المقالات بلغتها الأصلية Originaux Originals Originales

26/04/2023

GIDEON LEVY
Il n’y a pas de Jour de l’indépendance israélienne sans la Nakba palestinienne

Gideon Levy, Haaretz, 26/4/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

 Voilà l’essence du zeitgeist [esprit du temps] israélien : d’abord une immersion frénétique dans le culte du deuil et une adoration non moins frénétique de la mort et des morts lors du Jour du Souvenir, immédiatement suivie d’une orgie ultranationaliste et militariste, avec des envolées d’adoration de soi et des tonnes de viande brûlée lors du Jour de l’Indépendance. Pas un iota de proportion, ni pour les morts, ni pour les vivants, ni pour la viande.

Un manifestant palestinien brandit un drapeau palestinien lors d’une manifestation contre la barrière de séparation dans le village de Bilin, près de Ramallah, en Cisjordanie, en 2009. Photo : AP

Aucun autre État ne pleure ses morts comme cela et ne célèbre ses réussites - réelles ou imaginaires - comme cela. Bien sûr, il n’y a pas non plus d’autre État que notre nouvel ami le Turkménistan, dont la cérémonie nationale ressemble à notre allumage de flambeau.

Dans toute cette boue, un début d’espoir a germé cette année. Les protestations qui ont éclaté un peu partout, y compris dans nos temples modernes - nos cimetières militaires - et les 15 000 personnes qui ont assisté à la cérémonie commémorative alternative, binationale, sont une source d’espoir naissant. Il s’agit d’un début hésitant et timide, pas assez honnête ni résolu, de ce qui aurait dû se passer ici en ces jours de commémoration et d’indépendance, mais c’est un début.

 

Israël pleure ses morts, et bien sûr pour eux seuls, comme s’ils étaient tous des victimes innocentes et non coupables d’une force maléfique mystérieuse et cachée dont le seul objectif est de tuer et de blesser notre pays pur et naïf. Israël célèbre sa fondation et son indépendance en sachant qu’il le fait sur le dos, la vie, la propriété, la liberté, la terre et la dignité d’une autre nation. Il est douteux qu’il y ait beaucoup d’autres fêtes nationales célébrées pour le désastre d’une autre nation, tout en piétinant toute manifestation de son expression propre.

Tout cela est d’autant plus grave que la plupart des victimes du désastre national de l’autre nation et leur progéniture - ce désastre national qu’Israël célèbre avec jubilation et exultation - vivent sous la domination israélienne. Oui, c’est leur jour de désastre, qui ne finit jamais, un désastre affreux, épouvantable, un petit Holocauste. Eh oui, nous pouvons pleurer nos morts et célébrer notre indépendance, tout en prenant cela en considération. Mais lorsqu’une nation n’a pas confiance en sa moralité, lorsqu’elle sait très bien que quelque chose de mauvais s’est produit en plus de tout le bon, et que le feu de la culpabilité siffle et brûle encore sous le tapis - alors elle piétinera tout rappel de cela.

Il aurait pu en être autrement et il doit en être autrement. Israël est suffisamment fort et mûr pour faire place à d’autres sentiments que ses sentiments religieux nationalistes. Les Juifs ne vivent pas seuls, même dans leur État. Il est impossible de célébrer le jour de l’indépendance sans parler de la Nakba, et il est impossible de pleurer les morts sans se demander pourquoi ils ont été tués. Il est impossible d’ignorer les autres morts, nos victimes ; il est possible et nécessaire de respecter les sentiments de ceux qui les pleurent, de ceux qui les considèrent comme des héros.

À la veille du Jour du Souvenir, j’ai visité cette semaine le cimetière du camp de réfugiés de Jénine. Les tombes des dizaines de nouveaux morts de cette année maudite dans le camp ressemblent étonnamment aux tombes de nos soldats, et la mère endeuillée qui arrosait les fleurs sur la tombe fraîche de son fils ressemblait étonnamment à nos propres mères endeuillées.

Un jour, quand Israël croira en la justesse de sa cause, il pourra enfin s’exposer à toute l’histoire et même la respecter. Il cessera de se gaver de la propagande mensongère qu’il se raconte et qu’il raconte aux autres, et il regardera directement la vérité.

Il pourra alors marquer différemment les événements nationaux : un jour de commémoration pour les morts de l’autre nation également, des mémoriaux et des plaques racontant son histoire et honorant son histoire. Un jour de commémoration pour les Israéliens au Mont Herzl et un jour de commémoration pour les Palestiniens au cimetière du Cheikh Munis disparu. Des spectacles le jour de l’indépendance dans les villes juives et des rassemblements à la mémoire de leurs morts et de leurs disparus dans les villes arabes. Des drapeaux israéliens à côté des drapeaux palestiniens, avec les drapeaux noirs de la protestation entre les deux. Cela doit avoir lieu avant l’établissement de l’État démocratique unique, dans lequel ce rêve deviendra réalité.

Miguel Ávila Carrera
La gauche chilienne ou le syndrome du parvenu

Miguel Ávila Carrera, Con Nuestra América, avril 2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Miguel Ávila Carrera est sociologue/historien et professeur de collège à Huechuraba, un quartier populaire de Santiago du Chili.

La fin du cycle politique post-dictatorial chilien, dont la protagoniste a été la nouvelle génération d’étudiants en rupture avec le système binominal, nous permet d’observer l’émergence d’un syndrome dans la gauche chilienne, celui du parvenu*, qui permet d’expliquer son virage vers la social-démocratie et le progressisme** de gauche dans le Chili daujourd'hui.

Gabriel Boric, vu du Venezuela

Le parvenu, nous dit Hannah Arendt, est un escaladeur social qui nie la réalité donnée, c’est-à-dire qu’il se nie lui-même : sa culture et sa vision politique, pour s’inclure dans la vie sociale des classes nanties, utilisent de préférence les structures de l’État, tant dans le domaine de la gestion que dans celui de la santé et de la reproduction culturelle. Elles exigent du sujet de nouvelles formes relationnelles, un langage avec les catégories de sens du monde libéral, il cherche de nouveaux espaces géographiques où habiter, niant ainsi sa propre condition humaine.

Son rôle d’escaladeur social ne se limite pas à assumer une consommation et des modes de vie, l’habitus selon Bourdieu, mais a une fonction beaucoup plus complexe, en projetant une image du “bon” sujet socialement accepté, avec des modèles de socialisation et des façons de comprendre la politique qui défendent les intérêts des classes hégémoniques. Le mode de vie nouvellement acquis est lié à des réseaux de coopération interclasse, sa dépendance à l’égard de l’État, et donc de ces relations, construit un petit espace-monde, recouvert d’un vernis intellectuel prétendument critique à l’égard de la réalité vécue, et donc fonctionnel par rapport au système économique, politique et culturel dominant. Ses relations avec le pouvoir l’obligent à abandonner le lieu de la critique et à “habiter” ses postes fonctionnels de pouvoir, niant ainsi la nécessité de le transformer. Il promeut de nouveaux oripeaux de combat, éloignés des travailleur·ses, excluant les ouvrier·ères et les paysan·nes de leur rôle central de moteur révolutionnaire, laissant la place à de nouveaux acteurs (identitaires) et à leurs nouvelles revendications (particulières), défendant l’ordre et soutenant les bases structurelles du système. 

Le parvenu de gauche construit des mécanismes de mimétisme liés aux images symboliques classiques de la gauche, comme Salvador Allende ou le Che, tout en trafiquant avec des grands dirigeants de la classe dominante. Ainsi, la musique contestataire, la littérature de critique sociale ou la poésie, le monde de la culture en général, quel que soit le genre, permettent la projection d’une image de continuité, historique et culturelle, qui a permis d’accoucher d’une “gauche” sociale-démocrate, d’une “gauche progressiste”, d’une gauche qui a besoin d’un adjectif.

Au cours de la première année du gouvernement du Frente Amplio, la conviction de la “gauche” progressiste et sociale-démocrate chilienne est devenue évidente. Des questions telles que la visite de l’ancienne ministre de l’Intérieur à une communauté mapuche en conflit sans la coordination nécessaire, le discours de “supériorité morale” véhiculé par les fonctionnaires du gouvernement, l’attitude violente du ministre de l’Éducation à l’égard d’une députée, sont autant de manifestations typiquement élitistes. Leur expression à l’égard de la majorité populaire du pays est devenue évidente après le plébiscite constitutionnel du 4 septembre 2022, lorsque le président de la République a traité de culs-terreux l’ensemble des classes populaires, et pas seulement celles et ceux qui ont rejeté le projet constitutionnel, et torpillé leur condition humaine, les représentant comme ignorants, sans idéologie, sans capacité à transformer le monde. Cela en dit long sur les attentes créées en termes d'intégration dans l'administration et la gestion de l'État, main dans la main avec le modèle néolibéral, et sur les relations entre les aristocrates libéraux progressistes et les parvenus de “gauche”.

La promotion de l’agenda de la sécurité publique, et la loi connue sous le nom de “gâchette facile”, nous permet de constater que l’élite “frenteamplista” au gouvernement a repris les oripeaux historiques de combat de la droite : ordre, répression, violence. Elle a assimilé leurs catégories d’analyse et leurs représentations sociales, donnant une nouvelle dimension au mépris de classe pour les culs-terreurs évoqué plus haut. Défendre l’État bourgeois et les relations sociales de la haute société est un geste de soumission à l’ordre étatique post-dictatorial, mais aussi de mise au pas disciplinaire des classes populaires, afin de permettre sa propre promotion personnelle, des gestes que nous pourrions caractériser comme des mutations du bail colonial chilien, des relations qui ne se construisent plus dans le cadre de l’hacienda ou du latifundium, mais désormais dans les structures de l’État.

NdT

*Sur les notions de paria et de parvenu chez Hannah Arendt, lire l’article lumineux d’Ariel Colonomos, Figures du parvenu, in Revue des Deux Mondes, juin 2002.

**On désigne comme “progressistes” en Amérique latine les gouvernements de gauche modérée/accommodante issus des élections depuis 2018, à savoir ceux d’Andrés Manuel López Obrador au Mexique, Alberto Fernández en Argentine, Luis Arce en Bolivie, Pedro Castillo au  Pérou, Xiomara Castro au Honduras, Gabriel Boric au Chili, Gustavo Petro en Colombie et Lula bis au Brésil.