Le Royaume-Uni était prêt à accorder l'indépendance à l'Arabie du Sud, mais
seulement à certaines conditions. Sir Kennedy Trevaskis, haut-commissaire à
Aden, a noté que l'indépendance devait « garantir que les pleins pouvoirs
passent de manière décisive entre des mains amies ».
Cela laisserait le territoire « dépendant de nous-mêmes et soumis à
notre influence ».
Une grande partie de la population refuse de coopérer avec les plans
britanniques, et pas seulement les groupes politisés d'Aden. En janvier 1964,
des tribus de Radfan lancent des raids contre des objectifs de la Fédération et
des convois britanniques dans la région.
Ils s'inquiétaient de la baisse des recettes due aux projets britanniques
d'union douanière dans la fédération et s'inspiraient de l'anticolonialisme de
l'Égypte de Gamal Abdel Nasser, le leader nationaliste arabe du Moyen-Orient.
“Toutes les méthodes nécessaires, quelles qu’elles
soient”
La réponse des autorités britanniques, sous le gouvernement conservateur
d'Alec Douglas-Home, est féroce. En avril 1964, le secrétaire d'État aux
colonies, Duncan Sandys, demande que la révolte soit “vigoureusement réprimée“
et que l'armée britannique soit autorisée à “utiliser toutes les méthodes
nécessaires”.
La seule chose qui préoccupe Sandys est de “minimiser les critiques
internationales négatives”, ce qui indique que les opérations de propagande, à
l'époque comme aujourd'hui, sont de la plus haute importance.
L'idée était de « rendre la vie si intenable aux tribus que leur moral
soit brisé et qu'elles se soumettent ».
Une directive politique émise à l'intention
des forces britanniques en avril 1964 stipule que les troupes britanniques « doivent
prendre des mesures punitives qui fassent mal aux rebelles, laissant ainsi
derrière elles des souvenirs qui ne s'effaceront pas rapidement ».
Le capitaine Brian Drohan, chercheur à l'académie militaire usaméricaine de
West Point, qui a également analysé les dossiers déclassifiés britanniques, a écrit que « la
population de Radfan a ressenti toute la force de la coercition coloniale alors
que les forces britanniques bombardaient les villages, abattaient le bétail et
détruisaient les récoltes ».
“Les pertes subies par les femmes et les enfants
doivent être acceptées”
L'une de ces tactiques était la “proscription de terrain”, qui consistait à
désigner certaines zones de Radfan comme étant interdites d'accès. [méthode
reprise par les Israéliens en Cisjordanie, NdT]
« Tous les habitants, quel que soit leur statut de civil ou de
combattant, ont été contraints de partir, transformant la quasi-totalité de la
population d'une zone interdite en réfugiés », note Drohan.
Les soldats britanniques ont reçu l'ordre de confisquer les biens, de
brûler le fourrage et de détruire les réserves de céréales et le bétail. Les
règles d'engagement autorisent les commandants à recourir aux bombardements
aériens et à l'artillerie “dans toute la mesure nécessaire” lorsque les
villages refusent de se rendre.
Dans de telles circonstances, “les pertes subies par les femmes et les
enfants doivent être acceptées”, indique la directive britannique.
Dans le cadre d'un déploiement de l'armée britannique, auquel participaient
le régiment de parachutistes et les marines, une petite équipe de SAS a
également été envoyée en avril, assistée par des avions de guerre Hunter
d'attaque au sol. Le SAS a tué quelque 25 rebelles, mais a perdu son commandant
et son opérateur radio, dont les corps ont dû être laissés sur place.
Ceux-ci ont été décapités et les têtes ont été exposées au Yémen, un
incident qui a provoqué la colère et le choc dans toute la Grande-Bretagne.
Frappes aériennes
Les frappes aériennes ont été approuvées en mai et Trevaskis a suggéré
d'envoyer des soldats pour “faire régner la peur de la mort dans les villages”
contrôlés par les rebelles.
Si cela ne suffisait pas à obtenir la soumission, Trevaskis déclarait
"qu'il serait nécessaire de lancer des attaques armées sur le bétail ou
les hommes à l'extérieur des villages".
Il ajoutait : « Étant donné que des membres de tribus ont
régulièrement tiré sur nos avions et en ont touché plusieurs, nous pourrions
prétendre que nos avions ont riposté à des hommes qui nous avaient tiré dessus
depuis le sol ».
Pour la RAF, la proscription aérienne signifiait que « les villages
pouvaient être attaqués au canon et à la grenade » et permettait aux
pilotes de viser le bétail, les chèvres, les cultures et les personnes dans les
zones proscrites, selon les dossiers.
Les forces britanniques avaient été autorisées par les ministres à “harceler
les moyens de subsistance” des villages
afin d'amener les rebelles à se soumettre.
Le bétail et les cultures étaient des sources de richesse et de subsistance
pour les tribus radfanies. « Les attaques contre ces cibles
s'apparentaient à une guerre économique menée contre des communautés entières,
sans qu'aucune distinction ne soit faite entre les civils et les combattants »,
note Drohan.
Lors d'une attaque, un seul bombardier Shackleton a tiré 600 obus de 20 mm
et largué 60 grenades aériennes. Le pilote a déclaré avoir tiré au canon sur un
troupeau de chèvres tout en larguant six grenades aériennes sur un autre
troupeau de chèvres, onze sur du bétail, huit sur des “gens” - sans préciser
s'il s'agissait de civils ou de combattants - et quatorze autres sur des “gens
sous les arbres”.
Au cours de plus de 600 sorties au-dessus de Radfan, la RAF a tiré 2 500
roquettes et 200 000 obus.
Aucune restriction n'a été imposée quant à l'utilisation de “bombes
antipersonnel” de 20 livres - similaires à ce que l'on appelle aujourd'hui les
bombes à fragmentation - mais “l'aspect relations publiques” de ces bombes “devra
être traité avec beaucoup de soin”, indiquait le ministère de la Défense.
C'est ainsi que le secrétaire à la Défense, Peter Thorneycroft, a demandé
au chef de l'état-major de l'armée de l'air de “garantir le secret de
l'opération” d'utilisation de ces bombes.
Pauvreté
Comme le montrent les dossiers de tant d'autres guerres menées par la
Grande-Bretagne au Moyen-Orient, les planificateurs britanniques étaient
parfaitement conscients de la situation critique des populations qu'ils
attaquaient.
Le commandant en chef du Moyen-Orient, le lieutenant-général Sir Charles
Harington, a reconnu que les membres des tribus de Radfan “menaient une
existence pauvre et primitive depuis des centaines d'années”. Leur situation était
la suivante : « Il y a à peine assez de substance pour subvenir aux
besoins de la population, les familles gagnant rarement plus de 50 livres
sterling par an ».
« C'est pourquoi la tentation et la nécessité de chercher de l'aide
ailleurs sont compréhensibles », notait-il. C'est ce que beaucoup ont
fait, se tournant vers les offres de l'Égypte de Nasser et du nouveau
gouvernement républicain du Yémen du Nord, contre lequel le Royaume-Uni menait
également une guerre secrète.
Harington notait également que si la Grande-Bretagne “avait apporté une
aide financière plus importante” aux Radfanis dans le passé, “la tentation
d'aller chercher ailleurs le prix de la subversion aurait pu être évitée”.
Pots-de-vin
Le versement de pots-de-vin aux chefs de tribus locales était un autre
moyen d'assurer le contrôle de la population. Sandys a demandé au
haut-commissaire de verser des “subventions personnelles” aux principaux
membres du conseil de la Fédération d'Arabie du Sud.
En janvier 1964, Trevaskis a reçu 50 000 livres sterling pour payer ces
pots-de-vin. Il a également reçu 15 000 livres “pour aider à saper la position
du Parti Socialiste du Peuple à Aden”, l'opposition politique la plus
importante au maintien de l'autorité britannique sur le territoire.
Le haut-commissaire a fait remarquer que cet argent contribuerait à “empêcher
qu'ils gagnent les prochaines élections”. En juillet 1964, les ministres ont
également approuvé l'octroi de 500 000 livres sterling à Trevaskis « pour
qu'il les distribue aux dirigeants lorsque cela permettrait d'éviter des
révoltes tribales ».
Grâce à la puissance aérienne et à l'artillerie, l'armée britannique s'est
emparée de ses objectifs territoriaux à la fin du mois de juillet, alors que
les tribus radfanies se retiraient au-delà de la frontière, dans le Yémen du
Nord. Après les avoir chassés de leurs maisons, les forces britanniques ont
occupé le Radfan et ont continué à faire respecter l'interdiction par des
patrouilles aériennes et terrestres.
Selon les chiffres officiels, la
Grande-Bretagne a perdu 13 soldats au cours du conflit. On ignore combien de
Radfanis ont été tués.
La Fédération d'Arabie du Sud est devenue une partie du Yémen du Sud
indépendant en 1967, après une longue guerre de libération contre les forces
britanniques.
“Arrêtez de bombarder le
Yémen” : Marche nationale pour la Palestine dans le centre de Londres le
13 janvier 2024. Photo AFP
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