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17/04/2025

EMANUELE BRAGA
L’IA, un projet technosuprémaciste


Emanuele Braga, effimera, 17/4/2025
Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala

Il y a trois ans, à Bologne, nous avons lancé le premier Reclaim the Tech en affirmant que l’IA serait le nouvel objet d’engouement des années à venir. Qu’entendais-je par là ? Que, comme c’est souvent le cas avec les questions qui agitent cette transition confuse du capitalisme tardif, des tempêtes culturelles sont générées, qui emballent et commercialisent sous un « nouveau » nom des processus karstiques déjà actifs depuis longtemps.


Plus que la technique, c’est cette stratégie culturelle qu’il m’intéresse de comprendre : plutôt que de traiter l’intelligence artificielle comme un objet nouveau et techniquement définissable, je cherche à comprendre comment et pourquoi elle est présentée comme telle. Je me suis souvent demandé : qu’y a-t-il de vraiment nouveau dans ce sigle, « IA » ?

Est-ce le fait qu’un algorithme décide à notre place des résultats d’une recherche et rende la réponse naturelle, en masquant les préjugés coloniaux, idéologiques et culturels ? Je ne pense pas : l’algorithme du moteur de recherche Google fonctionne ainsi depuis plus de vingt ans. Des générations entières ont grandi dans cette logique, et nous l’avons déjà critiquée dans des centaines de conférences. Ce n’est pas l’IA qui fait la différence.

Est-ce parce que les grands modèles linguistiques [LLM] sont de plus en plus mimétiques par rapport au comportement humain ? Mais cela fait des années que nous cohabitons avec Alexa, Siri et Google Translator. Là encore, nous avons analysé et discuté de manière critique les effets et les modalités de surveillance de ces outils.

Est-ce parce qu’ils polarisent la société, créant des populations d’idiots politiquement manipulables ? Mais ça se produit depuis la naissance des réseaux sociaux : c’est le résultat d’une société contrôlée par des algorithmes, de l’économie des plateformes et de la post-vérité. Il existe déjà une vaste littérature critique à ce sujet, dont Bernard Stiegler (souvent cité dans ce débat) est un excellent représentant avec de nombreuses contributions sur ce thème.

Est-ce parce que l’IA va supprimer des emplois et nous libérer de l’exploitation ? Ce discours a déjà largement circulé il y a dix ans. Il a perdu son caractère sensationnaliste, tout en restant un point à surveiller dans les processus en cours.

Et je pourrais continuer avec des questions qui ne déconstruisent pas tant l’IA en soi, mais plutôt le battage médiatique créé autour d’elle.

Alors pourquoi ? Pourquoi tout le monde parle-t-il de l’IA ?

La question que je me suis posée il y a quelques années est la suivante : pourquoi y a-t-il un intérêt évident à « monter en épingle le dossier IA », alors que les technologies et les logiques qui la composent sont déjà opérationnelles depuis des années ? À tel point qu’elles semblent être des sujets urgents alors qu’en réalité, « il n’y a rien de nouveau sous le soleil ».

Je me suis alors donné une première réponse technique : ce battage médiatique sert à pousser à une augmentation de la puissance de calcul. Des processus déjà consolidés sur le plan technique et analysés sur le plan politique ont besoin d’un nouveau récit pour exploser et se reproduire. C’est le même mécanisme que j’ai observé avec les cryptomonnaies et la blockchain : d’un moment subversif, elles se sont transformées en infrastructure financière et, après une dizaine d’années, ont été relancées sous forme de buzz. Comme si, après une phase de consolidation, il fallait tout reconditionner avec un nom magique et un produit emblématique (ChatGPT...), rendant soudainement tout cela perceptible comme révolutionnaire.

Ces dernières années, cependant, je me suis attaché à une lecture plus politique, moins technique.

Je pense que ce « jeu de l’oie », où à chaque tour il faut inventer un nouveau battage médiatique pour continuer à jouer, répond à une logique idéologique précise. Un projet politique, né dans la Silicon Valley californienne, porté par des personnalités influentes, des théories hégémoniques et des manœuvres commerciales, visant à construire une hégémonie culturelle.

Je fais référence à un mélange idéologique qui fusionne : eugénisme, techno-solutions, récits apocalyptiques, singularité, terraformation, suprématie blanche et escapisme. L’idée de l’intelligence artificielle générale (IAG), dans cette vision, est celle d’une super-IA entre les mains d’une élite suprémaciste blanche, chargée d’assurer la sécurité (surtout militaire) et la reproduction des divisions de classe nécessaires pour survivre à l’apocalypse.

Dans cette construction culturelle, l’accent est constamment mis sur la dichotomie entre utopie et catastrophe : d’un côté, leur solution hypertechnologique ; de l’autre, l’urgence dont seule l’élite peut nous sauver.

Pensons au thème du réarmement européen contemporain : c’est une déclinaison de cette logique. Le schéma est récurrent : face à des menaces inévitables, la solution est la suprématie technologique, dans laquelle seule une communauté privilégiée (l’Europe) peut se sauver. La recette est toujours la même : IA, réarmement, fermeture des frontières et politiques fascistes et suprémacistes.

Le débat sur l’IA doit être lu dans le cadre de cette tentative de construction hégémonique, un projet culturel qui vise à capturer tout le monde dans un récit unique. Un récit qui construit un ennemi inévitable, contre lequel l’IA, le racisme, l’autoritarisme et la sécurité militaire sont la solution naturelle.

Je pense que la Palestine est aujourd’hui le laboratoire avancé de ce mélange idéologique. On le voit clairement à l’œuvre : dans la gestion des vies, du territoire, du travail, mais aussi dans le contrôle de la polarisation du débat public occidental. Une fois de plus, on construit un scénario apocalyptique et un ennemi terroriste, colonisé, à éradiquer ; face à lui, un ensemble technologique capable de terraformer — par le biais d’un génocide eugénique — des territoires qui deviendront des colonies de luxe pour une élite en fuite (escapisme).

J’écris ces lignes parce que j’ai le sentiment très net que chaque fois que nous alimentons le débat sur l’IA, sous quelque forme et dans quelque position que ce soit, nous jouons, consciemment ou non, un rôle dans un projet politique plus vaste. Nous ne nous contentons pas d’analyser un phénomène technique ou culturel : nous participons à sa mise en scène.

Cela signifie-t-il que l’intelligence artificielle n’est qu’une chimère issue de la propagande ? Certainement pas.

Derrière le terme « IA » se cache une transformation profonde des rapports de pouvoir, à travers l’automatisation de la production de connaissances, des cycles de production, de la financiarisation, de la logistique, de la santé, de la reproduction et de la technologie militaire, avec des conséquences extrêmement concrètes et réelles.

Et en ce sens, le débat lui-même fait partie de l’infrastructure idéologique qui soutient une vision spécifique de l’avenir : une vision qui produit un consensus, canalise l’imaginaire et prépare le terrain pour de nouvelles formes de contrôle et de suprématie.

C’est pourquoi j’appelle à construire un discours sur le rôle de la technologie uniquement s’il s’inscrit dans une opération de démasquage et de contre-hégémonie par rapport à ce projet idéologique. Parler de technologie n’a de sens que si nous le faisons pour désamorcer les récits dominants, pour fracturer le consensus qui la soutient et pour ouvrir des espaces d’imagination et d’action qui ne soient pas au service de son hégémonie.

Les deux illustrations ont été générées respectivement par Gemini et Leonardo en réponse à la demande « Génère une image de l’intelligence artificielle générative dominant le monde ». 


FAUSTO GIUDICE
Fanon façon Barny : tout faux

Fausto GiudiceBastaYeki !, 17 avril 2025

Samedi 12 avril 2025, Jean-Claude Barny a réalisé une sacrée performance à Tunis et sa banlieue. Son film était projeté à 18h au cinéma Le Rio, à 19h à l’IFT (Institut français de Tunisie) et à 21h à L’Agora de La Marsa. Il était présent à l’issue de chaque projection, en compagnie de trois de ses acteurs : Alexandre Bouyer – l’incarnation de Frantz Fanon himself -, qui a raconté que durant le tournage, il a perdu 10 kilos, et deux jeunes acteurs tunisiens, Sfaya Mbarki, jouant le rôle de Farida, une militante du FLN très peu crédible (voir plus bas), et un jeune garçon dont je n’ai pas capté le nom.


C’est que le film de Barny, Fanon, censé se passer en bonne partie à Blida en Algérie, a été tourné en Tunisie avec une majorité d’acteurs et de figurants tunisiens, dans des décors naturels tunisiens, ce qui suscite la première gêne chez le spectateur quelque peu averti.

Tout le monde n’est pas Spike Lee et ne peut pas trouver 34 millions de dollars pour faire jouer à Denzel Washington le rôle de Malcolm X.
Tout le monde n’est pas Abdenour Zahzah pour être capable de réaliser avec seulement 500 000 € un film de fiction impeccable et véridique, car étayé, documenté et réfléchi pendant une vingtaine d’années.
En tout cas, Monsieur Barny, c’est clair, n’est ni Spike Lee ni Abdenour Zahzah.

Et il n’a pu ramasser que 4 millions d’Euros pour réaliser son inepte biopic. Heureusement, des personnes qui lui voulaient du bien lui avaient refilé une première version du scénario d’Abdenour, dans lequel il a pompé allègrement pour concocter sa chorba. Mais ça n’a pas suffi à rendre son film digne, ne serait-ce que du Festival de Montpellier.

Monsieur Barny, quand donc allez-vous vous vous décider à arracher votre masque noir et nous montrer votre peau blanche ? Blanche comme le linceul dans lequel vous avez enveloppé Frantz, après l’avoir assassiné.
Une fois poussé mon cri du cœur et du cerveau, je vais tenter de l’expliquer ci-dessous, en détail.

Remarques générales

Il est clair d’emblée que Barny a vu Le Vent des Aurès de Lakhdar-Hamina (1967), le premier long métrage de l’Algérie indépendante, mais qu’il n’a ni la formation ni le talent pour lui arriver ne serait-ce qu’à la cheville. Au départ, Barny avait un projet mégalomane de raconter les 36 ans de vie de Frantz Fanon, de Fort-de-France à la Dominique, au Maroc, à Lyon et Saint-Alban, à Blida, Tunis, Accra, Bamako etc. Devant l’ampleur du projet, il se rabat sur les 8 dernières années de la vie du héros, choisissant de ne mettre en scène que Blida et Tunis. À partir de là, il a pratiquement tout faux, nous offrant une vision totalement faussée des divers événements qu’il cherche à raconter.

Ses acteurs, mal dirigés, ne savent pas sur quel pied danser et semblent hésiter à chaque scène. Le commissaire de police qui craque après s’être retrouvé dans le rôle de tortionnaire devient dans le film un sergent névrotique de l’armée, Josie, la femme militante de Frantz, devient une épouse d’une platitude consternante jouée par la pauvre actrice belge Déborah François, qui a l’air de se demander ce qu’elle fout là et semble regretter les frères Dardenne. Le seul Belge qui s’en sort est Olivier Gourmet, devenu le grand spécialiste des rôles secondaires de méchant sournois.

Détails incongrus

Venons-en maintenant aux quelques plus gros ratés du récit.

Frantz Fanon avait deux types d’écriture, l’une professionnelle, l’autre politique.
La première était constituée de notes cliniques quotidiennes, manuscrites, et consignées dans les archives de l’hôpital de Blida, où Abdenour Zahzah et Bachir Ridouh les ont consultées pour leur premier film de 2002, Franz Fanon, mémoire d’asile et dans lesquelles Zahzah a puisé pour son deuxième film de 2024, Chroniques fidèles survenues au siècle dernier à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville, au temps où Docteur Frantz Fanon était Chef de la cinquième division entre l’an 1953 et 1956.

La seconde était constituée par ses textes politiques. Il n’a jamais dicté un seul texte à sa femme Josie, contrairement à ce que Barny met en scène. Ses textes politiques, il les parlait (Sartre : « Fanon parle à haute voix »), marchant de long en large, et Marie-Jeanne Manuellan, assistante sociale mutée au Centre neuropsychiatrique de jour de l’hôpital Charles-Nicolle de Tunis dirigé par Fanon, les tapait sur une machine achetée pour l’occasion rue de Marseille, quand elle ne prenait pas en note tout ce qui se disait dans les consultations. Elle aura tapé les deux derniers livres de Fanon, L’An V de la Révolution algérienne et Les Damnés de la terre [écouter l’ entretien avec Marie-Jeanne Manuellan et voir son livre Sous la dictée de Fanon, Éditions de l’Amourier, 2017].

L’accent lyonnais/vénissian de Mehdi Senoussi, qui joue Hocine, le principal infirmier travaillant avec Fanon, est lui aussi fort mal venu.

Et que dire de Farida, la jeune militante du FLN interprétée par Sfaya Mbarki, qui se balade dans les rues d’une ville algérienne habillée d’un pantalon fuseau et portant négligemment un hijab décontracté, ce qui lui donne l’air d’une Iranienne ou d’une Afghane émancipée du XXIème siècle, mais en tout cas pas celui d’une jeune combattante clandestine dans l’Algérie des années 1950. Quiconque a une idée minimale de la société algérienne de cette époque, ne serait-ce que pour avoir vu le film La Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo, sait que « Farida » se serait déplacée soit vêtue d’un haïk (équivalent algérien du safsari tunisien) soit déguisée en petite pied-noire proprette, en jupe plissée ou tailleur.

La palme du grotesque revient à Salem Kali, lui aussi très mal venu -avec son passé de champion de kung fu et de protagoniste de film de zombies – pour incarner Abane Ramdane, parlant un arabe de karakouz [1] : le summum est atteint dans la scène où il fait un discours aux allures de prêche à des paysans réunis dans une étable. Le public tunisien n’a pas pu se retenir de rigoler lorsqu’il prononce, la bouche en cul-de-poule sous sa moustache : « Di-mou-kra-tttiiyaa ». Abane Ramdane était un Kabyle trilingue ayant reçu une éducation française et un modèle d’intellectuel organique, réalisant l’alchimie de la constitution du mouvement national de libération. Il pensait certes, avec Mao, que « le pouvoir est au bout du fusil », mais, toujours avec Mao, que « le parti commande aux fusils et il ne faut jamais permettre que les fusils commandent au parti ». Ce fut ce qui signa son arrêt de mort. Il fut étranglé sur ordre des 3 B (Belkacem, Boussouf, Bentobbal] et avec l’assentiment des trois autres B [Ben Bella, Boumediène, Bouteflika), dans une ferme entre Tétouan et Tanger où on lui avait tenu un traquenard, et non pas, comme le filme Barny, dans une villa de Tunis.

Et pour finir, la dernière scène, celle de l’enterrement. Fanon n’a pas été enterré par quelques fellahs en gandoura dans une plaine et dans un linceul, mais dans un cercueil à Aïn Kerma, en territoire algérien, par un détachement de l’Armée de Libération Nationale qui lui a rendu les honneurs militaires. Ces faits documentés – par exemple dans l’excellent documentaire d’Hassane Mezine, Fanon hier, aujourd’hui (2018) - ont été ignorés par Si Barny.

Pour conclure, Madame la France a trouvé dans le bioupik barnyen une occasion très bon marché - ça ne mange pas de pain - de se redorer le blason auprès de ses encore-colonisés de tous les continents. Mais pas auprès des décolonisés, dont votre serviteur pense faire partie. À bon entendeur salut. Quant aux autistes et autres narcissiques konparézon*, qu’ils continuent à contempler leur nombril.

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Notes

1 - Karakouz : terme tunisien désignant le théâtre d'ombres d'ombres d'origine ottomane, dérivé du turc Karagöz (oeil noir), nom du personnage plébéien et lourdaud, devenu en Grèce Karagiorgios. Karakouz en tunisien désigne généralement le cirque politicard.

*Par un hasard qui n’a rien de curieux, le film a eu son avant-première au Festival de Marrakech, au Maroc, un royaume dont tout le monde sait, au moins depuis la disparition forcée de Mehdi Ben Barka, qu’il est un bastion avancé des luttes de libération des peuples opprimés.

**Konparézon : prétentieux en kréyòl gwadloupèyen (créole guadeloupéen)