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02/07/2023

CHRISTIAN MARAZZI
La panique financière par contagion numérique

Christian Marazzi, Machina, 15/5/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Christian Marazzi (Lugano, 1951) est un économiste et politologue suisse, titulaire d’un diplôme en sciences politiques de l’université de Padoue et d’un doctorat en économie de la City University de Londres. Ses principaux domaines de recherche ont été la théorie monétaire, l’évolution des marchés financiers et les transformations du monde du travail, ainsi que quelques incursions dans la philosophie du langage, domaines dans lesquels il a réalisé d’innombrables travaux analytiques. Entre 1985 et 2007, il a travaillé comme économiste-chercheur au Dipartimento delle Opere Sociali de la Scuola Universitaria Professionale della Svizzera italiana, où il enseigne toujours et mène des recherches sociales. Il a enseigné dans plusieurs universités, dont l’Università di Scienze politiche di Padova, la State University of New York, l’Université de Lausanne et l’Université de Genève. Au cours des dix dernières années, il a enseigné dans le cadre du master sur l’économie de l’art à la Nuova Accademia di Belle Arti de Milan. On peut lire de lui en français :  
  • La place des chaussettes : le tournant linguistique de l’économie et ses conséquences politiques (Paris, Éditions de l’Éclat, 1997). (ISBN 2-84162-013-1) Et vogue l’argent (Éditions de l’Aube, 2004). (ISBN 2-87678-811-X)
  • La brutalité financière ( Éditions de l’Éclat, Paris, et Éditions Réalisations Sociales, Lausanne, 2013)
  • Le socialisme du capital (Éditions diaphanes, Zurich, 2016) .

Dans ce neuvième épisode du “Journal de la crise” - un projet né de la collaboration entre Effimera, Machina et El Salto - Christian Marazzi propose une hypothèse importante : nous sommes face à une crise de surproduction numérique qui, si elle s’explique d’une part par les effets du renversement des politiques monétaires, c’est-à-dire l’augmentation des taux d’intérêt pour lutter contre l’inflation des profits, indique d’autre part la saturation de la demande, non seulement parce que les revenus réels stagnent, voire diminuent, mais aussi et peut-être surtout parce que la numérisation a atteint le seuil de l’assimilation sociale et humaine. Dans la transition d’une politique monétaire expansive à une politique monétaire restrictive, l’auteur soutient que la lutte politique autour du plafond de la dette publique usaméricaine pourrait être la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Le texte est publié simultanément dans Effimera et en espagnol dans El Salto.

Eneko

Mars, le serpent sort de l’hibernation

Gillian Tett, journaliste au Financial Times, a vécu de près certaines des plus importantes crises financières et bancaires des trente dernières années, comme celle qui a éclaté au Japon en 1997 et 1998, suite à la bulle immobilière des années 1980, ou la crise financière mondiale de 2007 et 2008 des subprimes et de Lehman Brothers [1]. S’inspirant de ces expériences, il a analysé la vague de panique qui a déferlé sur les banques au mois de mars, de la Silicon Valley Bank au Crédit Suisse en passant par First Republic, en mettant en évidence un certain nombre de caractéristiques récurrentes, mais aussi d’importantes discontinuités.

Tout d’abord, selon Tett, toute crise bancaire est liée à la notion de “crédit”, au sens du latin credere, faire confiance, et ce en relation avec le concept de “réserve fractionnaire” (fractional banking), apparu dans l’Italie du Moyen-Âge et du début de la Renaissance et qui façonne encore aujourd’hui la finance moderne. Par définition, la réserve fractionnaire est le pourcentage des dépôts bancaires que la banque est tenue de détenir sous forme d’espèces ou d’actifs facilement liquidables. Chaque déposant doit “croire” que, s’il souhaite retirer ses dépôts, la banque sera toujours en mesure d’honorer sa demande de liquidités. Comme il est très rare que tous les déposants essaient de retirer leur argent en même temps, cette croyance/confiance est importante (sinon personne ne déposerait son argent dans les banques). La réserve fractionnaire fonctionne bien en temps normal, lorsque les fonds sont recyclés en prêts et en titres avec des rendements plus ou moins croissants. Toutefois, lorsque les déposants sentent que le cycle économique change de signe, ils commencent à retirer leur argent - comme cela s’est produit en 1997, en 2007-2008 et en mars 2023, et continue de se produire en avril et en mai, comme dans le cas de First Republic et d’autres banques régionales usaméricaines ou du Credit Suisse lui-même - et le système bancaire fractionnaire, la réserve fractionnaire, finit par imploser. Il n’y a plus d’argent, et surtout plus le temps de le récupérer, soit en demandant à la banque centrale (qui n’a cependant ses guichets ouverts que quelques heures par jour, alors que le mobile banking fonctionne 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 !), soit en vendant les obligations dans lesquelles les dépôts ont été investis, mais qui, en raison de la hausse des taux d’intérêt, comme dans le cas de cette dernière crise, valent beaucoup moins que leur valeur nominale [2]. C’est la crise.

Par rapport aux crises précédentes, toujours caractérisées par une relative opacité quant à l’accessibilité de l’information stratégique, la crise de mars se distingue par la rapidité et l’omniprésence de la diffusion de l’information dans un monde numérisé [3]. À son tour, l’information en flux tendu, accessible à tous et partout (sur les téléphones portables, sur les chaînes de télévision comme CNBC, sur YouTube, sur les réseaux sociaux, sur les plateformes), alimente fortement les risques de contagion, qui dans la crise de mars ont par exemple conduit au retrait de 42 milliards de dollars, soit un bon quart des fonds de la SVB, en seulement quelques d’heures [4]. Une contagion qui - comme cela a toujours été le cas dans l’histoire de la finance et des crises bancaires - ne s’est pas limitée à une seule banque, mais s’est étendue (et continue de s’étendre) à Signature Bank, First Republic et même Credit Suisse. En bref, les médias sociaux et les services bancaires mobiles numériques changent la donne, même dans le secteur financier. Selon Sam Altman, directeur de la technologie chez ChatGPT, « la vitesse du monde a changé, les gens parlent vite, les gens déplacent l’argent vite » [5].

Crises de surproduction numérique

Une autre caractéristique récurrente des crises bancaires et financières est la confusion entre le symptôme et la cause. Par exemple, pour les crises de la Silicon Valley Bank et du Crédit Suisse, on a dit que leurs problèmes étaient “idiosyncrasiques”, plus simplement qu’elles avaient été gérées par des idiots, des gestionnaires incapables, par exemple, de se couvrir contre les risques dans une période de changement radical comme celle qui a commencé l’année dernière avec le passage d’une politique monétaire ultra-expansive à une politique monétaire restrictive (de l’assouplissement quantitatif au resserrement quantitatif). Cependant, étant donné que de nombreuses banques ont d’importantes pertes non comptabilisées, c’est-à-dire des pertes comptables sur des investissements antérieurs qui peuvent se transformer en pertes réelles à tout moment (par exemple, aux USA, dans l’immobilier commercial), ou ont des niveaux élevés de dépôts non assurés (aux USA, ceux de plus de 250 000 dollars), cela signifie que les problèmes de certaines banques particulièrement mal gérées telles que la SVB ou le Crédit suisse sont en fait les symptômes d’un problème plus large. Plus précisément : après une décennie d’ingénierie financière visant à prendre des risques très élevés afin de réaliser des profits (pensez aux hypothèques émises dans les années 1980 au Japon et dans les années précédant la crise des subprimes de 2007-2008 aux USA).

Sur ce point, cependant, il convient d’approfondir l’analyse en rappelant que, selon Marx, toute crise capitaliste est toujours, d’une certaine manière, une crise de surproduction. C’est certainement le cas de la crise des prêts hypothécaires à risque de 2007-2008, résultat d’une vague d’investissements spéculatifs dans le secteur immobilier qui a suivi la bulle Internet précédente, avec ses investissements spéculatifs dans les sociétés Internet émergentes entre 1997 et 2000 (la bulle a éclaté en mars de cette année-là). Dans les deux cas, les banques se sont donné beaucoup de mal pour accorder des prêts afin d’investir dans des actifs (sociétés de haute technologie ou immobilier résidentiel) à “rendement croissant”, c’est-à-dire par le biais de hausses de prix spéculatives provoquées par une demande accrue, stimulée précisément par les facilités bancaires. Tant que les prix des actifs augmentaient, les banques avaient tout intérêt à faire des prêts (même aux fameux ninjas, les “no income, no job, no asset” [“pas de revenu, pas de boulot, pas de biens”], c’est-à-dire les pauvres à la merci du rêve usaméricain de la propriété privée), et à en faire de plus en plus en titrisant les hypothèques. Mais lorsque, en raison de la saturation du marché ou plutôt de la demande, les prix des actifs ont commencé à baisser, l’excès de demande s’est rapidement transformé en excès d’offre, réduisant à néant l’excédent de production accumulé dans la phase ascendante du cycle. Pour faire face à la dévalorisation du capital investi, les banques ont été contraintes d’augmenter les taux d’intérêt, accroissant ainsi la dette hypothécaire de millions de citoyens (ou de milliers d’entreprises, dans le cas de la bulle Internet) [6].



New-York, 1973 : Mister Panic nettoie les ordures de Wall Street

Il n’est pas nécessaire de retracer les années qui ont suivi la Grande Récession post-2008, avec la crise de la dette souveraine qui a frappé des pays comme la Grèce, l’Italie, l’Espagne, le Portugal et l’Irlande, avec les politiques austéritaires imposées par la Troïka pour sauver le système bancaire et financier, en saignant à blanc les populations des soi-disant “pays périphériques”. Il suffit de rappeler que les politiques monétaires ultra-expansives qui ont été mises en place pour éviter l’effondrement du système financier et monétaire (le whatever it takes [quoiqu’il en coûte] de Draghi en Europe, le quantitative easing adopté par toutes les banques centrales occidentales), sont en fait des politiques qui ont fortement contribué à promouvoir l’accumulation capitaliste numérique, accélérée par la crise pandémique avec la prolifération de dispositifs télétechniques numériques toujours nouveaux.

L’hypothèse que nous faisons, et qui demande certainement à être développée, est que nous sommes face à une crise de surproduction numérique qui, si elle s’explique d’une part par les effets du renversement des politiques monétaires, c’est-à-dire la hausse des taux d’intérêt pour lutter contre l’inflation des profits [7], renvoie d’autre part à la saturation de la demande, non seulement parce que les revenus réels stagnent, voire diminuent, mais aussi et peut-être surtout parce que la numérisation a atteint le seuil de l’assimilation sociale et humaine [8].

D’un risque à l’autre

Une autre leçon que l’on peut tirer de l’analyse des dernières crises bancaires et financières est que les investisseurs et les régulateurs ont tendance à se concentrer sur les risques des crises précédentes, en omettant totalement de se concentrer sur les nouveaux risques. Comme le dit Gillian Tett, “Don’t fight the last war” [Ne menez pas la dernière guerre]. Dans les modèles utilisés, ou dans les tests de résistance des banques après 2008, par exemple, les scénarios incluaient de petites variations des taux d’intérêt et en aucun cas une augmentation majeure des taux d’intérêt. La crise de 2008 a laissé les investisseurs (et les régulateurs) obsédés par les risques de crédit, en raison des défaillances hypothécaires généralisées qui ont conduit à la débâcle. Le risque de taux d’intérêt a été complètement sous-estimé, probablement parce qu’il n’avait pas causé de problèmes particuliers depuis 1994. La même chose s’est produite en 2008, avec une sous-estimation totale du risque de défaillance hypothécaire, et ce parce que la crise du fonds spéculatif Long-Term Capital Management de 1998 et la bulle Internet de 2000 avaient provoqué des pertes énormes sur le front des prêts aux entreprises. Bref, le passé ne semble pas être un bon guide pour les risques futurs.

Il en va de même pour les règles conçues pour résoudre les dernières crises - des règles de “sécurité” - qui finissent souvent par créer de nouveaux risques. Prenons l’exemple de la crise de mars, qui a éclaté avec la faillite de la Silicon Valley Bank. Son talon d’Achille était les bons du Trésor à dix ans dans lesquels de nombreuses banques avaient investi (encouragées, voire forcées par les régulateurs eux-mêmes !) une grande partie de leurs dépôts [9]. Considérés comme les actifs les plus sûrs et les plus liquides (avec une faible exigence de fonds propres), ils se sont en réalité avérés vulnérables aux changements de l’environnement monétaire, dans la mesure où lorsque les banques ont essayé de les vendre, elles se sont retrouvées avec une valeur bien inférieure à leur valeur nominale [10].

Vienne, 1873 : la catastrophe boursière

Le communisme monétaire

Dès que la panique éclate, lorsque la “réserve fractionnaire” montre toute sa fragilité et son inconsistance, le mantra du libéralisme de marché se dissout dans l’air comme par enchantement. L’arrogance des banquiers se transforme en génuflexion pathétique. L’expérience historique montre que dans de tels moments, les gouvernements se donnent beaucoup de mal pour protéger certains de leurs dépôts, racheter des actifs douteux, parfois même nationaliser des banques entières. C’est ce qui s’est passé dans les années 1990 au Japon et dans le monde entier lors de la crise financière mondiale de 2007-2008.

Et c’est aussi ce qui s’est passé en mars dernier : même si l’assurance des dépôts sur les comptes SVB et Signature ne couvrait que les premiers 250 000 dollars, le gouvernement usaméricain les a tous protégés (pour un coût de plus de 20 milliards de dollars). En Suisse, dans le sauvetage du Crédit Suisse, avec son rachat par UBS (pour seulement 3,25 milliards de francs), même les actionnaires ont été protégés (quoique légèrement), tout en exigeant l’annulation de 16 milliards de dollars d’obligations (les plus risquées, les AT1) [11]. Des deux côtés de l’Atlantique, les gouvernements et les banques centrales ont offert aux banques d’impressionnantes lignes de liquidités (en Amérique, la Réserve fédérale permet même aux banques de continuer à s’échanger des bons du Trésor pour obtenir des liquidités à leur valeur nominale, comme si la hausse des taux d’intérêt n’avait jamais eu lieu).

Ces interventions monétaires de l’État visent à éviter que la contagion, l’effet domino numérique d’aujourd’hui, ne fasse exploser la règle des “réserves fractionnaires”, révélant la contradiction inhérente au processus d’accumulation capitaliste entre la production de valeur économique et sociale et la création-régulation monétaire. Il s’agit simplement de dire que, même si les interventions publiques ont réussi à amortir la crise de mars, l’histoire nous enseigne que les trajectoires des crises financières peuvent être longues et traversées par des flux et des reflux. Dans la crise financière mondiale, par exemple, Lehman Brothers (septembre 2008) s’est effondrée plus d’un an après les premiers signes de la crise des prêts hypothécaires à risque (printemps 2007).

La crise de mars 2023 a surtout touché des banques de taille moyenne, du moins aux USA. Mais le fait principal est que cette crise a déclenché un processus de concentration accrue du capital bancaire [12]. Aux USA, JPMorgan a racheté First Republic (en 2008, elle avait sauvé Bear Stearns et Washington Mutual) et dépasse désormais largement Goldman Sachs, Morgan Stanley et Bank of America [13]. Dans un pays doté d’un budget fédéral colossal et d’une banque centrale au bilan tout aussi colossal, de telles opérations de consolidation, bien que toujours dangereuses, peuvent s’inscrire dans la durée. Le problème est que la tendance aux grandes banques accentue l’asymétrie avec les pays économiquement plus petits, comme la Suisse, où UBS, suite à l’effondrement boursier du Crédit Suisse, a racheté son rival historique, un sauvetage très coûteux pour le gouvernement fédéral et la Banque nationale qui aura certainement des “effets secondaires” sur l’ensemble du système financier [14]. En fait, les actifs d’UBS représenteront désormais environ deux fois le PIB national, ce qui rend la nouvelle banque bien trop grande pour faire faillite. Comme on l’a écrit, “big finance works only for big players” |la grande finance ne fonctionne que pour les gros acteurs].

Ce n’est pas une coïncidence si l’historien de l’économie Harold James, professeur à l’université de Princeton, réfléchissant à l’achat du Crédit suisse par UBS, a rappelé l’opération de sauvetage de la Bodencreditanstalt (la deuxième plus grande banque après le Crédit suisse) par la Creditanstalt, fortement soutenue par le gouvernement autrichien en 1929 [15]. Moins de deux ans plus tard, c’est la Creditanstalt elle-même qui fait faillite, déclenchant un processus en chaîne qui provoque l’effondrement du système bancaire allemand et la panique dans les principaux centres de la finance mondiale, de Londres à New York.

Selon James, lorsqu’une institution financière en rachète une autre, on ne sait jamais vraiment ce qui se cache dans les bilans. Dans une telle période d’instabilité financière, il est très facile pour les déposants, les créanciers et les actionnaires “nerveux” de soupçonner que la pourriture pollue l’ensemble de l’opération. Dans le cas de Crédit suisse, on soupçonne que des milliards de produits dérivés à haut risque se cachent dans les plis du bilan. En outre, les très grandes banques deviennent une menace impossible à écarter si elles sont situées dans de petits pays. En 1931, le sauvetage de la Creditanstalt a nécessité d’énormes fonds publics, ce qui a entraîné une crise fiscale et, plus tard, une crise monétaire. En 2008, pour des pays comme l’Irlande et l’Islande, la crise des banques surdimensionnées a entraîné une intervention douloureuse du FMI.

Le passage de l’assouplissement quantitatif au resserrement quantitatif, d’une politique monétaire expansive à une politique monétaire restrictive, a profondément déformé le monde financier, de sorte qu’il est très probable que nous assistions dans les mois à venir à une chaîne de réactions aux résultats imprévisibles. La lutte politique autour du plafond de la dette usaméricaine pourrait être la goutte d’eau qui fait déborder le vase [16].


New-York, 1929 : Walter Thornton, un spéculateur qui a tout perdu dans le krach boursier du jeudi noir, met sa voiture en vente pour 100 dollars (cash exigé)

Notes

[1] Gillian Tett, What I learned from three bank crises, Financial Times, Life&Arts, 8-9 avril 2023.

[2] Voir, sur la corrélation inverse entre les rendements et le prix des obligations comme les bons du Trésor, notre Journal de la crise précédente. Également par Gillian Tett, voir : Wake up to the danger of digital bank runs, Financial Times, 21 avril 2023.

[3] D’autant plus lorsque les déposants d’une banque comme la SVB sont des startuppers de la technologie numérique.

Rien qu’au cours du premier trimestre de cette année, First Republic a vu ses dépôts s’envoler de 100 milliards de dollars [5].

[Mark Vandervelde, Antoine Gara, Joshua Franklin, Colby Smith et Tabby Kinder, SVB : the multiple warning signs that were missed, Financial Times, 25 avril 2023.

[6] Et, surtout dans le cas de la crise de 2007-2008, il ne s’agissait pas d’une crise limitée aux USA, car les banques occidentales avaient accumulé ces titres titrisés (les “titres toxiques”) qui semblaient ne pas rapporter grand-chose. Un exemple parmi d’autres, UBS qui s’est retrouvée en “faillite technique” en septembre 2008 et qui a été littéralement renflouée par l’État avec une injection de plus de 60 milliards de francs.

[7] L’inflation des profits ne se résorbera que lorsque les politiques monétaires anti-travailleurs des banques centrales auront réussi à comprimer davantage les revenus salariaux. Et ce, même si les mêmes analystes de banques comme UBS affirment que l’inflation n’est pas du tout due à la spirale salaires-prix, mais à la spirale bénéfices-prix. Même les banques centrales expliquent l’inflation comme la conséquence de la hausse des profits plutôt que des coûts salariaux Voir M. Arnold, P. Nilsson, C. Smith, D. Strauss, Central banks warn business over price gouging, "Financial Times", 31 mars 2023 ; voir aussi M. Minenna, Prices driven more by profits than wages, "Sole24Ore", 2 avril 2023 Paradoxalement, les taux d’intérêt élevés “justifient” les profits inflationnistes élevés simplement parce qu’ils augmentent le coût de l’argent pour les entreprises.

[8] Quant à la crise bancaire, il faut savoir que le pourcentage de ménages usaméricains utilisant des services bancaires mobiles ou en ligne est passé de 39 % en 2013 à 66 % en 2021, ce qui explique que, même avant la panique de mars dernier, il y a eu une augmentation sans précédent de la vitesse à laquelle l’argent se déplace d’un compte à l’autre à la recherche de rendements plus élevés. Ce qui rend tous les actifs financiers, y compris les bons du Trésor, vulnérables !

[9] Le Financial Times a souligné que l’une des causes de la fibrillation bancaire européenne, déclenchée par la fibrillation usaméricaine, est que les banques européennes « détiennent également d’importantes réserves d’obligations affectées par la hausse des taux d’intérêt » (voir N. Capelluto, Zero Risk Panic, “Communist Struggle”, mars 2023).

[10] Juste une remarque : on peut se demander si la théorie des conventions de Keynes (Ch. 12 de sa Théorie générale) ne devrait pas être étendue aux risques, plutôt que d’être limitée à la formation de la valeur des titres. Selon la théorie keynésienne des conventions, sur les marchés financiers, les agents, sous le double poids de l’incertitude et de la perte de confiance dans leurs estimations, adoptent un comportement mimétique, polarisant l’opinion sur la valeur d’un titre et l’auto-validant.  C’est alors que naît une pensée commune, une convention, qui sert de point d’ancrage aux anticipations. Il semblerait cependant que dans le capitalisme financier contemporain, ce soient plutôt les risques, et leur couverture, qui suscitent des comportements mimétiques. A reprendre.

[11] La décision sans précédent de l’Autorité fédérale de surveillance des marchés financiers (FINMA) à l’égard des détenteurs d’obligations, alors que généralement, en cas de faillite d’une banque, les actionnaires subissent les pertes avant les détenteurs d’obligations, visait à rendre l’opération moins coûteuse pour UBS. Un groupe d’investisseurs de Crédit Suisse, dont la caisse de pension de la chaîne de magasins Migros, a poursuivi les régulateurs financiers suisses en raison des milliards de pertes causées par cette décision.

[12] Sur les risques d’une concentration excessive du capital, pas seulement dans le secteur bancaire, voir Rana Foroohar, The problem of concentrated power, "Financial Times", 8 mai 2023.

[13] Voir B. Masters, J. Fontanella-Khan et J. Franklin, All roads lead to JPMorgan, "Financial Times", 6 mai 2023.

[14] Voir Christoph Eisenring, Berne crée un monstre pour sauver la finance, "Neue Zürcher Zeitung", "International", 24 mars 2023.

[15] Voir Harold James, "Mega-banks in small states spell dander", "Financial Times", 20 avril 2023.

[16] Voir Gillian Tett, "Investors wake up to US debt dysfunction", "Financial Times", 5 mai 2023.

 

 

 

01/07/2023

ITAY MASHIACH
“Ils peuvent torturer ton corps, mais ton âme reste libre” : Mehdi Mousavi, poète iranien en exil

 Itay Mashiach, Haaretz, 30/6/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Le poète iranien Mehdi Mousavi a refusé de censurer ne serait-ce qu’un mot de sa vérité. Cela lui a coûté des mois de torture et d’isolement en prison et toute une vie loin de son pays natal

 

Mehdi Mousavi : « Pour moi, certaines choses ne deviennent jamais normales, et l’une d’entre elles est l’exil. L’exil est comme un tremblement de terre. Tout s’écroule en quelques secondes ». Photo : Olivier Fitoussi


« Un jour, ils m’ont torturé horriblement, horriblement. Ils m’ont jeté par terre et m’ont donné des coups de pied sans arrêt. Quand ils m’ont ramené dans la cellule d’isolement, je me suis effondré au sol et je n’arrivais pas à m’endormir. Tout mon corps me faisait souffrir. Quand on ne peut pas dormir dans la cellule, on parle tout seul. Il n’y a pas de stylo, pas de lit, pas de toilettes, rien. Tout ce que vous avez, c’est vous-même. Je me suis demandé : qu’est-ce qui se passera si tu mourais aujourd’hui".

Mehdi Mousavi est assis à un stand de falafels dans la rue Bograshov à Tel Aviv. À Téhéran, il y a une vingtaine d’années, les gens venaient l’aborder dans la rue ; lors des salons du livre, de longues files d’attente se formaient pour qu’il dédicace l’un de ses livres de poésie. Mais depuis près de dix ans, Mousavi, 46 ans, vit en exil, comme sur une île déserte, dans un monde peuplé d’une seule personne. Ce monde est entièrement constitué de jeux de mots en farsi, de vers romantiques sur les places publiques de Téhéran et d’écriture cursive, d’une parcelle extraterritoriale d’Iran au cœur d’une ville norvégienne froide. Son caractère doux et poli contraste avec ses récits de violence et de souffrance.

« J’ai regardé toute ma vie et j’ai répondu que ça suffisait », dit-il. « Si je meurs aujourd’hui, je mourrai heureux. J’ai vécu tout ce que je voulais vivre ».

Parfois, quelque chose semble s’être éteint dans les yeux de Mousavi. « Ils m’ont tué en prison, je pens », m’a-t-il dit lors d’une des nombreuses conversations que nous avons eues après son arrivée en Israël pour la première fois le mois dernier. « Une partie de mon âme est morte en prison, pour toujours ». Puis il commence à parler de ses ateliers de poésie et de ses étudiants, et son corps - meurtri par la torture et d’autres abus, encore sous le coup de la peur et de la fuite, du désir ardent - se transforme en celui, insouciant, d’un garçon de la ville de Karadj, à 30 km de Téhéran, qui a commencé à écrire des poèmes à l’âge de 11 ans.

Haut du formulaire

Bas du formulairJ’ai accompagné Mousavi pendant trois jours bien remplis, alors qu’il participait à une conférence universitaire, faisait du tourisme, rencontrait des poètes locaux et discutait avec des lecteurs lors de la Semaine du livre hébraïque. Il a parlé de la bulle de littérature et de poésie qu’il habitait autrefois en Iran, et de la violence qui l’a brisée et l’a poussé à l’exil. Il a rencontré des admirateurs locaux - dont certains vivent eux-mêmes en exil - et, à chaque occasion, il a ouvert un livre et récité des poèmes d’une voix tonitruante. Une question peut se poser à quelqu’un qui écoute les récits de cet homme pendant quelques jours consécutifs : si vous avez trouvé quelque chose qui vous comble, jusqu’où irez-vous pour l’obtenir ?

* * *

Une petite foule s’est rassemblée dans une salle de l’université de Haïfa, la plupart des personnes parlant le farsi. L’une d’entre elles, la professeure Yvonne Kozlovsky Golan, dirige le programme de maîtrise en études culturelles et cinématographiques de l’université, qui a accueilli la conférence avec Mousavi. Elle explique que la poésie en Iran a un statut exceptionnel et spécial. On voit parfois des personnes se lever et réciter des poèmes dans les cafés, dit-elle, ajoutant : » L’ancien ambassadeur de Grande-Bretagne en Iran m’a raconté qu’il s’était un jour arrêté sur la route à côté d’un groupe de camionneurs qui semblaient rivaliser pour savoir qui se souviendrait par cœur du plus grand nombre de poèmes. C’est la culture du pays ; il n’y a pas de haute ou de basse culture, tout le monde la partage ».

Selon une blague populaire, sur dix Iraniens, il y a onze poètes. Dans pratiquement toutes les conversations en farsi, dit-on, un poème sera probablement cité à un moment ou à un autre. De nombreux vers sont devenus des proverbes bien connus, un grand nombre de poètes sont devenus des célébrités et les tombes des poètes sont devenues des lieux de pèlerinage.

 « On dit qu’il y a trois millions de personnes en Iran qui écrivent de la poésie », s’amuse Mousavi. « Dans ma famille, il y en a six, et ils ont également publié leurs poèmes ». Même si les Iraniens n’utilisent pas toujours un style littéraire élevé, ils sont naturellement attirés par la structure poétique, explique-t-il. « Même lorsque 100 000 supporters du stade Azadi [de Téhéran] maudissent l’arbitre et utilisent des mots orduriers, ils le font en rimes et en mètres ».

Mousavi a fait irruption dans le monde de la poésie à l’âge de 20 ans, avec la publication de son premier livre, qui a connu un grand succès. « Ce n’est pas grâce à moi, mais à ma génération, qui a injecté du sang neuf dans la poésie iranienne », explique-t-il. « Avant nous, les gens écrivaient sur l’amour à l’ancienne, dans un langage archaïque. Moi, j’ai écrit sur un triangle amoureux lors d’une fête ».

Parallèlement à sa carrière de pharmacien (il est titulaire d’un doctorat de l’université de Mashhad), il a commencé à publier de la poésie, à organiser des festivals et à éditer un magazine littéraire, jusqu’à ce que sa publication soit interdite par les autorités en 2008. À la fin des années 1990, il a demandé l’autorisation d’organiser un atelier d’écriture, mais n’ayant reçu aucune autorisation au bout de six mois, il l’a lancé en tant que projet clandestin.

« Il y a trente ans, mon père m’a dit de ne pas entrer dans le monde de la littérature, car je finirais par être arrêté et je n’aurais pas d’argent non plus », raconte-t-il en riant. « Et il avait raison ! Je n’avais rien, mais j’étais heureux, parce que j’étais avec mes étudiants. Je vivais la littérature ».

Les ateliers qu’il a animés, qui étaient gratuits, étaient particulièrement intenses et duraient du matin jusqu’à tard dans la soirée. Les participants étaient des lycéens et des étudiants. Certains sont devenus des écrivains célèbres - et d’autres sont encore en prison aujourd’hui, dit-il. Quelques-uns ont assisté aux séances pendant des années, notamment la poétesse Fatemeh Ekhtesari, qui a elle aussi été arrêtée et jugée, et qui a ensuite fui l’Iran avec Mousavi.

Aujourd’hui, les ateliers de Mousavi, qui en sont à leur 25e année, se poursuivent en ligne. « Dès la première rencontre, je peux déterminer s’il existe un talent », explique-t-il. « Mais il m’arrive aussi de soutenir des personnes qui n’ont aucun talent, car la nouvelle génération iranienne a besoin d’être changée. Si la personne ne devient pas un écrivain célèbre, elle sera au moins un meilleur être humain. La lecture change les gens ».


Mehdi Mousavi avec des fans, lors d’une foire littéraire à Téhéran il y a dix ans. “Je ne peux pas respirer sans littérature”. Photo Mehdi Mousavi


 L’événement de Haïfa commence et Mousavi salue le public en farsi. « Je n’étais pas un activiste politique », leur dit-il avec l’aide d’un interprète, « et ma poésie n’est pas si politique que ça. Je parle de liberté, mais je n’ai pas parlé contre [le guide suprême iranien Ali] Khamenei, ou quoi que ce soit de ce genre. Et je suis toujours en exil. Imaginez ce que l’on fait aux poètes qui sont aussi politiquement actifs ».

Le professeur Rafi Weichert, poète et traducteur israélien, qui a présenté une analyse littéraire de la poésie de Mousavi lors de la conférence, laisse entendre que le poète n’est peut-être pas très sincère. « Aucun régime totalitaire ne peut avaler un tel poème », déclare-t-il en citant l’une des œuvres de l’Iranien.

En effet, Mousavi a toujours défié - pour ne pas dire provoqué - les autorités. Lorsqu’il n’a pas reçu l’approbation des censeurs pour imprimer son deuxième recueil de poèmes, il l’a publié clandestinement dans son intégralité et l’a largement distribué, sous son propre nom. Plus tard, lors de la semaine iranienne du livre en 2009, il s’est assis dans un stand où son dernier livre était en vente, et lorsqu’il a reconnu des fans parmi les acheteurs, il leur a glissé une feuille de papier contenant les passages qui avaient été noircis par la censure : “Page 5, ligne 3, ajouter...” Le lendemain, les autorités ont fait une descente au stand, l’ont fermé et ont déchiqueté ses livres.

Comment n’avez-vous pas eu peur ?

« Parce que je suis un amoureux. Un amoureux de la littérature. Parfois, on marche, on marche, et on se retrouve à la croisée des chemins. Vous ne pouvez plus faire ce que vous aimez et vous devez choisir. Soit vous arrêtez, soit vous continuez - avec la peur d’être arrêté et tué. C’est la voie que j’ai choisie. Si j’avais choisi une autre voie, je serais peut-être mort depuis des années, parce que je ne peux pas respirer sans littérature, sans enseignement ».

Les autorités ont multiplié les obstacles. Les lois sur la censure en Iran aboutissent inévitablement à une danse délicate entre le gouvernement et les artistes - vague, arbitraire et parfois mortelle. « Vous pouvez publier un livre après qu’il a été censuré et qu’il a reçu l’autorisation appropriée, mais ensuite ils le saisiront et vous emprisonneront », explique Mousavi. Les descriptions de personnes s’embrassant ou s’étreignant peuvent être considérées comme de l’érotisme, la description de la pauvreté ou du divorce peut être condamnée pour des raisons politiques, et le fait de soulever des questions philosophiques risque d’être interprété comme une critique de la religion. « Le cadre des restrictions est si large que, pour n’importe quoi, ils peuvent défoncer votre porte, vous bander les yeux, vous emmener en prison et vous torturer ».

 Dans certains cas, poursuit-il, le gouvernement approuvera des livres manifestement problématiques (apparemment pour des raisons de relations publiques), mais les Gardiens de la révolution dont les activités ne sont pas coordonnées avec les censeurs peuvent quand même faire une descente dans les librairies et confisquer tous les exemplaires d’un titre.

L’une des œuvres de Mousavi, par exemple, a été approuvée par le ministère de la culture (« On l’appelle le ministère de la Culture, mais il n’a aucun lien avec la culture, c’est comme le ministère de l’amour dans 1984 »), mais les Gardiens de la révolution ont ensuite fait irruption sur le stand de l’éditeur lors de la foire où elle était exposée, l’ont fermé et ont saisi les livres. L’éditeur, Babak Abazari, lui-même poète, a protesté. Moins d’un an plus tard, son corps a été retrouvé flottant dans la mer Caspienne.

Matin, réveil sans espoir
Soir, mon chagrin sans fin
Toutes les pages sont identiques
De mon journal de souvenirs d’exil

Après la conférence de Haïfa, Mousavi et Orly Cohen, originaire de Téhéran et doctorante en études iraniennes, qui a initié et organisé toute sa visite [et qui a dû batailler deux ans pour lui obtenir un visa, NdT], ont visité les jardins bahaïs de la ville. Il y a deux ans, Mme Cohen a traduit en hébreu un recueil de poèmes de Mousavi (publié sous le titre La place de la Liberté est ensanglantée). Sa poésie est considérée comme particulièrement difficile à traduire et très “locale” en termes de jeux de mots en farsi, de références et de style d’écriture, même dans les poèmes qu’il a écrits en exil.

Mme Cohen a grandi à Téhéran, près de la rue qui allait être rebaptisée rue de la Révolution islamique [Khiâbân  Enqelab-e Islami], et la bande-son de ces journées fatidiques de 1979 résonne encore inlassablement dans son esprit. Elle avait 7 ans à l’époque. Lorsque la guerre du Liban a éclaté, en 1982, peu après avoir émigré en Israël avec sa famille, elle a cru qu’elle était en quelque sorte responsable : où qu’elle aille, une guerre éclatait. Malgré les nombreuses années qui se sont écoulées depuis qu’elle a foulé pour la dernière fois le sol iranien, la vie de Mme Cohen semble toujours partagée entre ici et là-bas. Les médias sociaux, la langue et la littérature ont également fait d’elle une semi-exilée.

Pour sa part, en 2016, Mousavi a trouvé asile à Lillehammer, une petite ville de Norvège qui compte moins de 10 locuteurs de farsi, dit-il, ajoutant qu’à un moment donné, il a écrit à un autre écrivain iranien en exil, à Reykjavik. Ma lettre parle de “ne pas s’habituer”. « Certaines choses ne deviennent jamais normales. Permettez-moi de m’exprimer ainsi : Pour moi, certaines choses ne deviennent jamais normales, et l’une d’entre elles est l’exil [...]. L’exil est comme un tremblement de terre. Tout s’écroule en quelques secondes, et pendant ces trois ou quatre années, j’ai simplement essayé de rassembler les morceaux de ma vie qui restaient dans les décombres ».

Il établit fréquemment des comparaisons entre l’Iran et la Norvège. L’une d’entre elles est provoquée par un arrêt à un stand de jus de fruits à Tel Aviv, qui lui rappelle Téhéran. « J’avais deux options », a-t-il déclaré lors de l’un des événements organisés dans le cadre de sa visite. « La première était de me mêler aux Norvégiens et de devenir l’un d’entre eux. La seconde était de construire dans ma maison un petit Iran et de m’y enfermer, d’écrire mes livres et de n’être en contact qu’avec des Iraniens. Malheureusement, j’ai choisi la deuxième option. Je ne suis pas très jeune non plus, et il m’est un peu difficile d’apprendre une nouvelle langue et de m’y plonger profondément. J’ai décidé de ne pas être norvégien ».


Mousavi et sa camarade d’exil la poétesse exil Fatemeh Ekhtesari. Photo : Mohamad Sadegh Yarhamidi


 Lors de la visite des jardins bahaïs, Mousavi souligne qu’un tel voyage est le rêve des adeptes de cette religion vivant en Iran, qui continuent d’être persécutés. Les  événements marquants de l’histoire de cette religion sont liés à l’exil de son fondateur, Baha’ullah (1817-1892), né à Téhéran, dans une colonie pénitentiaire de l’Empire ottoman à Acre, dans le nord de la Palestine. La poésie a joué un rôle majeur dans le développement et l’épanouissement de la foi bahaïe, dès ses débuts.

Le lendemain, Mme Cohen invite Mousavi à une exposition qu’elle a organisée au musée d’art islamique de Jérusalem (qui s’est achevée depuis), sur le mouvement de protestation actuel en Iran - déclenché par la mort, en septembre dernier, de Mahsa Amini, 22 ans, entre les mains de la police des mœurs, pour avoir prétendument enfreint les lois sur le hijab - à travers les récits de cinq femmes. Sur l’un des écrans, on voit une jeune femme danser, les cheveux au vent, au centre de la place de la Liberté à Téhéran. Un autre clip montre une jeune femme qui a perdu un œil ; ces derniers mois, les forces de sécurité iraniennes ont tiré sur des centaines de manifestants. Le bandeau sur l’oeil est ainsi devenu l’un des symboles de la lutte.

La vie littéraire relativement heureuse de Mousavi a pris fin à la fin de 2013, lorsqu’il a été arrêté à l’aéroport alors qu’il se rendait à un atelier en Turquie avec son étudiante Fatemeh Ekhtesari, et qu’on leur a dit qu’ils faisaient l’objet d’une interdiction de voyager. « À ce jour, je ne comprends pas vraiment la raison de l’arrestation », dit Mousavi. Les deux poètes ont été incarcérés dans la tristement célèbre prison d’Evin à Téhéran, dirigée par les Gardiens de la révolution et remplie de prisonniers politiques.

Nous avons été torturés, tu sais
Nous étions des voix réduites au silence, tu sais
Dans la cellule, la nuit, nous étions libres
Quelqu’un a organisé un atelier de poésie

La cellule est un peu plus grande qu’un lit, mais il n’y a ni lit ni toilettes. Si vous avez besoin de vous soulager, vous le signalez aux gardiens en glissant un morceau de papier sous la porte, et ils vous font sortir s’ils en ont envie. Parfois, on entend quelqu’un parler tout seul ou pleurer dans une cellule voisine. La cellule est sans fenêtre, il n’y a ni jour ni nuit. Les prisonniers dorment à même le sol, sous la lumière éblouissante de trois ampoules allumées en permanence. Les caméras sont omniprésentes : deux dans la douche, deux dans les toilettes. « Nous avons vos photos », disent les gardiens aux détenus. « Nous avons des clips vidéo, nous pouvons les publier sur Internet ».

Pendant son incarcération, on lui a bandé les yeux et, jusqu’à ce qu’il soit contraint de signer des aveux et qu’il soit libéré sous caution 38 jours plus tard, il n’a vu personne d’autre.

 Une fois, on l’a envoyé à la douche et on lui a demandé de laver les seuls vêtements qu’il avait, puis de les remettre. Lorsqu’il est sorti, on lui a dit qu’il était temps d’aller faire de l’exercice dans la cour. C’était un jour d’hiver glacial, la température était en dessous de zéro. Il a passé une demi-heure à marcher de long en large, les yeux bandés, les vêtements gelant et se raidissant sur son corps. Il se souvient de les avoir frappés avec son poing pour briser la glace.

Chaque jour, il était emmené pour être interrogé ou torturé. On l’interrogeait sur lui-même, sur ses poèmes, sur ses relations sociales, sur ses étudiants. Sur tout et sur rien, car toutes les informations étaient déjà disponibles en ligne. Il a été contraint de signer des déclarations selon lesquelles il avait collaboré avec des chanteurs opposés à la République islamique et qu’il avait demandé à ses étudiants de lire Tchekhov - dont les écrits ne sont pas interdits en Iran.

Un jour, il a demandé à son tortionnaire : « Je ne suis pas actif contre le régime, je suis une personne indépendante, pourquoi me torturez-vous ? » Il lui a répondu : « En Iran, soit vous êtes avec nous, soit vous êtes contre nous. Il n’y a pas de troisième voie »."

Que voulaient-ils ?

« Je pense qu’ils avaient peur de nous ».

Si vous vouliez changer la jeune génération, peut-être que le gouvernement était en fait votre plus grand fan, parce qu’il croyait apparemment que vous en étiez capable.

« Je suis d’accord ».

Se réveiller dans l’effroi, horrifié par soi-même
J’ai été saisi par la folie et je suis devenu encore plus fou


Mousavi visitant la vieille ville de Jérusalem lors de sa récente visite. Les religions l’intéressent surtout en tant qu’histoires. Photo : Olivier Fitoussi

Après Evin, tout a changé. La peur est devenue sa compagne de tous les instants.

« J’ai peur tout le temps, je ne suis pas quelqu’un de fort », avoue Mousavi. « Après Evin, j’ai vécu des moments très difficiles. Chaque fois que le vent secouait la porte, je ne pouvais pas respirer. Si quelqu’un frappait à la porte, je ne pouvais pas l’ouvrir ».

Une fois, il est allé avec Ekhtesari, qui a été libérée en même temps que lui, rendre visite à une amie, la réalisatrice activiste Mahnaz Mohammadi. Lorsqu’ils sont revenus à la petite voiture d’Ekhterasi, ils ont découvert que les vitres avaient été brisées.

« Nous avons eu peur. Je ne peux pas dire que je n’avais pas peur. Pas de la mort, mais de la torture. Lorsque j’étais en prison et que j’avais les yeux bandés, ils s’approchaient de moi et me chuchotaient à l’oreille : “Je vais violer ta mère, je vais violer ta sœur”, avec des détails. Des détails horribles ».

D’un autre côté, il affirme être revenu d’Evin en se sentant plus fort lorsqu’il s’agissait de s’opposer au régime. « Je n’avais plus peur. Avant, j’avais quelque chose à perdre, après, plus rien ».

Ainsi, d’une part, vous avez développé une anxiété à chaque fois que l’on frappait à la porte, mais d’autre part, vous avez perdu votre peur du régime.

« Oui, c’est un paradoxe, mais c’est vrai. Parce ton corps est faible et a de nombreuses limitations. Mais dans ta conscience, tu es libre. Ils peuvent torturer ton corps, mais ton âme reste libre ».

Nous visitons la vieille ville de Jérusalem. Mousavi est photographié en train de réciter un poème en farsi sur fond de Mur occidental. Un jeune USAméricain d’origine iranienne s’approche de lui, ravi.

Mousavi n’est pas particulièrement ému par le mur, l’église du Saint-Sépulcre ou le Haram al-Sharif (le mont du Temple). Il a commencé à perdre la foi à l’adolescence, dit-il. Les religions l’intéressent surtout en tant qu’histoires. « Beaucoup de personne en Iran ont cessé de croire, ou ont cessé de faire le Ramadan, parce que le gouvernement fait ce qu’il fait au nom de la religion », dit-il, remarquant plus tard avec étonnement, après s’être promené : « j’ai vu beaucoup de jeunes hommes portant des kippas. J’aurais pensé que la jeune génération en Israël serait moins religieuse ».

En l’espace de deux jours, il visite les principaux centres de quatre religions, mais la ferveur religieuse ne semble briller dans ses yeux que lorsqu’il s’assied au stand bruyant de falafels à Tel Aviv et parle de ses ateliers de poésie en Iran. Son emploi du temps chargé, son manque de sommeil, ses vols de nuit et sa détention pendant trois heures à l’aéroport Ben Gurion malgré l’autorisation dont il disposait - rien ne transparaît sur son visage lorsqu’il se montre nostalgique avec l’enthousiasme d’un garçon. La pita qu’il tient dans ses mains a refroidi, mais il est lui-même de retour aux ateliers d’écriture à Mashhad et aux réunions clandestines dans son appartement de Téhéran.

Le lendemain, Mousavi rejoint un “parlement” d’écrivains et de poètes israéliens qui se retrouvent régulièrement dans un petit café de Tel-Aviv, parmi lesquels l’éditeur de son livre en traduction hébraïque, Moshe Menasheof, et le poète Roni Somek. Ce dernier a rencontré Mousavi en 2018, lors d’un festival de poésie à Palma de Majorque.

« À mon avis, sa véritable percée est encore à venir », prédit Somek. « Le poète idéal est celui qui n’installe pas son piano uniquement dans la salle de concert, mais aussi dans un bistrot. Car c’est là que les gens viennent, non pas pour écouter des concerts, mais pour sentir l’odeur de la poudre. Au-dessus du piano, il accroche une pancarte : “Ne tirez pas sur moi, je ne suis que le pianiste”. Mais il est là parce qu’il sait que c’est là le véritable endroit : qu’il faut apporter sa poésie là où les gens ne savent même pas comment épeler le mot poésie ».

Peux-tu donner un exemple ?

Somek : Mehdi écrit : « Je lui ai dit / Ne porte pas ta robe rouge / Nous ne sommes pas communistes / Je lui ai dit... / Ne porte pas ta robe noire / Nous ne sommes pas anarchistes / Je lui ai dit : / Ne porte pas ta robe verte / Nous ne sommes pas des rebelles / Je lui ai dit : / Dans ce pays / Seuls les gens nus / Ne risquent pas d’être arrêtés / Puis ils sont venus / Et nous ont lapidés / La première pierre a été lancée par quelqu’un / Dont je ne me souviens pas de la tenue / La dernière pierre a été lancée par quelqu’un / Qui ne doute pas que / Ceux qui lancent des pierres / Ne seront pas arrêtés. ».

« Transformer la garde-robe d’une femme en symbole d’un poème de protestation est très puissant », poursuit Somek. « Mehdi écrit ce poème non pas comme une métaphore, mais comme une photographie, une radiographie de la réalité dans laquelle il vit. Entre le poétique et le politique, il n’y a même pas un millimètre d’espace. C’est l’un des meilleurs poèmes de protestation que je connaisse, et permets-moi de ne pas être modeste et de dire que j’ai accumulé pas mal de kilomètres dans ce domaine ».


Mehdi Mousavi Photo : Olivier Fitoussi


Pour Somek, l’œuvre de Mousavi est un cas flagrant de poésie contestataire qui converse avec Bertolt Brecht, rien de moins. « Je vais te donner un autre exemple. Tous les intellectuels russes possédaient des cassettes du chanteur contestataire Vladimir Vyssotski. Mais, chose absurde, la première fois que ses chansons ont été entendues à la radio officielle de l’URSS, c’était lors d’une émission en direct d’un vaisseau spatial, alors que les cosmonautes écoutaient une de ses cassettes en arrière-plan. Medhi ne vit pas dans l’espace. Il sait que la publication d’un tel poème le conduirait en prison. Comment le publier ? Que faire ?

« D’un côté, il veut s’exprimer ; de l’autre, il sait que s’il ouvre la bouche, on lui coupera la langue. Il y a autre chose qu’il ne vous dira pas ici. Ce qui est arrivé récemment à Salman Rushdie [qui a été attaqué sur une scène new-yorkaise l’année dernière et poignardé dans l’œil, 35 ans après la publication d’une fatwa appelant à sa mort], alors que nous pensions que tout avait déjà été réglé, les effraie encore [les artistes exilés comme Mehdi]. La paranoïa fait des heures sup ».

Existe-t-il en Israël une poésie qui s’approche de ce niveau de courage ?

« Vu qu’ici, au moins, personne [c’est-à-dire aucun juif] [sic] n’a été emprisonné jusqu’à présent à cause d’une ligne qu’il a écrite, il est impossible de mesurer le niveau de courage ». [il faudrait peut-être regarder du côté des Palestiniens, mon gars, mais apparemment, ce serait trop te demander, NdT]

Mais penses-tu que les poètes de l’Israël de 2023 remplissent leur rôle social ? Mettent-ils leur piano dans un bistrot ?

« Oui, je dirais que oui ».

* * *

Le soir, sur une petite scène de Tel Aviv, pendant la Semaine du livre hébraïque, Mousavi lit des poèmes de sa voix sonore et théâtrale. Les passants semblent surpris, certains rient. Une femme s’arrête pour demander quelle langue il parle.

« Tout le monde connaît Mehdi Mousavi », me dit un jeune Iranien qui a immigré en Israël il y a peu. « Il a écrit les paroles de certaines chansons très célèbres de Shahin Najafi », le chanteur militant iranien en exil qui a mis en musique l’œuvre de Mehdi et a contribué à rendre le poète célèbre, mais aussi, sans le savoir, à sa persécution par le régime.

Mousavi me montre des dizaines de photographies de jeunes gens qui ont des vers qu’il a écrits tatoués sur leur corps. Il dit qu’il lui arrive d’aller sur les comptes Instagram de jeunes Iraniens tués lors de manifestations et de découvrir qu’ils avaient posté ses poèmes peu de temps auparavant.

« Comment avez-vous survécu à la prison avec toute cette sensibilité ? » demande quelqu’un dans le public. Mousavi : « La prison finit par passer. Le plus dur, c’est quand on sort, et que tous ces traumatismes remontent à la surface au fil des ans ».

Près de deux ans après sa libération sous caution d’Evin, Mousavi a été condamné à neuf ans de prison pour « insulte au sacré ». Ekhtesari, arrêtée et emprisonné en même temps que lui, a été condamnée à une peine de 11 ans et demi. Les deux ont également été condamnés à 99 coups de fouet pour avoir serré la main de personnes du sexe opposé - apparemment, pour s’être serré la main l’un·e l’autre.

Un matin de décembre 2015, alors qu’il attendait son procès en appel, Mousavi a fait ses adieux à sa famille et a quitté sa maison. Ses parents ont pleuré ; peut-être ont-ils compris. Il a rejoint Ekhtesari et ensemble, ils ont traversé le pays et se sont dirigés vers la frontière avec l’Irak, où des passeurs les attendaient. Connus de tous, ils se déguisent en couple kurde. Ils n’ont rien emporté, à l’exception d’une boîte de biscuits - un cadeau pour leur famille imaginaire au Kurdistan. Mousavi avait un billet d’un rial signé par “un amour du passé”, le seul souvenir de son ancienne vie. On lui a dit de s’en débarrasser.

La nuit, les deux sont montés dans la montagne avec le passeur. Alors qu’ils marchaient, il s’est soudain retourné et leur a dit : « Nous sommes en Irak ». Ils se sont embrassés et ont continué à marcher en silence. De l’Irak, ils sont arrivés en Turquie, où ils ont vécu pendant environ un an jusqu’à ce que, avec l’aide d’une organisation appelée International Cities of Refuge Network (Réseau International des Villes de Refuge), ils parviennent à Lillehammer.

Avant de nous séparer, je demande à Mousavi si, rétrospectivement, compte tenu du prix élevé qu’il a payé, il aurait agi différemment. Il répond sans hésiter. [quoi ? On devine que c’est non, NdT]

 

 

 

ELIANA RIVA
Le frère de Dilek Doğan, tuée par la police turque à 25 ans, s'est suicidé

Eliana Riva, Pagine Esteri, 30/6/2023

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Eliana Riva est éditrice (Spring Edizioni), libraire (Malìa) et rédactrice en chef du site ouèbe Pagine Esteri à Caserta, Italie.
Auteure du documentaire Il cielo di Sabra e Chatila. FB

 

Dilek Doğan avait 25 ans lorsqu'elle a été assassinée, de sang-froid, chez elle, dans le quartier d'Armutlu à Istanbul, devant ses parents et son frère. Il était 4h30 du matin le 18 octobre 2015 lorsque la police a frappé à la porte de la maison où la jeune fille vivait avec sa famille. Cinq ou six militaires, armes au poing et gilets pare-balles, sont entrés pour procéder à une perquisition. Cette nuit-là, 16 autres maisons du quartier ont été fouillées. La police a déclaré qu'elle était à la recherche d'un kamikaze en possession d'une bombe.


Dilek et Mazlum

Mais ce n'était pas la première fois que cela se produisait. Au contraire. Dilek est allée réveiller sa mère : « Ils sont de retour », lui a-t-elle dit.

Armutlu est un quartier d'Istanbul avec une histoire particulière de revendications politiques et démocratiques. La population d'Armutlu est alévie, une minorité religieuse en Turquie (entre 15 et 20 % de la population), composée essentiellement de révolutionnaires démocrates. Ils sont persécutés en tant que minorité et dissidents politiques. C'est pourquoi les habitants d'Armutlu sont pris pour cible depuis des années par le gouvernement, qui envoie souvent l'armée avec l'ordre de perquisitionner, d'arrêter, de tuer, de contrôler. L'objectif est avant tout d'exercer une pression constante, de tenter de briser les reins de la résistance, de forcer les jeunes à fuir ou de les maintenir en prison, de leur rendre la vie impossible. Nous avons rencontré des dizaines d'habitants d'Armutlu et aucun de nos interlocuteurs, quel que soit son sexe ou son âge, n'a eu la possibilité de quitter librement le pays. Presque tous ont été en prison au moins une fois et tous ont un parent qui a été arrêté, tué ou en grève de la faim. Beaucoup d'entre eux sont âgés. Mais l'âge n'est pas une limite aux arrestations, pas plus que la santé.

Les funérailles de Dilek Doğan

Nous avons interviewé Aysel Doğan, la mère de Dilek, il y a quelques mois, en février, à Istanbul, au domicile d'Ayten Öztürk, un révolutionnaire turc torturé pendant six mois, assigné à résidence, qui risque deux condamnations à perpétuité en raison de déclarations de témoins secrets. Aysel nous a raconté que pendant la perquisition, elle a remarqué que l'un des policiers en civil était très nerveux, en colère, hors de lui. Le policier était dans la chambre avec sa fille et lorsqu'elle lui a demandé de mettre des galoches pour ne pas mettre de la boue sur les tapis, il lui a tiré une balle dans la poitrine. Tirée à bout portant, elle a transpercé son poumon. Elle est décédée à l'hôpital une semaine plus tard.

Le frère aîné de Dilek, Emrah Doğan

Dès le début, la famille de la jeune femme a exigé que justice soit faite et que le meurtrier soit dûment jugé. Une enquête a été ouverte et l'agent Y.M. a été accusé d'avoir délibérément commis un meurtre par négligence et d'avoir utilisé du matériel de service public pour commettre un crime. Le code pénal turc prévoit une peine de 20 à 26 ans de prison pour ces chefs d'accusation. Mais en 2017, le 12e  tribunal pénal d'Istanbul a réduit la peine à 6 ans et 3 mois. La famille de Dilek a fait appel, mais l'appel a été rejeté et la peine a été réduite à 45 jours de prison. À l'heure actuelle, le policier n'a pas passé une seule journée en prison.

La famille de la jeune fille assassinée a continué, pendant toutes ces années, à réclamer justice. Et pour cela, elle a été punie.

Le père de Dilek a été condamné à six ans de prison. L'un des avocats qui s'occupait de son dossier, Oya Aslan, a également été arrêté.

Dilek avait quatre frères. Après son assassinat, tous les quatre ont été accusés d'avoir commis des crimes ou d'avoir représenté un danger pour l'État. L'aîné, Emrah, a été condamné à 20 ans de prison (il y est depuis quatre ans), sur la base de déclarations faites par des témoins secrets, pour appartenance à une association terroriste. L'utilisation de témoins secrets est essentielle en Turquie pour condamner les dissidents devant les tribunaux.

Le deuxième frère, Erhan, vivait en Allemagne lorsque sa sœur a été tuée. Il est rentré en Turquie et a été condamné à six mois de prison.

Le troisième frère, Mehmet, a également été condamné et pourrait passer le reste de sa vie en prison. Avec Erhan, il s'est donc rendu à Berlin pour demander l'asile politique.



Aysel Doğan, la mère de Dilek, lors des funérailles de sa fille

Enfin, le plus jeune, Mazlum, avait 23 ans lorsque sa sœur a été tuée. Il a été condamné à 11 ans et 11 mois de prison pour dégradation de biens publics, le même chef d'accusation que le reste de sa famille : « Quand le meurtrier est venu au tribunal », nous dit sa mère Aysel, « ils ont projeté la vidéo du meurtre. Ils l'ont montrée à l'écran. Mon fils Mazlum n'a pas supporté de voir cette scène et a crié. Il a été condamné pour cela ».

Mazlum était à l'université en 2015. Il a réussi à terminer ses études, bien qu'il ait été harcelé par la police dans les années qui ont suivi le meurtre de sa sœur. Aysel nous a raconté comment il a été arrêté et fouillé sans relâche. Elle nous a parlé des canons à eau qui ont été utilisés à plusieurs reprises contre la maison familiale, des véhicules armés qui continuaient à stationner devant la maison. Ses enfants ne pouvaient pas trouver de travail, ils étaient toujours suivis. Tout cela, pour Aysel, dans le but de les rendre fous, de jouer avec leurs nerfs et de leur faire faire un faux pas. Ou pour qu'ils cessent de réclamer justice. « Mais je demanderai justice jusqu'à ma mort. Et si je meurs, il y a quelqu'un d'autre qui la demandera. Dilek avait des frères. Nous avons des petits-enfants. Eux aussi demanderont justice ».

Mazlum a quitté la Turquie et demandé l'asile politique au Royaume-Uni. Il est arrivé à Londres cette année et y vivait depuis quelques mois, en compagnie de quelques parents qui, avec d'autres camarades turcs, ont essayé de l'aider à s'installer et à s'acclimater, en attendant une réponse à sa demande d'asile politique.

Mais Mazlum ne voulait pas recommencer une vie loin de chez lui. Il a décidé que cela suffisait. Et il s'est pendu, à Londres, mercredi dernier, le 28 juin.

Aysel est restée seule avec son mari, qui risque lui aussi d'aller en prison. Une fille assassinée, un fils suicidé, un autre en prison depuis 20 ans et deux fils contraints de fuir pour ne pas subir le même sort. Tout cela parce qu'il réclamait la démocratie et la justice. « J'espère que justice sera faite un jour », nous disait-elle dans cette interview vidéo il y a quelques mois. Mais ce serait probablement suffisant pour elle, juste pour commencer, que cessent les injustices qu'elle et toute sa famille subissent depuis maintenant huit ans.