Luis Casado, Politika, 30/7/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Steve
Keen pensait suivre des cours d’économie... En réalité, on lui enseignait la vérité
révélée. Comme il n’est pas si abruti que ça, Steve a gardé les yeux ouverts. Résultat :
un livre de 852 pages...
Ce n’est pas
que les livres monumentaux, comme les romans de la littérature russe, me
découragent. C’est juste que l’on se demande si le sujet et la qualité de l’écriture
valent le détour.
J’ai lu Jérusalem :
biographie de Simon Sebag-Montefiore, dont les 667 pages de typographie
serrée serrées demandent patience et persévérance, d’autant plus que du début à
la fin, ce ne sont que massacres, trahisons et cornes - au sens propre et
figuré - dont personne ne sort indemne.
Criminels
les uns, criminels les autres, criminels tous, tantôt opprimés, tantôt
oppresseurs, toujours avec la prétention de dominer une ville et une région qui
n’ont cessé de changer de mains depuis l’époque lointaine - il y a plus de 3
000 ans - où Babylone faisait office d’empire sous la dynastie d’Hammourabi.
Des
millénaires de fanatisme, de conquêtes, d’occupations et de guerres d’extermination
au nom du vrai dieu, aussi sanguinaire, vengeur et nigaud que ses inventeurs
terrestres.
Cependant,
les huit cent cinquante-deux pages de L’Imposture économique de Steve
Keen, c’est un peu trop pour moi. Je ne nie pas l’intérêt de ses arguments, ni
la clarté de ses démonstrations, ni même la qualité d’une prose qui, sans être
littéraire - et sans atteindre la clarté lumineuse des écrits d’un Bernard
Maris - diffère grandement de la nullité médiocre et arrogante pratiquée par l’immense
majorité des économistes.
Il arrive
que Keen, et/ou ses préfaciers, laissent échapper le nom de l’assassin dans les
premières pages. Maintenir l’intérêt de l’histoire dans ces conditions n’est
pas à la portée de n’importe qui : il faut le génie d’un García Márquez dans Chronique
d’une mort annoncée.
Mon
exemplaire de L’Imposture économique est une édition de poche (L’atelier
en poche). Le deuxième paragraphe de l’avant-propos de Gaël Giraud y est un
choc pour tout économiste crétin, c’est-à-dire pour l’immense majorité d’une
profession qui concentre les crétins comme une cuvette de WC concentre les
Escherichia coli.
En résumé,
Gäel Giraud explique que la fameuse loi de l’offre et de la demande, ça n’existe
pas.
Pouvez-vous
imaginer la tête des experts ? En effet, Keen montre que la courbe d’offre n’existe
pas et que la courbe de demande globale pourrait bien ne pas être une fonction
dégressive du prix.
Keen ne fait
que répéter ce que d’autres avaient compris avant lui : la fausseté de la loi
de l’offre et de la demande, pilier fondamental de la théorie de l’équilibre
général.
Entre
autres, Sonnenschein, dont le théorème - établi entre 1972 et 1974 avec Rolf
Ricardo Mantel et Gérard Debreu, donc également appelé théorème
Sonnenschein-Mantel-Debreu - montre que les fonctions de demande et d’offre de
la théorie de l’équilibre général (TEG) peuvent avoir n’importe quelle forme,
ce qui réfute le résultat d’unicité et de stabilité de l’équilibre général.
La première
édition du livre de Keen aux USA date de 2011 (Debunking Economics. The
Naked Emperor Dethroned ?). Ainsi, bien qu’il ne s’agisse pas d’une
première, l’intérêt de son livre tient principalement à l’effort de
vulgarisation et à la méthodologie avec laquelle il s’attaque à chacune des
faussetés de la théorie économique.
En bref, il
s’avère que nous savons depuis au moins un demi-siècle que la soi-disant loi de
l’offre et de la demande est un pur sophisme, une aberration, une tromperie,
une mystification.
À propos de
la théorie de l’équilibre général :
« S’il
existe un équilibre (Gérard Debreu a démontré qu’il peut exister grâce au
Théorème du Point Fixe de Broüwer), à moins de tomber dessus par hasard, on en
le trouve pas. Et si, par hasard, on le trouve... l’équilibre s’éloigne. Si les
mots "marché" et "loi de l’offre et la demande" ont un
sens, c’est celui d’aberration, de déséquilibre, d’indétermination, de
destruction, de désordre. Bordel. Le marché est un vaste bordel ». (Bernad
Maris).
Pour ceux
que le sujet intéresse, en mathématiques, le théorème du point fixe de Broüwer
est un résultat de la topologie. Il fait partie de la grande famille des
théorèmes du point fixe qui affirment que si une fonction vérifie certaines
propriétés, alors il existe un point x0 tel que f(x0)=x0.
Broüwer
aurait ajouté : « Je peux formuler ce magnifique résultat d’une autre
manière. Je prends une feuille de papier horizontale, une autre feuille
identique que je froisse et, après l’avoir étirée, je la replace sur la
première. Un point de la feuille froissée se trouve au même endroit que sur l’autre
feuille ».
Mais le mien
a à voir avec le livre de Steve Keen, où la vérité vous est révélée dès les
premières pages, sans garder de mystère pour le dernier chapitre.
Steve Keen
affirme avoir réalisé très tôt l’indigence de ce qu’on lui enseignait à l’université
de Nouvelle-Galles du Sud. Dans sa préface à la première édition de L’imposture
économique, Keen s’interroge :
« Pourquoi
les économistes persistent-ils à utiliser une théorie dont le manque de
solidité a été si clairement démontré ? Pourquoi, malgré l’impact destructeur
des politiques économiques préconçues, la théorie économique constitue-t-elle
encore la boîte à outils utilisée par les politiciens et les bureaucrates pour
la plupart des questions économiques et sociales ? »
Keen a
quelques idées à ce sujet :
« La
réponse se trouve dans la manière dont l’économie est enseignée dans le monde
universitaire ».
Cependant,
la méfiance de Keen à l’égard des enseignements reçus au cours de ses études
universitaires l’a conduit non seulement à douter de la pertinence de la
science économique, mais aussi à enquêter, rechercher et parvenir à une
conclusion dans laquelle il était loin d’être le premier :
« Ce
scepticisme a inauguré un processus exponentiel de découvertes qui m’ont fait
comprendre que ce que j’avais considéré au début comme une formation en
économie, était en réalité à peine mieux qu’un endoctrinement ».
Keen pensait
être à l’université. En réalité, il suivait des cours de catéchisme.
Qui aurait
le courage d’aspirer à ce tome gigantesque si, après une brève lecture, on vous
a déjà dit que tout le texte n’est que mensonges, faussetés, inventions,
sophismes, dogmes et vérités révélées par un groupuscule d’illuminés ?
La théorie
économique se résume à la loi de l’offre et de la demande : si les prix
augmentent, l’offre augmente ; si les prix augmentent, la demande diminue. Et
vice versa.
Les causes
du chômage ? L’offre et la demande. Un léger déséquilibre qui ne peut être
corrigé que par l’offre et la demande.
La chute du
prix du cuivre ? L’offre et la demande.
L’augmentation
des investissements ? L’offre et la demande.
La
disparition des espèces marines ? L’offre et la demande.
La baisse du
taux de natalité ? L’offre et la demande... a dit un crétin appelé Gary Becker,
prix Nobel d’économie.
Inflation,
déflation, allocation des ressources, politiques publiques et recherche d’or au
Klondike... ? L’offre et la demande.
Mais comme
nous l’avons déjà dit, Sonnenschein a montré dans les années 1970 que les
fonctions d’offre et de demande sont des histoires à dormir debout. Keen
affirme que la courbe d’offre n’existe pas et que la courbe de demande est une
invention.
Cependant,
le monde universitaire - et avec lui le monde des affaires, les gouvernements
et les parlements - ne comprend pas. Il fait semblant de croire que la terre
est plate. Comme si la loi de l’offre et de la demande avait un sens et
permettait les projections et les calculs sur lesquels les experts fondent
leurs prévisions économiques.
En lisant
Henri Guillemin, on apprend que les classes dirigeantes du XVIIIe
siècle - noblesse, clergé, bourgeoisie - considéraient la religion comme une
superstition pernicieuse des ignorants. Pour eux, bien sûr. Parce que la
religion était utile pour faire taire les misérables : le pouvoir était encore “d’origine
divine”. Celui qui osait se rebeller contre sa situation de péquenaud exploité,
affamé, ne faisait que blasphémer, insulter Dieu et le ciel.
Les évêques,
les ducs et les marquis, l’intelligentsia voltairienne, les riches marchands et
industriels, bref, les potentats, sont aussi oublieux de Dieu que de leur
première malédiction. Ce qui ne les empêche pas d’organiser d’éminentes
cérémonies religieuses pour contenter le populo.
Il en va de
même pour l’économie : la loi de l’offre et de la demande - ainsi que le reste
du charlatanisme économique - ne sert qu’à expliquer aux pauvres la chance qu’ils
ont d’être exploités par des gens qui, eux, comprennent de quoi il retourne.
Sinon, on
court le risque de la volatilité, de l’instabilité, de l’incertitude, de la
disparition des marchés et, avec elle, de l’évaporation du paradis sur terre.
Tout ce dont
ils ont besoin pour tenir un tel discours, c’est de quelques titres quotidiens
dans la presse docile.
Huit cent
cinquante-deux pages pour expliquer une telle évidence, décidément, c’est too
much.
La Lithotomie (La Cure de la folie ou L’Extraction de la pierre de folie),
par Jérôme Bosch, env. 1494. Musée du Prado, Madrid