un stand de tir. Au début, ils ont dit que le jeune leur avait tiré dessus, puis ils ont inexplicablement changé de version, affirmant qu'il n'avait tenu qu'un pistolet. Aucun pistolet de ce type n'a jamais été retrouvé. Seul le corps criblé de balles de Nader Rayan, issu d'une famille de réfugiés de Naplouse, a été retrouvé. Les photos horribles de sa mort, avec son corps déchiré, sont conservées par son père sur son téléphone portable, cachées à sa femme et à ses autres enfants. Elles sont difficiles à regarder, même pour un étranger.

C'est cela qui aurait dû faire scandale - des policiers qui tirent sur des jeunes de manière aussi barbare, le fait que personne ne pense même à les interroger, et encore moins à punir qui que ce soit. Le scandale, c'est que Bar-Lev, qui est l'un des leaders du parti travailliste, un vétéran de ce commando d'élite spécial, une personne considérée comme décente et animée par des valeurs, ne secoue pas la police après une fusillade aussi insensée.

Mais tout cela n'est pas important. Il a fait un lapsus lors d'un enterrement, et pour cela il va payer.

 

MARCO Bersani
Ils nous demandent de nous battre entre nous. Nous avons décidé de converger et de nous battre contre eux

Marco Bersani, Attac Italie, 28/3/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Le samedi 26 mars à Florence a été une belle journée. Plus de 40 000 personnes ont défilé dans les rues de la ville dans ce qui a été la première grande manifestation nationale de la convergence des mouvements.

 


Ce n'était pas facile, à certains égards, cela ressemblait même à un pari : une date fixée au début du printemps, sans échéance qui était en soi mobilisatrice, dans une situation qui avait été précipitée de plus d'un mois dans le nouveau et dramatique scénario de la guerre.

Mais l'avenir appartient à ceux qui jettent leur cœur par-dessus l'obstacle, et le collectif de l'usine GKN a montré qu'il sait le faire dès le premier moment, ce 9 juillet 2021, lorsque, par un simple courriel, le fonds d'investissement spéculatif Melrose a annoncé la fermeture de l'usine et la fin du travail pour plus de 500 travailleurs. Ce jour-là, aucun d'entre eux n'a fait appel aux dirigeants syndicaux pour obtenir la table de négociation habituelle au ministère du Développement économique, quelques mois d'allocations de chômage et de vaines promesses de réindustrialisation.

Au lieu de cela, ils se sont tournés vers la ville, le territoire et la société, en demandant « Vous, comment allez-vous ? » et en déclarant immédiatement que la force de leur lutte résidait dans le partage de sa vulnérabilité. C'est cette étape qui a conduit à l'ouverture d'un dialogue horizontal, sincère, intense et articulé, qui a placé chacun devant la tâche, non pas tant de la solidarité avec son conflit, mais de sa multiplication dans chaque territoire et dans chaque secteur social. Avec la conscience que "personne ne se sauve" et que nous ne pouvons gagner qu'en changeant les relations de pouvoir au sein de la société.

Une société frappée par les crises systémiques multiformes du capitalisme, projetée par une crise éco-climatique et sociale dans une pandémie et par celle-ci dans une guerre sans fin.

Les travailleurs de GKN ont eu deux réunions importantes au cours de ces mois d'intense mobilisation.

Ils ont rencontré le chemin de la " Société de la Cure ", c'est-à-dire d'un très large éventail de réalités sociales qui, depuis la fin du premier confinement, refusant de transformer la nécessaire distanciation physique en distanciation sociale, ont décidé de se laisser traverser par les leçons que la pandémie a apportées et qui, contre le mythe libéral de l'individu indépendant s'affirmant au détriment des autres, ils ont pris la vulnérabilité de l'existence, l'interdépendance entre eux et avec la nature, et l'idée que personne n'est sauvé seul, comme pierres angulaires pour la construction d'un nouveau paradigme et d'un autre horizon social.

Aujourd'hui, plus de 450 organisations sociales et plus de 2 000 personnes actives individuellement se reconnaissent dans l'horizon du "prendre soin" et du "prendre soin avec" comme pratique antagoniste par rapport au triptyque "croissance, concurrence, compétition", proposé par les pouvoirs dominants comme phare des choix politiques, économiques, écologiques et sociaux.

Et dans ce parcours, ils ont rencontré la jeune génération écologiste qui est sur le terrain depuis quelques années contre la crise éco-climatique et pour un renversement radical de l'organisation de la production, de la reproduction et des relations sociales dans lesquelles s'organise la vie des gens.

La procession colorée du samedi 26 à Florence a été l'épiphanie de ces processus et un grand pas en avant pour surmonter la fragmentation imposée par les pouvoirs dominants pour diviser la société.

Un cortège promu conjointement par le collectif de l'usine GKN et Fridays For Future, c'est-à-dire le partage de deux nouvelles consciences - le droit au travail inclut le droit à ce que le travail soit écologiquement et socialement orienté / aucune transition écologique ne peut réellement se faire sans l'implication des travailleurs - qui effacent finalement tous les conflits construits sur l'opposition artificielle entre environnement et travail, pour les relocaliser comme des conflits entre travail et environnement d'un côté et profits de l'autre.

Un cortège plein de jeunes et de très jeunes, et en même temps traversé par toutes les tranches d'âge : un dépassement plastique de tous les conflits intergénérationnels artificiellement attisés par les pouvoirs dominants pour opposer jeunes et vieux, travailleurs temporaires et travailleurs permanents, invisibles et garantis.

"Fin du mois et fin du monde, mêmes coupables, une seule lutte" ont dit, scandé et crié les 40 000 personnes présentes à Florence.

Et nous sommes tous contre la guerre, contre toutes les guerres, celles des envahisseurs et celles qui réarment, celles qui pratiquent la domination et celles qui ferment les espaces de dissidence, car toute guerre est menée et utilisée par les puissants contre le peuple.

À  Florence, nous avons tous fait un premier pas très important, mais nous avons encore un long et difficile chemin à parcourir.

Les pouvoirs en place n'ont pas encore peur de nous, malgré la férocité de leurs politiques et de leurs actions qui démontrent leur fragilité intrinsèque : ils peuvent encore compter sur une grande partie de la population, hébétée et désemparée, plongée dans une solitude compétitive, et dans une panique que les gouvernants poussent à transformer en ressentiment.

Il s'agit d'un vaste secteur de personnes que nous devons être en mesure d'impliquer afin de transformer la panique en inquiétude et le ressentiment en une colère beaucoup plus créative.

Aujourd'hui, nous pouvons le faire avec beaucoup plus de confiance qu'hier.