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03/05/2023

KAYA GENÇ
L’onde de choc politique du séisme qui a dévasté la Türkiye
Erdoğan risque de perdre les élections du 14 mai

Kaya Genç, The Nation, 2/5/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Le président Recep Tayyip Erdoğan, qui n’a jamais perdu une occasion de profiter dune crise, espère utiliser l’argent et le besoin de reconstruction après le tremblement de terre - et non les peines de prison - pour l’emporter lors des élections de ce mois-ci. Mais l’opposition unie espère que le terrain a changé.

Istanbul - Le 6 février, peu après 4h17 du matin, la nature a fait une intervention fatale dans l’histoire de la Turquie.

Au début, je n’avais pas conscience de l’ampleur des destructions. Ici, à Istanbul, nous n’avons rien ressenti, juste un silence inquiétant le matin, les derniers instants sereins de la méconnaissance. Mais ma tante, qui s’est réveillée avec horreur dans son lit à Gaziantep, l’épicentre du tremblement de terre de magnitude 7,8, m’a appelé quelques heures plus tard. J’ai eu du mal à imaginer ce qu’elle m’a raconté. Puis, peu après, j’ai allumé la télévision. Un journaliste courait, paniqué, alors que des bâtiments massifs situés de part et d’autre de la route commençaient à s’effondrer à la suite d’un nouveau tremblement de terre de magnitude 7,6. J’ai vu des formes rectangulaires, contenant chacune des dizaines de personnes, se fondre les unes dans les autres, projetant d’énormes nuages de poussière blanche, les occupants poussant d’horribles gémissements. J’ai vu des hommes et des femmes terrorisés, ne sachant que faire, appeler Allah à l’aide. Au fond de moi, j’ai senti quelque chose monter : mon estomac s’est retourné de dégoût et mon cœur s’est emballé. En direct, en temps réel, j’assistais au baisser de rideau du régime de Recep Tayyip Erdoğan, à l’effondrement complet de sa “Nouvelle Türkiye”, dont 50 000 citoyens payaient aujourd’hui le prix de leur vie.

Au cours de la dernière décennie, j’ai rédigé plusieurs profils du président turc, le présentant souvent comme une figure de force. Bien que les gens de gauche comme moi puissent critiquer ses projets - et leurs effets néfastes sur l’environnement -, Erdoğan a conservé sa réputation d’homme d’action. C’est lui qui a construit les routes, c’est lui qui a fait construire les nouveaux aéroports. Son autorité a fait en sorte que les Turcs puissent continuer à acheter un nombre infini de nouveaux logements. Nous, dans l’opposition, nous ne faisions que parler. Il nous a dénoncés pour avoir saboté son esprit d’entreprise et sapé la prospérité de la Turquie. Aujourd’hui, alors que les lignes de faille géologiques se sont déplacées avec un impact catastrophique et que des secousses d’une ampleur inégalée depuis un demi-millénaire ont ébranlé le sud de la Turquie, j’ai réalisé avec une clarté épiphanique qu’Erdoğan n’était pas si fort que cela après tout. Si l’on se fie aux actes durables, il n’était même pas un homme d’action ; il n’était qu’un simple bavard. L’héritage de son parti de la justice et du développement, l’AKP, construit pendant toutes ces années, s’est révélé être une construction bâclée et des bâtiments peu sûrs, rien de plus. Vingt années de vantardise continue sur les exploits monumentaux de son règne islamiste ont été réduites à néant au cours d’une sombre journée de février. À minuit, je me sentais violé, voyant pour la première fois comment nous avions été trompés pendant plus de deux décennies par une astuce rhétorique. Tous ceux qui ont regardé ces scènes de rues en ruines, d’immeubles effondrés et de citoyens désespérés ont dû ressentir quelque chose de similaire, me suis-je dit ce soir-là avant de me coucher. L’effondrement du sud de la Turquie, me suis-je dit, marquerait certainement la chute d’Erdoğan.

Les calculs ont commencé le lendemain matin. Les scientifiques n’avaient-ils pas anticipé ce tremblement de terre depuis des années et n’avaient-ils pas localisé son emplacement probable trois jours auparavant ? Pourquoi le président turc les a-t-il ignorés ? Pourquoi a-t-il emprisonné les urbanistes et les architectes qui critiquaient les huit “amnisties de construction” successives pour les constructions illégales que l’AKP ne cessait d’accorder en échange de votes depuis son arrivée au pouvoir en 2002, au lieu de les écouter ? Pourquoi a-t-il nommé İsmail Palakoğlu - un théologien sans expérience en matière de sauvetage humanitaire - à la tête de la réponse aux catastrophes de l’agence officielle de sauvetage de la Türkiye, l’AFAD ? Pourquoi l’AFAD a-t-elle interdit les missions de sauvetage indépendantes et bloqué les dons privés, refoulant des milliers de bénévoles qui tentaient d’atteindre les zones touchées tout en insistant sur le fait que toute l’aide devait être dispensée par “le chef” (reïs ou kaptan, le surnom d’Erdoğan) à Ankara ? Au moment où j’ai commencé à prendre des notes, ces questions s’accumulaient déjà, tout comme mes propres sentiments de colère, de frustration et même de regret. Depuis quand les Turcs croient-ils cet homme et son parti ? Comment la rhétorique d’Erdoğan a-t-elle pu nous rendre aveugles au fait que tout son régime était construit sur un terrain instable ?

Le pieux Erdoğan a d’abord expliqué la calamité en disant : « Cela fait partie du plan du destin ». Mes amis et moi n’en avons pas cru nos oreilles ; nous avons réagi en organisant des marches dans les rues, en criant : « Gouvernement, démission ! » Lors des matchs de football dans tout le pays, des milliers de supporters ont scandé le même slogan. Mais rien ne s’est passé. Pas un seul fonctionnaire n’a démissionné. Au lieu de cela, Erdoğan a demandé la “bénédiction” des citoyens turcs alors qu’environ 200 000 corps gisaient encore sous les décombres.

Je n’ai pas pu m’empêcher de rappeler l’idée centrale de l’étude d’Amartya Sen sur la famine en Inde : Les autocraties centralisées (comme l’Inde sous le Raj britannique - ou la Türkiye sous Erdoğan) ont tendance à exacerber le bilan humain des catastrophes naturelles. Si la Turquie avait été une démocratie, la libre circulation de l’information aurait contribué à façonner la réponse de l’État à la catastrophe. Au lieu de cela, nos dirigeants autocratiques se sont contentés de regarder les citoyens turcs mourir par milliers.

À la mi-février, à mon grand désarroi, Erdoğan tentait déjà de transformer le “désastre du siècle” en une opportunité. Il a engagé une agence pour produire un court-métrage avec ce titre (thème central : aucun gouvernement n’aurait pu gérer efficacement une crise d’une telle ampleur) et a demandé à tous les médias contrôlés par l’État de faire référence au tremblement de terre en utilisant cette expression. Il s’est engagé à reconstruire rapidement les 11 villes qui ont été rasées. « Donnez-moi juste un an », a-t-il déclaré.

Mais le projet d’Erdoğan d’utiliser l’agence turque du logement public, TOKİ, pour cette tâche pose un énorme défi financier et logistique à son régime en ruine. En octobre dernier, l’inflation a atteint 85,5 %, son plus haut niveau depuis 24 ans. En mars, le ministère du Trésor et des Finances a chiffré les dégâts causés par le tremblement de terre à 103,6 milliards de dollars. De nouvelles dépenses publiques de cette ampleur risqueraient de rendre l’inflation encore plus incontrôlable et de faire grimper le coût des produits de première nécessité à un moment où le taux de chômage du pays - un dangereux 10 % - fait que les Turcs se sentent déjà à l’étroit.

Au fil des jours, le comportement d’Erdoğan et de son partenaire de coalition d’extrême droite, le Parti du mouvement nationaliste (MHP), devenait de plus en plus erratique. Désespéré, j’ai recommencé à fumer des cigarettes - une habitude que j’avais abandonnée dix ans plus tôt - et j’ai vu Erdoğan fermer les yeux sur le comportement du chef du MHP, Devlet Bahçeli, qui a refoulé les survivants de l’effondrement d’un immeuble de 12 étages lorsqu’ils ont demandé à utiliser les toilettes de sa propriété d’Osmaniye. Le secrétaire d’État usaméricain, Antony Blinken, s’est rendu sur le site du tremblement de terre avant Bahçeli, qui, lorsqu’il est finalement arrivé, a été filmé en train de crier et de gesticuler face aux survivants du tremblement de terre qui protestaient contre l’inaction du gouvernement.

Le 11 février, un survivant d’extrême droite de la province de Hatay, près de la Syrie, s’est plaint auprès d’un journaliste du service turc de la Deutsche Welle que les nationalistes turcs gonfleurs de pectoraux qu’il adorait étaient absents au lendemain du tremblement de terre, alors que ceux qu’il considérait comme des “traîtres” - les communistes et les Kurdes - s’étaient précipités à son secours. « Notre maison est en ruines. Je suis un électeur du MHP. Je n’ai rien vu faire de la part du MHP. Ils ne nous ont même pas donné une miche de pain. Qui s’est occupé de nous ? Les organisations terroristes ; elles se sont occupées de nous », a-t-il déclaré. Le gouvernement français est également venu à la rescousse, tout comme les Britanniques, contrant la xénophobie promue par le régime d’Erdoğan simplement en étant présent et en apportant des sandwiches. Plus je rencontrais ces fragments de l’effondrement de la Nouvelle Türkiye - dans les rues et dans mon flux Twitter - plus je me sentais obligé de réexaminer le projet d’Erdoğan, de comprendre comment il m’avait façonné, ainsi que mon pays, et comment nous en étions arrivés là.

Impuissants à Hatay : Dans cette ville du sud de la Turquie, les habitants attendent des nouvelles de leurs proches, piégés sous les décombres. (Burak Kara / Getty Images)

Qu’est-ce que l’AKP ? Contre qui Erdoğan s’est-il positionné comme le symbole de la force de la politique turque ? Cihan Tuğal, professeur à l’UC Berkeley, a écrit l’un des meilleurs livres sur ce sujet. Dans The Fall of the Turkish Model (2015), Tuğal décrit l’idéologie de l’AKP en deux mots : “libéralisme islamique”. Le mouvement d’Erdoğan a marié le capitalisme de libre marché, l’islam conservateur et la démocratie parlementaire dans ce qui semblait être une formule gagnante pour les pays du Moyen-Orient dans les premières années du 21e siècle. Dans les jours de deuil qui ont suivi le tremblement de terre, en lisant le livre de Tuğal, je me suis souvenu de mon enthousiasme de jeune écrivain au milieu des années 2000, lorsque les capitaux étrangers ont afflué en Turquie, rendant la livre turque égale au dollar et ouvrant de nouveaux horizons à ceux qui aspiraient à un avenir meilleur. J’ai obtenu mon premier emploi de bureau, en tant que journaliste artistique pour l’édition turque de Newsweek, avant de passer à Rolling Stone Türkiye. À l’époque, je faisais partie de ceux qui considéraient la “vieille Turquie” - avant l’avènement de l’AKP - comme un régime en soins intensifs. Isolée de l’Occident, se délectant de ses gloires passées, elle rendait son dernier soupir sous nos yeux. Peu d’entre nous ont pleuré lorsque la Nouvelle Türkiye d’Erdoğan l’a remplacée par la promesse de faire entrer le pays dans l’Union européenne.

Comme beaucoup d’autres Ottomans, Mustafa Kemal Atatürk, qui a fondé la Turquie moderne dans les années 1920, a été profondément influencé par la Révolution française. Peu après la prise de la Bastille, écrit Tuğal, « Istanbul et d’autres villes ottomanes étaient décorées de drapeaux français ». Les kémalistes triomphants voyaient des parallèles entre leur révolution militante et laïque et l’anticléricalisme de 1789. Mais dans les années 1970, le modèle kémaliste était en crise, avec la montée de l’islamisme en réponse à la succession de dictatures laïques en Turquie, en particulier pendant les terribles conséquences de la révolution iranienne de 1979. Le modèle français était à la fois la force et la faiblesse de la vieille Turquie : La “turcité” était un concept sacré, tout comme la laïcité, l’État-nation et le culte de la personnalité construit autour d’Atatürk. Me présentant comme un jeune penseur de la nouvelle gauche, j’ai découvert le génocide arménien, l’oppression des Kurdes et d’autres points sombres de l’histoire turque que les kémalistes refusaient de reconnaître - et j’ai compris que j’aurais des ennuis si j’écrivais à ce sujet.

Lorsque l’AKP est apparu en 2001, il semblait représenter une parade à la position anti-occidentale de l’Iran et diminuer l’attrait d’organisations terroristes telles qu’Al Qaïda en proposant un islam modéré et compatible avec le capitalisme. Le modèle libéral de l’AKP a été renforcé par ce que l’on appelle les “calvinistes islamiques” - les millions de personnes pieuses d’Anatolie qui étaient favorables au capitalisme dans cet ancien siège du califat islamique. Ce mouvement islamique modéré était particulièrement attrayant au lendemain du 11 septembre, car il promettait un engagement étroit avec les USA tout au long de la guerre contre le terrorisme. Outre la déradicalisation des islamistes, la Nouvelle Türkiye d’Erdoğan a également mis en place un programme économique solide qui a rapidement ramené l’inflation chronique du pays, qui avait atteint 105 % en 1994, à un taux à un chiffre.

Au cours de sa première décennie d’existence, l’AKP a été favorable au capital - tant au niveau local que mondial - et les capitaines d’industrie l’ont donc soutenu sans réserve. Le parti a travaillé avec le FMI pour privatiser les ressources naturelles et les entreprises publiques, ce qui a permis d’attirer les investissements directs étrangers. Fort du soutien du capital mondial, l’AKP a vendu des forêts et d’autres terres publiques. Le 1 % supérieur de la société turque contrôlait 39,4 % de la richesse du pays à la fin des années 1990 ; à la fin des années 2010, il en contrôlait 54,3 %. Cette aggravation des inégalités a été obtenue en réduisant les salaires, en restreignant les syndicats et en limitant les grèves.

« Lorsque je parle à mes riches parents à Istanbul, qui détestent tant Erdoğan, je leur demande pourquoi ils se plaignent de lui en fait», m’a dit Halil Karaveli, l’auteur de Why Turkey Is Authoritarian (2018). « Les riches de Turquie n’avaient jamais été aussi riches que sous la première décennie du règne d’Erdoğan ». Pourtant, dès le départ, il y avait une incompatibilité culturelle entre les industriels turcs, pour la plupart laïques, et le chef d’un parti islamiste qui avait grandi en travaillant comme colporteur de rue dans un quartier pauvre d’Istanbul.

Au début des années 2010, le régime d’Erdoğan avait progressé dans la création de sa propre classe bourgeoise. Ces nouveaux alliés appartiennent tous au secteur de la construction. Le plus important des nouveaux copains d’Erdoğan - plus tard appelés la “Bande des Cinq” - a obtenu des contrats pour tous ses projets favoris : un nouveau pont intercontinental enjambant les Dardanelles ; le plus grand aéroport du monde, à Istanbul ; des projets de logement dans les villes d’Anatolie ; de nouvelles autoroutes, et des aéroports plus petits, reliant les coins éloignés de la Turquie à sa capitale, Ankara. Ceux qui ont profité de la montée en puissance de l’AKP ont fermé les yeux sur la brutalité avec laquelle leurs alliés opprimaient les classes populaires turques, plus encore que ne l’avaient fait leurs prédécesseurs laïques. La guerre culturelle d’Erdoğan contre les “élites laïques”, nous l’avons rapidement appris, n’était qu’un prétexte pour donner du pouvoir à ses industriels islamistes favoris contre leurs concurrents.

En 2013, l’admiration de l’Occident pour le modèle turc semble être monté à la tête d’Erdoğan, accélérant sa transformation en homme fort. Dans ses discours exposant le “néo-ottomanisme” - sa vision grandiose d’une Türkiye expansionniste désireuse de devenir une superpuissance régionale -, il brandissait fréquemment le poing, accusant ses ennemis de vouloir “mettre la Turquie à genoux”. Il a commencé à décorer Istanbul de tulipes pour commémorer l’ère des tulipes des années 1720, une période prospère de l’histoire ottomane au cours de laquelle la tulipe est devenue un symbole de luxe. Cette époque avait toutefois pris fin avec une violente rébellion en 1730, organisée par un ancien janissaire (membre de la garde d’élite du sultan) nommé Patrona Halil, dont les partisans avaient pillé les palais ottomans.

Derrière la façade brillante du régime d’Erdoğan se cachait quelque chose de similaire. En 2013, le taux de mortalité des ouvriers du bâtiment était de près de quatre par jour, la Bande des Cinq d’Erdoğan dévorant les nouveaux contrats de construction. Pendant ce temps, les inquiétudes concernant la destruction de l’environnement et les normes de sécurité des bâtiments atteignaient leur paroxysme. (Le nombre de décès d’ouvriers allait continuer à augmenter au cours de la décennie suivante : En janvier de cette année, 119 personnes sont mortes au travail ; en février, 182 sont mortes).

Les manifestations contre le projet de bétonnage du parc Gezi en 2013 ont été les premières manifestations sérieuses d’opposition au régime d’Erdoğan
. (NurPhoto / Corbis via Getty Images)

Un jour de mai 2013, je traversais Gezi, un grand parc public d’Istanbul, pour me rendre à Cihangir, un quartier délabré prisé par les gauchistes, les artistes, les journalistes et les communautés LGBTQI de Türkiye, lorsque j’ai été témoin d’une scène étrange. Sırrı Süreyya Önder, député socialiste et réalisateur (nous écrivions pour le même journal de gauche, Radikal), se tenait entre un arbre et un bulldozer. Entouré de caméras, il tentait d’empêcher l’abattage d’arbres pour faire place à un centre commercial kitsch qu’Erdoğan voulait construire dans le parc. Cet incident a été l’étincelle qui a déclenché le soulèvement connu plus tard sous le nom d’Occupy Gezi.

 

J’ai passé les mois suivants dans une atmosphère qui, je l’imaginais, ressemblait à celle du Paris de 1871 : alors que des milliers de personnes avec des tentes convergeaient vers le parc, Gezi est devenu une commune pour ceux qui s’opposaient aux plans de “réaménagement” du gouvernement. En ces jours d’extase et de violence, des millions de personnes ont défilé dans les villes turques contre le projet de libéralisme islamique de l’AKP, et le parc est devenu un champ de bataille entre les militants, qui portaient des lunettes et des citrons (pour contrer les effets des gaz lacrymogènes), et les policiers lourdement armés. Le soulèvement était principalement composé de jeunes militants, mais il était mené par des urbanistes, des architectes, des dirigeants d’ONG et des avocats expérimentés qui s’opposaient à la politique de développement effréné et de construction non réglementée de l’AKP. Mais leur combat était difficile : un référendum constitutionnel en 2010 avait permis au gouvernement de nommer les membres du Conseil des juges et des procureurs (le conseil national du pouvoir judiciaire turc) et de la Cour constitutionnelle, ce qui a aidé l’AKP à consolider son contrôle sur le pouvoir judiciaire et à utiliser les tribunaux pour ratifier le régime d’Erdoğan. L’année dernière, un tribunal a condamné un certain nombre de leaders de l’occupation de Gezi à des peines de prison : les urbanistes Mücella Yapıcı et Tayfun Kahraman, ainsi que l’avocat Can Atalay, purgent actuellement des peines de 18 ans pour “tentative de renversement du gouvernement”. La campagne d’Amnesty International “Libérez les 7 de Gezi” n’a pas encore abouti, mais l’héritage de Gezi perdure : le soulèvement nous a ouvert les yeux sur un nouvel horizon de possibilités pour ce pays.

 

Si le tremblement de terre du 6 février - au cours duquel des milliers d’immeubles construits illégalement et dans de mauvaises conditions sont devenus des tombes pour leurs habitants - a donné raison à l’écologisme des militants de Gezi, il a également prouvé que nos craintes concernant les ambitions autoritaires d’Erdoğan étaient fondées. Le régime de construction de l’AKP était basé sur un capitalisme de copinage et une cupidité organisée masquée par la piété, comme nous l’avions crié sur les toits pendant des semaines. Pourtant, la rébellion de Gezi n’était pas populaire parmi l’électorat turc. Lors des élections locales de mars 2014 - les premières organisées après Gezi - le parti d’Erdoğan a augmenté sa part de voix de 38,8 % lors des élections précédentes à 42,8 %. En août 2014, il a remporté la présidence avec une majorité absolue de 51,8 % à la suite d’une campagne qui a qualifié les manifestants de Gezi d’ennemis de la nouvelle Türkiye. Dans un sens, les manifestations de Gezi ont sauvé Erdoğan en lui donnant un nouveau cadre : il était le héros et nous étions les méchants. L’extrême droite a adoré sa rhétorique du pouvoir absolu et s’est délectée de voir son régime écraser les “traîtres”. Son slogan de campagne, “La volonté forte”, résumait sa nouvelle politique en opposition aux “vandales de Gezi”.

 

En formant une alliance avec Bahçeli, le leader de l’extrême droite turque, Erdoğan était apparemment devenu tout-puissant. Il avait les coudées franches pour agresser les populations kurdes et alévies de Turquie. Prétendant représenter “la forte volonté” de la majorité, il s’en est pris aux communautés LGBTQI (interdisant les marches des fiertés en 2015, l’année suivant son accession à la présidence), aux marxistes, et même aux libéraux (l’Open Society Foundation a cessé ses activités en Turquie en 2018 après qu’Erdoğan a fait la guerre au “célèbre juif hongrois, Soros”), les dénonçant comme les “ennemis intérieurs de la Turquie”. En 2017, il a initié un changement constitutionnel qui a détruit l’ordre parlementaire turc - un ordre qui remontait à 1877 et à l’ouverture du premier parlement ottoman - transformant la Türkiye en un régime de presidencialismo de type latino-américain.

 

Je me souviens de la période entre 2017 et 2019 comme des années d’horreur en Turquie. Le régime d’Erdoğan a détenu 332 000 citoyens, en a arrêté 19 000 et a fermé des journaux, tout en maintenant le pays dans un état d’urgence constant. J’avais naïvement cru que la libéralisation de la Turquie par l’AKP aiderait les journalistes comme moi à atteindre un plus large public européen et même usaméricain - le rêve de [presque, NdT] tout auteur au milieu des années 2000. Radikal, le journal pour lequel j’écrivais, ayant fermé et mes amis rédacteurs étant enfermés à Silivri, la plus grande prison d’Europe, je suis passé à l’écriture en anglais et j’ai passé mes journées à chroniquer l’autoritarisme d’Erdoğan pour les lecteurs européens et usaméricains. En 2019, le gouvernement turc a arbitrairement destitué des maires légalement élus dans trois villes, cinq provinces et 45 districts parce qu’ils étaient issus du Parti démocratique des peuples (HDP), un parti progressiste, et les a remplacés par des figurants loyaux. La même année, il a annulé les résultats de l’élection du maire d’Istanbul après que le candidat du Parti républicain du peuple (CHP), parti d’opposition, a battu l’homme d’Erdoğan - qui a ensuite perdu la nouvelle élection avec une marge encore plus importante.

 

Au cours de ses 20 ans de règne, Erdoğan s’est à plusieurs reprises emparé des crises pour se rallier des soutiens. À la suite d’une tentative de coup d’État contre lui en 2016, il a qualifié l’insurrection de “cadeau d’Allah” et l’a utilisée pour justifier sa purge du secteur public. Lorsqu’Erdoğan a annulé les élections de 2019, ses agents ont prétendu que “quelque chose s’était passé” - impliquant une mystérieuse conspiration contre le gouvernement. Pendant la pandémie de Covid-19, Erdoğan a annoncé des couvre-feux, fermé des mosquées et créé un faux sentiment de sécurité en demandant à son ministre de la Santé d’informer le public chaque soir, entretenant ainsi l’illusion que tout était sous contrôle. Pourtant, alors que je rendais compte de la réaction de son régime face à la Covid-19, j’ai constaté que l’État n’avait pas fourni de vaccins des mois après leur mise à disposition dans les pays européens, qu’il n’avait pas distribué de masques au cours de la première année de la pandémie et qu’il avait dissimulé le nombre de décès dus à la Covid-19. (L’Institut turc des statistiques a récemment révélé que le nombre de décès excédentaires pour les années 2020 et 2021 était de 201 650, alors que le ministère de la santé n’avait signalé que 82 361 décès dus à la pandémie pour ces années-là). Malgré toutes ces défaillances évidentes, et grâce à la rhétorique grandiloquente diffusée par les journaux et les réseaux pro-gouvernementaux (qui représentent 90 % des médias turcs), les gens ont continué à croire au mythe d’Erdoğan, le leader fort.

 

Dans la panade : Ismail Palakoğlu, un théologien sans expérience en matière d’aide humanitaire, a été nommé responsable des secours en cas de catastrophe.

« L’insuffisance constatée lors de la pandémie a refait surface avec le tremblement de terre », explique Edgar Şar, cofondateur de l’Institut de recherche politique d’Istanbul. « Le gouvernement a été confronté à un vide moral lorsque les gens ont vu qu’il ne pouvait pas atteindre les sites du tremblement de terre dans les premières 48 heures et qu’il s’est abstenu de mobiliser l’armée. Tout cela a affecté les lignes de faille de la société ». Şar, qui a perdu des proches dans le tremblement de terre et qui était visiblement traumatisé lors de notre entretien après avoir passé des jours à travailler dans les opérations de sauvetage à Hatay, a prédit que le tremblement de terre serait “un point de rupture” pour le gouvernement et qu’on s’en souviendrait à l’avenir “comme l’événement qui a clôturé cette ère et planté le dernier clou dans le cercueil du régime d’Erdoğan.”

 

L’alliance de l’opposition turque était déjà sur le point de remporter les élections avant le tremblement de terre, selon les recherches de Şar. « Pour l’opposition, la question vitale avant le tremblement de terre était de savoir si elle allait commettre une erreur majeure, comme désigner un candidat que tous ses partis ne soutenaient pas pleinement », explique Şar. Le 6 mars, l’alliance a trouvé une formule gagnante : Kemal Kılıçdaroğlu, le leader du CHP, le principal parti d’opposition, se présentera comme candidat à la présidence le 14 mai, avec les maires extrêmement populaires d’Istanbul et d’Ankara, Ekrem İmamoğlu et Mansur Yavaş, sur le ticket en tant que vice-présidents. Le parti pro-kurde HDP et d’autres petits partis de gauche soutiendront également sa candidature. Kılıçdaroğlu a fait de la réconciliation avec les masses pieuses de Turquie le principe central de la plateforme post-Gezi de son parti laïc. Il a également rassemblé une coalition composée de politiciens que les musulmans pieux soutiennent depuis des années. En fait, les deux plus proches alliés de Kılıçdaroğlu étaient jusqu’à récemment des hommes de main d’Erdoğan : l’ancien tsar de l’économie de l’AKP, Ali Babacan, et l’ancien premier ministre de l’AKP, Ahmet Davutoğlu.

 

Ce qui nous amène au 14 mai 2023. Les élections générales de ce jour-là décideront du sort d’Erdoğan. Dans mes reportages sur la Türkiye au cours de la dernière décennie, j’ai toujours incité à la prudence quant à l’éventualité d’un changement : comme je l’ai noté, la rhétorique du leader fort d’Erdoğan a triomphé à plusieurs reprises dans les urnes. Mais le 6 février pourrait bien avoir mis un terme à tout cela. La date de l’élection, qu’Erdoğan a lui-même choisie, est elle-même symbolique : elle marque l’anniversaire de la victoire écrasante, en 1950, du parti démocrate, une coalition de conservateurs, de libéraux et de gauchistes mécontents qui a mis fin au règne de trois décennies du CHP, lors des premières élections libres de l’histoire de la Turquie. Pendant des années, Erdoğan a positionné l’AKP comme une itération moderne du Parti démocrate et a qualifié le CHP de “symbole de l’autocratie”. Il y a là une ironie considérable - et peut-être intentionnelle. Erdoğan semble toujours aveugle à la nature de son régime de parti unique, dont la mainmise corrompue sur le pouvoir assigne au CHP moderne (le plus ancien parti politique de Turquie, fondé par Atatürk) un rôle similaire à celui du Parti démocrate en 1950 : celui de perturbateur de l’autocratie. Mais le symbolisme des dates ne s’arrête pas là. Si les élections de cette année font l’objet d’un second tour, elles se tiendront le 28 mai, date du dixième anniversaire des manifestations d’Occupy Gezi.

 

J’ai passé le mois de mars à m’inquiéter de la stratégie électorale d’Erdoğan. Après avoir exprimé leur colère à propos des normes de construction et de la réponse inadéquate du gouvernement, la plupart des gens reconnaissent que les survivants du tremblement de terre ont toujours besoin de maisons pour vivre. Erdoğan le sait. La droite turque a utilisé avec succès la stratégie “nous seuls pouvons construire” depuis les années 1950, lorsque le parti démocrate est arrivé au pouvoir. Süleyman Demirel, le chef du parti de centre-droit qui a longtemps dirigé la Türkiye avant l’arrivée au pouvoir de l’AKP, était surnommé de “roi des barrages” [comme Franco en Espagne, NdT]. Turgut Özal, leader des islamistes libéraux dans les années 1980 et idole d’Erdoğan, était le “prince des autoroutes” [comme Hitler en Allemagne, NdT]. Erdoğan a lui-même été surnommé le “roi des aéroports et des ponts” et se vante souvent de ses “projets fous”, dont une voie navigable reliant la mer Noire à la mer de Marmara, qui couperait en deux la rive européenne d’Istanbul pour former une île entre l’Asie et l’Europe. Murat Kurum, ministre de l’Environnement, de l’urbanisation et du changement climatique d’Erdoğan, a annoncé le 5 mars que la construction de 349 nouveaux immeubles d’habitation pour les survivants avait commencé et que 608 autres suivraient bientôt. Parallèlement, en arrêtant plus de 100 promoteurs immobiliers responsables de l’effondrement des bâtiments, le régime a tenté de détourner l’attention et de dissimuler sa responsabilité.

 

Mais le tremblement de terre a révélé la pourriture sous la surface brillante du règne d’Erdoğan. La Nouvelle Türkiye d’Erdoğan a été littéralement bâtie sur les industries de la construction et du logement, dont les produits de mauvaise qualité et dangereux, favorisés par la corruption omniprésente du régime, sont aujourd’hui en ruines. La dernière amnistie d’Erdoğan en matière de construction - qui légalisait les constructions sans permis en échange du paiement d’une taxe et du remplissage d’un formulaire - a eu lieu en 2018. Sept millions de bâtiments en ont bénéficié. Pelin Pınar Giritlioğlu, le président de la branche d’Istanbul de l’Union des chambres d’ingénieurs et d’urbanistes, a déclaré à la BBC que jusqu’à 75 000 bâtiments dans la zone touchée par le tremblement de terre avaient bénéficié des “amnisties” d’Erdoğan (lequel a ensuite brusquement mis de côté les plans d’une nouvelle amnistie prévue pour les élections de cette année).

En faisant des recherches sur les bâtiments détruits, j’ai été frappé par la pratique courante consistant à réduire le nombre de colonnes porteuses dans les magasins de rez-de-chaussée des immeubles résidentiels. Les données publiées en 2020 par le ministère de l’Environnement et de l’urbanisme montrent qu’environ la moitié des bâtiments en Turquie ont été construits en violation des réglementations sismiques. J’ai également été frappé par la démographie de la région. Les villes les plus touchées par le séisme - Adıyaman, Malatya, Maras, Gaziantep et Urfa - sont toutes des bastions d’Erdoğan et lors des entretiens que j'ai eus avec les habitants, ils ont envoyé un message unifié :  Nous avons été abandonnés ; personne n’est venu à notre secours ; l’État, censé être puissant, n’a même pas planté une tente ou apporté des toilettes mobiles pour nous. Le nouvel accent mis par Erdoğan sur la reconstruction vise à détourner l’attention des échecs mortels de son agence de sauvetage et du rôle des grandes entreprises de construction qui ont financé l’AKP et qui sont responsables des dégâts. Il est donc d’autant plus important que nous refusions de nous laisser distraire.



Le leader nationaliste Devlet Bahceli, qui a refusé de laisser les victimes du tremblement de terre utiliser les toilettes de sa propriété d’Osmaniye. (Duvar English)

 Il semble évident qu’Erdoğan tentera d’utiliser la catastrophe comme une bouée de sauvetage. Mais Halil Karaveli décrit le tremblement de terre comme étant potentiellement « le moment Tchernobyl de la Türkiye. Tout comme la catastrophe nucléaire a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase de la confiance dans le système soviétique, ce tremblement de terre pourrait détruire la confiance dans la nouvelle Türkiye ».

 

Pour l’instant, la catastrophe semble avoir fait pencher la balance du côté de l’opposition. « Les gens ont longtemps associé le gouvernement aux projets de construction et d’autoroutes, qui ont tous deux implosé pendant le tremblement de terre », explique Şar. « Ce tremblement de terre a révélé à quel point le système de l’AKP était pourri et ressemblait à une maison mal construite. Il a ainsi offert à l’opposition une opportunité historique ».

 

Dimitar Bechev, conférencier à l’Université d’Oxford, a reconnu que « le tremblement de terre rendrait plus difficile pour Erdoğan de s’accrocher au pouvoir. En conséquence, il pourrait passer de l’achat d’un soutien électoral par le biais d’aides généreuses à des élections truquées et à des mesures répressives contre le bloc d’opposition. Dans ce cas, la Türkiye pourrait devenir encore plus autoritaire en raison de l’effet de cliquet, la répression conduisant à plus de répression plutôt qu’à un assouplissement du régime. Néanmoins, pour l’instant, Erdoğan semble préférer utiliser la reconstruction pour rallier la société derrière le drapeau. Le plan A est qu’il utilise l’argent - et non les peines de prison - pour l’emporter ».

 

Pourtant, le plan B reste une possibilité inquiétante. Après tout, les peines de prison sont une tactique aussi courante que les pots-de-vin pour l’AKP. À l’approche des élections, Erdoğan a envoyé les forces de sécurité faire des descentes dans les tentes de solidarité dressées par les partis d’opposition, confisquant leur matériel, menaçant les bénévoles d’emprisonnement et nommant des “administrateurs” pour les gérer. Pour un dirigeant qui a interdit Twitter trois jours après le tremblement de terre, empêchant ainsi les personnes encore sous les décombres de communiquer leur adresse aux équipes de secours, il n’y a plus de lignes rouges à ne pas franchir.

 

« La répression va certainement s’intensifier à l’approche des élections », prédit Şar. « Le tremblement de terre a avancé dans le temps le moment de l’effondrement de l’AKP et lui a donné une nouvelle ampleur. La répression augmentera avec la même ampleur. Pourtant, nous avons bientôt des élections, et aucune de ces mesures répressives n’aidera le gouvernement à obtenir plus de voix. Il y a des chances qu’elles se retournent contre lui ».

 

La corruption ayant été exposée de manière aussi flagrante et l’opposition étant unie, il y a de fortes chances que la colère des Turcs se transforme en une victoire électorale de l’opposition dans le courant du mois. La faiblesse est quelque chose que l’on ne peut pas ne pas voir. En regardant Erdoğan visiter le site de la catastrophe en février, j’ai fait partie des millions de personnes qui ont remarqué l’expression ébranlée de son visage. Les électeurs décideront bientôt si ce pilier de la politique turque depuis trois décennies a fait son temps. Le ressentiment qui s’est accumulé pendant des années et qui est maintenant représenté par une opposition unifiée pour la première fois, est peut-être finalement devenu l’équivalent politique d’une force de la nature - et une leçon pour tous les hommes forts de notre monde.

PATRICIA YANELLI GUERRERO
Fritz Glockner : au Mexique, la réalité subordonne la fiction

 Patricia Yanelli Guerrero, La Jornada, 1/5/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Mexico- « Les individus qui ne connaissent pas leur passé, qui n’embrassent pas leur nostalgie, sont condamnés à cultiver leurs cauchemars », affirme l’historien Fritz Glockner (Puebla, 1961), qui prépare son prochain roman sur Manuel Buendía (1926-1984), l’un des journalistes les plus influents du Mexique, auteur de la chronique populaire “Red Privada” [Réseau Privé], assassiné par le chef de la Direction fédérale de la sécurité (DFS) pendant la guerre de basse intensité [aussi appelée Guerre sale, 1965-1990, NdT]. [voir le documentaire “Red Privada” sur Netflix, NdT].

Fritz Glockner, directeur d’Educal

Fritz Glockner, directeur d’Educal [organisme paraétatique d’édition et de distribution de livres, NdT], a passé plus de 30 ans à faire des recherches sur la guérilla, qui reste une “entité historique vivante”. Par son travail d’écrivain et de journaliste, il a pu traverser les sous-sols de l’oubli, de la répression, de la torture et de la clandestinité, mais aussi, chemin faisant, trouver l’espoir, le pardon et la manière d’honorer la mémoire.

« Je suis convaincu que nous sommes les seuls propriétaires de notre passé, ni notre volonté, ni nos décisions, ni nos regrets ne vous appartiennent. Vous ne possédez que votre mémoire, votre belle nostalgie et vos souvenirs », dit Glockner.

« Dans l’histoire, il y a un processus cyclique des passions humaines qui prend parfois conscience de l’incongruité de la réalité. Et alors, que vous le vouliez ou non, vous agissez. L’accumulation de la répression, de l’offense, de l’horreur, fait que les gens se radicalisent et choisissent alors d’agir différemment de ce qui est légalement établi. Chaque groupe armé radical au Mexique, qu’il soit rural ou urbain, trouve d’abord son origine dans l’autodéfenses.

Glockner souligne que « l’histoire doit être racontée ». Dans Los años heridos. La historia de la guerrilla en México 1968-1985 (Planeta, 2019), l’auteur retrace le parcours des organisations de guérilla à travers des récits et des personnages et leurs actions face au pouvoir et aux forces de l’ordre. Il a fait de même dans Memoria Roja : historia de la guerrilla en México 1943-1968 (Ediciones B, 2008), un livre qui est le fruit de vingt-cinq ans de recherches.

Pour le romancier, l’histoire des mouvements armés au Mexique est intrinsèquement liée à sa mémoire personnelle, à son âme, à son sang familial. « En tant qu’êtres humains, nous avons des traces de douleur, qui vous provoquent et vous construisent en tant qu’individu, en tant que société et en tant que mémoire collective », explique-t-il. La sienne est née lorsque son père Napoleón Glockner Carreto (médecin et directeur d’un hôpital à Puebla) l’a quitté en 1971, lorsqu’il avait neuf ans, pour rejoindre la guérilla des Fuerzas de Liberación Nacional (FLN). « En février 1974, mon père est devenu un invité de marque au Palais Noir de Lecumberri [sinistre prison de 1900 à 1976, aujourd’hui siège des Archives nationales, NdT] et je suis devenu un visiteur régulier à l’âge de 13 ans, lorsque je suis allé le voir (torturé) en compagnie de ma mère. Après sa sortie de prison, il a été assassiné le 5 novembre 1976, atteint par une balle rue de Medellín* ».

Le meurtre a été ordonné par Fernando Gutiérrez Barrios (1927-2000), ancien secrétaire à l’intérieur et chef de la défunte Direction fédérale de la sécurité (DFS), un appareil d’État chargé de contrôler, réprimer et exterminer les groupes et mouvements dissidents.

« À cette époque, j’ai commencé à creuser mes angoisses, car je ne pouvais pas élever la voix, le spectre de la répression continuant à me hanter. Après la mort de mon père, la famille Glockner Corte a transformé sa nostalgie, sa mémoire, en un murmure. Nous avions l’habitude de nous réunir lors des repas pour partager notre nostalgie et souffler sur les aspirations du passé. Mais le murmure commence à grandir et n’appartient plus au noyau familial. On en parle aux proches, aux amis, on commence à enquêter, à parcourir les archives de journaux, les librairies pour essayer de comprendre, et nulle part on ne m’a donné de réponse au traumatisme nostalgique de l’abandon à 9 ans, des retrouvailles adolescentes à 13 ans à Lecumberri, de l’assassinat du père à 15 ans. Mais ce n’était pas le père, c’était le pays. On essaie alors de renouer avec le passé collectif de ce qui s’est passé dans le microcosme familial et on ne trouve pas de réponses ».

Pour parcourir ces artères de la tragédie collective, l’auteur a écrit son premier roman, Veinte de Cobre : memoria de la clandestinidad (publié en 1996 dans une édition unique aux éditions J. Mortiz dans la série Volador et en 2021 dans sa deuxième édition), où il plonge dans la mémoire personnelle, familiale et historique de la guerre de basse intensité, mais surtout il raconte l’histoire émouvante de son père qui a été torturé, emprisonné, libéré et finalement assassiné.

« La littérature est le premier lien qui commence à briser le siège ou qui commence à éclairer les sous-sols de cette assemblée de fous qu’a été l’ignominie de l’État mexicain, qui a torturé, assassiné, fait disparaître, mais qui a aussi donné l’impression qu’au Mexique nous étions les meilleurs, invitant les persécutés des dictatures latino-américaines ; de Lázaro Cárdenas (1895-1970) en 1939 avec les exilés républicains espagnols, puis un peu plus tard avec Adolfo López Mateos (1909-1969), mais surtout avec Luis Echeverría Álvarez (1922-2022). Cela a permis de cacher l’horreur commise à l’encontre des Mexicains.

« Nous sommes un pays où, en tant qu’écrivain, ça vous coûte une couille et la moitié de l’autre, parce qu’écrire de la fiction implique un risque énorme lorsque la réalité subordonne la fiction. Je pense que nous sommes le seul pays où l’écrivain de fiction doit relever de très grands défis, afin que la réalité ne subordonne pas son écriture », ajoute-t-il.

Cementerio de papel (2004) est né lorsqu’en 2002, Fritz Glockner est retourné à Lecumberri pour retrouver son père, mais sous la forme de documents, de papiers conservés dans le château noir, puisque cette année-là, les archives de la DFS (Dirección Federal de Seguridad) ont été ouvertes dans l’Archivo General de la Nación (Archives générales de la nation). « Il a fallu tant de travail à la famille Glockner Corte pour sortir la figure, le corps, l’essence de Napoléon Glockner de Lecumberri en juillet 1974, pour que le système politique mexicain me le rende quelques années plus tard et l’enferme à nouveau à Lecumberri. Et ce n’était pas seulement celle de mon père, mais aussi celle de Heberto Castillo (professeur à l’UNAM et persécuté par le DFS) ou de Salvador Nava (médecin et homme politique connu pour sa lutte extraordinaire en tant que grand leader de l’opposition au Potosí). Comment ont-ils pu penser à cela !

« C’est une bonne chose que nous ayons accès aux archives de la police, mais quels connards de les avoir renvoyés à l’endroit où ils sont morts et où ils ont été battus et torturés. Nous sommes le seul pays à avoir ce genre de parodie qui n’est pas du surréalisme, mais bien une parodie tragicomique. Quel autre pays a enfermé ses opposants dans un centre de torture aussi impressionnant que le Palacio Negro de Lecumberri et les y a renvoyés des années plus tard sous forme de papier ? », dit Fritz Glockner.

Sur les fantômes

« Mes fantômes sont nombreux, mais ils m’accompagnent pour le mieux. Aucun fantôme ne devient un spectre du mal, pour moi ce sont des amis, car ce sont eux qui vous accompagnent dans le présent. Je suis toujours accompagné par la belle image très affectueuse de mon père, l’image de mon grand-père comme une petite mère, je suis toujours accompagné par la gentillesse de Paco Ignacio Taibo I (1924-2008), je suis toujours accompagné par la folie et la fermeté de Carlos Fernández del Real (l’avocat du travail des plus importants prisonniers politiques de la guérilla) et la nostalgie des mots d’Ángel González (un poète espagnol renommé qui a fait partie de la génération de 1950).

« Les spectres, oui, on les enterre dans un cimetière. J’ai enterré Luis Echeverría, Fernando Gutiérrez Barrios et Fernando Yáñez il y a longtemps. Tu ne peux pas garder la compagnie d’un connard dans ta vie actuelle parce que c’est un instantané et dans ta mémoire et ton souvenir, ces cadavres sont là mais ils ne t’accompagnent pas. Pour moi, chaque fantôme est une réconciliation dans le temps et il faut s’enivrer avec lui.

« Les fantômes, la mémoire, la nostalgie sont la meilleure option et la meilleure potion pour éviter le seul ennemi qui est l’oubli. La création de son propre imaginaire individuel et la conscience que l’on n’est que de son passé, parce qu’évidemment, je pense qu’on ne peut pas se permettre de tomber dans la rhétorique du passé sans fantômes, parce que ce serait alors un passé ou un moment historique qui n’agirait pas dans le présent et c’est pourquoi il faut faire appel à Benito Juárez (1806-1872), Máximo Serdán Alatriste (1879-1910), ou bien sûr, comme je l’ai dit dans mon cas, Julio, Napoleón, Paco, Ángel, ma sœur Julieta, ma tante, etc., parce que j’insiste sur le fait qu’il faut embrasser la nostalgie, qu’il faut savoir cultiver ses désirs pour éviter de tomber dans ses propres cauchemars », conclut Fritz Glockner.

Il espère rééditer cette année El Barco de la ilusión (Ediciones B, 2005), qui traite de la vie de Germán Valdéz, Tin Tan.

 NdT

* Selon les sources officielles, Napoleón Glockner Carreto et Nora Rivera Rodríguez ont été exécutés par un commando urbain des FLN à Mexico, pour venger leurs anciens camarades, parce qu’ils n’avaient pas supporté les tortures et avaient révélé l’emplacement de la planque de Nepantla, dans l’État de Mexico et du foyer de guérilla au Chiapas.

Livres de Fritz Glockner [inédits en français]

 

 

 

02/05/2023

GIANFRANCO LACCONE
La poste italienne, l’écoblanchiment et les consommateurs

Gianfranco Laccone, Climateaid.it, 2/5/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

« Le développement durable est un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à satisfaire leurs propres besoins ».


Aujourd’hui, en Italie, une action au bénéfice des citoyens, pour la transparence et l’information correcte, que nous définissons comme historique, commence : l’ACU (Associazione Consumatori Utenti, Association Consommateurs Usagers) et le réseau Climateaid Network ont signalé à l’Autorité Garante de la Concurrence et du Marché (AGCM) la publicité de Poste Italiane [privatisée à 40% en 2015, Ndlr] pour les produits de l’entreprise. Les résultats de l’enquête que le Garant va lancer seront un élément clé pour l’avenir de l’information environnementale dans notre pays, et l’ensemble de l’action menée par les deux associations marquera le sens de la nouvelle relation qui devra exister dans les rapports sociaux pour réaliser la transition écologique. Si nous voulons une véritable durabilité sociale, les comportements de chacun devront changer : plus de transparence, plus de collaboration, une décentralisation des décisions et une opérabilité constante. Des choses qui sont aujourd’hui beaucoup dans les rêves et peu dans la réalité. La Poste italienne est sur le point de passer des contrats de vente d’énergie (pour des tiers, elle n’en produit pas encore...), affichant un visage rassurant et “green”. L’ACU entend aborder le problème non seulement en termes juridiques et contractuels, mais aussi en termes techniques, et cherche à lancer des actions avec les forces professionnelles et sociales nécessaires. Jusqu’à présent, les actions en faveur de l’environnement étaient du ressort des associations environnementales, tout comme la vente d’énergie était du ressort des grandes entreprises énergétiques. Si une entreprise de services essentiels comme la Poste vend de l’énergie, les associations de consommateurs doivent s’y connaître en énergie et agir dans ce domaine.

 

La révolution durable dans le monde ressemble beaucoup à celle qui a eu lieu pendant la Renaissance, lorsque les compétences se sont répandues et que de grandes figures “mixtes”, comme Léonard de Vinci, ont excellé dans de nombreux domaines. Comme à l’époque, la collaboration entre les entreprises et les personnes, qu’il s’agisse de travailleurs ou de consommateurs, est fondamentale et les relations entre elles doivent changer. En fin de compte, la contrepartie de cette intervention est, malgré elle, appelée à prendre un engagement original, et avec elle le Garant qui devra baliser le chemin sur lequel la confrontation doit se poursuivre.

 

La durabilité passe par de nouveaux rapports entre les sujets qui la pratiquent (y compris les animaux et les plantes) et le système social et entrepreneurial ne peut pas ne pas les intégrer dans les comportements à venir, à commencer par le simple fait de dire la vérité sur ce que l’on fait, surtout si ces déclarations concernent des aspects scientifiques peu connus et des technologies dont nous sommes tous peu experts. La manière de traiter de manière simplifiée des problèmes complexes et difficiles s’explique par le monde fordiste que nous laissons progressivement derrière nous, dans lequel ce qui est simple est plus vendable et plus facilement reproductible. L’utilisation de termes génériques est l’outil principal de cette façon de concevoir les relations. Il est donc nécessaire de bien définir les questions avant de commencer à en discuter.

 

Pour comprendre de quoi on parle quand on dit “durable” ou - comme on le fait maintenant – “green” [verde, en italien], il faut partir de la définition donnée plus haut, publiée en 1987 dans le rapport final de la Commission mondiale sur l’environnement et le développement, “Notre avenir commun”, présidée par Gro Harlem Brundtland, qui contient deux concepts fondamentaux : l’environnement en tant qu’élément essentiel du développement économique et la responsabilité intergénérationnelle pour l’utilisation des ressources naturelles qui le composent. Cette notion a depuis été reprise dans les traités environnementaux (Convention sur le changement climatique de 1994 et Convention sur la diversité biologique de 1993) avec quelques précisions importantes : par exemple, l’article 2 de la Convention sur la diversité biologique contient la notion de durabilité, définie comme l’utilisation des ressources biologiques d’une manière et à un rythme qui n’entraînent pas leur diminution à long terme et qui préservent la capacité de répondre aux besoins des générations présentes et futures. Jusqu’à la conférence de Johannesburg en 2002, qui a confirmé que le développement durable était le moteur de l’avenir de l’humanité, fondé sur trois facteurs interdépendants : la protection de l’environnement, la croissance économique et le développement social. Regardons maintenant autour de nous et voyons ce qui a changé depuis 1987 dans les gestes que nous posons, les services que nous utilisons, les objets qui nous entourent : d’une méfiance initiale à l’égard du terme durabilité (ceux qui, comme nous à l’ACU, parlaient de la nécessaire durabilité du système économique et social à la fin des années 80 étaient considérés comme des “critiques pessimistes”), nous sommes passés à l’utilisation du terme comme signe distinctif et qualificatif des initiatives menées ou des produits, à l’utilisation rampante du mot “durable”, présent dans tous les livrets d’instructions des appareils ménagers, dans les promotions des produits, dans les stratégies des entreprises, des banques et des gouvernements.

 

L’utilisation du mot “durable” s’est tellement répandue que dans les publicités, pour se démarquer parmi tant de messages “durables”, il a fallu utiliser un autre mot : “green”", rendu efficace non seulement par le halo de mystère qui entoure chaque mot dans une autre langue, mais surtout par l’image que le mot évoque, après des décennies de batailles écologistes menées sur toute la planète, jusqu’à l’initiative de Greta Thunberg : Fridays For Future, l’initiative verte et jeune par excellence des temps modernes.

 

Les gouvernements ont tenté de s’adapter à l’évidence de la réalité (les ressources s’épuisent plus vite que prévu et le monde devient de plus en plus invivable, plus vite que nous ne le pensions) en essayant de servir de médiateur entre les groupes d’intérêt. Dans de nombreux cas, ils l’ont fait obtorto collo (à contrecœur, en français) ou tardivement, comme c’est souvent le cas pour l’UE. Dans l’Union européenne, plusieurs stratégies de durabilité ont été lancées ou sont sur le point de l’être (Farm to Fork [De la ferme à la table], Ecodesign, pour n’en citer que deux), face auxquelles les gouvernements des différents pays réagissent souvent par l’inertie ou en s’y opposant, en justifiant leur comportement par des raisons techniques (temps d’adaptation, insuffisance de l’information et de la formation, etc. ), comme c’est le cas de l’actuel gouvernement italien. Mais la durabilité est inéluctable et trace la voie de l’avenir de toute activité humaine. Les entreprises en sont conscientes et s’équipent, tout d’abord en changeant leur structure interne et leur image. L’utilisation des deux termes (durable ou vert), éventuellement associés à un pourcentage complet (100 %), rend les messages plus rassurants et nous convainc que nous n’avons pas besoin d’explications supplémentaires. Les explications sont compliquées, les experts les donnent, il y a des entreprises faites par des experts qui les connaissent, et puis il suffit de citer leur nom (encore mieux si c’est en anglais) pour rassurer. Les données sont ennuyeuses et donnent mal à la tête, le monde pour avancer rapidement dans le futur ne doit pas se perdre dans tant de détails. Alors tout le monde se met au vert et les philosophies d’écologisation des entreprises se transforment en écoblanchiment, un terme qui désigne la teinte verte superficielle avec laquelle les entreprises tentent de couvrir leurs produits et leurs politiques, évitant ainsi la coûteuse et difficile reconversion écologiste tout en montrant un visage rassurant à la société.

 

Nous avons appris le sens de cette philosophie de l’existence qui nous hante depuis les années de grande consommation, aujourd’hui grossièrement énoncée, dans les livres de Herbert Marcuse (L’homme unidimensionnel) ou de Vance Packard (La persuasion clandestine), dans les chansons et les films qui critiquent le consumérisme, philosophie de vie de la période de développement économique (je me souviens d’un morceau de Nino Rota “Drink More Milk” [Buvez plus de lait, Le lait fait du bien, Le lait convient à tous les âges], tiré de Bocaccio 70, un film de critique douce-amère de la société de l’époque). Et nous avons appris à réagir, en exigeant la transparence et la vérité dans les déclarations de chacun.


 

Tout devient green et renouvelable, mais est-ce vraiment le cas ? Car l’idée que tout est reconvertible provient de l’illusion d’une consommation facile dérivée d’une énergie fossile obtenue à bas prix (pour obtenir du gaz et du pétrole, il suffit de faire un trou dans la terre et ils sortent tout seuls) et des produits aux mille usages qui en découlent. Aujourd’hui, nous savons que l’énergie fossile n’est pas bon marché, mais qu’elle a un coût caché, car son rejet dans l’atmosphère a un coût très élevé en vies détruites et en changements irréversibles de moins en moins adaptables à la vie du système terrestre. Car en fin de compte, on cherche toujours à se rassurer et à trouver la clé qui nous permettra d’être tranquilles à l’avenir : il y a eu la recherche du Saint Graal, puis celle de la pierre philosophale qui, en transformant tout en or, permettait la richesse éternelle, remplacée aujourd’hui par la recherche d’une énergie propre, un rêve qui va de la fusion nucléaire à froid à l’éternelle énergie renouvelable.

 

La science nous dit autre chose : nous savons peu de choses sur les processus fondamentaux de la nature et ce peu de choses déforme notre façon de voir les choses, comme tentent de nous le dire Stefano Mancuso et Carlo Rovelli dans leurs écrits. Mais les nouvelles connaissances nous permettront de mieux vivre et d’avoir un avenir si elles sont rapidement appliquées dans les actions, les services et les produits.

 

“Une offre à 100% durable” : il s'avère que l'energie vendue ne provient de sources renouvelables qu'à 45%

 

Pourquoi Poste Italiane SpA s’intéresse-t-elle à l’énergie ? Ce que nous avons dit précédemment est clair : la production d’énergie à faible coût et à faible impact sur l’environnement est l’outil qui permettra aux entreprises de survivre et de collecter des flux de trésorerie de plus en plus importants. Les processus de fusion et de transformation des entreprises, qui ont commencé dans les secteurs de l’automobile et de la chimie, s’étendent désormais à d’autres secteurs. Par exemple, dans le secteur de l’énergie, les grandes compagnies pétrolières sont devenues des holdings dans lesquelles la dimension financière dépasse largement la dimension productive. Il en va de même dans tous les autres secteurs. Si nous voulons avoir notre mot à dire dans un tel monde, nous devons agir en conséquence, en nous intéressant, en tant qu’ACU, à l’écoblanchiment.

 

Nous devons aller au-delà de l’aspect spécifique et protéger non seulement la consommation, mais aussi la production, en particulier si les citoyens deviennent des producteurs de quelque chose, par exemple d’énergie (mais aussi de flux d’images et d’informations, par exemple en étant connectés pendant des heures à n’importe quel média social tel que Facebook).

 

Autrefois, nous aurions pu penser qu’un producteur ou un travailleur ne deviendrait un consommateur qu’à certains moments et pour certains aspects de sa vie. Aujourd’hui, ils sont à la fois producteurs et consommateurs et agissent sur les deux tableaux en même temps, ce qui nous demande d’intervenir avec des compétences accrues et un professionnalisme différent, filtrés par l’expérience de la consommation. Si nous nous contentions d’être des consommateurs, des producteurs, des écologistes ou des travailleurs, nous ne pourrions pas soutenir la confrontation et nous nous sentirions seulement comme des spectateurs d’une vie et d’un avenir qui passent devant nous, comme c’est le cas avec les grands partis ou les syndicats. L’ACU est encore petite par rapport aux besoins du “moment historique”, mais nous avons des idées et nous grandirons, et avec nous les entreprises qui s’engageront dans cette voie grandiront également.

 

Aujourd’hui, peut-être, elles le feront obtorto collo, mais elles seront des pionnières du pacte social de l’avenir.

 

 Le spot de lancement de l’offre de Poste Energia, la nouvelle filiale des postes italiennes, avec comme star Mara Venier, alias Tata Mara ou encore la Dame du Dimanche, animatrice de télé depuis 30 ans, prototype de la voisine d’à côté de la ménagère de 50 à 100 ans.

LESLIE CAMHI
La carrière oubliée et frustrée de Hedy Lamarr comme inventrice en temps de guerre

Leslie Camhi, The New Yorker, 3/12/2017
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

La Dre Leslie Camhi est une essayiste et journaliste culturelle new-yorkaise qui écrit pour le New York Times, Vogue et d'autres publications. Elle contribue fréquemment à des monographies d'artistes et à des catalogues de musées. Elle a traduit en anglais le roman de Violaine Huisman, Fugitive parce que reine, sous le titre The Book of Mother, en lice pour l'International Booker Prize 2022. @CamhiLeslie

Hedy Lamarr, légende de l'écran hollywoodien, était née Hedwig Kiesler, fille unique de parents juifs riches et assimilés à Vienne, le 9 novembre 1914. Elle grandit en s'imprégnant de la vie culturelle brillante et de la sophistication décadente de la ville. À dix-huit ans, elle devient célèbre pour avoir crevé l'écran nue et simulant un orgasme - une première au cinéma!- dans le film Extase, de 1933, qui a été condamné par le pape et interdit par Hitler (bien que pour des raisons différentes). Quatre ans plus tard, elle se réfugie à Londres, fuyant à la fois la montée de l'antisémitisme et le premier de ses six mariages, avec un magnat autrichien des munitions allié aux nazis. Là, un agent de cinéma l’emmène dans un hôtel pour rencontrer “un petit homme”, comme elle l'a dit plus tard, Louis B. Mayer, le patron de la Metro Goldwyn Mayer. Peu de temps après, elle débarque d'un paquebot à New York sous les flashs des photographes, avec un nouveau nom et un contrat de studio de cinq cents dollars par semaine. Mais le tournant le plus surprenant de sa vie déjà mouvementée - sa carrière d'inventrice - n'a pas encore commencé.

Dans le documentaire "Bombshell", la réalisatrice Alexandra Dean dresse le portrait d'une femme brillante qui a souffert de la fixation du monde sur son célèbre visage. Photo Bombshell : The Hedy Lamarr Story

Le passe-temps favori de Lamarr consiste à démonter des objets, à bricoler et, une fois la Seconde Guerre mondiale commencée, à imaginer des idées pour aider la cause des Alliés. Travaillant dans son laboratoire à domicile ou dans sa caravane sur le plateau de tournage, elle crée de nouveaux modèles pour rationaliser les avions de son petit ami Howard Hughes. Son invention la plus importante, pour laquelle elle a obtenu un brevet, bien qu'elle n'en ait jamais tiré profit, a été créée en collaboration avec le compositeur d'avant-garde George Antheil, avec qui elle a mis au point une forme codée de communication radio pour guider en toute sécurité les torpilles alliées jusqu'à leur cible. Le “saut de fréquence”, comme elle l'a appelé, est aujourd'hui largement utilisé dans les technologies de communication sans fil, du GPS au Bluetooth et à la Wi-Fi.

La marine usaméricaine n'a pas utilisé l'invention de guerre de Hedy Lamarr pendant la Seconde Guerre mondiale. Le système de communication secret était destiné à empêcher le brouillage du signal entre un navire et une torpille. Photos originales avec l'aimable autorisation de hedylamarr.com et YouTube. Montage de Matt Fratus/Coffee or Die Magazine.


Dans Bombshell : The Hedy Lamarr Story [fr. Hedy Lamarr, star et inventeuse de génie], un nouveau documentaire d'Alexandra Dean, des spécialistes du cinéma et des historiens de la technologie, ainsi que la famille, les amis et les biographes de Hedy Lamarr, dressent le portrait d'une femme brillante anéantie par la fixation du monde sur son célèbre visage. Ce portrait est rendu encore plus net et plus poignant par l'inclusion, par Alexandra Dean, d'enregistrements audio récemment découverts de Hedy Lamarr lorsqu’elle était une septuagénaire recluse, tour à tour accro et charmante. « Je pense qu'Hedy a eu son plus grand pouvoir lorsqu'elle était adolescente - je ne pense pas que l'on puisse battre le pouvoir d'entrer dans une pièce et de voir les gens perdre leur souffle à votre vue », a déclaré Dean lors d'une projection spéciale de “Bombshell” réservée aux femmes, parrainée par le New York Hall of Science et organisée dans les bureaux de Two Sigma, un fonds spéculatif de haute technologie, à Manhattan. « Mais elle ne savait pas quoi faire de ce pouvoir. Et lorsque, enfin, elle a réussi à faire quelque chose d'incroyable pour essayer de changer le monde, elle n'a reçu que peu ou pas de reconnaissance pour cel »". C'est cette frustration, a dit Mme Dean, qui semble trouver le plus d'écho auprès des femmes qu'elle a rencontrées lors des projections dans tout le pays. « Et si notre arc de pouvoir, en tant que femmes, était différent de ce que nous pensons qu'il est ? a-t-elle demandé. Nous devons en parler, pleurer, crier un peu pour changer les choses ».

Lors d'une “réception de réseautage” organisée après la projection, Jeanne M. Sullivan, qui se décrit comme une “capital-risqueuse de longue date”, discutait avec Anna Ewing, l'ancienne directrice de l'information du Nasdaq. Mme Sullivan m'a dit qu'elle s'identifiait à la tendance de Mme Lamarr à disséquer les choses. « Vous savez, ces tests qui disent aux gens comment vous êtes, et vous devez choisir entre démonter une horloge et escalader une montagne ? », m'a-t-elle demandé. « J'ai toujours été du genre à démonter une horloge. Après ce film, j'ai envie de rentrer chez moi ce soir et d'inventer quelque chose ». Daria Shifrina, une élève de terminale de la Stuyvesant High School qui travaille comme “explicatrice” au Hall of Science, et Satbir Multani, une ancienne explicatrice qui dirige aujourd'hui le laboratoire de conception du musée, ont toutes deux déclaré que la lutte de Mme Lamarr pour la reconnaissance leur rappelait leurs propres familles immigrées. Marcia Bueno, née en Équateur et qui supervise aujourd'hui le programme Career Ladder [Échelle de carrière] du musée, est du même avis. Les hauts gradés de l'armée ont ignoré l'invention de Lamarr et ont dit à la star, qui n'était pas encore citoyenne usaméricaine, qu'elle ferait mieux de vendre des obligations de guerre, ce qu'elle a fait. Mais, à un moment de la guerre, le gouvernement usaméricain a saisi son brevet en tant que propriété d'un “étranger ennemi”. « J'ai bien aimé quand elle a dit : j'étais assez américaine pour vendre des obligations de guerre, mais que j'étais une étrangère quand il s'agissait de mon invention ! », constate Bueno.

Plus tard dans la soirée, Dean me parlait d'un nouveau film sur lequel elle travaille et qui retrace l'histoire de six femmes inventrices, dont deux scientifiques qui ont mis au point la technologie révolutionnaire d'édition de gènes CRISPR, lorsqu'une femme plus âgée s'est approchée de nous. Une femme plus âgée s'est approchée de nous : « C'était très douloureux de faire ce film ? » La réalisatrice a répondu par la négative avant de s’éloigner, mais la femme, Bernice Grafstein, âgée de quatre-vingt-huit ans et titulaire de la chaire Vincent et Brooke Astor en neurosciences à la faculté de médecine de Weill Cornell, est restée pour me parler. Sa spécialité, à l'époque où elle menait des recherches révolutionnaires, était la régénération des nerfs. « Lorsque j'ai été la première femme présidente de la Société des neurosciences, dans les années 1980, environ 30 % des membres étaient des femmes », se souvient-elle. « Malheureusement, les chiffres les plus importants se trouvent toujours dans les premiers stades, les post-docs, ils s'amenuisent au fur et à mesure que l'on gravit les échelons ».

Ce que Grafstein a trouvé le plus émouvant dans le film, c'est une situation que tout·e scientifique - et même toute personne créative - rencontre un jour ou l'autre. « Elle avait cette chose, ce brevet, et elle s'est heurtée à un mur », dit Grafstein. « Elle n'arrivait pas à franchir ce mur. Je ne pense pas que ce soit parce qu'elle était une femme. Je pense que c'est parce qu'elle n'avait pas le contexte pour le développer ». Bien qu'on lui demande parfois d'être la mentore de jeunes femmes qui espèrent faire carrière dans les sciences, Mme Grafstein admet qu'elle ne se sent pas tout à fait compétente pour le faire. « Ma carrière a été tellement différente de tout ce qu'elles sont susceptibles de vivre que je ne sais pas quoi leur dire », dit-elle. « J'avais une chose qu’elles n'ont pas, à savoir une grande visibilité. Lorsque j'entrais dans une réunion, j'étais la fille. The Girl. Tout le monde savait qui j'étais, instantanément ». Elle rit. « C'était donc un bon début ».


 
 

 
 

 


Tombe d'honneur au Cimetière central de Vienne (ses cendres ont été dispersées dans les bois de la capitale autrichienne). Un parc Hedy Lamarr avec un musée/café interactif sur le toit d'un grand magasin KaDeWe en construction ouvrira sur la Mariahhilfer-Strasse en novembre 2024