Gideon
Levy, Haaretz, 14/9/2023
Traduit
par Fausto
Giudice, Tlaxcala
On ne peut que s’émerveiller des délibérations de la Cour suprême mardi, 13
heures et demie de ravissement : l’autre Israël, l’Israël des rêves, pas de la
réalité*. Cela fait une éternité qu’il n’y a pas eu de discussion aussi
incisive et approfondie ici, et une éternité qu’il n’y a pas eu de discussion
aussi déconnectée de la réalité ignorante, superficielle, chauvine, grossière,
violente et à la tête du client d’Israël.
Les 15 juges suprêmes, le 12 septembre. Photo
Yonatan Sindel/FLASH90
Les
défenseurs de l’État démocratique juif. Photo : Ohad Zwigenberg / AP
L’audience était
aux antipodes de l’attraction
qui l’avait précédée au sein de la commission de la Constitution, du droit et
de la justice de la Knesset. Tout a été appris et peaufiné au tribunal : “justice
sociale”, “Votre Honneur”, “Pages Jaunes contre Israel Broadcasting Authority**”
et “principe de Wednesbury”. Même l’avocat du gouvernement, Ilan Bombach, s’est
momentanément transformé en un intellectuel d’Europe centrale réservé, citant
Montesquieu et Hobbes. Une audience entièrement juive, entièrement ashkénaze,
avec plus de kippahs que la moyenne de la population et presque pas d’Arabes ni
de Haredim, les deux sources de contrariété habituelles de la société
israélienne. L’Israël blanc débattait de l’avenir de sa forme de gouvernement.
C’était instructif, mais aussi déprimant.
Il s’agissait d’une délibération à l’intérieur d’une
bulle scellée et protégée, d’un sous-marin jaune en eaux troubles, d’un séminaire de
troisième cycle en démocratie avec les meilleurs esprits, sur le pont du Titanic.
Un étranger ayant assisté à l’audition aurait pu penser, à tort, qu’elle
reflétait le niveau habituel de débat et d’argumentation en Israël - c’est
ainsi qu’on y parle, surtout ces derniers temps. Mais le niveau et le style n’étaient
pas l’élément le plus trompeur ; le contenu du débat l’était beaucoup plus.
Ce qui avait été décrit à l’avance comme “l’audience la
plus importante de l’histoire du droit israélien” a tenu ses promesses. Il s’agissait de
la délibération politique la plus importante de l’histoire de l’État d’Israël,
tout simplement parce qu’il n’y a jamais eu, et qu’il n’y aura jamais, de
délibération plus importante et plus lourde de conséquences ici. Ce n’est pas
un hasard, bien sûr. L’importance de la lutte pour l’indépendance du pouvoir
judiciaire ne peut être surestimée, mais nous ne pouvons ignorer les
délibérations encore plus importantes et conséquentes concernant le
gouvernement d’Israël qui n’ont jamais eu lieu.
Les délibérations de la Cour suprême ont été
trompeuses car elles ont donné l’impression que le critère du caractère
raisonnable est ce qui sépare l’Israël démocratique de l’Israël tyrannique. Son
maintien, c’est la démocratie ; son abrogation, c’est la dictature. C’est ce
qui se cache derrière le pathos, l’impression monumentale de la délibération. D’un
côté, les gardiens qui luttent pour préserver le statu quo de toute atteinte ;
de l’autre, l’aile droite subversive et révolutionnaire, qui cherche à tout
détruire, y compris la Déclaration d’indépendance d’Israël. Comme si ce
parchemin sacré, la colonne de feu qui a guidé l’État depuis sa création, avait
jamais été mis en œuvre. Le diabolique Ilan Bombach est venu et a jeté le
parchemin dans la poubelle de l’histoire.
ça aussi, c’est est une illusion, une autre façon de nous
dire : regardez comme nous sommes beaux, quelle merveilleuse Déclaration d’indépendance nous avons, nous avons suivi ses
préceptes avec diligence, jusqu’à ce que Bombach débarque.
Le bel Israël n’a réalisé que très peu des principes
formulés par “37 personnes qui n’ont jamais été élues”, comme Bombach a décrit
ses signataires. Le parchemin parle d’une nation qui “aime la paix mais sait se
défendre”, d’un État qui “assurera l’égalité complète des droits sociaux et
politiques à tous ses habitants, sans distinction de religion, de race ou de
sexe” et qui “sera fidèle aux principes de la Charte des Nations unies”.
Excusez-moi, mais quand Israël a-t-il respecté une seule résolution des Nations
unies ? Cela aussi est exaspérant : « Nous tendons la main à tous les
États voisins et à leurs peuples dans une offre de paix et de bon voisinage ».
Une main de paix ? À qui ? Quand ? Où ? Qu’est-ce qu’Israël a compris de tout ça
avant que Bombach ne le détruise ?
La délibération au tribunal était une délibération de
fantasmes et de fantômes. Elle n’était pas différente d’une délibération à la
Cour suprême d’Afrique du Sud avant 1994 sur la nature de la démocratie pour
les Blancs. Personne n’a demandé mardi comment il était possible de parler de
démocratie dans un État d’apartheid.
Nous devons vraiment espérer que, grâce à la Cour
suprême, Israël continuera à suivre le précédent de Pages Jaunes ; l’alternative
est dangereuse et terrible. Mais admettons-le : même avec l’arrêt Pages
Jaunes sur le critère de raisonnabilité, nous ne serons pas une démocratie,
pas même pour un instant.
NdT
* La Cour suprême d’Israël a entamé mardi 12 septembre une audience
consacrée à des recours contre un projet de loi gouvernemental limitant ses
propres pouvoirs, que contestent depuis des mois des milliers de manifestants
au nom de la démocratie. Pour la première fois dans l’histoire de la plus haute
juridiction du pays, les quinze juges de la Cour se sont réunis au complet pour
entendre les arguments des opposants à une mesure clé du projet, adoptée en
juillet par la coalition de partis religieux, conservateurs et ultranationalistes
au pouvoir, dirigée par le Premier ministre Benjamin Netanyahou. Cet amendement
aux lois fondamentales de l’Etat hébreu prive la Cour suprême de son pouvoir d’annuler
des décisions gouvernementales qu’elle juge “déraisonnables”. Pour le
gouvernement, l’abandon de cette "clause de raisonnabilité" vise à
empêcher des juges non élus d’intervenir dans les affaires politiques. Pour les
opposants, il menace l’essence même de la démocratie israélienne en supprimant
un instrument de contrôle vital et en ouvrant la voie aux abus de pouvoir et à
la corruption. (Source : Reuters)
** L’affaire Pages Jaunes contre IBA,
jugée en 1980, concernait une décision prise par l’Autorité israélienne de
radiodiffusion (IBA) d’étendre un contrat avec une société privée pour une
décennie supplémentaire et de lui accorder des droits exclusifs pour fournir
des services de publicité à sa station de radio, Kol-Israel (La Voix d’Israël),
sans procéder à un appel d’offres ou accorder à d’autres entreprises des
chances égales de concourir pour le contrat. (Ces types d’exigences n’ont fait
partie du droit public israélien que plusieurs années plus tard). Le juge
Aharon Barak a laissé entendre que la décision de l’IBA était discutable, étant
donné que l’IBA aurait pu améliorer son pouvoir de négociation et le contrat
qui en a résulté en prenant en considération des offres supplémentaires. Il a
néanmoins jugé la prolongation raisonnable, ou du moins “pas déraisonnable”. En
revanche, le président de la Cour Landau a explicitement déclaré que si le
caractère raisonnable aurait été mesuré par des normes objectives et aurait
servi de base indépendante pour une intervention judiciaire, alors la Cour
aurait dû intervenir dans cette affaire. En confirmant la décision de l’IBA
tout en posant les bases substantielles d’une intervention future, Barak
bénéficiait de quelques avantages tactiques. La décision a été prise par les
trois juges, qui ont accepté de rejeter la requête, et il n’a pas été
nécessaire de forcer la juge “pivot”, Ben-Porat, à décider si elle était d’accord
avec Barak ou avec Landau sur l’issue de l’affaire. En outre, il n’y a pas eu
de frustration de la volonté administrative, qui a soutenu l’IBA. A cette
époque, l’IBA monopolisait le champ télévisuel et bénéficiait d’un fort soutien
du gouvernement israélien. La décision a satisfait l’IBA, qui tirait 10 % de
ses revenus de ce contrat privé. Après l’arrêt
Pages Jaunes, la Cour suprême israélienne a commencé à examiner le caractère
raisonnable des décisions administratives en tant que motifs indépendants d’intervention
judiciaire. (Source : Rivka Weill, The Strategic Common Law Court
of Aharon Barak and its Aftermath: On Judicially-led Constitutional Revolutions
and Democratic Backsliding, 2018)