Alex de Waal, The New York Review of Books, 11/9/2022
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Alexander William Lowndes de Waal (né en 1963), chercheur britannique sur
la politique des élitex africaines, est le directeur exécutif de la World Peace
Foundation à la Fletcher School of Law and Diplomacy de l'Université Tufts
(Massachussets). Auparavant, il a été membre de la Harvard Humanitarian
Initiative à l'Université de Harvard, ainsi que directeur de programme au
Social Science Research Council on AIDS à New York. Parmi ses livres Famine
Crimes: Politics and the Disaster Relief Industry in Africa et Mass Starvation: The History and Future of Famine.
Avec Bridget Conley, Catriona Murdoch et Wayne Jordash KC, il est coéditeur du recent
livre Accountability for Mass Starvation : Testing the Limits of the Law.
Il a dit à Daniel Drake dans une interview à la NYB : « Mon père et sa
famille ont été chassés d'Autriche par les nazis en 1938. J'ai appris plus tard
que deux générations auparavant, mon arrière-arrière-grand-père Ignace von
Ephrussi avait quitté Odessa, craignant à juste titre des pogroms contre les
Juifs. À cette époque, les Ephrussi étaient les plus gros négociants en
céréales d'Europe. »
Presque toutes les famines modernes, y compris celles
du Yémen et du Tigré, sont causées par des tactiques de guerre. Que faudrait-il
pour les empêcher ?
Travailleurs
transportant des sacs de céréales dans un entrepôt du Programme alimentaire
mondial (PAM) à Abala, Éthiopie, juin 2022. Photo Eduardo Soteras/AFP/Getty
L'Organisation des Nations Unies a estimé que 276 millions de personnes
dans le monde sont aujourd'hui « gravement menacées d'insécurité alimentaire ».
Quarante millions de personnes sont dans des conditions « d'urgence », un peu
en deçà de la définition technique de la « famine » par l'ONU. Au début de
cette année, les effets conjugués de la crise climatique, des retombées
économiques de la COVID-19, du conflit armé et de la hausse des coûts du
carburant et de la nourriture avaient déjà provoqué une forte augmentation du
nombre de personnes ayant besoin d'aide. Puis l'invasion russe de l'Ukraine a
soudainement coupé les exportations de blé du grenier mondial. Pendant cinq
mois, les navires de guerre russes ont bloqué les ports de la mer Noire et
empêché les cargaisons de céréales de partir, à la fois pour étrangler
l'économie ukrainienne et pour déstabiliser les pays importateurs de denrées
alimentaires afin de pousser les USA et l'UErope à assouplir les
sanctions.
« Nous sommes confrontés à un risque réel de famines multiples cette année,
et l'année prochaine pourrait être encore pire », a averti le Secrétaire
général des Nations Unies António Guterres à l'Assemblée générale en juillet.
Quatre jours plus tard, lui et le président turc Recep Tayyip Erdoğan ont
annoncé qu'ils avaient négocié des accords parallèles avec la Russie et
l'Ukraine pour reprendre les expéditions de céréales et d'engrais synthétiques.
Malgré une frappe russe sur Odessa, les premiers navires chargés de blé
ukrainien partent le 1er août. (Aucune date n'est encore fixée pour
la reprise des exportations d'engrais de Russie.) Au 4 septembre, 86 navires
transportant plus de deux millions de tonnes de nourriture avaient quitté les
ports ukrainiens. Les prix mondiaux du blé et de l'huile de tournesol ont
baissé, ce qui laisse présager une baisse des prix du pain en Égypte et un
allégement de la pression sur le budget du Programme alimentaire mondial (PAM)
pour l'aide alimentaire d'urgence. S'exprimant dans la ville ukrainienne de
Lviv, Guterres s'est félicité lui-même et Erdoğan pour l'accord, l'Initiative
sur les céréales de la mer Noire, qui, a-t-il dit, « aidera les personnes
vulnérables dans tous les coins du monde ».
La levée du blocus de la mer Noire est en effet une étape importante vers
une alimentation plus abordable pour des dizaines de millions de personnes qui,
avant la récente hausse des prix, consacraient déjà un tiers ou plus de leurs
dépenses quotidiennes au pain. Les familles pauvres dans des pays comme le
Bangladesh, l'Égypte, le Liban et le Nigéria deviendront moins « en état d’insécurité
alimentaire », dans le langage des spécialistes. Pour cela seulement, Guterres
a droit à un rare éloge pour sa diplomatie. Mais en laissant entendre que
l'Initiative sur les céréales de la mer Noire permettrait non seulement de
réduire les prix du pain et de mettre plus de céréales sur le marché, mais
aussi de prévenir la famine, le Secrétaire général de l'ONU, avec de nombreux
commentateurs, associait l'insécurité alimentaire à la famine de masse, un type
de crise très différent.
Ramener les produits ukrainiens sur le marché mondial atténuera le premier,
mais aura peu d'impact sur le second. En effet, presque toutes les famines
modernes sont causées par des tactiques de guerre. Le siège affameur a
longtemps été l'arme préférée du faiseur de guerre : il est simple, bon marché,
silencieux et horriblement efficace. Alors même qu'elle empêchait les navires
chargés de blé de quitter l'Ukraine, la Russie a forcé les Ukrainiens à entrer
dans les caves et les a empêchés d'obtenir de la nourriture, de l'eau et
d'autres produits essentiels. L'armée russe est experte en cette stratégie :
la privation de tout ce qui est nécessaire pour rester en vie a été une
caractéristique majeure des guerres tchétchènes. En Syrie, les troupes du
président Bachar el-Assad ont peint par pulvérisation le slogan CAPITULER OU
MOURIR DE FAIM aux postes de contrôle situés à l'extérieur des enclaves de
l'opposition, qu'elles ont ensuite assiégé avec les conseils et le soutien
militaires russes.
Selon l'ONU, plus d'un demi-million de personnes dans quatre pays -
l'Éthiopie, le Soudan du Sud, le Yémen et Madagascar - sont dans des «
conditions catastrophiques ou de famine ». La semaine dernière, l'ONU et les
agences humanitaires ont également déclaré la « famine en cours » en Somalie, un
pays frappé par une combinaison mortelle de sécheresse et de conflit, où elles
ont recueilli des données d'enquête montrant que certaines parties du pays
franchissent le seuil de « l'urgence » à « la famine ». Sur ces cinq pays,
quatre sont frappés par la guerre civile. (Un rare cas contemporain
d'insécurité alimentaire extrême sans guerre civile est Madagascar, où une
séquence de sécheresses sans précédent a mis la partie sud de l'île dans une
situation désastreuse.) Des combats dans les pays pauvres accroissent
l'insécurité alimentaire en entravant l'agriculture, en perturbant les marchés
alimentaires et en détournant les budgets étriqués des programmes de santé et
de protection sociale vers les soldats et les armes.
Mis à part la Somalie, les autres cas de faim extrême - en Éthiopie, au
Yémen et au Soudan du Sud - se trouvent là où une partie belligérante a choisi
d'affamer son ennemi. Contrairement à la Somalie, où le gouvernement
nouvellement élu est ouvert au sort de la nation, les autorités de ces pays
sont déterminées à dissimuler l'ampleur de la famine et à empêcher l'aide
d'atteindre ceux qu'ils ont affamés. Le sort des personnes vulnérables dans ces
conditions est décidé non pas par les prix du marché ou les budgets d'aide,
mais par le calcul des hommes qui poursuivent la famine comme politique. Les
victimes sont bien conscientes que la famine est un résultat politique plutôt
qu'un malheur impersonnel - « la caractéristique de certaines personnes n'ayant
pas assez de nourriture à manger », comme l'a écrit l'économiste Amartya Sen
dans son livre Poverty and Famines [Pauvreté et famines, 1990, encore inédit
en français, le prix Nobel d’Économie attribué à l’auteur en 1998 n’ayant pas
suffi à convaincre un éditeur francophone, NdT] « pas la caractéristique
qu'il n'y ait pas assez de nourriture à manger ».