Gideon
Levy et Alex
Levac (photos), Haaretz, 14/1/2023
Traduit par Fausto
Giudice, Tlaxcala
Deux
Palestiniens ont été abattus par des soldats des FDI en mission de démolition -
pour détruire les maisons des familles de deux autres jeunes hommes, qui
avaient tué un officier israélien. La punition collective a donc été aggravée
par d’autres meurtres.
La maison rasée de la
famille d’Abderrahman Abed, à Kafr Dan, cette semaine. Sur le plafond en
béton qui s’est effondré, quelqu’un a dessiné une étoile de David à côté d’une
croix gammée, et écrit “Nazisme du siècle”.
Deux énormes
bulldozers jaunes sont garés devant la maison d’une famille endeuillée dans le
village de Kafr Dan, au nord-ouest de Jénine, en Cisjordanie. L’un des
bulldozers appartient au père endeuillé, Mahmoud Abed, et l’autre à son défunt
fils, Fouad, qui travaillait avec lui. Il s’agit d’une maison à deux étages,
encore dépourvue de finition en plâtre. Les parents et les enfants vivent au
rez-de-chaussée ; l’étage supérieur, encore en construction, était destiné à
Fouad, 17 ans, l’aîné de cinq enfants.
Fouad est
décédé dans la soirée du premier jour de l’année 2023. Bonne année, Kafr Dan.
En 2022, les forces de défense israéliennes ont tué six résidents locaux. Ce
village militant de 8 000 habitants est influencé par l’esprit de résistance
déterminé qui émane du camp de réfugiés voisin de Jénine.
Les signes
de deuil et de souffrance sont palpables ici : dans le deuil qui envahit la
maison de Fouad ; dans le modeste mémorial à l’autre bout du village - un
drapeau de la Palestine déployé sur une parcelle de terre gorgée de sang,
entourée de pierres - qui marque l’endroit où la deuxième victime des FDI cette
même nuit, Mohammad Hoshiyeh, 23 ans, d’un village voisin, a été tué ; et à l’hôpital
Ibn Sina de Jénine, où les médecins soignent encore un habitant de Kafr Dan de
18 ans, Ezzedine Abed, qui a été grièvement blessé cette même nuit. Et puis il
y a les deux tas de décombres que les troupes israéliennes ont laissés derrière
elles cette semaine - des vestiges des maisons des familles des combattants
palestiniens qui ont pris part à une attaque au poste de contrôle voisin de
Jalameh le 14 septembre. En face des monticules, des villageois étaient assis
sur des chaises en plastique, pleurant la destruction de leurs maisons comme le
font les personnes dans les tentes de deuil pour leurs morts.
L’establishment
de la défense israélienne a décidé de marquer le premier jour de la nouvelle
année en démolissant les maisons des familles des deux jeunes hommes, D’Abderrahman
Abed et Ahmed Abed, qui ont tué le major des FDI Bar Falah lors de l’incident
du barrage routier. Les deux Palestiniens, membres de l’un des clans les plus
importants de leur village, ont été tués lors d’un échange de coups de feu avec
les forces israéliennes, dans lequel Falah était impliqué.
Un modeste mémorial à Kafr
Dan marque l’endroit où la deuxième victime des FDI cette même nuit, Mohammad
Hoshiyeh, 23 ans, d’un village voisin, a été tué.
Vers 22
heures, le 1er janvier, une importante force de soldats et de
gigantesques engins de terrassement a encerclé Kafr Dan et lancé une invasion, prenant
position et bloquant les routes du village, ainsi que son accès depuis l’extérieur,
jusqu’au lendemain matin. Les occupants des deux maisons destinées à la
démolition, distantes de quelques centaines de mètres, ainsi que leurs voisins,
ont été emmenés par les troupes dans une mosquée voisine. Puis ce furent les
explosions. Les deux étages de la maison de la famille d’D’Abderrahman ont été
démolis ; seul le deuxième étage de la maison d’Ahmed a été détruit.
Immédiatement
après l’incursion de l’armée, les inévitables affrontements violents ont éclaté
entre les soldats et les jeunes de la région qui tentaient en vain de défendre
leur village, accompagnés de personnes des communautés voisines venues aider à
la résistance. L’un de ces derniers, Mohammed Hoshiyeh, a reçu une balle dans
la tête à l’entrée de Kafr Dan. D’après ce que l’on sait, il a jeté des pierres
sur les soldats et a également tenté d’ériger des barrières de pierre avant d’être
tué. La plupart des jeunes ont jeté des pierres et des bouteilles de peinture
sur les troupes, mais certains ont tiré sur elles à balles réelles.
Tout au long
du jour de l’An, Fouad Abed et son père étaient sortis travailler. Vers 18
heures, Fouad est rentré chez lui, s’est douché, a pris un repas léger et,
après 21 heures, a pris la voiture familiale pour se rendre au gymnase, comme
il le faisait tous les soirs. L’une des photos figurant sur les affiches de
deuil placées chez lui le montre vêtu d’un T-shirt de style militaire, les
résultats de son entraînement étant clairement visibles : c’était un jeune
homme robuste et musclé. Sur cette même photo, on le voit tenant un pistolet,
un fusil en bandoulière. (Selon son père, la photo a été prise lors d’un
mariage, mais cela semble peu probable). La mère de Fouad, Noha, lui a demandé
d’acheter du lait maternisé pour sa sœur de 8 mois, en rentrant de la salle de
sport.
Mahmoud, 38
ans, le père, qui avait deux fils et trois filles, s’est assis cette semaine
sur l’aire non pavée devant sa maison, pleurant son fils. Son visage et sa voix
brisée en disaient long. Fouad a fréquenté une école locale jusqu’en seconde,
puis a rejoint son père aux travaux de terrassement sur son bulldozer JCB
jaune. Selon sa famille, le dernier soir de sa vie, il a essayé de rentrer de
la salle de sport mais s’est heurté à des barrières érigées par les troupes
israéliennes au centre du village, près du diwan, un lieu de rassemblement du
clan élargi des Abed. Fouad a laissé la voiture près du diwan et a continué à
pied. Il a probablement rejoint les lanceurs de pierres.
Le père endeuillé, Mahmoud
Abed (à gauche).
Au deuxième
étage d’une petite maison au centre du village, un soldat se cachait. En
dessous de la maison se trouvaient trois véhicules de l’armée. Le soldat à l’étage
a tiré des volées de balles réelles sur les jeunes qui s’étaient rassemblés
dans la rue. Fouad a été touché : six balles l’ont atteint, au cou, à la
poitrine et à l’estomac. Il était 22h40. Ezzedine Abed, 18 ans, qui se trouvait
non loin de là, a reçu une balle dans la poitrine. La taille des trous causés
par les tirs dans les murs des bâtiments adjacents, que nous avons vus cette
semaine, indique que des armes lourdes ont été utilisées.
L’unité du
porte-parole des FDI a fait la déclaration suivante à Haaretz cette
semaine : « Le 1er janvier 2023, lors de la démolition des
maisons des terroristes de l’affrontement à côté du barrage routier de Jalameh,
de violents troubles ont éclaté, avec notamment des jets de pierres, de
cocktails Molotov et d’engins [explosifs], l’incendie de pneus et des tirs massifs
sur les forces [israéliennes]. Les combattants des FDI ont utilisé des moyens
de dispersion de la foule et ont tiré sur les individus armés qui leur avaient
tiré dessus. Les circonstances de la mort des personnes tuées sont en cours de
clarification ».
Il est
important de rappeler que les incursions des forces militaires et la démolition
des maisons de personnes innocentes constituent l’ordre normal des choses, le
prétendu “bon ordre” dans les territoires, et que la résistance légitime à cet
ordre constitue une perturbation de l’ordre qui doit être réprimée par tous les
moyens.
Comme la
plupart des villageois, les membres de la famille de Fouad se sont serrés les
uns contre les autres dans leur maison pendant l’incursion de cette nuit
fatidique. Plus tard dans la nuit, des informations ont commencé à apparaître
sur les médias sociaux selon lesquelles l’adolescent avait été blessé et
évacué. Sa famille a tenté, mais en vain, de se rendre à l’hôpital. Kafr Dan
était soumis à une sorte de couvre-feu. Toutes les routes étant bloquées par l’armée,
il était dangereux, voire impossible, de quitter la maison alors que la mission
de démolition se poursuivait. La famille endeuillée se souvient que les soldats
étaient particulièrement agressifs cette nuit-là.
Mahmoud Abed, le père de
Fouad, devant sa maison.
Près de cinq
heures de peur et d’inquiétude paralysantes pour Fouad se sont écoulées avant
que sa famille ne puisse quitter sa maison : à 2 h 40 du matin, les parents de
l’adolescent ont réussi à partir pour l’hôpital Ibn Sina, emmenant avec eux sa
sœur de 12 ans, Adain, qui était si traumatisée par les événements qu’elle a
presque perdu connaissance, disent-ils. L’armée les a laissés passer et ils ont
filé vers Jénine.
Cependant,
lorsqu’ils sont arrivés à l’hôpital, Fouad n’était plus là. Ibn Sina n’a pas de
morgue. Il a été déclaré mort juste après minuit et son corps a été transporté
à l’hôpital gouvernemental de Jénine, situé à proximité, à l’entrée du camp de
réfugiés de la ville. Ayant déjà appris en chemin que leur proche était mort,
la famille s’est rendue directement à la morgue pour voir le corps.
« Il a
essayé de rentrer à la maison mais il n’y est pas arrivé », raconte
aujourd’hui son père. « Disons qu’il a jeté des pierres - six balles dans
son corps ? ». Il nous montre le téléphone portable de Fouad, taché de son
sang et avec un billet de 20 shekels glissé dans l’étui.
Un nouveau
jour s’est levé en même temps que la nouvelle année à Kafr Dan. Abdulkarim
Sadi, chercheur de terrain pour l’organisation israélienne de défense des
droits humains B’Tselem, est arrivé dans le village un peu après 8 heures du
matin pour documenter ce qui s’était passé pendant la nuit, et a été surpris de
voir que les véhicules et les troupes de l’armée étaient toujours là. Sadi s’est
empressé de trouver un abri dans une maison voisine. Les unités balistiques de
l’armée avaient fait exploser la maison d’Ahmed Abed à 4h30 du matin, et vers 8
heures, elles avaient dynamité la maison d’Abderrahman. Les troupes se sont
finalement retirées vers 10 heures du matin.
La maison des Abed
Au début de
la semaine, Ezzedine Abed, qui souffre d’une grave blessure à la poitrine, a
été transféré des soins intensifs d’Ibn Sina, où il se trouvait depuis qu’il a
été abattu, à un service ordinaire pour y poursuivre son traitement.
Lorsque nous
arrivons à la maison démolie d’Abderrahman Abed, deux jeunes hommes sont assis
à proximité, regardant les ruines. Il s’agit de Mustafa, le frère d’Abderrahman,
et de Wahal, son neveu. La maison semble être couchée sur le ventre. Des
drapeaux de la Palestine et d’organisations impliquées dans la lutte
palestinienne sont éparpillés parmi les décombres. Sur le plafond en béton qui
s’est effondré, quelqu’un a dessiné une étoile de David à côté d’une croix
gammée et écrit, en arabe “nazisme du siècle”. Les rubans rouges et blancs de
la police israélienne gisent sur le sol à proximité.
Huit âmes
avaient vécu dans cette maison, en plus d’Abderrahman, et certainement aucune d’entre
elles n’avait de lien avec ce qu’il a fait. Son grand-père, Subkhi, âgé de 85
ans, et sa grand-mère, Shawkiya, 78 ans, vivaient également avec les frères et
sœurs et les parents d’Abderrahman. Le couple âgé a maintenant déménagé dans un
appartement loué à Kafr Dan.
Non loin de
la maison rasée se trouve ce qui reste du deuxième étage de la maison d’Ahmed
Abed, qui s’est effondré sur le premier étage et a causé davantage de
destruction. Quelques femmes sont assises en face des décombres, regardant en
silence les dégâts.