Oleg
Yasinsky, Pressenza,
21/7/2022
Traduit par Fausto
Giudice, Tlaxcala
Oleg Yasinsky (Kiev, 1967) est un
journaliste indépendant vivant actuellement à Moscou. Il a longtemps vécu au
Chili. https://t.me/olegyasynsky
ACTUALISATION DU 28 JUILLET
L'interrogatoire du 26 juillet s'est "bien passé". Chemerys a été convoqué pour un nouvel interrogatoire le 30 août en qualité de "témoin". Chemerys a fait valoir qu'il a eu une côte cassée lors de son interpellation et qu'il va porter plainte à ce sujet. L'ironie de l'affaire est que les articles de la constitution invoqués pour le poursuive ont été rédigés par lui. Chemerys est libre mais est en danger : il a reçu de nombreuses menaces de groupes paramilitaires.-FG
Ces mots sont pour un ami et un collègue dont la vie
est en danger. Dans le paysage politique ukrainien, de plus en plus pauvre,
décadent et prévisible entre tant de marionnettes et tant de fanatiques, il
reste peu de personnes politiques. Les flammes qui s'élèvent aujourd'hui sur le
pays éclairent, plus clairement que jamais, la terre noire brûlée, sans idées,
sans pensée, sans regard, un territoire qui, bien avant cette guerre, était
dépouillé de toute possibilité d'avenir, généreusement ensemencé des seules graines
empoisonnées de la haine nationaliste.
Au milieu de ce paysage désolé, malgré et contre
toutes les lois de la logique et de la nature, de grandes personnes survivent
et leur grandeur n'est que celle de cette époque foireuse. Les moutons noirs
qui sont en fait les éléphants ou les baleines qui font vivre le monde. Le nom
de l'un d'entre eux est Volodymyr (en ukrainien) ou Vladimir (en russe, selon
votre préférence) Chemerys. En pensant à lui, je me souviens toujours de cette chanson
de Silvio Rodriguez sur le mouton noir :
« ...C'est le même mouton sombre qui, la nuit, ne se voit pas
sous les rayons de la lune.
C'est le même qui est coincé dans les ravins.
C'est le même que le prêtre a maudit avant-hier… »
La première fois que je l'ai vu sur un écran de
télévision à Kiev, en octobre 1990, il était l'un des principaux leaders
étudiants, protagonistes de la « révolution sur le sol de granit »,
un vaste mouvement d'étudiants ukrainiens qui, parmi leurs diverses
revendications, demandaient de nouvelles élections parlementaires, le service
militaire des Ukrainiens uniquement sur le territoire de l'Ukraine, une
nouvelle constitution, le report de la ratification de l'adhésion de l'Ukraine
à l'URSS jusqu'à ce qu'elle devienne « un État constitutionnel
indépendant, politiquement et économiquement stable », et la démission du
Premier ministre.
La chute du premier ministre et l'acceptation par le
gouvernement de la plupart de leurs exigences ont été un événement décisif pour
la proclamation de l'indépendance de l'Ukraine en moins d'un an.
Volodymyr était mince, il faisait partie de la
centaine d'étudiants qui ont mené une grève de la faim de 15 jours dans des
tentes sur la place centrale de Kiev, alors que le mot « Maidan »
n'était pas encore connu du monde. Je me souviens d'une organisation exemplaire
de la sécurité lors de la manifestation. Parmi les manifestants, il y avait des
personnes chargées de prévenir toute expression violente, elles étaient très
disciplinées et gardaient un contact informel permanent avec la police qui ne
voulait pas non plus réprimer.
Pendant les trois semaines de marches quotidiennes,
avec des centaines de milliers de participants, il n'y a pas eu un seul acte de
violence. Comme une grande partie de notre génération à l'époque, il a été déçu
par le deux poids-deux mesures du socialisme bureaucratique, il a cru aux
valeurs de la démocratie libérale, il a partagé son grand idéalisme avec
l'énorme naïveté si typique de notre société sans tradition de débat politique.
Il s'agissait d'un vaste mouvement démocratique
nationaliste (encore assez démocratique et pas très nationaliste), très
inclusif et qui croyait beaucoup aux niaiseries populaires de l'époque, à
savoir qu'il pouvait y avoir une convergence entre le meilleur du socialisme et
du capitalisme pour progresser en tant que société. Malgré notre ignorance
totale du monde réel, au milieu de ces mouvements, nous avons eu des
discussions assez intéressantes et profondes. La politique ne nous semblait pas
encore être quelque chose de sale, encore moins un business, nous pensions que
c'était une affaire d'idéalistes et de révolutionnaires. Nous n'avions aucune
idée de quoi que ce soit.
Je l'ai retrouvé pour la deuxième fois une quinzaine
d'années plus tard. Je vivais déjà au Chili et lorsque, très occasionnellement,
je me rendais en Ukraine, mes amis gauchistes m'invitaient à parler de
l'Amérique latine, car il y avait toujours beaucoup d'intérêt et peu
d'informations directes.
Je me souviens que nous l'avons fait une fois au siège
de l'Institut Respublica,
fondé et dirigé par lui. C'était un étrange projet de construction d'une pensée
civique ouverte à tous (quand c'était encore possible). Des communistes, des
anarchistes, des trotskistes et des nationalistes ukrainiens ont participé à
notre conversation sur l'Amérique latine. Nous avons discuté de divers sujets
pendant des heures. Il était encore possible de se parler et, malgré les
désaccords très nets, presque sur tout, et les moqueries politiques entre nous
tous, nous nous serrions encore la main et pouvions aller boire un verre
ensemble pour continuer la discussion. On m'a beaucoup interrogé sur les
zapatistes. Lorsque nous sommes restés seuls un moment avec Volodymyr, il m'a
parlé de son admiration de toujours pour la révolution cubaine, les sandinistes
et Allende. C'était la gauche en laquelle il croyait. L'Ukraine était encore un
endroit très paisible et les guerres semblaient concerner d'autres mondes
exotiques et lointains.