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19/04/2023

GIANFRANCO LACCONE
De la “bonification intégrale” à l’économie circulaire intégrale
Réflexions après la 3e Conférence nationale sur l’agroécologie en Italie

 Gianfranco Laccone, climateaid.it, 13/4/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

« Pousser l’accélérateur de la transition agroécologique en Italie » : tel était l’objectif de la troisième conférence nationale sur l’agroécologie, organisée par l’Association italienne d’agroécologie et la coalition Cambiamo Agricoltura.

La conférence s’est conclue par un appel aux décideurs politiques, aux associations agricoles et aux autres acteurs sociaux et économiques des systèmes agroalimentaires italiens à ne pas ralentir le processus initié par la Commission européenne pour relever les défis d’une véritable transition agroécologique et maintenir les objectifs des stratégies européennes "De la ferme à la table" et "Biodiversité 2030".

Paolo Calleri

Alors qu’à Vinitaly (la foire italienne du vin à Vérone), la présidente du Conseil, soutenue par plusieurs associations sectorielles, a lancé la proposition d’un lycée futuriste (et improbable), appelé “du made in Italy” (traduction : lycée du produit en Italie), à Rome, soixante expert·es des secteurs les plus divers se sont succédé pour parler de l’agroécologie, un sujet proposé comme un outil clé pour permettre la transition écologique de l’agriculture, elle-même un élément clé dans la lutte contre le changement climatique. Il s’agit d’un changement de paradigme tant au niveau des outils à appliquer pour réaliser la “proposition agroécologique” qu’au niveau de la place de l’agriculture dans les activités humaines, puisque l’un des nœuds clés de ce sujet est la valorisation des processus sociaux dans la conception et la gestion de systèmes agroalimentaires durables et la recherche de modèles qui mettent en œuvre les capacités collectives des agriculteurs et les approches communautaires. Fini le dualisme ville/campagne, fini le rôle auxiliaire de l’agriculture, parent pauvre qu’il faut soutenir avec des fonds et des soins forcés pour qu’il ne soit pas à la traîne des autres secteurs dans les processus de “développement”. Au contraire, l’agriculture est le pivot qui permet d’initier des processus de réhabilitation agro-environnementale et de permettre la transition vers une société écologiquement démocratique.

Ce n’est pas la première fois que les sociétés humaines changent de paradigme pour s’organiser ; le changement le plus récent, admirablement décrit par Karl Polanyi dans son livre “La grande transformation”, concerne le passage à la société industrielle, dans laquelle la production de biens et l’économie, en tant que science de la gestion de cette production, prennent un rôle stratégique et entraînent la transformation des cycles de production, de systèmes circulaires en systèmes linéaires. Les effets sont aujourd’hui visibles pour tout le monde : exploitation accélérée des ressources de la planète, accroissement des inégalités sociales, modification des conditions environnementales et propagation de la pollution au point que les variations climatiques peuvent remettre en cause le système biologique actuel de la planète.  

L’agriculture a été au cœur de ce changement, perdant le rôle central qu’elle avait joué pendant des siècles dans la construction sociale pour devenir le réservoir matériel et social dans lequel on puise les ressources nécessaires à la croissance du système urbain-industriel, dont la production est basée sur l’extraction des ressources de la planète. Ce changement s’est produit, comme pour la Renaissance, sur plusieurs siècles et de manière spécifique dans différents pays.  En Italie, le changement a commencé en même temps que la formation du Royaume, dans la seconde moitié du 19e siècle, par le biais de ce que l’on appelle les “chaires ambulantes”. Ces “cattedre ambulanti”  étaient un instrument de vulgarisation et de formation professionnelle en agriculture et se sont avérées fondamentales pour la transformation du système primaire et l’organisation de l’administration du secteur. L’enquête agraire de Jacini décrit en même temps les conditions de l’agriculture, de loin le secteur le plus important pour les citoyens du nouveau Royaume d’Italie, un secteur qui, dans la logique libérale des gouvernements de l’époque, est regroupé avec toutes les autres activités productives dans un seul département : le ministère de l’Agriculture, du Commerce et de l’Industrie. Ces chaires furent appelées à combler un vide technique que l’enquête Jacini mettrait en évidence dans le cours de sa réalisation et, en substance, à jouer un rôle institutionnel dans la transformation du système économique du pays.

Elles étaient dirigées par un directeur (avec le titre de professeur) et un ou deux assistants, tous titulaires d’un diplôme en sciences agricoles et assistés de diverses manières par des aides ayant des qualifications différentes. Les activités étaient menées selon un concept moderne de vulgarisation : conférences données dans des lieux publics, visites de fermes, consultations données les jours de marché à ceux qui en faisaient la demande et, dans de nombreux cas, publication de brochures et de journaux. Parmi les nombreux noms de professionnels qui se sont engagés dans cette activité (avec des résultats et une qualité d’enseignement plus ou moins efficaces), il convient de mentionner Nazareno Strampelli, agronome et généticien, défini comme un précurseur de la “révolution verte” en raison de l’activité de recherche menée, visant à la transformation productive des plantes, à qui l’on doit le nom encore utilisé aujourd’hui de semences sélectionnées, utilisé pour définir les variétés sélectionnées et certifiées, ainsi qu’une importante variété de blé qui porte son nom, sélectionnée par lui parmi les nombreuses variétés identifiées au cours de son activité. Les chaires ambulantes ont joué un rôle fondamental dans la diffusion de nouvelles techniques et de nouvelles semences pendant la “bataille du blé” de la période fasciste et ce n’est pas un hasard si Strampelli a été nommé sénateur par le régime. Leur rôle est si important qu’elles sont réglementées en 1928, puis transformées en 1935 en “inspections agricoles provinciales”, fonctionnant comme des bureaux exécutifs de l’administration centrale.


“La guerre que nous préférons”, carte postale fasciste de la Bataille du blé, 1933). Musée Piana delle Orme, Latina, Photo EDOARDO DELILLE/Le Monde

Cette transformation institutionnelle a été possible parce qu’elle s’est accompagnée d’une transformation socioculturelle qui a conduit l’agriculture à devenir le bras opérationnel du système industriel, en lui prenant les moyens techniques (moyens mécaniques, engrais et ensuite pesticides) comme matière première indispensable à l’augmentation de la production.  Cette conception s’est manifestée pleinement dans la bataille du blé, lorsque la monoculture céréalière s’est imposée aux autres cultures (et a provoqué la réduction du secteur de l’élevage), comme conséquence des politiques gouvernementales, formulées dans le but de réduire le déficit de la balance import/export et de stabiliser les prix dans le secteur.  Si, d’une part, la campagne d’augmentation de la production, qui s’est déroulée avec le développement de la monoculture et d’un nombre toujours plus réduit de variétés, a permis de résoudre certains aspects du budget de l’État, d’autre part, le processus de modernisation industrielle déclenché a produit des effets d’entraînement, tels que les premières migrations de salariés entre les secteurs de production (le passage de l’agriculture à l’industrie, un phénomène qui caractérisera les années postérieures à 1945).  Les campagnes ont stabilisé le régime et ont aussi eu, bien sûr, des effets secondaires négatifs qui ont manifesté leur importance au fil du temps, comme la poursuite de la déforestation au détriment de la stabilité des sols et l’appauvrissement de l’alimentation des populations, plus exposées aux maladies et aux épidémies.  

Le triomphe de cette conception technique, qui a transformé le secteur agricole en un secteur agro-industriel, a été rendu possible par la théorisation économique de type productiviste, dont Arrigo Serpieri a été le plus grand représentant. Sa théorisation du système de valorisation des terres, conçu comme une “bonification intégrale”, a permis d’offrir un rôle au système agricole en l’ancrant dans la conception productiviste de l’ensemble du système économique, une conception qui marquera le20e siècle. Alors qu’à une certaine époque la mise en valeur des terres signifiait la transformation des terres marécageuses, la discipline de la bonification intégrale avait pour objet non seulement celle-ci, mais aussi les opérations effectuées en vue de l’amélioration des terres cultivables ou d’une transformation radicale de l’usage productif. Ces transformations présupposaient une compréhension sociale qui permettait le transfert des rôles, le déplacement de la population, la création de “voies de modernisation”. Le fascisme a réalisé tout cela en agissant de manière préventive avec les moyens que tout le monde connaît malheureusement : la destruction (par des actions criminelles et meurtrières) des organisations paysannes et ouvrières autonomes et de la structure sociale préexistante, ce qui était la condition préalable pour entamer ensuite le processus de modernisation italien avec quelques interventions modèles : par exemple, le transfert des paysans de Vénétie vers les marais Pontins pour leur mise en valeur. En particulier, dans des conditions modifiées et avec des objectifs radicalement différents des conditions actuelles des systèmes agricoles et de la société dans son ensemble, l’agroécologie se rattache à la voie qui, dans la seconde moitié du19e  siècle, a caractérisé la transformation industrielle de l’agriculture italienne par la création des chaires ambulantes d’agriculture et pousse les nouvelles idées de gestion agricole à se répandre dans la société et à permettre aux communautés locales de trouver des moyens de sortir de la crise socio-économique en préservant les ressources locales et en réduisant la pollution et la dissipation de l’énergie.

Il est essentiel d’expliquer les aspects qui ont façonné le visage de l’agriculture italienne pour clarifier le chemin ardu que l’agroécologie doit parcourir et les difficultés à éliminer les hypothèses idéologiques qui ancrent aujourd’hui l’agriculture dans le système industriel de type fordiste. Couper le cordon qui ligote l’agriculture dans une position subordonnée à l’industrie et à la finance est une entreprise complexe qui prend du temps. Comme l’indique le communiqué de la conférence sur l’agroécologie, « il est nécessaire d’établir un pacte éthique et social entre tous les acteurs du secteur agroalimentaire pour accompagner les agriculteurs sur les chemins de la transition écologique au niveau de l’assistance technique et au niveau de la durabilité économique ». C’est pourquoi il est nécessaire de se souvenir des parcours passés, en comprenant comment s’est créée la subalternité qui oblige l’agriculture à avoir un bilan énergétique négatif, ce qui incite les autres secteurs productifs à toujours injecter de l’énergie nouvelle et en plus grande quantité, en l’extrayant des réserves de la planète.

La création de l’agriculture moderne, aujourd’hui appelée “agriculture conventionnelle”, a fait perdre le rôle d’“accumulateur d’énergie” qu’elle avait conservé grâce aux plantes et à leur capacité à capter l’énergie solaire. L’agroécologie promet de le restaurer, agissant ainsi comme un pivot pour le développement d’une économie circulaire basée sur des sources d’énergie renouvelables et des activités de production “respectueuses de la planète” qui minimisent la dissipation d’énergie. Si l’on regarde les groupes de discussion initiés lors de la conférence, on retrouve tous les thèmes qui lient l’agriculture non seulement aux activités humaines, mais aussi aux cycles planétaires dans leur ensemble.   

La préservation de la biodiversité à toutes les échelles, la réduction de tous les intrants chimiques de synthèse, sont les fondements sur lesquels s’appuient la formation, l’information et l’assistance technique adéquates aux exploitations agricoles.

 Les modèles agroécologiques permettent d’atténuer le changement climatique et de s’y adapter grâce à des pratiques respectueuses de l’écologie des sols, ainsi qu’à un changement de modèle, passant d’un élevage intensif à un élevage spécialisé, à un système d’agro-élevage qui maintient une autosuffisance alimentaire maximale et un retour approprié des nutriments dans le sol.

Enfin, le problème au cœur du changement : comment répondre aux aspects critiques et aux vulnérabilités du système agroalimentaire mondial par la reconstruction de systèmes agroalimentaires à l’échelle locale, des systèmes qui combinent le changement nécessaire des pratiques de production, de distribution et de consommation, avec la construction et le partage de nouveaux systèmes de connaissances. Si toutes les conditions sont réunies, il manque encore, pour que le projet de changement devienne central, une théorie générale, capable de transformer l’agroécologie d’une mosaïque de compétences en un système intégré, capable de s’appliquer localement et de construire un système en réseau dans lequel tous les autres secteurs "productifs" peuvent s’insérer. Pour ce faire, nous avons également besoin d’un nouveau langage, car nous ne pouvons pas parler de “matières premières” lorsque nous devons réutiliser ce que nous avons déjà, nous ne pouvons pas parler de déchets lorsque nous devons les envoyer au recyclage, nous ne pouvons pas parler de filières alors que nous devrions développer des circuits auto-renouvelables.

Nous devons systématiser et diffuser le langage de l’agroécologie, créer et diffuser des procédures d’intervention dans les nouvelles normes de production, créer des méthodes de transformation qui tiennent compte non seulement du produit, mais aussi du producteur et du consommateur, afin de permettre à chacun de savoir ce qu’il mange, qui le produit et comment. Jusqu’à présent, ceux qui se sont préoccupés de ces questions étaient divisés en de nombreuses organisations, de nombreuses réalités, parfois sans langage commun. Il s’agit de recréer localement la toile d’araignée qui peut nous soutenir et nous relier au monde.

Ils ont eu beau jeu, ceux qui, jusqu’à présent, ont proposé à la manière du Guépard que “tout change pour que rien ne change”, par le biais de nouvelles “inventions” qui résoudraient nos problèmes, et nous nous en sommes toujours rendu compte très tard. Le développement a toujours été ainsi, proposant de nouveaux objectifs plus lointains dès qu’un objectif était atteint et que l’on découvrait que ce n’était pas le paradis promis, comme ce fut le cas avec la soi-disant révolution verte en Inde ou les 100 quintaux/ha de production de blé tendre en France.

Plantu

L’agroécologie nous invite à accepter la réalité, à vivre avec le changement climatique en essayant d’en réduire les effets négatifs mais surtout en découvrant qu’il est possible d’améliorer notre vie en repartant de l’énergie qui nous entoure et que nous dissipons généralement sans même nous en rendre compte, à partir de la production agricole et du développement d’une économie circulaire intégrale qui remplace le concept obsolète de “bonification intégrale”.

JUDY MALTZ
Quatre-vingts ans après, les descendant·es des insurgé·es du Ghetto de Varsovie se battent pour une démocratie en Israël

Judy Maltz, Haaretz, 17/4/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

La rébellion coule dans les veines de nombreux habitants du kibboutz “Combattants du Ghetto”, dans le nord d’Israël, ce qui explique pourquoi ils résistent de toutes leurs forces au coup d’État judiciaire du gouvernement Netanyahou.

De g. à dr. Yael Zuckerman,Yehonatan Stein et Moshe Shner, résidents du kibboutz Lohamei Hageta’ot. Photo : Rami Shllush

Les divisions sont si profondes dans la société israélienne d’aujourd’hui que même les familles sont séparées. Yael Zuckerman se console en se disant que la sienne est probablement une exception.

 « Notre famille élargie organise une réunion annuelle et lorsque nous nous sommes rencontrés il y a quelques semaines, je ne savais pas vraiment à quoi m’attendre », raconte-t-elle. « J’ai été agréablement surprise de découvrir que chacun·e d’entre nous avait participé activement au mouvement de protestation. Nous avons fini par nous asseoir autour de la table et partager des photos de nous-mêmes lors de différentes manifestations », dit-elle, faisant référence aux rassemblements pro-démocratiques de cette année contre les efforts du gouvernement Netanyahou pour éviscérer le système judiciaire.

 

Psychologue clinicienne à la retraite, Mme Zuckerman est la fille de deux chefs légendaires de l’insurrection du ghetto de Varsovie : Yitzhak (“Antek”) Zuckerman et Zivia Lubetkin et Zivia Lubetkin.

 

Cette semaine marque le 80e  anniversaire de l’acte le plus célèbre de la résistance juive contre les nazis pendant l’Holocauste.

Yael Zuckerman dans sa maison du kibboutz Lohamei Hageta’ot, dans le nord d’Israël. « Mes parents étaient des personnes qui assumaient la responsabilité de leurs actes, qui ne pensaient jamais à leurs intérêts personnels et qui se sont sentis coupables jusqu’à leur dernier jour de ne pas avoir pu sauver plus de Juifs ». Photo : Rami Shllush

Le 19 avril 1943, quelques centaines de jeunes combattant·es juif·ves tendent une embuscade aux forces allemandes qui pénètrent dans le ghetto de Varsovie pour rassembler les Juifs qui s’y trouvent encore et les transporter vers le camp de la mort de Treblinka. Les combattants ne disposaient que d’une dérisoire poignée d’armes, de grenades et de cocktails Molotov, mais ces individus désespérés, estimant qu’ils n’avaient plus rien à perdre, ont réussi à tenir tête aux nazis pendant près d’un mois.

“Antek” Zuckerman était le second de Mordechai Anielewicz, le chef du principal groupe de résistance juive. Il était alors basé du côté “aryen” de Varsovie, où il aidait à procurer des armes à ses camarades de l’Organisation juive de combat (Żydowska  Organizacja  Bojowa) derrière les murs du ghetto. Lubetkin, sa compagne de l’époque, était la seule femme à faire partie du haut commandement de l’organisation de gauche ZOB.

Des balayeurs nettoient le piédestal du monument aux héros du ghetto, qui commémore le soulèvement du ghetto de Varsovie d’avril 1943, dans la capitale polonaise au début du mois. Photo : WOJTEK RADWANSKI - AFP

 Yael a la particularité d’être le premier enfant né au kibboutz Lohamei Hageta’ot (le kibboutz des combattants du ghetto), fondé en 1949 par un groupe de 180 survivants de l’Holocauste. Nombre d’entre eux, comme ses parents, avaient été actifs dans la résistance juive aux nazis.

 

Les manifestations de masse en Israël en sont à leur quatrième mois, les manifestations hebdomadaires du samedi soir attirant des centaines de milliers de personnes dans tout le pays. Un chant que l’on entend régulièrement lors de ces rassemblements prend la forme d’un ultimatum adressé au gouvernement : « Démocratie ou soulèvement ! »

 

Pour Yael Zuckerman et d’autres membres de la deuxième et de la troisième génération de ce kibboutz, ce cri de guerre a une résonance très personnelle.

 

Mme Zuckerman, qui vit toujours au kibboutz (tout comme son frère aîné Shimon), affirme qu’elle ne manque aucune manifestation.

 

« J’ai manifesté à Haïfa, à Jérusalem, à Tel-Aviv - partout où j’ai pu », a-t-elle déclaré lors d’une récente interview dans sa maison remplie de plantes et entourée d’un jardin luxuriant. « Je le fais par peur. Je n’ai jamais ressenti auparavant l’effroi que je ressens aujourd’hui. C’est quelque chose de tangible et de terrifiant. Contrairement à mes parents, je n’ai pas été dotée de compétences en matière de leadership ou d’un charisme particulier, et je ne suis donc pas le genre de personne capable de rallier les masses. Mais je fais ce que je peux, et cela signifie souvent se tenir dans la rue en brandisant un drapeau ».

 

Cette femme à la voix douce considère qu’il est présomptueux de parler au nom de ses parents décédés. Cependant, si ces derniers étaient encore en vie aujourd’hui, elle pense qu’ils seraient « en train de résister de toutes leurs forces, et probablement, les connaissant, en train de jouer un rôle dirigeant dans ce combat ».

 

Obligation morale

Situé entre les villes côtières d’Acre et de Nahariya, Lohamei Hageta’ot compte quelque 800 habitants. Il abrite également la Maison des combattants du ghetto, créée en 1949 et premier musée de l’Holocauste au monde.

 

Début février, près de 200 de ses habitants ont signé une déclaration publique contre le coup d’État judiciaire - une annonce d’une demi-page, l’une des premières du genre, publiée dans le journal à grand tirage Yedioth Ahronoth. Comme de nombreux Israéliens, ils étaient convaincus que ce coup d’État pourrait sonner le glas de la démocratie dans leur pays.

 

Citant leur héritage unique, les kibboutzniks ont clairement indiqué dans leur déclaration que l’esprit combatif de leurs parents et grands-parents coulait encore fortement dans leurs veines.

 

« Nous sommes engagés dans la ‘rébellion’ contre toute forme de mal, d’injustice sociale et d’oppression d’autres peuples », ont-ils averti. « Nous résisterons à toute tentative de porter atteinte à notre système juridique et aux valeurs d’égalité, d’État de droit et d’indépendance du pouvoir judiciair »e.

 

Parmi les signataires figure Yehonatan Stein, un professeur d’histoire dont la grand-mère, Dorka Sternberg, faisait partie des membres fondateurs de Lohamei Hageta’ot. « En tant que descendants, j’estime que nous avons une obligation morale particulière de nous élever contre ce que fait ce gouvernement », déclare ce père de deux enfants, âgé de 42 ans.

 

« Après tout, nous savons mieux que quiconque que la démocratie ne se résume pas à la règle de la majorité, et nous savons mieux que quiconque ce qui peut arriver lorsqu’il n’y a pas de freins et de contrepoids et que trop de pouvoir est concentré entre les mains du régime ».

 

« L’Holocauste n’est d’ailleurs pas le seul exemple », ajoute-t-il.

Yehonatan Stein. « En tant que descendants, je pense que nous avons une obligation morale particulière de nous élever contre ce que fait ce gouvernement ». Photo : Rami Shllush

 Moshe (“Moishele”) Shner, professeur d’histoire et d’éducation à la retraite à l’Oranim Academic College, dont les parents faisaient partie des fondateurs de Lohamei Hageta’ot, a été l’une des forces motrices de la déclaration. Sa mère, Sarah Shner, était une combattante partisane en Biélorussie pendant la guerre et s’est ensuite employée à faire sortir clandestinement des Juifs de l’Union soviétique vers la Pologne et, de là, vers la Palestine mandataire. Éducatrice et auteure prolifique, elle a beaucoup écrit sur la résistance juive pendant l’Holocauste.

 

Le père de Moshe, Zvi Shner, a dirigé pendant de nombreuses années la Maison des combattants du ghetto et a édité de nombreux volumes de témoignages de survivants.

 

« Mes parents étaient les grands prêtres de la mémoire ici », déclare fièrement Shner, 68 ans, en prenant son petit-déjeuner dans sa maison du kibboutz. Il se souvient que sa mère avait été recrutée par Yitzhak Zuckerman après la guerre pour l’aider à localiser les archives secrètes du ghetto de Varsovie (connues sous le nom de projet “Oyneg Shabbes” ou “Oneg Shabbat”) enfouies sous les ruines.

 

En hommage aux fondateurs du kibboutz, M. Shner a récemment organisé, au cimetière de Lohamei Hageta’ot, une manifestation de “chaises vides” contre le gouvernement. Les chaises, explique-t-il, symbolisent les fondateurs décédés qui, après avoir émergé de la période la plus sombre de l’histoire juive, étaient déterminés à construire un lieu où les valeurs de démocratie, de liberté, d’égalitarisme et de libéralisme pourraient s’épanouir.

 

« Ils auraient été très désespérés s’ils étaient encore en vie aujourd’hui, en voyant ce qui se passe dans ce pays », déclare M. Shner. « Mais ce qu’ils nous ont appris, c’est qu’il faut s’élever contre l’injustice partout où elle existe et se battre pour nos valeurs. Pour nous, rejoindre le mouvement de protestation est un impératif moral ».

 

Peu de temps après le début des premières manifestations à Tel Aviv en janvier dernier, M. Shner s’est rendu sur la route à l’extérieur de son kibboutz, un drapeau israélien à la main. Il était le seul manifestant dans la rue ce soir-là. Depuis lors, les manifestations devant Lohamei Hageta’ot se sont multipliées chaque semaine, attirant à la fois les habitants du kibboutz et ceux des villes et communautés voisines. Au dernier décompte, dit Shner, plusieurs centaines de manifestants étaient présents.

 

Sa nature rebelle, dit Shner en souriant, a été héritée de sa mère décédée. « Elle a été partisane toute sa vie, même après avoir quitté les forêts », explique-t-il. « Elle ne recevait d’ordre de personne et faisait ce qu’il fallait faire, pas nécessairement ce qui était autorisé. Elle m’a toujours appris à ne pas baisser les yeux devant l’autorité et à agir de manière à ce que je sois fier de me regarder dans la glace chaque matin. C’est peut-être ce qui explique pourquoi je me suis tellement impliqué dans ces manifestations ».

 

Moshe Shner. « Ce que nous avons appris des fondateurs des kibboutz, c’est qu’il faut s’élever contre l’injustice partout où elle existe et se battre pour nos valeurs ». Photo : Rami Shllush

Cette fois, c’est différent

 

Le sentiment de désespoir de Yael Zuckerman face à la direction prise par Israël n’est pas nouveau. Il a commencé bien avant que le dernier gouvernement - le plus religieux et le plus à droite de l’histoire du pays - ne prenne le pouvoir à la fin de l’année dernière.

 

« ça fait des années que mon estomac se retourne face à ce que je vois autour de moi : l’occupation, la discrimination à l’encontre de la minorité arabe et le discours haineux à l’encontre de personnes comme moi, qualifiées de “traîtres gauchistes” », explique-t-elle. « Mais jusqu’à présent, je n’ai jamais ressenti le besoin de me révolter. J’acceptais ce que faisait le gouvernement, même des choses que je trouvais horribles, parce que c’était le gouvernement qui avait été élu par le peuple. Mais cette fois, c’est différent.

 

Ces derniers temps, Mme Zuckerman a beaucoup pensé à ses parents et à leur style de leadership, si différent, note-t-elle, de celui des dirigeants actuels du pays.

Le père de Yael Zuckerman, Yitzhak, s’adressant à la première assemblée du kibboutz Lohamei Hageta’ot en 1949. Photo : Rudolf Younes/Archives de la Maison des combattants du ghetto

 « Mes parents étaient des personnes qui assumaient la responsabilité de leurs actes, qui ne pensaient jamais à leurs intérêts personnels et qui se sont sentis coupables jusqu’à la fin de leur vie de ne pas avoir pu sauver plus de Juifs », dit-elle. « Le soulèvement du ghetto de Varsovie a été le premier acte de ce type contre les nazis dans toute l’Europe, mais ils se sont souvent torturés à l’idée que s’ils avaient agi plus tôt, davantage de vies auraient peut-être pu être sauvées ».

 

Son père, raconte-t-elle, s’est vu un jour demander quelles leçons militaires pouvaient être tirées du soulèvement d’avril 1943. Sa réponse célèbre a été que ce n’était pas un sujet pour les écoles militaires, mais plutôt pour les écoles qui étudient l’esprit humain.

 

Il y a quelques années, raconte Mme Zuckerman, elle a demandé et obtenu un passeport polonais. « Je n’entrerai pas dans les détails, mais je plaisantais souvent en me disant que si Israël devenait une dictature sous la direction de Netanyahou, j’aurais un endroit où aller », explique-t-elle.

 

« Et maintenant, nous nous retrouvons dans une situation où une dictature est suspendue au-dessus de nos têtes comme une épée. Je sais que mes parents, s’ils étaient encore en vie aujourd’hui, n’auraient jamais abandonné et ne seraient jamais partis. Et vous savez quoi ? Les manifestations m’ont fait comprendre qu’il n’était pas question pour moi de quitter cet endroit non plus. Les gens qui manifestent aujourd’hui dans les rues - leur esprit humain me donne de l’espoir ». [Puisse leur esprit humain s’étendre un jour à TOUS les humains peuplant ce territoire,NdT]

 

Des visiteurs regardent une exposition au musée de la Maison des combattants du ghetto au kibboutz Lohamei Hageta’ot. Photo de la maison des combattants du Ghetto : Rami Shllush

 

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