16/12/2023

GIDEON LEVY
Comme si la violence des colons ne suffisait pas :
Israël prive désormais d’eau les Palestiniens de la vallée du Jourdain

Gideon Levy & Alex Levac (photos), Haaretz, 16/12/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Depuis le début de la guerre, une vingtaine de familles palestiniennes ont été chassées de leurs maisons dans la vallée du Jourdain par la violence accrue des colons. Pendant ce temps, l’armée refuse aux communautés de bergers l’accès à l’eau. Des volontaires israéliens tentent de les protéger jour et nuit

Un campement bédouin abandonné par ses habitants en raison de la violence des colons.

Douze heures quarante-cinq, ce lundi, dans le nord de la vallée du Jourdain. Le tronçon nord de la route Allon (route 578) est désert, comme d’habitude, mais au bord de la route, entre les colonies de Ro’i et Beka’ot, un petit convoi de réservoirs d’eau, tirés par des tracteurs et des camions, est stationné et attend. Et attend. Il attend que les moutons rentrent à la maison. Des soldats des Forces de défense israéliennes étaient censés venir il y a quelques heures pour ouvrir la barrière en fer, mais les FDI ne viennent pas et n’appellent pas non plus, comme le dit la chanson. Lorsque l’on appelle le numéro indiqué par l’armée sur le portail jaune, on répond au téléphone de l’autre côté de la ligne, puis on est immédiatement déconnecté. Une militante de Machsom Watch : Women for Human Rights, Tamar Berger, a essayé trois fois ce matin, et à chaque fois, dès qu’elle s’est identifiée, l’autre partie a raccroché de manière démonstrative. Les chauffeurs palestiniens ont peur d’appeler.

C’est le temps du vent jaune, le temps des porteurs d’eau dans le nord de la vallée du Jourdain, qui sont obligés d’attendre des heures et des heures jusqu’à ce que les forces de l’armée qui détiennent la clé arrivent et ouvrent la porte pour que ceux qui transportent l’eau puissent entrer. Dans cette région desséchée, Israël n’autorise pas les résidents palestiniens à se raccorder à un quelconque réseau d’approvisionnement en eau : eux et leurs moutons doivent dépendre de l’eau coûteuse transportée dans les citernes, et les chauffeurs des camions et des tracteurs sont totalement tributaires d’un soldat muni d’une clé.

Le soldat qui détient la clé devait être ici dans la matinée. Les chauffeurs attendent ici depuis 8 heures du matin, et dans quelques minutes, il sera 13 heures. Après l’ouverture du portail, ils se dirigeront vers Atuf et rempliront les réservoirs d’eau, puis reviendront par le chemin de terre en direction des villages situés du côté est de la route, où ils devront à nouveau attendre qu’un soldat muni d’une clé daigne leur ouvrir le portail, afin qu’ils puissent distribuer l’eau aux hommes et aux animaux qui n’ont pas d’autre source d’approvisionnement.

Depuis le début de la guerre, cette barrière est fermée par défaut, après être restée ouverte pendant des années. Depuis l’attaque à la voiture piégée qui s’est produite ici il y a deux semaines, au cours de laquelle deux soldats ont été légèrement blessés, les soldats disposant de la clé ont tardé à venir ou ne sont pas venus du tout. Au cours de cette dernière période, des journées entières se sont écoulées sans que la porte ne soit ouverte et sans que les habitants n’aient accès à l’eau. Les camionneurs et les bergers doivent être punis pour une attaque terroriste (non mortelle) perpétrée par un habitant de la ville de Tamun, à l’ouest d’ici, qui a lui-même été abattu. Ainsi, les Palestiniens sont laissés à sec.

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Le côté est de la route est officiellement privé d’eau. Il est interdit de boire et d’irriguer, par ordre. C’est ce qu’a décidé Israël, dans le but inavoué d’envenimer la vie des bergers jusqu’à ce qu’elle devienne intenable pour eux, puis de les expulser de cette zone. Les colons aussi terrorisent les Palestiniens dans le but de les expulser, encore plus intensément dans l’ombre de la guerre. Comme à l’autre extrémité de l’occupation, dans les collines du sud de l’Hébron, ici aussi, à son point le plus septentrional, dans la zone appelée Umm Zuka, l’objectif principal est de se débarrasser des bergers - le groupe de population le plus faible et le plus impuissant - et de s’emparer de leurs terres.

De nouvelles clôtures ont déjà été érigées le long de la route, apparemment par des colons, autour de toute la zone, dans le but d’achever le processus de nettoyage. À ce jour, une vingtaine de familles, soit près de 200 personnes, enfants compris, ont fui, emportant leurs moutons et laissant derrière elles, dans leur fuite, des tranches de vie et des biens.

Un camion bloqué à un barrage improvisé dans la vallée du Jourdain en attendant que l’armée se décide à déverrouiller la barrière. Si les camions transportant de l’eau ne peuvent pas passer, les bergers et leurs troupeaux n’auront rien à boire.

Retour à la barrière jaune. Dafna Banai, une vétérane de Machsom Watch dans la vallée du Jourdain, qui aide les résidents avec un dévouement sans faille depuis des années, attend avec les chauffeurs de camion depuis le matin. Elle et Berger ont été arrêtés par des soldats au poste de contrôle de Beka’ot au motif fallacieux qu’elles étaient entrées dans la zone A. « Je sais qui vous êtes et ce que vous faites », leur a lancé le commandant de l’unité. Rafa Daragmeh, un chauffeur de camion qui attend depuis 9h30, est censé faire quatre tournées de livraison d’eau par jour, mais c’est maintenant le milieu de la journée, son réservoir est plein et il n’a pas encore terminé une seule tournée. Un jour, il a demandé à un soldat pourquoi ils ne venaient pas. Le soldat a répondu : « Demandez à celui qui a commis l’attaque terroriste », ce qui ressemble à une punition collective - mais ce n’est pas possible, puisque la punition collective est un crime de guerre [et que l’armée la plus morale du monde ne commet pas de crimes de guerre, NdT].

De l’autre côté du poste de contrôle, un camion-citerne vide attend également depuis le matin. Le chauffeur, Abdel Khader, du village de Samara, est là depuis 8 heures du matin. Un autre camion est rempli d’aliments pour animaux - il est peu probable que les soldats le laissent passer. Son chauffeur doit apporter la cargaison à une communauté qui vit à 200 mètres à l’est de la barrière. Deux pièges à mouches sont suspendus à côté du poste de contrôle, le temps s’écoule.

Après 13 heures, une Nissan Jeep civile avec un feu jaune clignotant s’arrête. Les forces armées en sortent, déterminées et confiantes : Quatre soldats, armés et protégés comme s’ils étaient à Gaza. Ils prennent rapidement position. Un soldat grimpe sur un cube de béton et pointe son fusil sur nous sans broncher ; son commandant, masqué et portant des gants, nous demande de « ne pas interférer avec le travail » et nous menace de ne pas laisser passer les camions si nous osons prendre des photos. Peut-être a-t-il honte de ce qu’il fait.

Un troisième soldat ouvre le compartiment à bagages de la Nissan et en sort une clé qui pend au bout d’un long lacet. C’est la clé convoitée, la clé du royaume. Le soldat se dirige vers la barrière et l’ouvre. C’est maintenant l’étape du contrôle de sécurité. Peut-être que l’eau est empoisonnée, peut-être que c’est de l’eau lourde, peut-être que c’est un engin explosif. Avec les Arabes, on ne sait jamais.

Pour passer ici, il faut de la “coordination”. Un chauffeur bédouin israélien du nord du pays affirme qu’il a de la coordination. Son camion transporte des matériaux de construction. Le chauffeur du camion-citerne nous dit que la cargaison est destinée aux colons ; le chauffeur bédouin le nie et dit que c’est pour les bergers. Mais il n’y a pas un seul berger dans ces régions qui ait l’autorisation de construire ne serait-ce qu’un muret.

Un berger allemand se réchauffe au soleil et observe les événements avec émerveillement. Un tracteur passe sans encombre ; un camion, celui qui vient de l’ouest, est retardé et son chauffeur s’assoit par terre au poste de contrôle en attendant. Mais le grotesque ne fait que commencer. Le summum est atteint lorsqu’un minibus portant des plaques d’immatriculation israéliennes arrive et déverse un groupe d’étudiants de yeshiva haredi, équipés d’un amplificateur diffusant de la musique hassidique et d’un plateau de sufganiot, des beignets de Hanoukka. Les chauffeurs palestiniens qui attendent encore n’en croient pas leurs yeux - ils pensaient avoir déjà tout vu aux postes de contrôle.

Dafna Banai, vétérane de Machsom Watch dans la vallée du Jourdain, près du barrage routier cette semaine.

Les étudiants de la yeshiva, originaires de la ville de Migdal Ha’emek, dans le nord d’Israël, font une mitzvah en distribuant des beignets envoyés par le centre Chabad de Beit She’an aux soldats à ce point de contrôle et à d’autres, au grand étonnement des transporteurs d’eau palestiniens qui ne demandent qu’à traverser et à livrer leur cargaison d’eau.

Le soldat au fusil qui nous vise mâche paresseusement son beignet, une main le tenant, l’autre sur la gâchette. Tous ensemble maintenant : “Maoz tzur yeshuati” – “O puissante forteresse de mon salut”. Le camion de nourriture pour animaux ne passe pas. Pas de coordination. Un officier portant une kippa est appelé sur les lieux et, de loin, nous prend en photo avec son téléphone.

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L’unité du porte-parole des FDI, en réponse à une question de Haaretz sur le fonctionnement irrégulier du point de contrôle : « À la suite d’un certain nombre d’événements liés à la sécurité qui se sont produits ici, la porte a été partiellement bloquée. Le passage par la porte est uniquement coordonné et est autorisé en fonction de l’appréciation de la situation opérationnelle dans le secteur ».

À quelques kilomètres au nord, on trouve des vestiges de vie sur le bord de la route. Ici, deux familles d’éleveurs de moutons ont vécu pendant des années, mais les colons des avant-postes voisins ont fait de leur vie une misère jusqu’à ce qu’ils partent, il y a deux semaines, en abandonnant leurs maigres biens. Un parc pour enfants, deux réfrigérateurs, un lit en fer rouillé, deux enclos pour animaux, quelques livres pour enfants et un dessin de chaussettes légendé par le mot chaussettes en hébreu, probablement tiré d’un livre d’école.

Dafna Banai explique que les colons ont clôturé toute la zone de la réserve naturelle d’Umm Zuka, soit quelque 20 000 dunams (2 000 hectares), afin de la débarrasser de ses bergers. C’est toujours le même système, explique Banai : d’abord, on empêche les moutons de paître et on réduit les pâturages, puis les habitants des petites communautés sont attaqués presque chaque nuit - parfois les assaillants urinent sur leurs tentes, parfois ils commencent aussi à labourer le sol au milieu de la nuit, afin de créer des “faits sur le terrain”. Tareq Daragmeh, qui vivait ici avec sa famille, n’en pouvait plus et est parti, tout comme son frère, qui vivait à côté de lui avec sa famille. Nous ne sommes pas à Gaza, mais ici aussi, les gens sont forcés de quitter leur maison sous les menaces et les agressions violentes.

Plus au nord encore se trouve une communauté de bergers bien aménagée et animée. Il s’agit d’El-Farsiya, à l’extrême nord de la vallée du Jourdain, presque à la périphérie de Beit She’an. Trois familles de bergers vivent ici et deux autres non loin de là. Deux familles sont parties. L’une d’elles est revenue après que des volontaires israéliens ont commencé à dormir ici chaque nuit après le début de la guerre, protégeant ainsi les habitants. Ils sont 30 à 40 de ces beaux Israéliens, la plupart d’un âge relativement avancé (60 ans ou plus), à se partager les quarts de travail pour protéger les Palestiniens dans la partie nord de la vallée du Jourdain, qui s’étend de la colonie de Hemdat jusqu’à Mehola. « Mais combien de temps pourrons-nous les protéger 24 heures sur 24 ? » demande Banai, qui a organisé cette force bénévole.

Yossi Gutterman, l’un des volontaires, cette semaine. « Je ne pense pas que le but de la violence des colons soit de causer des dommages en tant que tels - c’est l’usure, l’intimidation, la création du désespoir », dit-il.

Trois des volontaires descendent de la colline. Amos Megged de Haïfa, Roni King de Mazkeret Batya et Yossi Gutterman, le vétéran du groupe, de Rishon Letzion. Ils sont deux ou trois par équipe de 24 heures. King était jusqu’à récemment le vétérinaire de la Direction de la Nature et des Parcs’ ; Megged, le frère cadet de l’écrivain Eyal Megged, est un historien spécialisé dans les annales des Indiens du Mexique ; et Gutterman est un professeur de psychologie à la retraite. Il est équipé d’une caméra corporelle.

Aujourd’hui, ils reviennent d’un incident de vol de moutons à des Palestiniens, et il n’y a pas encore de volontaires pour la nuit à venir. Depuis le début de la guerre, il est devenu urgent de dormir ici, explique Gutterman. « La violence des colons est devenue une affaire quotidienne, considérée comme allant de soi, et comprend des invasions nocturnes du camp de tentes, la casse d’objets, le bris de panneaux solaires. Je ne pense pas que le but soit de causer des dommages en tant que tels - c’est l’usure, l’intimidation, la création du désespoir ».

Une famille est partie, racontent les volontaires, après que des colons de Shadmot Mehola et leurs invités du shabbat d’un internat religieux du kibboutz Tirat Zvi ont cassé le bras du père de famille. « Il y a deux semaines », explique Gutterman, « alors que trois de nos amis étaient ici, des colons ont réveillé tout le camp de tentes à 2h30 du matin avec des cris et des lampes de poche, et ont effrayé tout le monde. Ils ont ensuite commencé à labourer une parcelle de terre privée qui avait récemment été déclarée “terre abandonnée”».

Il y a moins de deux semaines, deux volontaires ont été attaqués ici. L’un a été frappé avec un gourdin et a reçu un spray au poivre dans les yeux, l’autre a reçu une pierre à la tête. « Une campagne de nettoyage ethnique est en cours ici », dit Gutterman.

Suite à un appel téléphonique, les trois hommes se précipitent vers leur voiture et se dirigent vers le nord, en direction de Shdemot Mehola. Un berger leur dit que des colons viennent de lui voler des dizaines de chèvres. La police et l’armée se rendent sur place et, avec l’aide des trois volontaires, 37 chèvres sont retrouvées et rendues à leur propriétaire. Ce ne sont pas toutes les chèvres qui ont été volées.

Pendant ce temps, les chauffeurs de tracteurs et de camions finissent de faire le plein d’eau et se dépêchent de revenir afin de passer par la même porte, qui devait rester ouverte pendant une heure. A leur arrivée, à 14h30, ils constatent que la barrière est fermée et les soldats partis. Ils ont attendu leur retour pendant quatre heures, jusqu’à 18h30. Sans doute “en raison de l’appréciation de la situation opérationnelle dans le secteur”.

 

14/12/2023

GIDEON LEVY
La première guerre unanimiste d’Israël

Gideon Levy, Haaretz, 13/12/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Nous n’avons jamais connu une guerre comme celle-ci, une guerre de consensus total, une guerre de silence total, une guerre de soutien aveugle ; une guerre sans objection, sans protestation, sans refus de servir, sans opposition, ni au début ni au milieu. Une guerre unanimiste, avec une approbation mur à mur - à l’exclusion des citoyens arabes de l’État, à qui il a été interdit de s’opposer - et sans points d’interrogation ni même le moindre doute.

Des Palestiniens dans un camp de réfugiés à Rafah, mardi. 
Photo : Mohammed Salem / Reuters

Une guerre qui a déjà tué près de 20 000 personnes, dont une grande majorité de civils innocents, et qui a détruit la quasi-totalité des maisons et des vies des habitants de la bande de Gaza, est-elle la guerre la plus juste de l’histoire d’Israël ? Une guerre qui cause tant d’horribles souffrances à plus de deux millions de personnes est-elle la plus morale des guerres d’Israël ? Et si ce n’est pas le cas, comment se fait-il qu’aucune voix ne s’élève pour réclamer l’arrêt du bain de sang ? Même l’effusion croissante de sang parmi les Israéliens n’a pas encore soulevé les questions “jusqu’à quand ?” et “combien d’autres ?”.

La plupart des guerres d’Israël ont été des guerres de choix. Presque tout le monde les a soutenues au début, mais peu après, lorsque le prix terrible et la futilité sont devenus évidents, la résistance a commencé. À la fin de ces guerres, beaucoup étaient contre. Rétrospectivement, d’innombrables Israéliens étaient contre elles.

Ce fut le cas lors des deux folles guerres du Liban et de toutes les attaques contre la bande de Gaza et la Cisjordanie. Chacune a été plus courte que la guerre actuelle, dont personne ne peut prévoir la fin. Et cette fois-ci, tout le monde est pour et personne ne pose de questions.

Le lavage de cerveau opéré par les médias est un véritable feu d’artifice qui jaillit jour et nuit des studios de télévision, et même ceux qui commencent à douter n’osent pas le faire publiquement. Tous unis, nous vaincrons.

Tel est le résultat d’une guerre qui a éclaté à la suite d’un attentat barbare et atroce, mais qui, depuis qu’elle a éclaté, ne connaît plus de limites. Elle n’a pas de limites et personne ne la conteste ni ne s’y oppose. Aux yeux des Juifs israéliens, la justesse de son déclenchement justifie tout ce qui s’ensuit. Aujourd’hui, après deux mois terribles, des doutes commencent peut-être à naître.

Il n’y a personne dans la société arabe israélienne qui ne soit pas choqué par les images de la bande de Gaza. Ces gens sont leurs frères, leurs parents, et contrairement aux Juifs israéliens, ils sont également exposés à la réalité de Gaza qui est cachée aux Juifs par les médias sans valeur et propagandistes. Mais les Arabes israéliens ne peuvent pas protester.

Le gouvernement menace cette communauté plus que n’importe lequel de ses prédécesseurs, en bâillonnant brutalement sa voix et en emprisonnant certains de ses membres. Les Arabes israéliens vivent aujourd’hui dans la peur, du gouvernement et de la populace juive, une peur qu’ils n’ont pas connue depuis la Nakba de 1947-48.

Dans la société juive israélienne également, parallèlement au soutien massif apporté à la guerre et à tous ses crimes, certains commencent certainement à comprendre l’horreur causée par Israël, mais là aussi, les gens ont peur de s’exprimer, par crainte du gouvernement actuel et des masses. Résultat : une guerre sans opposition.

Dans la Russie de Poutine, il y a plus de manifestations de résistance à la guerre en Ukraine qu’il n’y en a dans l’Israël supposé démocratique à la guerre à Gaza. Ce n’est pas que la justice des deux guerres soit similaire - la guerre en Ukraine est infiniment plus contraire à l’éthique [ah bon, NdT] - mais les moyens et les résultats des deux guerres sont de plus en plus similaires. Des scènes horribles dans les deux cas, des souffrances indescriptibles pour des millions de civils innocents, et tout cela en vain.

Les souffrances de Gaza n’apporteront rien à Israël. L’hiver arrive, et ces souffrances vont doubler et tripler. Israël n’a jamais semé autant de destruction et tué autant d’enfants et d’adultes qu’au cours de cette guerre. Lorsque la conversation publique se concentre exclusivement sur l’élaboration des réalisations militaires, réelles et imaginaires, tout en se complaisant sans cesse dans la souffrance israélienne - et elle seule - ainsi que sur l’étouffement de toute manifestation d’opposition, le résultat est clair.

Pour les Israéliens, il est possible de poursuivre cette guerre éternellement, de tuer tous les habitants de la bande de Gaza et de la détruire entièrement, pour de bon. C’est la solution la plus morale, la plus juste.

 

12/12/2023

JUAN GABRIEL VÁSQUEZ
Éloge des invisibles

Juan Gabriel Vásquez, El País, 7/12/2023

 Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala


Écrivain colombien. Bio-bibliographie

La traduction élargit notre perception de l’être humain, de ce qu’il dit, pense et ressent, et de l’influence de la langue sur le monde.


DIEGO MIR

 

Le 14 novembre dernier, l’Institut Reine Sofia de New York m’a invité à faire, pendant quelques minutes, ce que je ferais volontiers pendant des heures : parler de traduction et de traducteurs. Il s’agissait de la cérémonie de remise d’un prix que l’institut organise avec la complicité d’autres institutions et qui récompense la meilleure traduction de l’espagnol vers l’anglais aux USA Cette fois-ci, le prix a été décerné à la traductrice Charlotte Whittle, qui a traduit en anglais El infinito en un junco [L’infini dans un roseau, trad. Anne Plantagenet], le beau livre d’Irene Vallejo qui parle, parmi mille choses différentes (et toutes intéressantes), de l’importance historique de la traduction. J’ai toujours cru à la pertinence et même à la nécessité de toutes les manifestations auxquelles nous pouvons penser pour déclarer publiquement notre gratitude aux traducteurs, et je ne pense pas qu’il soit exagéré de dire que tous - et toutes, puisque les femmes sont majoritaires dans cette profession - sont les auteur·es d’une bonne partie de ce que nous disons quand nous disons : je suis humain·e.

Je commencerai par une déclaration de principe : si nous lisons et écrivons de la littérature, je crois que c’est à cause d’un sentiment d’insatisfaction. Nous ne sommes pas satisfaits de la vie qui nous a été donnée ; nous nous rebellons contre le fait qu’il n’y a qu’une seule vie, dans le sens où nous n’en avons pas d’autre après celle-ci, mais aussi contre le fait d’être confinés à une seule identité, à une seule place dans le monde, à un seul point de vue à partir duquel nous regarderons le monde jusqu’à notre mort. C’est frustrant parce que nous voulons toujours vivre et en savoir plus : nous voulons avoir d’autres vies. La littérature est un remède (imparfait, mais nous n’en avons pas d’autre pour l’instant) à ces carences ; or, la traduction pousse ce privilège un peu plus loin, et nous donne accès à des vies encore plus différentes, encore plus lointaines, ou comble le fossé qui nous sépare de ces vies lointaines. C’est pourquoi je peux dire que ma vision du monde, ma moralité, ma compréhension de ce que nous sommes en tant qu’êtres humains ont été façonnées par Homère et Tolstoï, par Aristote et Tchekhov, même si je ne parle pas un mot de grec ou de russe. J’ai souvent dit que sans traduction, je ne pourrais pas parler de ma réalité colombienne, car j’ai besoin pour cela de deux mots qui ont été traduits du grec : politicien et idiot. Vous voyez, la traduction enrichit notre compréhension de la vie.

Pendant plusieurs années, j’ai gagné ma vie en tant que traducteur, et j’ai toujours pensé qu’il n’y avait pas de meilleure école pour un apprenti écrivain que la traduction littéraire. L’équation est très simple : on apprend à écrire en lisant, et les traducteurs sont les meilleurs lecteurs du monde. Un bon traducteur comprend tous les effets ; comme un bon imitateur, il peut faire toutes les voix. Un bon traducteur reconnaît également tous les raccourcis, tous les pièges, toutes les astuces bon marché, ce qui, pour l’écrivain traduit, est un encouragement inestimable (il m’est arrivé plus d’une fois de travailler sur une phrase en pensant à ses traducteurs : pour la rendre meilleure ou plus claire, ou qu’elle ne soit pas paresseuse ou complaisante : pour qu’elle soit à la hauteur de leur métier et de leur talent). Enfin, les traducteurs sont les meilleurs détecteurs d’erreurs. Leurs courriels me font paniquer, car ils sont la preuve tangible que, quel que soit le nombre de fois qu’un manuscrit est corrigé, il y a toujours une erreur qui ne deviendra visible - au grand désespoir de l’auteur - que lorsque le livre sera déjà publié et en cours de traduction. Mais Borges avait l’habitude de dire que sa première lecture de Don Quichotte avait été en anglais, et que plus tard, lorsqu’il avait lu l’original en espagnol, il avait pensé qu’il s’agissait d’une traduction médiocre. Je ne sais pas pourquoi, mais cette anecdote me réconforte.

Le prix Reine Sofia, comme il est appelé dans le pays où il est décerné, récompense, comme je l’ai dit, une traduction de l’espagnol vers l’anglais. Personne ne peut être plus conscient de l’importance de la traduction qu’un romancier latino-américain, car notre roman est né, au moins en partie, grâce à certaines découvertes traduites. García Márquez n’aurait pas écrit le sien s’il n’avait pas découvert La métamorphose de Kafka, ou cette étrange annonce du réalisme magique qu’est Orlando de Virginia Woolf, ou Faulkner et Hemingway et Albert Camus : tous des livres qu’il a lus en traduction (et beaucoup publiés par la grande Victoria Ocampo, dont il faudrait parler plus en détail dans un autre article). La même chose peut être dite dans le sens inverse : sans la traduction de Cent ans de solitude par Gregory Rabassa, ou les traductions de Borges par Norman Di Giovanni, toute une génération de romanciers usaméricains serait difficile à imaginer : je pense à Toni Morrison et à John Barth. Mais aussi beaucoup d’autres : The Virgin Suicides de Jeffrey Eugenides est un roman admirable qui serait inconcevable sans Chronique d’une mort annoncée.

Je veux dire que la traduction est, parmi beaucoup d’autres choses, un antidote possible à la fermeture d’esprit et à la xénophobie de l’esprit. La traduction élargit notre perception de ce que sont les êtres humains, de ce qu’ils disent, pensent et ressentent, mais aussi de ce que la langue fait au monde. Gregory Rabassa dit que le principe d’incertitude d’Heisenberg s’applique à la traduction : « Chaque fois que nous appelons une pierre une pierre », écrit-il, « nous l’avons en quelque sorte transformée en quelque chose d’autre qu’une pierre ou un Stein ». Je ne sais pas ce qu’il en est pour vous, mais ce fait me semble tout à fait magique. Il y a de nombreuses années, j’en ai parlé avec Javier Marías, l’un des plus grands romanciers-traducteurs de notre langue - responsable de Tristram Shandy lorsqu’il avait une vingtaine d’années, puis des œuvres de Conrad et d’Isak Dinesen - et Marías m’a dit que la chose la plus mystérieuse à propos de la traduction est le simple fait que nous l’acceptions. Comment un texte peut-il rester le même après avoir perdu ce qui l’a rendu possible, à savoir la langue ? Comment ceux d’entre nous qui ne connaissent pas l’allemand peuvent-ils avoir l’impression d’avoir lu W.G. Sebald ou Thomas Bernhard, alors que pas un seul mot du texte traduit n’est le fruit de la décision de l’auteur ? Nous lisons en sachant que les mots sont de Miguel Sáenz, et pourtant nous pensons : j’ai lu Bernhard, j’ai lu Sebald, j’ai lu Joseph Roth.

Cela a un corollaire : les bonnes traductions font disparaître le traducteur ; les mauvaises traductions le rendent visible. Le lieu commun que nous répétons sans l’examiner est peut-être vrai, et les bons traducteurs sont invisibles dans le travail. Mais d’un autre côté, je crois, et avec toute ma conviction, qu’ils devraient être très visibles, autant que possible, dans notre société de lecteurs. Ou de citoyens, oui, car c’est aussi cela que les traductions créent indirectement, leur présence dans nos sociétés ou notre contact soutenu avec elles. C’est donc vrai : les noms des traducteurs devraient figurer sur la couverture des livres. Et c’est vrai : ils devraient être mieux payés. Et c’est vrai : l’industrie, cette industrie de l’édition qui dépend d’eux, devrait commencer dès maintenant à les protéger contre les assauts incontrôlés de ce que nous appelons l’intelligence artificielle, qui pourrait bien être le plus grand pas en arrière que nous, les humains, ayons jamais fait. Et nous, lecteurs de littérature, devrions remercier ces personnages invisibles, en leur disant de temps en temps que nous les voyons, que nous les reconnaissons, que nous les apprécions.


Statue à Grenade de  Yehuda ben Saul ibn Tibbon (Grenade 1120-Lunel 1190), le “patriarche des traducteurs”, qui traduisit de nombreuses œuvres arabes vers l’hébreu

 

 

08/12/2023

ROSA LLORENS
Un détail mineur, roman d’Adania Shibli : destruction et résistance de la Palestine

Rosa Llorens, 8/12/2023

Le 23 novembre dernier, Le Point titrait : « Le viol, arme de guerre du Hamas », employant ce procédé permanent des sionistes, l’inversion des charges. Le livre d’Adania Shibli vient donc à point : il a fait parler de lui à l’occasion de la Foire du Livre de Francfort, lorsque les responsables ont décidé d’annuler (ou suspendre sine die) son prix à la suite de l’opération palestinienne du 7 octobre ; ils ont voulu, disent-ils, condamner cette attaque et rendre plus audible la voix des auteurs israéliens (comme si elle risquait d’être étouffée !). Le sujet du livre était en effet brûlant : le massacre de chameliers bédouins et de leurs quelques bêtes, et le viol et l’assassinat d’une jeune fille, dans le désert du Néguev, en 1949, par un détachement militaire israélien.

Adania Shibli

Le récit est divisé en deux parties : la première suit, dans sa routine quotidienne, le commandant de ce détachement qui a pour  mission de contrôler la zone, occupée à la suite de la première guerre entre pays arabes et Israël, et d’en éliminer les Arabes qui s’y infiltreraient – ce qui se traduit par un massacre d’habitants traditionnels de la région, décrit de façon elliptique, puis, célébré par le commandant comme un haut fait d’armes : haranguant ses troupes, il expose une synthèse d’idéologie sioniste que l’auteur nous livre sans commentaires : le devoir des soldats est de combattre et chasser les « infiltrés » bédouins, incapables de mettre en valeur la région, pour permettre au peuple juif « en exil » de rentrer dans sa « patrie », et d’en faire une région florissante et « civilisée » ; il va jusqu’à accuser les chameaux de détruire la végétation du pays : « Nous ne devons pas laisser le Néguev ainsi : un désert pelé et ingrat, en proie aux nuisances des Arabes et de leurs bêtes ».

Dans la deuxième partie, 75 ans après, une jeune femme, qui, comme le commandant, n’a pas de nom, et que j’appellerai l’enquêtrice, raconte à la première personne sa découverte, grâce à un article dans le journal Haaretz, de cet « incident », et sa décision de se rendre sur les lieux, pour essayer de retrouver des indices, des témoignages, lui permettant de donner la version de la victime. Son récit se présente donc comme une sorte de nouvelle policière ; mais, comme elle doit enquêter d’abord dans un centre d’archives israélien, dans le Nord, à Jaffa, puis dans le Sud, dans le Néguev, ce sera aussi un road movie, et un véritable périple, qui nous donnera une idée des obstacles que les Palestiniens doivent affronter au quotidien, du fait du système élaboré par la bureaucratie militaire israélienne.  Israël est divisé en quatre zones, et les Palestiniens ne peuvent accéder qu’à certaines, voire seulement à leur zone d’habitation, en fonction de la couleur de la carte d’identité dont ils sont titulaires. En outre, chaque trajet est un voyage de découverte, car l’extension des murs, des zones militaires, des colonies transforme sans cesse le paysage, et rend les Palestiniens étrangers à leur propre pays. Cette destruction du pays est rendue manifeste par la superposition des deux cartes que l’enquêtrice consulte au cours de ses déplacements : une carte touristique israélienne, et une carte de la Palestine d’avant 1948 ; entre les deux, des dizaines, des centaines de villages et de chemins ont été anéantis.

Pourtant, à mesure que le récit avance, l’enquêtrice voit revivre le passé : elle retrouve le lieu du massacre de 1949, et celui du camp où la jeune Bédouine a été détenue et violée. On peut croire qu’elle va en quelque sorte lui redonner vie, et lui rendre justice ; toute une série de sensations et objets qui reviennent en écho de la première partie (aboiements de chiens, tuyau d’arrosage, odeur d’essence…) nous donnent en effet l’impression qu’elle remet ses pas dans ceux de la victime ; en fait, la solidarité entre les deux femmes ira beaucoup plus loin : au lieu d’être conjuré, le passé ne fera que se répéter.

Les deux parties semblaient s’opposer, en fait, c’est toujours la même catastrophe qui se répète (l’enquêtrice côtoie même Rafah bombardée, au Sud de la Bande de Gaza, avant de s’éloigner et de l’abandonner au « sort qui l’attend »). Le « détail mineur » du titre, c’est le fait que l’assassinat de la jeune fille se produit un 13 août, jour de naissance de l’enquêtrice ; mais on découvrira que c’est loin de n’être qu’une coïncidence : en fait, le viol de la jeune Bédouine n’a pas cessé de se reproduire jusqu’à nos jours, c’est le viol de la Palestine, comme nous l’annonçait la belle illustration de la page de titre, une anamorphose où on peut voir soit une carte de la Palestine, soit un visage féminin flouté.

Le problème posé à l’auteure, comme aux autres écrivains et cinéastes qui traitent de la situation des Palestiniens, c’est que l’excès de souffrances et d’injustices risque d’aboutir à décourager, abattre le lecteur. Les romanciers sud-américains des années 50-70 ont mis au point, pour décrire les horreurs des dictatures sanglantes et sadiques mises en place par les USA, le système du réalisme magique, qui obtenait une distanciation par une exagération épique. Les artistes qui parlent de la Palestine arrivent à la même distanciation par un procédé contraire : le choix d’un style sobre et objectif : c’est ainsi qu’A. Shibli se réfère constamment au drame comme à un « incident », ou que le viol n’est suggéré qu’à travers les grincement d’un sommier (c’est ainsi aussi que Till Roeskens, dans Vidéocartographies : Aïda, Palestine, décrivait les drames et les difficultés du camp en filmant des schémas de l’évolution obligée des déplacements de ses habitants à mesure qu’il était bloqué par les Israéliens).

 Mais les notations apparemment anodines qui parsèment le récit, et qui se répètent en leitmotive, s’avèrent en fait symboliques (comme le chancre du commandant qui, comme Israël, s’étend inexorablement), lui donnant, malgré sa sobriété, de la profondeur, et l’imprégnant d’une angoisse que le lecteur partage avec la protagoniste. C’est la beauté et la force de ce style à la fois très simple et ciselé qui apporte, en plus de l’émotion, une catharsis, et un espoir.

ISBN : 978-2-330-14209-4
Livre papier : 16.00€
Ebook : 11,99€