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23/09/2022

« Sans la paix avec la planète, il n'y aura pas de paix entre les nations »
Discours historique du président Gustavo Petro à l'Assemblée générale des Nations unies

 Gustavo Petro, Nations unies, 20 septembre 2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

 

M. le Secrétaire général des Nations Unies, António Guterres, Vos Excellences, Chefs d'État et Chefs de Mission accrédités à la 77ème session de l'Assemblée générale des Nations Unies, Mme la Secrétaire générale adjointe des Nations Unies, Amina Mohammed, à vous toutes et  tous.

Je viens de l'un des trois plus beaux pays du monde.

Il y a là-bas une explosion de vie. Des milliers d'espèces multicolores dans les mers, dans les cieux, dans les terres... Je viens du pays des papillons jaunes et de la magie. Là, dans les montagnes et les vallées de tous les verts, non seulement les eaux abondantes coulent, mais aussi les torrents de sang. Je viens d'un pays à la beauté ensanglantée.

Mon pays n'est pas seulement beau, il est aussi violent.

Comment la beauté peut-elle se conjuguer avec la mort, comment la biodiversité de la vie peut-elle éclater avec les danses de la mort et de l'horreur ? Qui est coupable de rompre le charme avec la terreur ?

Qui ou quoi est responsable de noyer la vie dans les décisions routinières de la richesse et de l'intérêt ? Qui nous conduit à la destruction en tant que nation et en tant que peuple ?

Mon pays est beau parce qu'il a la jungle amazonienne, la jungle du Chocó, les eaux, la cordillère des Andes et les océans.

Dans ces forêts, de l'oxygène planétaire est émis et le CO2 atmosphérique est absorbé. L'une de ces plantes absorbant le CO2, parmi des millions d'espèces, est l'une des plus persécutées sur terre. On cherche à tout prix à la détruire : c'est une plante amazonienne, la coca, la plante sacrée des Incas.

Comme à un carrefour paradoxal, la forêt qu’on tente de sauver est, en même temps, détruite.

Pour détruire la plante de coca, on jette des poisons et du glyphosate dans l'eau, on arrête les cultivateurs et les emprisonnent. Pour avoir détruit ou possédé la feuille de coca, un million de Latino-Américains sont tués et deux millions d'Afro-Américains sont emprisonnés en Amérique du Nord. Détruisez la plante qui tue, crient-ils depuis le Nord, mais la plante n'est qu'une plante de plus parmi les millions qui périssent lorsqu'ils déclenchent le feu contre la jungle.

Détruire la forêt, l'Amazonie, est devenu le mot d'ordre suivi par les États et les commerçants. Peu importe le cri des scientifiques qui désignent la forêt tropicale comme l'un des grands piliers climatiques. Pour les rapports de force du monde, la forêt tropicale et ses habitants sont à blâmer pour le fléau qui les frappe. Les relations de pouvoir sont rongées par l'addiction à l'argent, pour se perpétuer, au pétrole, à la cocaïne et aux drogues les plus dures afin de s'anesthésier davantage.

Rien n'est plus hypocrite que le discours pour sauver la forêt tropicale.

La forêt tropicale brûle, messieurs, pendant que vous faites la guerre et jouez avec elle. La forêt tropicale, pilier climatique du monde, disparaît avec toute sa vie. La grande éponge qui absorbe le CO2 planétaire s'évapore. La forêt salvatrice est considérée dans mon pays comme l'ennemi à vaincre, comme la mauvaise herbe à éradiquer. L'espace de la coca et des agriculteurs qui la cultivent, parce qu'ils n'ont rien d'autre à cultiver, est diabolisé. Vous ne vous intéressez à mon pays que pour jeter des poisons dans ses jungles, mettre ses hommes en prison et jeter ses femmes dans l'exclusion. Vous ne vous intéressez pas à l'éducation des enfants, mais au fait de tuer leurs forêts et d'extraire du charbon et du pétrole de ses entrailles. L'éponge qui absorbe les poisons est inutile, on préfère jeter davantage de poisons dans l'atmosphère.

Nous leur servons d’excuse pour le vide et la solitude de leur propre société qui les conduit à vivre dans les bulles de la drogue. Nous leur cachons leurs problèmes qu'ils refusent de réformer. Il est préférable de déclarer la guerre à la forêt, à ses plantes, à ses habitants.

Pendant qu'ils laissent brûler les forêts, pendant que les hypocrites chassent les plantes avec des poisons pour cacher les désastres de leur propre société, ils nous demandent toujours plus de charbon, toujours plus de pétrole, pour calmer l'autre addiction : celle de la consommation, du pouvoir, de l'argent.

Qu'est-ce qui est le plus toxique pour l’humanité : la cocaïne, le charbon ou le pétrole ? Les diktats du pouvoir ont ordonné que la cocaïne est le poison et qu'il faut la persécuter, même si elle ne provoque que des morts minimes par overdose, et plus par les mélanges provoqués par son statut clandestin, mais que le charbon et le pétrole doivent être protégés, même si leur utilisation peut provoquer l’extinction de l'humanité entière. Ce sont les choses du pouvoir mondial, les choses de l'injustice, les choses de l'irrationalité, parce que le pouvoir mondial est devenu irrationnel.

Ils voient dans l'exubérance de la jungle, dans sa vitalité la luxure, le péché ; l'origine coupable de la tristesse de leurs sociétés, imprégnées de la compulsion illimitée de l'avoir et du consommer. Comment cacher la solitude du cœur, sa sécheresse au milieu de sociétés sans affection, compétitives au point d'emprisonner l'âme dans la solitude, sinon en la rendant responsable de la solitude de leurs sociétés, qui sont imprégnées de la compulsion illimitée d'avoir et de consommer. Comment cacher la solitude du cœur, sa sécheresse au milieu de sociétés sans affection, compétitives au point d'emprisonner l'âme dans la solitude, sinon en accusant la plante, l'homme qui la cultive, les secrets libertaires de la forêt. Selon le pouvoir irrationnel du monde, ce n'est pas la faute du marché qui réduit l'existence, c'est la faute de la forêt et de ceux qui l'habitent.

Les comptes bancaires sont devenus illimités, l'argent épargné des personnes les plus puissantes de la planète ne peut même pas être dépensé au long de siècles. La tristesse de l'existence produite par cet appel artificiel à la compétition est remplie de bruit et de drogues. La dépendance à l'argent et à l'avoir a un autre visage : la dépendance à la drogue chez les perdants de la compétition, chez les perdants de la course artificielle en laquelle l'humanité s'est transformée. La maladie de la solitude ne sera pas guérie par du glyphosate sur les jungles. Ce n'est pas la jungle qui est à blâmer. Le coupable est leur société éduquée dans la consommation sans fin, dans la confusion stupide entre consommation et bonheur qui permet, oui, aux poches du pouvoir de se remplir d'argent.

Ce n'est pas la jungle qui est à blâmer pour la toxicomanie, c'est l'irrationalité de votre pouvoir mondial.

Donnez un coup de raison à votre pouvoir. Rallumez les lumières du siècle.

La guerre contre la drogue dure depuis 40 ans, si nous ne rectifions pas le tir et qu'elle se poursuit pendant 40 ans encore, les USA verront 2 800 000 jeunes mourir d'overdoses de fentanyl, qui n'est pas produit dans notre Amérique latine. Elle verra des millions d'Afro-Américains emprisonnés dans leurs prisons privées. L’Afro emprisonné deviendra le fonds de commerce des entreprises pénitentiaires, un million de Latino-américains de plus seront assassinés, nos eaux et nos champs verts seront remplis de sang, le rêve de la démocratie mourra dans mon Amérique comme dans l'Amérique anglo-saxonne. La démocratie mourra là où elle est née, dans la grande Athènes d'Europe occidentale.

Pour avoir caché la vérité, vous verrez la jungle et les démocraties mourir.

La guerre contre la drogue a échoué. La lutte contre la crise climatique a échoué.

La consommation mortelle a augmenté, des drogues douces aux drogues dures, un génocide a eu lieu sur mon continent et dans mon pays, des millions de personnes ont été condamnées à la prison, et pour cacher leur propre culpabilité sociale, ils ont accusé la forêt tropicale et ses plantes. Ils ont rempli les discours et les politiques d'absurdités.

J'exige d'ici, depuis mon Amérique latine meurtrie, la fin de la guerre irrationnelle contre la drogue. La réduction de la consommation de drogues ne nécessite pas de guerres, elle nécessite que nous construisions tous une société meilleure : une société plus solidaire, plus affectueuse, où l'intensité de la vie sauve des dépendances et des nouvelles formes d'esclavage. Voulez-vous moins de drogues ? Pensez à moins de profit et à plus d'amour. Pensez à un exercice rationnel du pouvoir.

Ne touchez pas avec vos poisons la beauté de ma patrie. Aidez-nous sans hypocrisie à sauver la forêt amazonienne pour sauver la vie de l'humanité sur la planète.

Vous avez réuni les scientifiques, et ils ont parlé avec raison. Avec les mathématiques et les modèles climatologiques, ils ont dit que la fin de l'espèce humaine était proche, que ce n'est plus une question de millénaires, ni même de siècles. La science a déclenché les sonnettes d'alarme et nous avons cessé de l'écouter. La guerre a servi d'excuse pour ne pas prendre les mesures nécessaires.

Quand il fallait agir, quand les discours ne servaient plus à rien, quand il était indispensable de mettre de l'argent dans des fonds pour sauver l'humanité, quand il fallait sortir au plus vite du charbon et du pétrole, ils ont inventé guerre après guerre après guerre. Ils ont envahi l'Ukraine, mais aussi l'Irak, la Libye et la Syrie. Ils ont envahi au nom du pétrole et du gaz.

Ils ont découvert au XXIe siècle la pire de leurs addictions : l'addiction à l'argent et au pétrole.

Les guerres leur ont servi d'excuse pour ne pas agir contre la crise climatique. Les guerres leur ont montré à quel point ils sont dépendants de ce qui va tuer l'espèce humaine.

Si vous voyez des gens affamés et assoiffés qui migrent par millions vers le nord, là où se trouve l'eau, alors vous les enfermez, construisez des murs, déployez des mitrailleuses, tirez sur eux. Vous les expulsez comme s'ils n'étaient pas des êtres humains, vous reproduisez au quintuple la mentalité de ceux qui ont créé politiquement les chambres à gaz et les camps de concentration, vous reproduisez à l'échelle planétaire 1933. Le grand triomphe de l'assaut contre la raison.

Ne voyez-vous pas que la solution au grand exode déclenché vers vos pays est de revenir à ce que l'eau remplisse les rivières et que les champs se remplissent d’aliments ?

La catastrophe climatique nous remplit de virus qui nous envahissent, mais vous faites des affaires avec les médicaments et transformez les vaccins en marchandises. Vous proposez que le marché nous sauve de ce que le marché lui-même a créé. Le Frankenstein de l'humanité consiste à laisser le marché et la cupidité agir sans planification, en abandonnant les cerveaux et la raison au marché. En agenouillant la rationalité humaine devant la cupidité.

A quoi sert la guerre si ce dont nous avons besoin est de sauver l'espèce humaine ? A quoi servent l'OTAN et les empires, si ce qui se profile est la fin de l'intelligence ?

La catastrophe climatique va tuer des centaines de millions de personnes et écoutez bien, elle n'est pas produite par la planète, elle est produite par le capital. La cause de la catastrophe climatique est le capital. La logique du rapport à l'autre pour consommer toujours plus, produire toujours plus, et pour certains gagner toujours plus, produit la catastrophe climatique. Ils ont articulé à la logique de l'accumulation étendue, les moteurs énergétiques du charbon et du pétrole et ont déclenché l'ouragan : le changement chimique profond et mortel de l'atmosphère. Maintenant, dans un monde parallèle, l'accumulation élargie du capital est une accumulation élargie de la mort.

Depuis les terres de la jungle et de la beauté, là où ils ont décidé de faire d'une plante de la forêt amazonienne un ennemi, d'extrader et d'emprisonner ses cultivateurs, je vous invite à arrêter la guerre, et à mettre fin à la catastrophe climatique.

Ici, dans cette forêt amazonienne, il y a un échec de l'humanité. Derrière les feux qui la brûlent, derrière son empoisonnement, il y a un échec intégral, civilisationnel, de l'humanité.

Derrière la dépendance à la cocaïne et aux drogues, derrière la dépendance au pétrole et au charbon, se cache la véritable dépendance de cette phase de l'histoire humaine : la dépendance au pouvoir irrationnel, au profit et à l'argent. C'est l'énorme machine mortelle qui peut éteindre l'humanité.

Je vous propose, en tant que président de l'un des plus beaux pays du monde, et l'un des plus ensanglantés et violés, de mettre fin à la guerre contre la drogue et de permettre à notre peuple de vivre en paix.

Je fais appel à toute l'Amérique latine à cette fin. J'appelle la voix de l'Amérique latine à s'unir pour vaincre l'irrationnel qui martyrise nos corps.

Je vous invite à sauver la forêt amazonienne intégralement avec les ressources qui peuvent être allouées globalement à la vie. Si vous n'avez pas la capacité de financer le fonds pour la revitalisation des forêts, si l'argent est plus important pour les armes que pour la vie, alors réduisez la dette extérieure pour libérer nos propres espaces budgétaires et avec eux, accomplissez la tâche de sauver l'humanité et la vie sur la planète. Nous pouvons le faire, nous, si vous, vous ne le voulez pas. Il suffit d'échanger la dette contre la vie, contre la nature.

Je vous propose, et j'appelle l'Amérique latine à faire de même, d'engager le dialogue pour mettre fin à la guerre. Ne nous poussez pas à nous aligner sur les champs de bataille. L'heure est à la PAIX. Que les peuples slaves se parlent entre eux, que les peuples du monde se parlent entre eux. La guerre n'est qu'un piège qui nous rapproche de la fin des temps dans la grande orgie de l'irrationalité.

Depuis l'Amérique latine, nous appelons l'Ukraine et la Russie à faire la paix.

Ce n'est que dans la paix que nous pourrons sauver la vie dans ce pays qui est le nôtre. Il n'y a pas de paix totale sans justice sociale, économique et environnementale.

Nous sommes également en guerre contre la planète. Sans paix avec la planète, il n'y aura pas de paix entre les nations.

Sans justice sociale, il n'y a pas de paix sociale.

        

 

ANNAMARIA RIVERA
Ce n'est qu'un animal

Annamaria Rivera, Comune-Info, 21/9/2022
Traduit par
Fausto Giudice

Le mot spécisme* est fondé sur la notion d'espèce, par analogie avec les mots racisme et sexisme : c'est le système de domination, d'objectivation, d'appropriation des animaux, fondé sur le critère rigide et arbitraire de l'appartenance des individus à une espèce.

Un tel système est soutenu et justifié par le dogme de la Nature et l'idéologie de la centralité et de la supériorité de l'espèce humaine sur toutes les autres. La pensée occidentale moderne, bien qu’envisageant des formes de continuité dans la sphère matérielle - évolutive, biologique, mais aussi génétique - a surtout séparé culturellement et moralement non seulement le corps de l'esprit, le soma de la psyché, mais aussi les humains des non-humains.

Par conséquent, elle a souvent opéré une nette dissociation entre les sujets humains et les objets animaux, réifiant ces derniers et niant non seulement le fait qu'ils ont un “monde”, des cultures, une “histoire”, mais aussi leur qualité de sujets dotés d'une vie sensible, émotionnelle et cognitive.

Les croyances, préjugés et stéréotypes utilisés pour légitimer l'indifférence à l'égard des souffrances infligées aux animaux ou pour justifier la cruauté coutumière à leur égard sont étroitement liés aux formes de pensée racistes et sexistes.

Le mouvement antispéciste (ou mouvement de libération animale) affirme que l’assignation des individus à des catégories biologiques (d'espèces, mais aussi de “race”, de sexe, d'âge) n'est pas pertinente pour décider de la considération à accorder à leurs besoins, à leurs désirs, à leurs droits ; et elle sert simplement de prétexte idéologique à la discrimination, qui va jusqu'à la réification. Au sujet de cette dernière, il suffit de mentionner le fait que, jusqu'en 2015, pour le Code civil français, le statut juridique de l'animal était celui d'un bien meuble : ce n'est que plus tard qu'il est devenu « un être vivant doué de sensibilité » [voir ici].

Un des risques les plus sérieux est, à mon avis, l'infiltration du mouvement antispéciste ou l'appropriation de la “question animale” par des courants de droite ou d'extrême droite. Il est donc également nécessaire - et pas seulement pour des raisons tactiques - d'articuler l'antispécisme avec l'antisexisme et l'antiracisme. Les stéréotypes utilisés pour légitimer l'indifférence à l'égard des souffrances infligées aux animaux ou pour justifier la cruauté habituelle à leur égard sont étroitement liés aux modes de pensée racistes et sexistes.

Une partie de la gauche politique court également de tels risques, incapable, comme elle l'est souvent, de comprendre la valeur stratégique de l'antispécisme. Pour une partie de la pensée de gauche, la “question animale” est un luxe pour les privilégiés, qui seraient indifférents aux questions de classe, de justice sociale et d'égalité. Cependant, bien que la tradition de gauche ait souvent marqué ses distances par rapport à la “question animale”, il existe des exceptions historiques pertinentes auxquelles on peut se référer : de Rosa Luxemburg à Horkheimer et Adorno...

Quant au mouvement féministe, il a certainement développé une réflexion profonde sur ce qui est proclamé, proposé et imposé comme neutralité universelle. Mais, jusqu'à présent, du moins dans ses variantes italienne et française, il n'a pas su réfléchir suffisamment au “cycle maudit de l'exclusion des autres”, inauguré par le spécisme (l'expression est de Claude Lévi-Strauss).


En effet, affirmer que les animaux ne sont pas des choses, des biens ou des marchandises, mais bien des sujets d'une vie sensible, singulière, affective et cognitive (et agir en conséquence) signifie aller dans le sens d'un projet économique, social et culturel qui a pour fondement la redistribution des ressources à l'échelle mondiale, l'égalité économique et sociale, et en fin de compte le dépassement du système capitaliste. Et ceci dans la mesure où, notamment dans sa phase néolibérale et mondialisée, le capitalisme est fondé sur l'exploitation intensive des non-humains comme des humains.

Même les écologistes ont tardé non seulement à se préoccuper du bien-être animal, mais aussi à prendre en compte les énormes dégâts environnementaux causés par l'industrie de la viande. De fait, au moins 142 milliards d'animaux sont abattus chaque année dans le monde. Avant d'être tués, souvent de manière douloureuse et horrible, les animaux d'élevage n'ont aucune existence. Les cochons sont emprisonnés dans des cages qui compriment leur corps et les empêchent de bouger du tout ; les veaux sont arrachés à leur mère dès leur naissance ; les poussins mâles sont pulvérisés vivants...

Cette industrie est la principale responsable de la déforestation, de la consommation et de la pollution de l'eau, de la production de gaz à effet de serre, de l'utilisation planétaire des terres, de la consommation de produits agricoles ; en outre, elle est l'une des premières en termes de consommation d'énergie. Tout cela au profit presque exclusif des pays occidentaux riches et industrialisés, qui sont les plus gros consommateurs de viande par habitant. [voir ici]


En résumé, nous avons aujourd'hui tous les éléments pour affirmer que l'alimentation carnée provoque un véritable désastre écologique (il faut dix mille litres d'eau pour produire un kilo de viande bovine) ainsi qu'une importante sous-nutrition humaine : quatre milliards d'êtres humains de plus pourraient être nourris si les productions végétales destinées aux bovins étaient utilisées directement pour l’ alimentation des humains.


En réalité, les élevages industriels et les abattoirs, avec leur chaîne de démontage des corps des animaux, restent les exemples extrêmes d'“usines” typiquement fordistes. Là, une vache est tuée et dépecée toutes les minutes, un porc toutes les vingt secondes et un poulet toutes les deux secondes. Mais leurs dégâts n'affectent pas seulement la vie des animaux, bien sûr, et l'environnement, mais aussi les travailleurs qui y sont employés. En France, d'ailleurs, il y a eu des enquêtes de terrain sur les chaînes d'abattage, qui décrivent l'enfer des conditions des animaux et des travailleurs.

La rationalité technique de l'élevage et de l'abattage des animaux contient en elle-même une logique qui évoque celle qui a guidé les techniques de concentration et d'extermination des humains. Suivant la sémantique de l'euphémisme homicide, l'extermination planifiée selon la stricte logique industrielle était désignée par l'expression « donner une mort compatissante » afin d'éviter les « souffrances inutiles ». Ainsi, la mise à mort en série d'animaux destinés à l'abattage dans des abattoirs aseptiques et automatisés, prescrite par les lois des pays occidentaux “plus avancés”, est appelée et justifiée comme un “abattage sans cruauté”.

L'antispécisme s'oppose à la vision naturaliste des êtres vivants et s'intéresse non pas à ce que les individus représentent, mais avant tout à ce qu'ils ressentent et vivent. Ce qui compte, ce n'est pas le logos, la rationalité ou la capacité d'abstraction, mais, avant tout, la simple existence de la souffrance de l'animal, qui est la preuve de sa conscience et de sa subjectivité. On sait maintenant que la sensibilité et l'acuité affective des porcs sont parmi les plus développées. Et pourtant, cela n'empêche pas de tuer au moins deux milliards d'entre eux chaque année, après les avoir soumis à des conditions d'élevage horribles.

C'est l'homme occidental-moderne qui a inauguré la rhétorique selon laquelle l'altérité ne peut être définie que par un critère privatif. L'animal non humain serait caractérisé par ce qui lui manque : raison, âme, conscience, langage, culture...

Jamais par sa singularité. A cet égard, les découvertes nombreuses et novatrices dans les domaines de l'éthologie et de la psychologie cognitive nous ont amenés à abandonner progressivement les anciens critères privatifs. Néanmoins, la pensée dogmatique de la suprématie absolue des êtres humains invente toujours de nouvelles différences radicales, infondées ou même ridicules. On disait autrefois que l'utilisation d'outils était “propre à l'homme”, jusqu'à ce que l'on découvre que certaines espèces animales les utilisaient. Ensuite, on a prétendu que seuls les humains étaient capables de les fabriquer, alors qu'en fait les chimpanzés et d'autres animaux en sont également capables. Plus tard, il a été affirmé que les animaux n'avaient pas de langage articulé. Or  on a pu enseigner à certains primates le langage gestuel des sourds-muets humains, avec une syntaxe et d'autres règles.

Nous disposons donc aujourd'hui de tous les éléments scientifiques pour affirmer que les animaux sont des êtres sensibles, dans de nombreux cas dotés d'une conscience, au sens le plus fort du terme.

Certains anthropologues, au premier rang desquels Claude Lévi-Strauss, ont émis l'hypothèse que l'asservissement, la disqualification et l'exploitation des animaux étaient le modèle primaire qui permettait la domination, la réification et la hiérarchisation de certaines catégories d'êtres humains. Pour sa part, Theodor W. Adorno, dans un aphorisme mémorable de Minima Moralia, écrit que l'éventualité du pogrom est décidée « au moment où le regard d'un animal mortellement blessé rencontre un homme. L'obstination avec laquelle il rejette son regard – “ce n'est qu'un animal” - réapparaît irrésistiblement dans les cruautés commises sur les humains, dont les auteurs doivent constamment se convaincre que “ce n'est qu'un animal” ».

NdT

*Spécisme : traduction de l’anglais speciesism, un terme forgé par le psychologue britannique Richard Ryder, membre du Groupe d’Oxford, en 1970, et défini comme « un préjugé ou une attitude de partialité en faveur des intérêts des membres de sa propre espèce et contre ceux des membres d'autres espèces ».

  

  Le marché de la viande, par Carl Hassmann,magazine Puck, USA, 1906 [date de parution du roman d'Upton Sinclair La Jungle, sur les abattoirs de Chicago et de la promulgation de la première loi fédérale de régulation du marché de la viande] :

    Un boucher, "Le trust du bœuf", debout derrière le comptoir d'une boucherie, présentant des produits carnés étiquetés "Poison en pot, bœuf au maïs chimique, poulet de veau, saindoux tuberculeux, rôti de bœuf pourri, jambon désodorisé, saucisses embaumées, porc putréfié". Un verset de la Bible apparaît sous le comptoir : "C'est pourquoi je vous dis : Ne vous souciez pas pour votre vie de ce que vous mangerez, ni de ce que vous boirez. Matthieu VI:25".