Les habitants de Tarente, séparés
d'une gigantesque aciérie par une mince clôture en filet, racontent une
histoire qui oppose les moyens de subsistance aux vies perdues à cause du
cancer, l'économie à l'environnement.
Chaque jour, Teresa Battista essuie
les épaisses couches de poussière qui recouvrent les tombes du cimetière de San
Brunone à Tamburi, un quartier de la ville côtière de Tarente, dans le sud de
l'Italie.
Malgré tous ses efforts, cette
femme de ménage, qui travaille au cimetière depuis 35 ans, n'a pas pu empêcher
les tombes en marbre de développer des cicatrices rouges, dues à la poussière
toxique de minerai de fer.
Même après la mort, dit-elle,
l'usine sidérurgique adjacente, qui, depuis 1965, crache des fumées nocives qui
seraient à l'origine de milliers de décès par cancer, est incontournable.
La plupart des personnes enterrées
dans le cimetière sont mortes de la maladie. Deux d'entre elles étaient des
frères de Battista. « Presque tous ceux qui sont ici étaient des jeunes »,
dit-elle. « Cette usine tue tout ».
L'usine sidérurgique, l'une des
plus grandes d'Europe et l'un des principaux employeurs du sud sous-développé
de l'Italie, est de nouveau sous les feux de la rampe alors que le gouvernement
de Giorgia Meloni s'efforce de la maintenir à flot.
Teresa Battista nettoie les tombes
du cimetière de San Brunone dans le quartier de Tamburi à Tarente
Meloni a récemment nommé un
commissaire spécial pour reprendre temporairement l'usine, qui s'appelle
maintenant Acciaierie d'Italia (ADI) mais est mieux connue sous son ancien nom,
ILVA, après l'échec des négociations avec le sidérurgiste mondial
ArcelorMittal, son propriétaire majoritaire depuis 2018.
Alors que le gouvernement cherche
de nouveaux investisseurs, les habitants de Tarente, et en particulier ceux de
Tamburi, qui sont séparés de l'usine par une simple clôture métallique,
racontent une histoire qui oppose les moyens de subsistance aux vies,
l'économie à l'environnement, et les riches aux pauvres.
L'usine a été construite à Tarente,
une ville ancienne fondée par les Grecs, au début des années 1960, après avoir
été rejetée par Bari, la capitale de la région des Pouilles, et par Lecce, la
ville voisine. Des hectares de terres agricoles et des milliers d'oliviers ont
été détruits pour faire place à ce complexe tentaculaire, qui fait presque
trois fois la taille de Tarente elle-même.
Pendant les premières décennies,
l'usine a apporté la prospérité à une ville qui vivait auparavant de la pêche
et de l'agriculture. Les travailleurs affluaient des régions voisines ou
revenaient de l'étranger pour y travailler. À son apogée, l'usine produisait
plus de 10 millions de tonnes d'acier par an, avec une main-d'œuvre de plus de
20 000 personnes.
La pollution émanant des cheminées
rayées de rouge et de blanc qui surplombent la ville est devenue une partie
intégrante de la vie. Certains anciens travailleurs se souviennent d'avoir
soufflé du mucus noir de leur nez. Les enfants jouaient avec la poussière,
certains la retrouvant sur leur oreiller le matin lorsque les fenêtres
restaient ouvertes en été. « C'était comme des paillettes », dit
Ignazio D'Andria, propriétaire du Mini Bar à Tamburi. « Nous pensions
qu'il s'agissait d'un cadeau des fées, alors qu'en réalité, c'était du poison ».
Les émissions - un mélange de
minéraux, de métaux et de dioxines cancérigènes - se sont infiltrées dans la
mer, détruisant pratiquement une autre activité économique vitale de la ville :
la pêche aux moules.
Le nombre de cas de cancer a
augmenté, mais ce n'est qu'en 2012 que les chiffres officiels ont montré que le
taux de mortalité dû à la maladie dans la région était supérieur de 15 % à la
moyenne nationale. Des études plus récentes ont confirmé l'existence d'un lien
entre les émissions et la prévalence du cancer, ainsi que des taux de maladies
respiratoires, rénales et cardiovasculaires supérieurs à la moyenne.
Un rapport de Sentieri, un groupe
de surveillance épidémiologique, a révélé qu'entre 2005 et 2012, 3 000 décès
étaient directement liés à une « exposition environnementale limitée aux
polluants ». Les médecins affirment que le taux de cancer fluctue en
fonction de la production de l'usine.
Les enfants sont particulièrement
touchés : une étude réalisée en 2019 par l'Institut supérieur de la santé
italien (ISS) a révélé qu'au cours des sept années précédant 2012, le taux de
lymphomes infantiles à Tarente était presque deux fois plus élevé que les
moyennes régionales, et une étude plus récente réalisée par Sentieri a révélé
un excès de cancers infantiles dans la ville par rapport au reste de la région
des Pouilles.
En janvier, les professionnels de
la santé locaux ont appelé le gouvernement à donner la priorité à la santé dans
ses relations avec les propriétaires de l'usine et à saisir l'occasion de
nettoyer enfin le complexe en difficulté.
Anna Maria Moschetti, pédiatre, a
présenté aux responsables politiques régionaux, nationaux et européens des
études montrant les effets de l'usine sur la santé.
« L'usine, qui émet des
substances nocives pour la santé humaine telles que des substances
cancérigènes, a été construite à proximité des habitations et sous le vent, ce
qui a entraîné l'exposition de la population à des substances toxiques, des
décès et des maladies, comme l'atteste un rapport du ministère public », a
déclaré Mme Moschetti.

Angelo Di Ponzio devant une
peinture murale de son fils Giorgio, décédé d'un cancer à l'âge de 15 ans,
réalisée par l'artiste de rue italien Jorit. '
« La population la plus
exposée est celle qui vit à proximité des usines et qui n'a pas les moyens
financiers de s'en éloigner ».
Depuis le balcon de leur maison de
Tamburi, Milena Cinto et Donato Vaccaro, dont le fils Francesco est décédé en
2019 après 14 ans de lutte contre une maladie immunitaire rare, regardent vers
deux structures géantes qui contiennent des stocks de minerai de fer et de
charbon. Leurs couvertures en forme de dôme étaient une mesure environnementale
destinée à empêcher les poussières toxiques de souffler vers les maisons et les
écoles.
Mais rien n'a changé. « Chaque
jour, je dois nettoyer cette poussière », dit Cinto en passant son doigt
le long du cadre d'une fenêtre.
Vaccaro a travaillé à l'usine
pendant 30 ans. « On travaillait comme des bêtes », dit-il en
montrant une photo d'un collègue couvert de suie noire. Vaccaro se reproche
souvent la mort de son fils. Le couple aimerait déménager, mais la valeur de
leur maison a chuté à 18 000 euros et il est désormais impossible de la vendre.
Parmi les démêlés judiciaires de
l'usine figure une affaire d'homicide involontaire intentée par Mauro Zaratta
et sa femme, Roberta, dont le fils, Lorenzo, est décédé d'une tumeur cérébrale
à l'âge de cinq ans. L'autopsie a révélé la présence de fer, d'acier, de zinc,
de silicium et d'aluminium dans le cerveau de Lorenzo. Les juges doivent
déterminer si ces toxines ont généré le cancer. « Bien qu'il soit
conscient des risques de l'usine, qui continue de rendre les gens malades, le
gouvernement semble penser qu'il est acceptable de la maintenir ouverte »,
dit Zaratta, dont la famille vit désormais à Florence.
Aujourd'hui, l'usine emploie
environ 8 500 personnes, dont la majorité se rend au travail depuis l'extérieur
de Tarente. La question a provoqué de profondes divisions entre ceux qui y
travaillent et ceux qui en subissent les conséquences.
« Les gens disent qu'ils ont
besoin de l'usine pour nourrir leur famille, mais en réalité, c'est nous qui
avons nourri l'usine et qui avons payé pour les dommages causés à notre santé
et à l'environnement », dit Giuseppe Roberto, qui a travaillé à l'usine
pendant 30 ans et qui organise une action collective contre l'usine.

L'usine sidérurgique Acciaierie
d'Italia, toujours connue sous son ancien nom d'ILVA, se profile derrière le
quartier Tamburi de Tarente.
La décarbonisation de l'usine et
l'installation de fours électriques, une idée promue par l'ancien gouvernement
de Mario Draghi, coûteraient 3 à 4 milliards d'euros, dit Mimmo Mazza,
directeur du journal régional Gazzetta del Mezzogiorno. « Qui
paierait pour cela ? Non seulement c'est coûteux, mais cela signifierait qu'il
faudrait moins de personnel ».
Des fresques représentant des enfants victimes du
cancer ont été peintes sur les murs de Tarente. L'une d'entre elles représente
Giorgio Di Ponzio, décédé à l'âge de 15 ans. Son père Angelo dit : « Nous
avons tellement de ressources naturelles à Tarente que dire que nous ne pouvons
pas vivre sans l'usine est une erreur. Il semble qu'il faille choisir entre la
santé et les intérêts de l'État. En réalité, le gouvernement n’a rien à cirer
de l'endroit et des personnes qui tombent malades ».
Au premier plan, la clôture censée protéger les riverains de l'usine, installée en 2013