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08/01/2025

AVI STEINBERG
La citoyenneté israélienne a toujours été un outil de génocide : je renonce donc à la mienne

Ma décision relève du constat que ce statut n’a jamais eu la moindre légitimité.
Avi Steinberg, Truthout, 26/12/2025
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

الكاتب آفي شتاينبرغ: الجنسية الإسرائيلية كانت أداة للإبادة الجماعية منذ البداية: لذلك أتخلى عن جنسيتي

Avi Steinberg est né à Jérusalem de parents USaméricains juifs orthodoxes retournés aux USA en 1993. Il est l’auteur de Running the Books: The Adventures of an Accidental Prison Librarian (2010), The lost Book of Mormon: a journey through the mythic lands of Nephi, Zarahemla, and Kansas City, Missouri (2014) et The Happily Ever After: A Memoir of an Unlikely Romance Novelist (2020). Il travaille actuellement à une biographie de l’écrivaine et militante féministe Grace Paley

Récemment, je suis entré dans un consulat israélien et j’ai présenté des documents pour renoncer officiellement à ma citoyenneté. C’était une journée d’automne exceptionnellement chaude et les employés de bureau en pause se prélassaient au bord de l’étang de Boston Common. La nuit précédente avait été marquée par une série d’attaques aériennes particulièrement épouvantables menées par Israël contre des camps de tentes de réfugiés à Gaza. Alors que les Palestiniens comptaient encore les corps ou, dans de nombreux cas, rassemblaient ce qui restait de leurs proches, la banlieusarde qui me précédait dans la file d’attente du consulat m’a joyeusement demandé ce qui m’amenait ici aujourd’hui.
Les universitaires, les journalistes et les juristes du monde entier dressent un inventaire détaillé de toutes les façons dont les crimes commis par Israël depuis octobre 2023 constituent des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et des génocides pouvant donner lieu à des poursuites judiciaires. Mais l’histoire va bien au-delà des horreurs de l’année écoulée. La citoyenneté, telle que je la possède, a été un élément matériel d’un processus génocidaire de longue date. Depuis sa création, l’État israélien s’est appuyé sur la normalisation de lois suprémacistes fondées sur des critères ethniques pour soutenir un régime militaire dont l’objectif colonial clair est l’élimination de la Palestine.
En haut du formulaire que j’avais apporté au consulat ce jour-là figure une citation de la loi sur la citoyenneté de 1952, la base juridique sur laquelle mon statut m’a été conféré à la naissance. La raison pour laquelle je renonce à ce statut est en effet directement liée à cette loi - ou plutôt à la situation sur le terrain dans les années 1950, le contexte de la Nakba, qui a façonné cette loi.

Emad Hajjaj

En 1949, dans les mois qui ont suivi la signature des accords d’armistice mettant ostensiblement fin à la guerre de 1948, les colons sionistes, qui avaient réussi à massacrer et à expulser les trois quarts de la population palestinienne autochtone dans les territoires désormais sous leur contrôle, ont commencé à chercher des moyens de sécuriser leur État de garnison militarisé. Leur préoccupation la plus pressante était de s’assurer que les Palestiniens qui avaient été chassés de leurs villages et de leurs fermes ancestrales ne reviendraient jamais, que leurs terres passeraient en possession légale du nouvel État, prêtes à être occupées par les prochaines vagues d’immigrants juifs venus de l’étranger. Plus de 500 villages et villes palestiniens ont été vidés de leur substance en l’espace d’un an, et il était désormais temps de les effacer à jamais de la carte.
Bien qu’il ait fallu de nombreuses décennies pour que l’État colonisateur reconnaisse officiellement qu’il était une entité suprémaciste juive de jure, la pratique du nettoyage ethnique était intégrée dans la stratégie militaire, sociale et juridique de l’État. Il a toujours été question d’un État juif conçu pour créer et maintenir une majorité juive sur une terre qui était à 90 % non juive avant l’arrivée massive des sionistes dans les premières décennies du XXe siècle.
L’achèvement du processus de nettoyage ethnique nécessiterait en effet une ingénierie agressive et, compte tenu de la forte résistance indigène, n’aboutirait jamais. En 1949, les frontières arbitrairement tracées étaient encore poreuses et les territoires ruraux sous occupation sioniste étaient encore loin d’être entièrement sous leur contrôle. Les Palestiniens, nouvellement réfugiés, vivaient dans des tentes à quelques kilomètres de chez eux. Nombre d’entre eux survivaient avec un seul maigre repas par jour et étaient déterminés, après l’armistice, à retrouver leurs maisons et leurs récoltes.
Certains ont tenté d’agir dans le cadre du nouveau système juridique colonial imposé à la hâte. Ils font appel à la « Déclaration d’indépendance » de la nouvelle entité, qui revendique l’égalité des droits pour tous. Mais ce document n’avait aucune valeur juridique et était conçu comme un document de propagande destiné à obtenir l’acceptation internationale au sein des toutes jeunes Nations unies. La demande d’adhésion à l’ONU, présentée par cette nouvelle entité se désignant elle-même comme l’« État d’Israël », avait déjà été rejetée une première fois, et les dirigeants sionistes s’efforçaient de donner à leur nouvelle demande un air de légitimité. Un clin d’œil symbolique aux droits des Palestiniens, espéraient-ils, donnerait une couverture politique à cet État résolument illibéral pour qu’il rejoigne l’ordre international émergent, dominé par les USA.
Indépendamment de ce que la machine de propagande de l’État mettait en avant à l’étranger, la situation sur le terrain était un cas flagrant de nettoyage ethnique. Pendant près de dix ans, les colons sionistes ont utilisé tous les moyens de la force pour rompre le lien entre les autochtones palestiniens et leurs terres. En avril 1949, ils ont adopté une politique de « tir libre », en vertu de laquelle des milliers de soi-disant infiltrés - c’est-à-dire des Palestiniens autochtones retournant dans les maisons qu’ils avaient habitées depuis des générations - pouvaient être, et ont souvent été, abattus à vue. L’État a créé des camps de concentration en procédant à de vastes rafles de villageois et d’agriculteurs. À partir de ces camps, des masses de Palestiniens ont été déportées de l’autre côté de la « frontière », où elles ont été transférées dans des camps de réfugiés de plus en plus nombreux en Jordanie et au Liban, ainsi que dans la bande de Gaza, sous contrôle égyptien. C’est ainsi que Gaza est devenue le territoire le plus densément peuplé de la planète.
Rappelons que de telles scènes se sont produites après l ‘armistice, c’est-à-dire après la fin supposée de la guerre de 1948. Cela faisait partie d’une stratégie délibérée d’après-guerre qui utilisait les cessez-le-feu comme couverture pour sécuriser un territoire ethniquement nettoyé, un schéma qui allait se répéter pendant des décennies. L’objectif était clairement défini dès le départ : expulser les Palestiniens de leurs terres pour toujours, affaiblir les intérêts de ceux qui restaient, et effacer la Palestine à la fois dans le concept et dans la réalité matérielle.
C’est dans ce contexte qu’ont été promulguées les lois sur la citoyenneté de l’État au début des années 1950 : tout d’abord, la loi du retour de 1950, qui accordait la citoyenneté à tout juif dans le monde, puis la loi sur la citoyenneté de 1952, qui annulait tout statut de citoyen détenu par les Palestiniens. La reconfiguration de la citoyenneté par l’État selon les principes de la suprématie juive sera son principe constitutionnel clé. L’effet de cette législation radicale, appliquée par une force d’occupation armée brutale sur le terrain, « a rendu les colons indigènes et a fait des indigènes palestiniens des étrangers », écrit l’universitaire Lana Tatour. Ce cadre juridique n’était pas un échec politique, note Lana Tatour, mais il « faisait ce pour quoi il avait été créé : normaliser la domination, naturaliser la souveraineté des colons, classer les populations, produire des différences et exclure, racialiser et éliminer les indigènes ».
Dix-neuf ans après la promulgation de la loi sur la citoyenneté de 1952, mes parents ont quitté les USA pour s’installer à Jérusalem et ont obtenu la citoyenneté et tous les droits en vertu de la « loi du retour ». Par une naïveté juvénile qui allait se transformer en ignorance délibérée, ils ont réussi à devenir à la fois des libéraux usaméricains opposés à l’invasion du Viêt Nam, tout en agissant comme des colons armés sur la terre d’un autre peuple. Ils se sont installés dans un quartier de Jérusalem qui avait fait l’objet d’un nettoyage ethnique quelques années auparavant. Ils ont occupé une maison construite et récemment habitée par une famille palestinienne dont la communauté avait été expulsée vers la Jordanie et dont le retour avait été violemment interdit par le canon d’un fusil - et par les papiers de citoyenneté que ma famille tenait entre ses mains.
Ce remplacement d’une personne par une autre n’était pas un secret. Des gens comme ma famille vivaient dans ces quartiers précisément parce qu’il s’agissait d’une « maison arabe », fièrement présentée comme telle en raison de son élégance et de ses hauts plafonds, en opposition aux immeubles d’habitation utilitaires et construits au petit bonheur par les colons sionistes. Je suis né dans le village palestinien d’Ayn Karim, qui a fait l’objet d’un nettoyage ethnique et qui est très prisé pour son charme arabe, sans qu’aucun Arabe ne vienne troubler ce joli tableau. Mon père était dans l’armée israélienne, dont lui et nombre de ses amis sont sortis, après la monstrueuse invasion du Liban en 1982, partisans libéraux de la « paix ». Mais pour eux, ce mot signifiait toujours vivre dans un pays à majorité juive ; il s’agissait d’une « paix » dans laquelle le péché originel de l’État, le processus continu de nettoyage ethnique, resterait fermement en place, légitimé et donc plus sûr que jamais. En d’autres termes, ils recherchaient la paix pour les Juifs ayant la citoyenneté israélienne, mais pour les Palestiniens, la « paix » signifiait une reddition totale, une occupation permanente et l’exil.
Tout cela pour dire : je ne considère pas ma décision de renoncer à cette citoyenneté comme une tentative de renverser un statut légal, mais plutôt comme une reconnaissance du fait que ce statut n’a jamais eu la moindre légitimité. La loi sur la citoyenneté israélienne est fondée sur les pires types de crimes violents que nous connaissons et sur une litanie croissante de mensonges destinés à blanchir ces crimes. L’aspect officiel, les apparats de la gouvernance légale, avec leurs sceaux du ministère de l’intérieur, ne témoignent de rien d’autre que de l’effort rampant de cet État pour dissimuler son illégalité fondamentale. Il s’agit de faux documents. Plus important encore, il s’agit d’un instrument contondant utilisé pour déplacer continuellement des personnes vivantes, des familles, des populations entières d’habitants indigènes de la terre.
Dans sa campagne génocidaire visant à effacer le peuple autochtone de Palestine, l’État a militarisé mon existence même, ma naissance et mon identité - et celles de tant d’autres. Le mur qui empêche les Palestiniens de rentrer chez eux est constitué autant de papiers d’identité que de dalles de béton. Notre travail doit consister à retirer ces dalles de béton, à déchirer les faux papiers et à perturber les récits qui font apparaître ces structures d’oppression et d’injustice comme légitimes ou, à Dieu ne plaise, comme inévitables.
À ceux qui invoqueront à bout de souffle le point de discussion selon lequel les Juifs « ont le droit à l’autodétermination », je dirai simplement que si ce droit existe, il ne peut en aucun cas impliquer l’invasion, l’occupation et le nettoyage ethnique d’un autre peuple. Personne n’a ce droit. En outre, on peut penser à quelques pays européens qui doivent des terres et des réparations à leurs Juifs persécutés. Le peuple palestinien, en revanche, n’a jamais rien dû aux Juifs pour les crimes commis par l’antisémitisme européen, et il ne le doit pas non plus aujourd’hui.
Ma conviction personnelle, comme celle de nombre de mes ancêtres du XXe siècle, est que la libération juive est inséparable de vastes mouvements sociaux. C’est la raison pour laquelle tant de Juifs étaient socialistes dans l’Europe d’avant-guerre et que beaucoup d’entre nous se rattachent à cette tradition aujourd’hui.
En tant que juif traditionnel, je pense que la Torah est radicale dans son affirmation que le peuple juif, ou tout autre peuple, n’a aucun droit à une quelconque terre, mais qu’il est plutôt lié par des responsabilités éthiques rigoureuses. En effet, si la Torah a un seul message, c’est que si vous opprimez la veuve et l’orphelin, si vous êtes corrompus par la cupidité et la violence sanctionnées par le gouvernement, et si vous acquérez des terres et des richesses aux dépens des gens ordinaires, vous serez chassés par le Dieu de la justice. La Torah est régulièrement brandie par les nationalistes adorateurs de la terre comme s’il s’agissait d’un acte de propriété, mais si on la lit vraiment, c’est un enregistrement de reproches prophétiques contre l’abus de pouvoir de l’État.
La seule entité ayant des droits souverains, selon la Torah, est le Dieu de la justice, le Dieu qui méprise l’usurpateur et l’occupant. Le sionisme n’a rien à voir avec le judaïsme ou l’histoire juive, si ce n’est que ses dirigeants ont longtemps vu dans ces sources profondes une série de récits puissamment mobilisateurs pour faire avancer leur programme colonial - et c’est à ce seul programme colonial que nous devons nous attaquer. Les efforts constants pour évoquer l’histoire de la victimisation juive afin de justifier ou simplement de détourner l’attention des actions d’une puissance économique et militaire seraient positivement risibles s’ils n’étaient pas aussi cyniquement armés et mortels.
La colonisation sioniste ne peut être ni réformée ni libéralisée : son identité existentielle, telle qu’elle est exprimée dans ses lois sur la citoyenneté et répétée ouvertement par ses citoyens, équivaut à un engagement en faveur du génocide. Les appels à des embargos sur les armes, ainsi qu’à des boycotts, à des désinvestissements et à des sanctions, sont des demandes qui relèvent du bon sens. Mais ils ne constituent pas une vision politique. La décolonisation l’est. Elle est à la fois le chemin et la destination. Nous devons tous orienter notre organisation en conséquence.
C’est déjà le cas. Une réalité différente est déjà en train d’être construite par un mouvement large, énergique et plein d’espoir de personnes du monde entier qui savent que le seul avenir éthique est une Palestine libre, libérée de la domination coloniale. Nous y parviendrons grâce à un mouvement de libération soutenu au niveau mondial, mais en fin de compte local, dirigé par les Palestiniens, un mouvement dont les politiques et les tactiques sont déterminées par les Palestiniens. Cette libération se fera par le biais d’une diversité de tactiques, en fonction des situations - y compris la résistance armée, un droit universellement reconnu pour tout peuple occupé.
La décolonisation commence par l’écoute et la réponse aux appels des organisateurs palestiniens à développer une conscience et une pratique décolonisatrices, à supprimer les structures matérielles qui ont été placées entre les Palestiniens et leur terre, et à inverser la normalisation de ces barrières arbitraires. La décolonisation de la citoyenneté implique également de comprendre le lien matériel entre le colonialisme israélien et d’autres formes de colonialisme à travers le monde. Il est bien connu que les USA fournissent sans cesse des armes et du capital politique à leur allié colonial ; ce que l’on sait moins, c’est que la conception australienne de la jurisprudence anti-indigène a servi de modèle juridique à Israël. La lutte pour une Palestine libérée est liée à la lutte des mouvements de défense des terres indigènes partout dans le monde. Ma citoyenneté unique n’est qu’une brique dans ce mur. Néanmoins, c’est une brique. Et elle doit être physiquement enlevée.
Ceux qui occupent exactement la même position que moi sont invités à rejoindre un réseau croissant et solidaire de personnes qui se défont de leur citoyenneté dans le cadre d’une pratique décolonisatrice plus large. Ceux qui ne sont pas dans cette situation devraient prendre d’autres mesures. Si vous vivez en Palestine occupée, rejoignez le mouvement de résistance et faites-en quelque chose de concret. Luttez pour décoloniser et révolutionner le mouvement ouvrier et faites-en le levier du pouvoir antiétatique qu’il devrait être. Rejoignez la résistance dirigée par les Palestiniens. Si vous ne pouvez pas faire ces choses, partez et résistez depuis l’étranger. Prenez des mesures matérielles pour démanteler cet édifice colonial, pour perturber le récit qui dit que c’est normal, que c’est l’avenir. Ce n’est pas notre avenir. La Palestine sera libérée. Mais seulement lorsque nous nous engagerons, dès maintenant, dans les pratiques de libération.

ROSA LLORENS
Elisée, les enfants et les ours et la justification de l’extermination dans la Bible


Rosa Llorens , 8/1/2025

Les « droits » des Israéliens sur la Palestine reposent sur le don de la Terre Promise par Jahvé. Curieux que même dans ce pays radicalement laïque qu’est la France on prenne cette revendication au sérieux. Mais nous sommes habitués à considérer la Bible comme une référence sacrée, et sans doute y a-t-il encore beaucoup de gens qui croient que c’est le texte le plus ancien de l’humanité, alors qu’elle est plus récente que l’Iliade, et qu’elle reprend nombre de mythes racontés dans des textes akkadiens (comme l’histoire d’Uta-Napišti, devenu Noé) antérieurs de deux millénaires !

Mais, surtout, il est maintenant établi que la Bible, à côté des mythes empruntés, est un ensemble de textes propagandistes visant à justifier les entreprises impérialistes des Hébreux et à consolider l’État (antique, mais maintenant moderne) d’Israël, autour de la croyance au dieu unique et tribal Jahvé. Il n’est donc pas étonnant que la Bible soit imprégnée d’un esprit guerrier barbare, où l’Autre est systématiquement voué à l’extermination (les colons américains ont bien compris que c’était la stratégie la plus efficace pour s’assurer la possession des territoires conquis).
Il ne faut donc pas y chercher de spiritualité – pacifique du moins : la « spiritualité » biblique est plutôt de l’ordre d’une complicité mafieuse entre une famille (le peuple juif) et son chef (Dieu). Au contraire, les passages cruels (dont l’horreur est masquée par l’habitude, et par des interprétations symboliques lénifiantes) sont innombrables.
C’est le cas de ce qu’on pourrait appeler la fable d’Elisée, les enfants et les ours.

Agatha Christie, en bonne anglicane, connaissait la Bible sur le bout des doigts et, bien que fort conformiste, elle lève quelques lièvres intéressants, comme, dans Le Meurtre de Halloween, l’histoire de Yaël et Sisra   (Yaël, la psychopathe au marteau), ou, dans Un meurtre est-il facile ?  (Murder is easy, 1939)*, celle d’Elisée [Elisha].

Ce dernier roman met en scène un self made man vaniteux, Lord Whitfield (oui, un self made man, car il y a longtemps qu’en Angleterre les titres de noblesse récompensent simplement la richesse), persuadé que Dieu le protège et punit ses ennemis : « Mes ennemis, mes détracteurs sont jetés à terre et exterminés ! ». Ce langage biblique renvoie précisément à l’histoire d’Elisée : « Rappelez-vous les enfants qui se moquaient d’Elie : les ours sont venus les dévorer » (quoique bonne anglicane, Agatha Christie fait une confusion : ce n’est pas d’Elie qu’il s’agit, mais bien de son successeur, Elisée) : de la même façon, constate Lord Whitfield avec satisfaction, un petit garçon insolent qui s’était moqué de lui a trouvé la mort peu après.

Son interlocuteur tique un peu : « J’ai toujours trouvé qu’il s’agissait là d’une vindicte excessive ». Agatha Christie, bien sûr, n’en dira pas plus : son style, c’est plutôt les notations humoristiques que les dénonciations indignées. Mais elle exprime bien là la gêne qu’on éprouve à la lecture de ce passage des Rois, II, 2, 23-25 (traduction œcuménique de la Bible, 1972) :
« Comme il [Elisée] montait par la route, des gamins sortirent de la ville et se moquèrent de lui en disant : « Vas-y, tondu ! Vas-y ! » Il se retourna, les regarda et les maudit au nom du SEIGNEUR. Alors, deux ourses sortirent du bois et déchiquetèrent 42 de ces enfants. » Et Elisée de poursuivre tranquillement sa route…
Mais il y a plus étonnant et choquant que l’histoire elle-même, c’est le commentaire qu’en fait un site évangélique lancé en 2000 par l'Eglise Baptiste d'Angers, Lueur, un éclairage sur la foi. « Ce texte semble [c’est moi qui souligne] nous raconter quelque chose de choquant et d’incompréhensible dans notre conception d’un Dieu de grâce ». L’auteur fait semblant de croire que le Dieu de la Bible est le même que celui de l’Évangile, alors que le premier, loin d’être miséricordieux, ne respire que la vengeance – ce qui invalide toute la démonstration qui suit. Mais il est instructif de suivre précisément les arguments sophistiques par lesquels il s’attache à justifier Elisée et à contester le caractère excessif de sa vindicte (ou celle de Dieu).
1) Elisée vient juste d’assumer la lourde charge de prophète (porte-parole de Dieu), il doit donc encore s’affirmer et se faire respecter : faire tuer 42 enfants est une recette infaillible pour cela !
2) le terme d’« enfants » peut aussi désigner des « jeunes » ou des « jeunes hommes » ; « il peut donc s’agir d’adolescents ou jeunes adultes ». La même mauvaise foi était à l’œuvre encore récemment (aujourd’hui, après les massacres de bébés et enfants à Gaza, ce n’est bien sûr pas possible, impossible de qualifier de « jeunes adultes » les tout petits linceuls qu’on a vus sur tant d’images) : une victime palestinienne de 12 ou 13 ans était désignée dans les médias comme un « jeune homme », une (rare) victime juive du même âge comme un « enfant ».
3) L’insulte « chauve » (Lueur n’utilise pas la traduction œcuménique) est très grave : Elisée pouvait « y voir une remise en cause de son investiture divine […] C’est un rejet complet, finalement, de Dieu en même temps que de son serviteur. » On hésitera dorénavant à utiliser l’expression « trois pelés et un tondu », qui est d’essence diabolique.
4) justification psychologique maintenant, et appel au bon sens universel sur le ton  chattemite traditionnel des curés et pasteurs : « Comme la majorité des personnes, Elisée n’accepte pas qu’on se moque de lui et encore moins de Dieu et de l’Esprit qui repose sur lui ».
5) enfin, argument d’autorité : le châtiment peut sembler excessif, mais : « après tout, cela correspond aux châtiments prévus par la Loi (Lévitique 26 22 : « J’enverrai contre vous les animaux des champs, qui vous priveront de vos enfants »). Plus fort que la charia : si vous ne me respectez pas, je ferai dévorer vos enfants par les bêtes sauvages ! Ce châtiment est en fait prévu pour les idolâtres, qui élèvent des statues aux dieux païens, mais le 3) a pris soin d’assimiler les moqueries contre Elisée à un reniement de Dieu.
Mais peut-être tous ces arguments risquent-ils de paraître spécieux, peu convaincants. Alors, l’auteur change son fusil d’épaule. La responsabilité d’Elisée tient dans un mot : « maudire », et la cruauté de Dieu dans un deuxième : « déchirer » ; l’auteur va donc se livrer à un examen lexical des termes hébreux correspondants (c’est-à-dire jouer sur les mots).
- qalal signifie mépriser, maudire. Elisée ne se met pas en colère, il ne maudit pas, il « méprise » ; il laisse Dieu « rend[re] visible la malédiction dans laquelle ils se sont mis eux-mêmes [!] en rejetant Dieu ». Et l’auteur dégaine encore une citation biblique :
« Il fera retomber sur eux leur iniquité. Il les anéantira par leur méchanceté ». (Psaumes, 94, 23).
Ce n’est donc pas Dieu qui tue les « jeunes adultes », ni Elisée, ni même les ours, ou les ourses (selon la traduction œcuménique), c’est leur propre méchanceté ! En quelque sorte, ils se sont suicidés.
- baqa est lui « aussi traduit de diverses manières » : passer au travers, disperser, se frayer un passage, fendre ; la troupe des « jeunes hommes » est donc « dispersée », leur lâcheté (se mettre à plusieurs contre un seul homme) est mise en évidence, ils sont « humiliés » - mais pas maltraités.
Remarquable inversion de la charge : ce sont les victimes qui sont blâmées !
L’auteur termine sa démonstration par une jolie antiphrase, qui nie exactement et lucidement ce qu’il vient de faire : « Sans vouloir obliger les textes à coller à des a priori religieux et exégétiques, cela n’est-il pas plus en accord avec un Dieu de grâce mais qui rabaisse les moqueurs ? » Malheureusement, l’histoire du gentil Elisée se termine par une dernière prophétie où il ordonne au nouveau roi Joas : « Tu frapperas Aram à Afeq jusqu’à extermination », Rois II, 13, 17 (Aram désigne la Syrie).
Et de conclure, de façon plutôt inquiétante : « Marchons comme Elisée ! ».
L’histoire elle-même est édifiante : le massacre de 42 enfants est présenté dans la Bible comme la preuve du caractère sacré d’Elisée, et renforce sa bonne conscience. Mais l’exégèse de Lueur l’est tout autant : c’est la même rhétorique qui permet de justifier les crimes d’Israël et d’effacer l’horreur des massacres actuels.

*Un téléfilm avec Olivia de Havilland a été tiré du roman en 1982 par Claude Whatham



YANIV KUBOVICH
L’armée israélienne met en garde ses soldats: lorsque vous voyagez à l’étranger, vous pourriez être poursuivis pour des crimes de guerre présumés commis à Gaza

Alors que les soldats d’active et de carrière doivent obtenir une autorisation pour leurs vols vers l’étranger, les FDI s’inquiètent de l’absence de supervision pour les réservistes. Israël s’efforce de bloquer les enquêtes à l’étranger alors que des fonctionnaires critiquent le chef des FDI pour n’avoir pas réussi à limiter les fuites de vidéos sur Gaza.
Yaniv Kubovich, Haaretz   5/1/2025
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Les agences de sécurité et les ministères israéliens se préparent à aider les soldats et les réservistes qui risquent d’être arrêtés à l’étranger pour avoir participé à des crimes de guerre présumés à Gaza.

Un peu de détente entre deux crimes de guerre

Les autorités israéliennes se coordonnent avec les cabinets d’avocats locaux pour fournir une aide juridique immédiate si nécessaire. Certains voyageurs israéliens ont été avertis qu’ils risquaient d’être arrêtés, mais la plupart d’entre eux ont poursuivi leur voyage sans incident ni interrogatoire.
Alors que les soldats en service actif doivent faire approuver leurs destinations de voyage par des commandants supérieurs, le corps de l’avocat général des armées s’est inquiété du manque de supervision pour les réservistes.
Des plaintes ont été déposées contre des soldats des FDI en Afrique du Sud, au Sri Lanka, en Belgique, en France et au Brésil. Dans ce dernier pays, un tribunal a récemment ordonné une enquête sur un réserviste qui avait fui le pays.
Aucune plainte similaire dans d’autres pays n’a encore donné lieu à des enquêtes formelles, et les responsables juridiques israéliens s’efforcent d’empêcher d’autres enquêtes ou arrestations. Cependant, de hauts responsables juridiques avertissent que les déclarations des membres du gouvernement pourraient saper les efforts de défense des soldats.
Un groupe de travail conjoint du corps de l’avocat général des armées, du ministère des affaires étrangères, du Conseil de sécurité nationale et du Shin Bet analyse actuellement les risques encourus par les soldats dans différents pays et surveille les enquêtes potentielles, comme celle qui a été lancée au Brésil.
Ces derniers mois, les autorités israéliennes ont identifié des organisations pro-palestiniennes qui recueillent des témoignages, des photos et des vidéos partagés par des soldats de Tsahal sur les médias sociaux pendant la guerre à Gaza.
Ces organisations surveillent également l’activité en ligne des soldats à l’étranger, exposant ceux qui publient du contenu permettant de les localiser à d’éventuelles plaintes en justice.
Les FDI reconnaissent que la guerre de Gaza a fait l’objet d’une documentation plus abondante que tout autre conflit antérieur, les deux parties ayant produit des quantités sans précédent d’images.
Au début de la guerre, de hauts responsables juridiques ont averti que les soldats qui publiaient des vidéos en ligne présentaient des risques importants. Bien que le chef d’état-major de l’armée israélienne, Herzl Halevi, ait pris des mesures pour résoudre le problème après avoir été alerté par de hauts fonctionnaires, certains estiment que sa réponse a été insuffisante et critiquent le fait qu’il n’ait pas poursuivi les officiers et les soldats responsables de la documentation non autorisée.
Les juristes des systèmes civil et militaire avertissent que sans commission d’enquête sur les événements du 7 octobre et la guerre de Gaza, et avec des menaces continues sur l’indépendance judiciaire, la capacité d’Israël à défendre ses soldats au niveau international va s’affaiblir.
Avant même la guerre, de hauts fonctionnaires avaient prévenu que les réformes judiciaires pourraient nuire à la réputation du système judiciaire à l’étranger et exposer les dirigeants politiques et militaires israéliens à des poursuites pénales.
Ces craintes se sont concrétisées avec les récents mandats d’arrêt émis à l’encontre du Premier ministre Benjamin Netanyahou et de l’ancien ministre de la défense Yoav Gallant. Des sources juridiques militaires préviennent que ces mandats pourraient n’être qu’un début.
Les responsables craignent que si Israël ne parvient pas à convaincre la communauté internationale que son système judiciaire est capable d’enquêter sur les crimes de guerre et de les poursuivre de manière crédible, les soldats seront de plus en plus exposés à des risques d’arrestation et de poursuites judiciaires à l’étranger.
Ils avertissent que les déclarations de hauts fonctionnaires s’opposant aux enquêtes sur les abus présumés, tels que l’incident de la base de Sde Teiman, affaiblissent la position d’Israël.
De même, les attaques de ministres et de membres de la Knesset contre des personnalités judiciaires de haut rang ne font qu’éroder la confiance internationale dans la capacité d’Israël à mener des enquêtes indépendantes.
Récemment, de hauts responsables juridiques ont fait savoir à des dirigeants gouvernementaux que leurs déclarations publiques auraient des conséquences directes sur les procédures judiciaires internationales impliquant des soldats des FDI.
Les représentants juridiques israéliens doivent souvent fournir des explications à divers organismes internationaux concernant des remarques controversées faites par des ministres et des membres de la Knesset, y compris des appels à annexer Gaza ou à y établir des colonies.
Selon des sources familières avec les procédures de la Cour internationale de justice de La Haye, l’argument principal d’Israël est que Gaza n’est pas un territoire occupé mais une zone de combat. Elles préviennent que les déclarations contraires des membres de la Knesset et des ministres pourraient nuire à la défense juridique d’Israël et exposer ses soldats à des risques supplémentaires à l’étranger.
De même, les appels lancés par des responsables gouvernementaux à affamer la population de Gaza afin de faire pression sur le Hamas ont suscité de vives critiques de la part de la communauté internationale, qui a déjà condamné Israël pour n’avoir autorisé qu’une aide humanitaire limitée à entrer dans le territoire.
Les responsables juridiques et sécuritaires israéliens ont été appelés à plusieurs reprises à défendre ces politiques auprès des alliés du pays.