01/08/2023

LUIS CASADO
Huit cent cinquante-deux pages pour expliquer une évidence : la “loi de l’offre et de la demande”, c’est une fourmi de dix-huit mètres

Luis Casado, Politika, 30/7/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

 Steve Keen pensait suivre des cours d’économie... En réalité, on lui enseignait la vérité révélée. Comme il n’est pas si abruti que ça, Steve a gardé les yeux ouverts. Résultat : un livre de 852 pages...

Ce n’est pas que les livres monumentaux, comme les romans de la littérature russe, me découragent. C’est juste que l’on se demande si le sujet et la qualité de l’écriture valent le détour.

J’ai lu Jérusalem : biographie de Simon Sebag-Montefiore, dont les 667 pages de typographie serrée serrées demandent patience et persévérance, d’autant plus que du début à la fin, ce ne sont que massacres, trahisons et cornes - au sens propre et figuré - dont personne ne sort indemne.

Criminels les uns, criminels les autres, criminels tous, tantôt opprimés, tantôt oppresseurs, toujours avec la prétention de dominer une ville et une région qui n’ont cessé de changer de mains depuis l’époque lointaine - il y a plus de 3 000 ans - où Babylone faisait office d’empire sous la dynastie d’Hammourabi.

Des millénaires de fanatisme, de conquêtes, d’occupations et de guerres d’extermination au nom du vrai dieu, aussi sanguinaire, vengeur et nigaud que ses inventeurs terrestres.


Cependant, les huit cent cinquante-deux pages de L’Imposture économique de Steve Keen, c’est un peu trop pour moi. Je ne nie pas l’intérêt de ses arguments, ni la clarté de ses démonstrations, ni même la qualité d’une prose qui, sans être littéraire - et sans atteindre la clarté lumineuse des écrits d’un Bernard Maris - diffère grandement de la nullité médiocre et arrogante pratiquée par l’immense majorité des économistes.

Il arrive que Keen, et/ou ses préfaciers, laissent échapper le nom de l’assassin dans les premières pages. Maintenir l’intérêt de l’histoire dans ces conditions n’est pas à la portée de n’importe qui : il faut le génie d’un García Márquez dans Chronique d’une mort annoncée.

Mon exemplaire de L’Imposture économique est une édition de poche (L’atelier en poche). Le deuxième paragraphe de l’avant-propos de Gaël Giraud y est un choc pour tout économiste crétin, c’est-à-dire pour l’immense majorité d’une profession qui concentre les crétins comme une cuvette de WC concentre les Escherichia coli.

En résumé, Gäel Giraud explique que la fameuse loi de l’offre et de la demande, ça n’existe pas.

Pouvez-vous imaginer la tête des experts ? En effet, Keen montre que la courbe d’offre n’existe pas et que la courbe de demande globale pourrait bien ne pas être une fonction dégressive du prix.

Keen ne fait que répéter ce que d’autres avaient compris avant lui : la fausseté de la loi de l’offre et de la demande, pilier fondamental de la théorie de l’équilibre général.

Entre autres, Sonnenschein, dont le théorème - établi entre 1972 et 1974 avec Rolf Ricardo Mantel et Gérard Debreu, donc également appelé théorème Sonnenschein-Mantel-Debreu - montre que les fonctions de demande et d’offre de la théorie de l’équilibre général (TEG) peuvent avoir n’importe quelle forme, ce qui réfute le résultat d’unicité et de stabilité de l’équilibre général.

La première édition du livre de Keen aux USA date de 2011 (Debunking Economics. The Naked Emperor Dethroned ?). Ainsi, bien qu’il ne s’agisse pas d’une première, l’intérêt de son livre tient principalement à l’effort de vulgarisation et à la méthodologie avec laquelle il s’attaque à chacune des faussetés de la théorie économique.

En bref, il s’avère que nous savons depuis au moins un demi-siècle que la soi-disant loi de l’offre et de la demande est un pur sophisme, une aberration, une tromperie, une mystification.

À propos de la théorie de l’équilibre général :

« S’il existe un équilibre (Gérard Debreu a démontré qu’il peut exister grâce au Théorème du Point Fixe de Broüwer), à moins de tomber dessus par hasard, on en le trouve pas. Et si, par hasard, on le trouve... l’équilibre s’éloigne. Si les mots "marché" et "loi de l’offre et la demande" ont un sens, c’est celui d’aberration, de déséquilibre, d’indétermination, de destruction, de désordre. Bordel. Le marché est un vaste bordel ». (Bernad Maris).

Pour ceux que le sujet intéresse, en mathématiques, le théorème du point fixe de Broüwer est un résultat de la topologie. Il fait partie de la grande famille des théorèmes du point fixe qui affirment que si une fonction vérifie certaines propriétés, alors il existe un point x0 tel que f(x0)=x0.

Broüwer aurait ajouté : « Je peux formuler ce magnifique résultat d’une autre manière. Je prends une feuille de papier horizontale, une autre feuille identique que je froisse et, après l’avoir étirée, je la replace sur la première. Un point de la feuille froissée se trouve au même endroit que sur l’autre feuille ».

Mais le mien a à voir avec le livre de Steve Keen, où la vérité vous est révélée dès les premières pages, sans garder de mystère pour le dernier chapitre.

Steve Keen affirme avoir réalisé très tôt l’indigence de ce qu’on lui enseignait à l’université de Nouvelle-Galles du Sud. Dans sa préface à la première édition de L’imposture économique, Keen s’interroge :

« Pourquoi les économistes persistent-ils à utiliser une théorie dont le manque de solidité a été si clairement démontré ? Pourquoi, malgré l’impact destructeur des politiques économiques préconçues, la théorie économique constitue-t-elle encore la boîte à outils utilisée par les politiciens et les bureaucrates pour la plupart des questions économiques et sociales ? »

Keen a quelques idées à ce sujet :

« La réponse se trouve dans la manière dont l’économie est enseignée dans le monde universitaire ».

Cependant, la méfiance de Keen à l’égard des enseignements reçus au cours de ses études universitaires l’a conduit non seulement à douter de la pertinence de la science économique, mais aussi à enquêter, rechercher et parvenir à une conclusion dans laquelle il était loin d’être le premier :

« Ce scepticisme a inauguré un processus exponentiel de découvertes qui m’ont fait comprendre que ce que j’avais considéré au début comme une formation en économie, était en réalité à peine mieux qu’un endoctrinement ».

Keen pensait être à l’université. En réalité, il suivait des cours de catéchisme.

Qui aurait le courage d’aspirer à ce tome gigantesque si, après une brève lecture, on vous a déjà dit que tout le texte n’est que mensonges, faussetés, inventions, sophismes, dogmes et vérités révélées par un groupuscule d’illuminés ?

La théorie économique se résume à la loi de l’offre et de la demande : si les prix augmentent, l’offre augmente ; si les prix augmentent, la demande diminue. Et vice versa.

Les causes du chômage ? L’offre et la demande. Un léger déséquilibre qui ne peut être corrigé que par l’offre et la demande.

La chute du prix du cuivre ? L’offre et la demande.

L’augmentation des investissements ? L’offre et la demande.

La disparition des espèces marines ? L’offre et la demande.

La baisse du taux de natalité ? L’offre et la demande... a dit un crétin appelé Gary Becker, prix Nobel d’économie.

Inflation, déflation, allocation des ressources, politiques publiques et recherche d’or au Klondike... ? L’offre et la demande.

Mais comme nous l’avons déjà dit, Sonnenschein a montré dans les années 1970 que les fonctions d’offre et de demande sont des histoires à dormir debout. Keen affirme que la courbe d’offre n’existe pas et que la courbe de demande est une invention.

Cependant, le monde universitaire - et avec lui le monde des affaires, les gouvernements et les parlements - ne comprend pas. Il fait semblant de croire que la terre est plate. Comme si la loi de l’offre et de la demande avait un sens et permettait les projections et les calculs sur lesquels les experts fondent leurs prévisions économiques.

En lisant Henri Guillemin, on apprend que les classes dirigeantes du XVIIIe siècle - noblesse, clergé, bourgeoisie - considéraient la religion comme une superstition pernicieuse des ignorants. Pour eux, bien sûr. Parce que la religion était utile pour faire taire les misérables : le pouvoir était encore “d’origine divine”. Celui qui osait se rebeller contre sa situation de péquenaud exploité, affamé, ne faisait que blasphémer, insulter Dieu et le ciel.

Les évêques, les ducs et les marquis, l’intelligentsia voltairienne, les riches marchands et industriels, bref, les potentats, sont aussi oublieux de Dieu que de leur première malédiction. Ce qui ne les empêche pas d’organiser d’éminentes cérémonies religieuses pour contenter le populo.

Il en va de même pour l’économie : la loi de l’offre et de la demande - ainsi que le reste du charlatanisme économique - ne sert qu’à expliquer aux pauvres la chance qu’ils ont d’être exploités par des gens qui, eux, comprennent de quoi il retourne.

Sinon, on court le risque de la volatilité, de l’instabilité, de l’incertitude, de la disparition des marchés et, avec elle, de l’évaporation du paradis sur terre.

Tout ce dont ils ont besoin pour tenir un tel discours, c’est de quelques titres quotidiens dans la presse docile.

Huit cent cinquante-deux pages pour expliquer une telle évidence, décidément, c’est too much.

La Lithotomie (La Cure de la folie ou L’Extraction de la pierre de folie), par Jérôme Bosch, env. 1494. Musée du Prado, Madrid

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