Reinaldo
Spitaletta, Sombrero de Mago, El
Espectador,
21 octobre 2025
Traduit par Tlaxcala
J’avais des
doutes sur l’auteur d’une phrase qui, ces derniers temps, circulait sans le
moindre contexte sur certaines plateformes sociales : « Quand le fascisme reviendra, il ne dira pas : “je suis le fascisme”. Il dira
: je suis la liberté », attribuée à Umberto Eco.
Il m’avait semblé, au premier abord, qu’elle venait bien du créateur du Nom
de la rose. Et qu’elle pouvait, sait-on jamais, se trouver dans une de ses
conférences, intitulée Ur-Fascism (Reconnaître le fascisme en français –
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-). Je la laissai donc flotter dans ce monde hasardeux, incohérent et
simplificateur des petites phrases vaporeuses qui vont et viennent.
J’ai cherché le texte du discours original, et nulle part ne figurait la phrase attribuée à Eco. Mais l’essai, magnifique dans son contenu, nous rappelle qu’Eco, durant une partie de son enfance et au début de son adolescence, gravitait – comme tant de garçons italiens de l’époque – autour de Mussolini et de son fascisme. Plus tard, il devint un militant de la Résistance et formula, avec son sens aigu de l’humour et de l’ironie, les faiblesses philosophiques de cette idéologie qui, comme on le sait, ne mourut pas avec la défaite du fascisme à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Le fascisme
va et vient. Parfois, il se déguise en groupuscules sanguinaires de « nettoyage
social » (l’expression, en soi, est répugnante) ; ou en petit conseiller
municipal uribiste sortant, batte en main – sans être pour autant joueur
de baseball (rien d’étonnant à ce qu’on l’appelle des Grandes Ligues de la
terreur) – pour menacer et vociférer contre des manifestants.
« Mussolini n’avait pas de philosophie : il n’avait qu’une rhétorique », dit
Eco.
Ah, et un sens de la mise vestimentaire, « avec lequel il eut à l’étranger plus
de succès qu’Armani, Benetton ou Versace ». Et il ne s’agissait pas seulement
des fameuses « chemises noires ».
Oui, on le sait, le fascisme aime à se vêtir de mille costumes. Ou de déguisements. Il se présente parfois comme une panacée aux maux qu’il a lui-même engendrés dans la société qui l’accueille, le soutient ou le finance. Il peut aussi, comme ça se produit par chez nous, dans nos champs de canne à sucre, vociférer des menaces telles que : « du plomb, voilà ce qu’il y a, du plomb, voilà ce qui vient ». Ou encore, recourir à certaines esquives, comme dire, après une série de « faux positifs », que ces « jeunes [assassinés par l’armée] n’étaient pas exactement en train de cueillir du café».
Revenant au
texte d’Eco, on y trouve, dans un autre passage, un avertissement contre ce
totalitarisme qui est un collage de « différentes idées politiques et
philosophiques », et sur sa capacité à se camoufler — sans succès, car il est
toujours possible de le reconnaître, de l’identifier.
Il y a des moments où, comme stratégie d’imposture et de mimétisme, il se
présente comme « d’avant-garde » ; et d’autres où il préfère se montrer
défenseur des traditions, du statu quo, « respectueux » de la loi et de l’ordre
(bien sûr, de celui qui segmente, réprime et conserve les privilèges des
minorités…).
L’élitisme,
« aspect typique de toute idéologie réactionnaire », est une autre de ses
caractéristiques. Et là, il peut hurler à la nécessité, pour la masse, d’avoir
un dominateur, une sorte de guide-rédempteur-sauveur.
Dans son essence, il y a un culte de la mort, « annoncée comme la meilleure
récompense d’une vie héroïque ».
Dans son texte, Eco rappelle que l’« Ur-Fascisme » parle une novlangue,
comme celle de 1984, le roman d’Orwell. Il faut, ajoute-t-il, être prêts
à reconnaître d’autres formes de cette « novlangue », même « lorsqu’elles
prennent la forme innocente d’un reality show populaire ».
En 2018, des députés du Likoud ayant réussi à faire adopter par la Knesset la loi sur “l'État-nation juif” se sont fait un selfie de victoire, qui a inspiré ce dessin du caricaturiste Avi Katz, du Jerusalem Post, illustrant la citation de George Orwell dans La Ferme des Animaux : « Tous les animaux sont semblables, mais certains sont plus égaux que d’autres ». Katz a été licencié du journal aussi sec.
À propos
d’Orwell et de son roman La Ferme des animaux, les cochons y ont «
mauvaise presse ». Il est courant qu’on emploie ce qualificatif « porcin » pour
insulter nazis, sionistes, droitiers, gauchistes, staliniens, trotskystes,
uribistes, pétristes, etc., ou encore des individus comme Trump, Netanyahou, et
consorts. « Cochon » devient une injure visant quelqu’un pour son idéologie ou
sa cruauté.
Les cochons, pourtant, ont bien plus de noblesse et de propreté que, disons,
ces « porcs fascistes ».
Je ne sais pas si l’on a déjà qualifié ainsi ce conseiller municipal à la
batte, celui qui voulait faire des home run ( coups de circuit) avec les têtes
des manifestants à Medellín.
Après avoir
dressé une radiographie, une dissection du fascisme en quatorze points, Eco
conclut sa conférence par des phrases foudroyantes :
« La liberté et la libération sont des tâches qui ne se terminent jamais. Que
ceci soit notre devise : n’oublions pas. »
Dans cette conclusion, il y a un appel à la mémoire, à l’histoire, à demeurer
vigilants face à toutes les menaces contre la dignité humaine, contre la
personne, contre le citoyen, contre les défenseurs des droits humains, bref.
Car le fascisme regorge d’astuces et de dispositifs pour « pêcher en eau
trouble ».
Le fascisme
ne s’en est jamais allé. Il revient sans cesse. Et il excelle dans l’art du
camouflage. Ou dans celui d’abattre des têtes. Ou encore dans le maquillage qui
dissimule sa perfidie et affiche un visage trompeusement frais et bienveillant.
En fin de compte, la phrase citée en ouverture — qui continue à tourner un peu
partout — n’est pas d’Eco, bien qu’elle puisse lui être attribuée pour sa
teneur philosophique.
Elle est, dans une autre formulation, de Thomas Mann :
« Si le fascisme revient, ce sera au nom de la liberté. »
NdT
La phrase « Si le fascisme revient, ce sera au nom de la liberté », souvent attribuée à Thomas Mann, est en réalité une paraphrase de sa critique de la fascination pour les idéologies autoritaires et réactionnaires qui se présentent sous le couvert de la liberté ou de la puissance nationale. Mann était un critique éminent de l'idéologie nazie, sa famille a été victime de la persécution du régime nazi et il a été déchu de sa citoyenneté en 1936.

