Luis Casado, Politika, 6/7/2023
J’ai déjà raconté que je vis
dans un hameau de moins de 40 habitants, à la campagne, à environ 80 km de
Paris. La commune de Blennes, avec ses 17 hameaux, compte autour de 700
habitants. Nonobstant...
Tout près de là se trouve
Samois-sur-Seine, où Django Reinhardt a imposé le jazz manouche dans les
années 1940. Gitan vivant dans une roulotte, un incendie a brûlé sa main gauche
et immobilisé deux de ses doigts. Cela ne l’a pas empêché de développer ses
propres techniques de guitariste incomparable et inégalé et de rester à ce jour
l’un des musiciens les plus respectés de l’histoire de France. À Samois, au
printemps de chaque année, se tient un grand festival de jazz manouche,
le Festival Django Reinhardt, avec des dizaines d’artistes venus du monde
entier.
Les voisins d’en face, deux
jeunes pianistes de Conservatoire, organisent des concerts tous les mois, et
invitent des musiciens de toute l’Europe. Dans la vieille maison en pierre,
deux pianos à queue occupent une grande partie de la salle. Mercredi dernier,
trois papis anglais sont venus de la perfide Albion et nous ont offert un
concert de jazz progressif.
Style John Coltrane, m’a
dit un voisin qui s’y connaît. Au début, j’ai été étonné, mais peu à peu je me
suis laissé entraîner par les rythmes endiablés du percussionniste, les
envolées du saxophoniste et les arpèges très savants du claviériste. Le tout
arrosé de bon whisky camouflé dans d’innocentes bouteilles d’eau minérale...
Derrière ma vieille maison
décrépie, il y a Le Petit Univers de Blennes – appelé ici un pub -
où les campagnards et les habitants de la commune viennent tous les jeudis et
vendredis soirs. Ils apportent leurs guitares, commandent quelques bières et
jouent de la voix et des cordes jusqu’au soir...
L’art, la culture (et la
bibine...) ne sont jamais loin de Blennes...
Cette fin de semaine s’y est
tenu un modeste festival de printemps. Musique, danses, cirque, jeux pour les
enfants, à boire et à manger (nous sommes en France). Le point culminant du
festival était une pièce de théâtre. Du théâtre de rue. Théât’ de rue, comme disent ses acteurs, ici, dans
le village, et dans cette rue du bout du monde.
Deux
artistes : un acteur et un musicien. Tous deux spectaculaires. Le comédien,
Gildas Puget, connu dans le milieu du théâtre de rue sous le nom de Tchou,
nous a fait rire et pleurer, rire de son intelligence, et pleurer de joie, d’émotion,
de peine, de bonheur, et en même temps penser, penser, penser... car le texte de la pièce est le
sien, Titre : Jogging.
Jogging a deux sens : tenue
sportive et course ; Courir.
Courir... derrière quoi ?
Jogging, la
pièce de théâtre, est un voyage dans le temps, dans une dystopie qui se déroule
à rebours. La dystopie est une représentation fictive d’une société future, de
caractéristiques négatives qui causent l’aliénation humaine. Mais notre
aliénation actuelle ne se situe pas dans le futur.... Le texte nous emmène donc
en 2118, puis en 1789. Dans chaque scène, le personnage apparaît vêtu d’un jogging
différent, qui nous montre nous-mêmes, -la société dans laquelle nous vivons-,
complètement nus.
Un fil conducteur : nous courons
tous après la liberté, mais... comment l’attraper ? Mieux encore : si nous
parvenons à l’attraper... de quoi serons-nous responsables ?
Un texte
poético-philosophique, qui prend parfois un goût d’acide sulfurique, nous
interroge tout au long de la pièce.
Au cours de nos vies, en
courant après la liberté, nous avons perdu beaucoup de temps, et nous avons
fini par nous perdre nous-mêmes ...
En 1789, ou plutôt en 1793,
la Commune de Paris fit inscrire au fronton des mairies, de tous les bâtimentss
publics et des monuments aux morts, le slogan bien connu : Liberté, Egalité,
Fraternité...
Jusqu’ici, d’accord.
Mais l’auteur/acteur nous interroge à nouveau : « Savez-vous comment ce slogan
se terminait en réalité ? »
Stupéfaction dans le public -
assis par terre, sur des planches, sur le cul, je rappelle que c’est du théâtre
de rue - qui ne sait pas, n’a pas d’opinion, ne répond pas.
Et Tchou d’enfoncer le
clou qui nous donne la chair de poule, parce qu’on l’a oublié en chemin... La
devise de la Révolution française, complète, se lit ainsi :
Liberté, Egalité,
Fraternité... ou la mort

Parce qu’il fallait continuer
à se battre pour que personne ne nous enlève jamais, jamais, le privilège de
vivre dans le pays du Contrat Social, celui qui établit la Liberté pour tous, l’Égalité
de tous, et la Fraternité entre tous. Et pour y parvenir, s’il le faut, nous
devrions donner notre vie.
Présent au moment de la
représentation de Tchou, ma mémoire me ramène -simultanément- à 1973...
une époque où l’on courait aussi après la liberté...
Et où une poignée de
traîtres, au service d’une puissance étrangère, ont sacrifié le plus grand
président que le Chili ait jamais eu... et des milliers et des milliers de
compatriotes, hommes, femmes, jeunes et enfants...
Un président et des
compatriotes qui n’avaient pas oublié que la valeur des slogans réside dans la
fidélité de chacun à ses convictions, à sa parole, à la noblesse de ses
objectifs, à ses responsabilités, à son devoir, à son intégrité.
Très ému comme chacun, - y
compris Pascal, notre maire - je me suis ensuite approché de Tchou, pour
avoir le privilège de le féliciter. Et je lui ai acheté un de ses livres, Frères
d’Art, un jeu de mots qui modifie le bien connu Frères d’Armes.
Tchou a eu
la gentillesse de me dédicacer son livre, là, dans la rue, en improvisant, ce
qui doit faire partie de ses talents de comédien. Voici ce qu’il a écrit :
Dans la lumière des étoiles
au reflet de nos yeux,
qui s’y embrasent des feux de
joie,
et que nos luttes heureuses
accrochent l’espoir
au firmament !
Comme je le disais, Blennes est un
village de moins de 40 habitants...
Au Petit Univers