Ce texte a été écrit en
novembre 2002, à un moment où, en France et ailleurs, une campagne
d’intoxication d’une rare violence était menée par les autorités israélienne
avec le film de propagande « Décryptage », dans lequel Yasser Arafat
et plus largement les Palestiniens sont caricaturés comme l’étaient les juifs
dans les médias nazis. À l’époque, les bombardements sur les habitants de Gaza
avaient ému l’opinion publique, et il s’agissait de la faire taire. D’où les
procès intentés par le Conseil représentatif des institutions juives de France
(CRIF) contre Daniel Mermet (Radio France) et d’autres journalistes pour
« antisémitisme ». Objectif : criminaliser l’antisionisme en
l’assimilant au racisme. 20 ans plus tard, ce texte reste hélas toujours aussi
pertinent.
L’historien
italien s’inquiète des effets dévastateurs de l’instrumentalisation de
la mémoire de l’Holocauste pour justifier la « guerre génocidaire »
menée par l’armée israélienne à Gaza. Ce dévoiement pourrait causer une
« remontée spectaculaire » de l’antisémitisme, alerte-t-il.
L’historien
italien Enzo Traverso, spécialiste du totalitarisme et des politiques
de la mémoire, enseigne l’histoire intellectuelle à l’université Cornell
aux États-Unis. De passage à Paris, l’auteur de La Violence nazie (La Fabrique, 2002), La fin de la modernité juive (La Découverte, 2013), Mélancolie de gauche(La Découverte, 2016) ou encore Révolution - Une histoire culturelle(La
Découverte, 2022), analyse dans cet entretien les effets
potentiellement dévastateurs de l’instrumentalisation de la mémoire de
l’Holocauste pour justifier la « guerre génocidaire » menée par l’armée israélienne à Gaza.
Tout en dénonçant la terreur du 7 octobre, il appelle à ne pas tomber
dans le piège tendu par le Hamas et par l’extrême droite israélienne,
qui conduirait à la destruction de Gaza et à une nouvelle Nakba. « On
peut manifester pour la Palestine sans déployer le drapeau du Hamas ;
on peut dénoncer la terreur du 7 octobre sans cautionner une guerre
génocidaire menée sous prétexte du “droit légitime d’Israël de se
défendre” », défend-il.
Mediapart : Dans « La fin de la modernité juive »
(La Découverte, 2013), vous défendiez l’idée qu’après avoir été un foyer
de la pensée critique du monde occidental, les juifs se sont retrouvés,
par une sorte de renversement paradoxal, du côté de la domination. Ce
qui se passe aujourd’hui confirme-t-il ce que vous écriviez ?
Enzo Traverso : Hélas, ce qui est train de se passer
aujourd’hui me semble confirmer les tendances de fond que j’avais
analysées, et cette confirmation n’est pas du tout réjouissante. Dans ce
livre, je montrais que l’entrée des juifs dans la modernité eut lieu,
vers la fin du XVIIIe siècle, sur la base d’une anthropologie
politique particulière. Cette minorité diasporique se heurtait à une
modernité politique façonnée par le nationalisme, qui voyait en eux un
corps étranger, irréductible à des nations conçues comme des communautés
ethniques et territoriales.
Engagés, après l’émancipation, dans la sécularisation du monde moderne, les juifs se sont retrouvés, au tournant du XXe siècle,
dans une situation paradoxale : d’une part, ils s’éloignaient
progressivement de la religion, en épousant avec enthousiasme les idées
héritées des Lumières ; de l’autre, ils étaient confrontés à l’hostilité
d’un environnement antisémite. C’est ainsi qu’ils sont devenus un foyer
de cosmopolitisme, d’universalisme et d’internationalisme. Ils
adhéraient à tous les courants d’avant-garde et incarnaient la pensée
critique. Dans mon livre, je fais de Trotski, révolutionnaire russe qui
vécut la plupart de sa vie en exil, la figure emblématique de cette
judéité diasporique, anticonformiste et opposée au pouvoir.
La
guerre à Gaza confirme que le nationalisme le plus étriqué, xénophobe et
raciste, dirige aujourd’hui le gouvernement israélien.
Le paysage change après la Seconde Guerre mondiale, après
l’Holocauste et la naissance d’Israël. Certes, le cosmopolitisme et la
pensée critique ne disparaissent pas, ils demeurent des traits de la
judéité. Pendant la deuxième moitié du XXe siècle, cependant,
un autre paradigme juif s’impose, dont la figure emblématique est celle
de Henry Kissinger : un juif allemand exilé aux États-Unis qui devient
le principal stratège de l’impérialisme américain.
Avec Israël, le peuple qui était par définition cosmopolite,
diasporique et universaliste est devenu la source de l’État le plus
ethnocentrique et territorial que l’on puisse imaginer. Un État qui
s’est bâti au fil des guerres contre ses voisins, en se concevant comme
un État juif exclusif – c’est inscrit depuis 2018 dans sa Loi fondamentale
– et qui planifie l’élargissement de son territoire aux dépens des
Palestiniens. Je vois là une mutation historique majeure, qui indique
deux pôles antinomiques de la judéité moderne. La guerre à Gaza confirme
que le nationalisme le plus étriqué, xénophobe et raciste, dirige
aujourd’hui le gouvernement israélien.
D’un autre côté, l’offensive du Hamas le 7 octobre a agi comme une
réactivation mémorielle très forte en Israël, à tel point
qu’aujourd’hui la mémoire de l’Holocauste est utilisée pour justifier
les massacres à Gaza. Comment maintenir une mémoire juive qui ne soit
pas instrumentalisée ainsi ? Peut-on réactiver la première judéité dont
vous parliez ?