11/09/2024

Congo-Palestine : d’un génocide l’autre
De Mobutu à Tshisekedi, de Golda Meir à Netanyahou

 

Les diamants du Congo, taillés à Tel Aviv, Anvers et New York, financent le génocide de la Palestine, le coltan du Congo, récolté par des enfants, entre dans la composition des puces Intel fabriquées en Palestine occupée, à Kiryat Gat, sur le site d’un village nettoyé ethniquement et rasé par la Brigade Alexandroni en 1948, Iraq Al Manshiyya, malgré l’engagement, signé par les sionistes et validé par l’ONU, de ne pas toucher à la population autochtone, après quoi les soldats égyptiens commandés par un certain commandant Gamal Abdel Nasser acceptèrent de se retirer de la localité. 

C’est ainsi qu’on pourrait résumer cette histoire de sang, de sueur et de larmes qui remonte aux années 1940. Ci-dessous 2 articles éclairants sur les liaisons dangereuses entre les maîtres du Congo/Zaïre/RDC et les chefs de file sionistes depuis trois quarts de siècle. Qu’y faire ? L’entretien avec Carney et Belhadi, malgré quelques approximations et omissions, offre quelques pistes, à creuser. L’article d’Eitay Mack nous relate l’historique des relations israélo-congolaises durant l’ascension et le règne de Joseph-Désiré Mobutu Sese Seko.-FG


Le District du diamant dans le quartier d'affaires de Ramat Gan, près de Tel Aviv, constitué de 4 tours interconnectées par des passerelles.

Comprendre les liens entre les génocides du Congo et de la Palestine

Le directeur exécutif des Amis du Congo (Friends of the Congo), Maurice Carney, et la professeure Eman Abdelhadi discutent des intersections entre les génocides du Congo et de la Palestine.

Nylah Iqbal Muhammad, Mondoweiss, 3/8/2024

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala 


Nylah Iqbal Muhammad est une journaliste indépendante usaméricaine écrivant sur toutes sortes de thèmes, de l’ethnogastronomie et des styles de vie à la Palestine.
Instagram, Substack, Twitter/X.

Tout comme la Palestine, le Congo a une longue histoire de colonisation et de génocide. À la fin du XIXème et au début du XXème siècles, jusqu’à 10 millions de Congolais ont été tués par les Belges, qui ont commencé l’histoire moderne du Congo, exploité pour des ressources comme le caoutchouc, l’uranium et maintenant le coltan, qui alimente presque toutes les technologies. En fait, six millions de personnes ont été tuées dans le génocide du Congo depuis 1996, un génocide commis entre autres par le Rwanda, avec le soutien de puissances étrangères comme les USA et la Chine.

L’examen des génocides au Congo et en Palestine montre clairement que notre libération et nos oppressions sont toutes liées. Des milliardaires israéliens qui volent les ressources du Congo et utilisent l’argent pour construire des colonies israéliennes illégales, aux technologies de surveillance utilisant des matières premières du Congo pour opprimer les Palestiniens.

Pour discuter de ces intersections et de ce que les activistes peuvent faire pour lutter pour le Congo, la Palestine et notre libération globale, Mondoweiss et la journaliste Nylah Iqbal Muhammad ont organisé une discussion entre Maurice Carney, directeur exécutif et cofondateur des Amis du Congo, et la professeure de sociologie de l’Université de Chicago, Eman Abdelhadi.

Nylah : Maurice, Eman, vous revenez tous deux de voyages au Congo, en Jordanie et dans les Émirats arabes unis. Pouvez-vous nous parler un peu de ces expériences et de ce qu’elles vous ont révélé ?

Maurice : Le conflit, là où se trouvent les camps de déplacés, était choquant. Nous avons eu l’occasion de nous rendre dans le sud du pays, sur le site de l’assassinat de Lumumba, ce qui donne à réfléchir, c’est le moins que l’on puisse dire. Nous avons eu l’occasion de nous rendre dans les régions minières, la capitale minière du monde, Kolwezi, où l’on trouve de grandes sociétés minières et des orpailleurs artisanaux. Nous avons eu l’occasion de descendre dans les mines avec les orpailleurs.

Nous nous sommes également rendus dans la capitale, Kinshasa, pour voir certains des programmes mis en œuvre par nos partenaires. Nous avons eu l’occasion de traverser le fleuve Congo vers Brazzaville (la République du Congo). Le contraste entre le Congo-Brazzaville et le Congo-Kinshasa (la République démocratique du Congo) était saisissant. Nous n’avons pas eu l’occasion d’aller dans la forêt tropicale, car il y avait trop de violence à Kisangani et dans ses environs.

Nous avons vu des choses que nous aimerions pouvoir exprimer par des mots, des images ou des vidéos, mais il faut aller sur place pour les voir. Les êtres humains ne devraient pas vivre dans les conditions dans lesquelles ils vivent dans ces camps. Ils vivent dans de petites tentes sur des roches volcaniques [tranchantes], car à l’est de Goma, il y a un volcan actif. De temps en temps, les milices lancent des bombes sur les camps de déplacés et tuent des gens. C’est horrible.

Nous essayons de trouver un moyen de faire comprendre l’urgence, la nécessité d’une intervention humanitaire immédiate, tout en nous concentrant ou en essayant de mobiliser les gens pour faire pression sur les USA, le Royaume-Uni et d’autres gouvernements afin qu’ils cessent de soutenir le gouvernement rwandais.

Le Rwanda a 4 000 soldats dans l’est du Congo, et c’est la principale source de la catastrophe humanitaire. Nous essayons donc de trouver un moyen d’attirer l’attention du monde entier sur la crise humanitaire. C’est difficile. [le génocide à l’origine de la guerre civile dans l’Est du Congo est celui, commis par le régime hutu du Rwanda du 7 avril au 17 juillet 1994 : une partie des génocidaires, noyés dans la masse des civils hutus, se replièrent ensuite au Congo avec l’aide de l’armée française et y installèrent des premiers camps, à partir desquels ils se sont livrés pendant des années à des incursions armées au Rwanda, NdT]

Eman : Je pense que la situation dans le monde arabe est extrêmement tendue. Je pense qu’il y a une énorme tension entre la rage des gens qui assistent au génocide des habitants de Gaza. Les gens sont très attentifs à ce qui se passe à Gaza. Ils sont en deuil, ils pleurent, ils sont en colère.

En même temps, ils sont confrontés à une répression énorme de la part de leurs gouvernements, qui sont des États autocratiques clients des USA. Ils font le boulot des USA et d’Israël en supprimant la dissidence et l’opposition. J’ai pu le constater en Jordanie et dans les Émirats arabes unis. C’est également le cas en Égypte.

Nylah : Il y a des génocides partout dans le monde en ce moment. Ce n’est pas nécessairement quelque chose de nouveau, mais je dirais que ce qui est nouveau, c’est l’éveil de masse que les gens commencent à avoir et le rôle des médias sociaux dans la mise en lumière de ces causes.

Eman : Comparons cela avec, par exemple, la guerre en Irak. La plupart de nos informations se limitaient aux grands médias [comme] CNN, MSNBC, et aux médias dont nous savons qu’ils sont investis dans l’empire usaméricain et qu’ils ne sont pas des pourvoyeurs objectifs d’informations. Ce sont des entreprises liées aux intérêts de la classe dirigeante.

Au milieu des années 2000, on a commencé à voir apparaître des médias plus indépendants, en partie en réponse à ce récit hégémonique usaméricain, mais aussi grâce aux médias sociaux. Aujourd’hui, tout le monde peut ouvrir un compte Instagram, Twitter ou TikTok. Nous voyons beaucoup plus d’informations se propager de cette manière.

C’est aussi une période où les gens sortent de décennies de paupérisation, de baisse du niveau de vie, de sentiment d’impuissance politique au sein des systèmes officiels, et de plus grande force des protestations de rue.

Ce point culminant se produit en Palestine et au Congo, où il y a une rencontre entre les deux et une analyse politique croissante qui voit le monde comme étant contrôlé par cette classe dirigeante, et qui voit ces institutions qui gouvernent notre monde comme étant corrompues, mais qui a aussi plus d’outils pour communiquer et partager cette analyse.

Nylah : Je voudrais commencer à parler de la technologie, parce que les mêmes entreprises impliquées dans le génocide au Congo sont impliquées dans le génocide en Palestine, et vice versa. Cela semble être un point de collaboration tout à fait naturel.

Eman : La technologie est un emblème de cette structure plus large de pouvoir et de contrôle. Nous avons tous été abreuvés des sornettes selon lesquelles l’histoire selon lesquelles nous étions à la fin de l’ère coloniale, mais en réalité, l’ère coloniale était en train de prendre une autre forme. Cette transition a été facilitée par ces sociétés multinationales. Les États et les entreprises travaillent main dans la main pour mettre en œuvre une nouvelle forme de colonialisme, ou une version légèrement révisée du colonialisme.

Apple est une multinationale qui a ses propres intérêts, presque comme un État, et qui peut utiliser des États comme Israël ou l’instabilité d’un pays comme le Congo pour coloniser le monde et s’approprier les ressources. Il peut décider que certaines populations sont jetables ou exploitables pour le travail. Il est important d’avoir une analyse large de la façon dont notre monde fonctionne, parce que si ce n’est pas le Congo ou la Palestine, ce sera d’autres endroits.

Maurice : L’une des idées avancées [pour organiser les gens] était le terme « génocide technologique », parce que les entreprises technologiques profitent des minerais du Congo et provoquent un génocide humain.

Pour moi, c’était un peu exagéré. Le Congo a longtemps servi, depuis la fin du XIXème siècle, d’avant-poste colonial pour l’extraction des ressources qui alimentent les industries modernes. Le caoutchouc a servi à l’industrie automobile de pointe. Le cuivre a servi à fabriquer les balles et les armes de la Première Guerre mondiale. L’uranium du Congo a été [secrètement] utilisé [à l’insu du Parlement belge, NdT] pour les armes atomiques larguées sur le Japon, et ainsi de suite, jusqu’à aujourd’hui, jusqu’au coltan du Congo.

L’histoire moderne du Congo, on peut l’affirmer à plusieurs égards, a été synchronisée avec les progrès de la technologie. Cela s’est fait au détriment de la population congolaise, parce qu’elle a vécu sur ces ressources qui sont nécessaires pour alimenter un large éventail de technologies.

Mais je ne parlerais pas de « génocide technologique ». Sans technologie, notre organisation ne serait pas aussi efficace. Nous ne serions pas en mesure de communiquer avec différentes personnes au Congo, en particulier dans l’est du pays, parce qu’il manque d’infrastructures. Il n’y a pas d’infrastructures routières, pas d’infrastructures ferroviaires, pas d’infrastructures énergétiques, 20 % de la population ayant accès à l’électricité. Il manque d’infrastructures technologiques, 23 % de la population ayant accès à l’internet.

Bien sûr, les entreprises technologiques exploitent les ressources du Congo. Nous avons collaboré avec des défenseurs des droits internationaux qui ont intenté une action en justice contre cinq entreprises technologiques - Apple, Alphabet, Dell Technologies, Microsoft et Tesla - pour s’être approvisionnées en minerais contaminés par le travail des enfants.

Nylah : Je crois que je comprends bien ce que vous dites. Bob Marley parlait du Congo, Malcolm X parlait du Congo, Marcus Garvey parlait du Congo, et tout cela bien avant que l’idée d’un iPhone existe, ne serait-ce qu’en rêvet. L’exploitation de l’Afrique et des Africains de la diaspora prend des formes très diverses. Ainsi, nous pourrions appeler l’esclavage génocide cotonnier ou génocide du sucre. Aux USA, il n’y a plus de plantations de coton exploitant des esclaves africains, mais l’esclavage existe toujours. C’est au-delà de la technologie ou de la ressource qu’ils veulent à ce moment-là.

Maurice : Oui, c’est le capitalisme. C’est le colonialisme.

Nylah : Et comme nous l’avons vu avec les diamants de sang, cela donne aux gens un élément tangible qui les incite à cesser d’acheter ou à acheter de manière plus éthique. Ensuite, ils se disent : « OK, j’ai fini, je l’ai fait. Je l’ai fait. »

Maurice : C’est un point intéressant, parce que ce sont surtout les gens du Nord qui sont concernés par le Congo. Si tout le monde arrêtait d’acheter un iPhone et boycottait Apple et Samsung, cela ne mettrait pas fin à la crise au Congo. Il est intéressant de noter que cela pourrait même l’aggraver. C’est un élément qui n’est pas souvent exploré autour du Congo. Et c’est compréhensible.

En 2010, les USA ont adopté la loi Dodd-Frank, un énorme projet de réforme financière issu de la crise bancaire. Les activistes à Washington - nous étions d’accord avec eux - ont réussi à joindre deux amendements à la loi Dodd-Frank. L’article 1502 est ce que l’on appelle la disposition sur les minéraux de conflit de la loi Dodd-Frank. Elle stipule que les entreprises cotées en bourse qui s’approvisionnent en étain, en tantale, en tungstène et en or doivent déclarer dans leurs rapports à la SEC (Securities and Exchange Commission) la source de leurs minerais. Le gouvernement congolais a réagi en partant du principe que si l’on interrompait le financement des groupes rebelles qui se livraient au trafic de ces minerais, cela mettrait fin au conflit ou, du moins, l’atténuerait dans une certaine mesure. Le gouvernement congolais a donc fermé tout le secteur de l’exploitation minière artisanale, comme s’il s’agissait d’une interdiction.

Parce que le pays est encore prisonnier des affres du colonialisme, il est propice à l’extractivisme. Cela crée un environnement d’extrême pauvreté où les options des gens sont limitées. Cependant, l’une de ces options, aussi perfide et dangereuse soit-elle, est l’exploitation minière artisanale, qui a deux traditions. La première est une tradition de nécessité. L’autre est celle de milliers d’années et de nombreuses générations de personnes qui pratiquent l’exploitation minière artisanale au Congo. Mais aujourd’hui, il y a environ un demi-million de mineurs artisanaux dans l’ensemble du pays, et ils ont un impact socio-économique direct.

Lorsque vous fermez ces mines, vous étouffez les personnes qui ont un minimum de soutien pour payer leurs frais de scolarité, pour mettre de la nourriture sur la table, pour payer les frais de scolarité des enfants ou pour obtenir des soins de santé s’ils en ont besoin - tout cela est supprimé. Cela punit la population locale, l’enfonce dans la pauvreté et peut même la pousser à se tourner vers les milices.

C’est pourquoi, lorsque je vois des gens faire des vidéos sur TikTok en disant « Je vais arrêter de vaper, je vais utiliser des téléphones remis à neuf », c’est plus pour satisfaire le désir ou le besoin de ceux d’entre nous qui sont à l’extérieur de sentir qu’ils font quelque chose pour changer les choses.

Vous devriez faire quelque chose pour changer les choses, mais comprenez quel est le défi - c’est le capitalisme. Ne réduisez pas votre consommation pour la lier au Congo. Réduisez votre consommation parce que vous voyez qu’elle fait partie de la nature excessive du capitalisme et qu’elle fait partie intégrante d’un système oppressif qui a un impact dévastateur sur les populations du Sud.

C’est pourquoi j’ai apprécié le discours du président colombien Gustavo Petro aux Nations unies. Il a expliqué comment le consumérisme et les habitudes du Nord punissent le peuple colombien, où la plante de coca est vitale pour la santé et d’autres raisons pour leur société, mais à cause des excès du Nord, ils ont diabolisé la plante et mis la responsabilité sur les gens qui sont en Colombie, et non sur les pratiques du Nord.

Eman : Lutter contre le capitalisme, c’est aussi lutter contre la structure et l’emprise de ces entreprises et de la classe dirigeante sur nos vies et nos gouvernements. Cela nous ramène à la question de l’action matérielle - descendre dans la rue, développer l’organisation sur le lieu de travail, construire des syndicats. Nous devons travailler sur tous les fronts. Je suis une radicale, mais je pense que cela inclut le travail sur la réforme électorale, le divorce et la réduction du contrôle que ces entreprises exercent sur le gouvernement le plus puissant du monde. En particulier, en tant qu’USAméricains, c’est le travail, c’est le travail - renforcer le travail comme une sorte de contrepoids à ces forces capitalistes.

Pour beaucoup de gens qui ont commencé à prendre au sérieux le boycott des entreprises investies dans le génocide à Gaza et dans l’oppression palestinienne en général, je pense qu’il y avait ce sentiment de « Oh mon Dieu, tout est lié, n’est-ce pas ? Tout, Google, Amazon, Apple - chaque dimension de notre vie. » Il y a eu cette sobre réalité de la différence frappante entre nos vies dans le Nord global et les vies des gens à Gaza, au Congo et au Soudan. Qu’est-ce que cela signifie d’investir autant dans nos maisons tout en voyant nos frères et sœurs réduire leur vie à une dizaine de centimètres ? Et même cela n’est pas sûr ? Je pense donc que beaucoup de gens reconsidèrent leurs choix.

Je pense que Maurice a raison de dire que ces choix de consommation ne suffisent pas à eux seuls à résoudre l’un ou l’autre de ces conflits. En fait, nous avons constaté, en particulier dans le cas du changement climatique, un effort concerté pour faire porter la responsabilité aux consommateurs en leur disant : « Si vous recyclez vos bouteilles d’eau, si vous cherchez un vol plus neutre en carbone... » Si nous faisions tous ces choses, le changement climatique serait toujours d’actualité. Nous ne sommes pas le problème.

C’est eux le problème. La classe dirigeante est le problème. Ils ont constamment essayé de nous convaincre d’absorber leur culpabilité et de nous concentrer sur l’autodiscipline et de nous discipliner les uns les autres de toutes ces petites manières, tout en détournant notre attention du véritable ennemi.

Eman : Je pense qu’avec le boycott, comme pour tout le reste, nous devons penser collectivement plutôt qu’individuellement. Nous devrions changer nos habitudes de consommation en partie grâce à la construction d’un moi éthique. Qu’est-ce que cela signifie pour notre âme d’acheter, d’acheter, d’acheter, d’acheter, de jeter, de jeter, de jeter ? Mais en général, nos politiques, y compris les boycotts, doivent être déplacées vers le collectif.

Le mouvement BDS (Boycott, Désinvestissement et Sanctions) en est la preuve. Certaines de nos victoires les plus importantes dans le cadre du BDS ont été obtenues grâce à une pression collective, en incitant vos entreprises ou vos universités à se désinvestir. Nous nous dirigeons vers un modèle plus collectif de construction du pouvoir avec les mêmes objectifs et, d’une certaine manière, les mêmes tactiques, mais avec moins de prise de décision atomisée et plus de construction du pouvoir entre nous, pour ensuite exercer un effet de levier sur ces institutions qui ne peuvent exister que grâce à notre travail ou à notre argent ?

Maurice : L’une des mesures du succès du mouvement BDS est la réponse de l’État à travers les USA, qui instaure des lois visant à réduire l’efficacité du mouvement BDS. Nous avons vu la réaction des élites qui criminalisent ceux qui participent au mouvement en empêchant les entreprises de soutenir le BDS ou en les obligeant à déclarer d’emblée qu’elles n’en font pas partie pour obtenir des contrats avec les gouvernements des États. Le Texas est probablement l’un des États les plus prompts à punir les personnes liées d’une manière ou d’une autre au mouvement BDS.

Nylah : Le dégoût que j’éprouve pour le gouvernement texan ne peut être quantifié. Mais oui, et nous avons également vu cela se produire au Congo. Ce n’est pas le même niveau de criminalisation, mais par exemple, lorsqu’ils se sont battus pour imposer des sanctions à Dan Gertler, Dan Gertler a obtenu que le président de la RDC [Joseph Kabila] intervienne en son nom et dise : « Tout va bien ici ».

 Le milliardaire israélien Dan Gertler visite les mines de la Kamoto Copper Company (KCC) à Kolwezi au Katanga, en République démocratique du Congo, le 1er août 2012. Il a été le grand corrupteur du régime de Joseph Kabila et de ses proches, ce qui a conduit à des sanctions à son encontre de la part du Trésor US en 2017, une affaire en voie de règlement moyennant une vente [fictive] de ses entreprises à l’État congolais [lire ici]. Photo : Bloomberg

Lire Congo Files: Cash Was Deposited Into Dan Gertler's Accounts, Then Millions Were Transferred to Top Israeli Figures [Dossiers Congo : la ‘Bnei Brak-Kinshasa Connection’ ou la Grande Valse des millions organisée par Dan Gertler, l’homme qui murmurait à l’oreille de Joseph Kabila Kabange] (Haaretz, 2/7/2020)

Maurice : Cela fait partie des intérêts stratégiques des USA d’avoir accès aux minerais essentiels... pour cette transition vers l’énergie verte. Et l’Union européenne et le G8 combinent l’initiative chinoise Belt and Road, en particulier au Congo en termes d’acquisition de mines.

Nous devons parler de la classe des compadres, des élites locales et du rôle qu’elles jouent, et du fait qu’elles sont plus alignées sur le capital financier international, plus alignées sur les Dan Gertler, plus alignées sur les marchés occidentaux, que sur les intérêts de leur peuple. L’une des forces qui s’opposent au peuple congolais est donc constituée par ses propres élites locales.

Mais Dan Gertler met clairement en évidence la bataille géostratégique entre la Chine et les USA. C’est un élément important de la prise de décision de l’administration Biden et du Congrès usaméricain.

Nylah : Et il est évident qu’Israël bénéficie de ces exportations, même s’il ne possède techniquement aucune mine.

Maurice : Il ne fait aucun doute que les milliards que Gertler a gagnés au Congo sont rapatriés en Israël. Beaucoup de ces fonds ont été utilisés pour construire des colonies illégales et ont été donnés au gouvernement israélien pour financer la poursuite du projet de colonisation. Et Gertler lui-même est le petit-fils du fondateur de la bourse israélienne du diamant, Moshe Shnitzer.

Nylah : Pour en revenir à cette conversation sur les gens qui travaillent contre les leurs, cela me rappelle l’Autorité palestinienne. Il y a ce thème de l’empire qui recrute les gens de ces identités marginalisées, leur promet des profits et des avantages minimes, puis ces gens acceptent ce marché et suppriment la résistance de leur propre peuple.

Eman : Après la seconde Intifada, les Israéliens ont très vite réalisé qu’il était trop coûteux et trop difficile de gouverner directement les Palestiniens en Cisjordanie. L’Autorité palestinienne est venue jouer ce rôle pour eux. L’Autorité palestinienne est comparable à d’autres États clients arabes de la région. Ils gèrent leur propre population comme une sorte de couche, en fin de compte pour les intérêts de l’élite de la classe dirigeante au sein de ce gouvernement et de leurs alliés usaméricains et israéliens. L’Autorité palestinienne est donc absolument répressive. Elle est absolument corrompue. Elle fait le sale boulot d’Israël en première ligne depuis des années.

Nylah : J’ai lu cet article dans Mondoweiss aujourd’hui sur les obstacles à un soulèvement généralisé en Cisjordanie. L’Autorité palestinienne en fait partie.

Eman : Malgré l’Autorité palestinienne, il y a eu beaucoup de résistance en Cisjordanie, et nous voyons même des missiles lancés depuis la Cisjordanie maintenant. Des centaines et des centaines de personnes ont été tuées, des milliers ont été arrêtées. Cela témoigne de l’ampleur de la colère.

La Cisjordanie est la prochaine cible. Nous le savons tous. L’objectif est de procéder à un nettoyage ethnique du fleuve à la mer. La charte du Likoud est très claire sur le fait qu’il pense avoir l’autorité et la souveraineté sur l’ensemble de la Palestine historique. Et ils essaient systématiquement de déplacer et d’exterminer, d’établir cette autorité.

Nylah : Oui, nous devons constamment nous souvenir de la Cisjordanie dans notre action. Maurice, j’entends des bruits similaires à propos du Congo. C’est de l’ignorance, mais j’ai entendu des gens dire : « Vous réalisez que cette violence se produit dans des régions isolées du pays, n’est-ce pas ? » C’est ridicule.

Maurice : Il faut reconnaître la diversité du Congo et ce qui se passe dans les différents endroits du pays. Mais même au sein de cette diversité, c’est tout le Congo qui a un héritage colonial, pas seulement une partie du Congo. Tout le Congo a été victime de l’intervention impériale et de l’héritage colonial. Le roi Léopold II, les Belges. La plus grande action secrète des USA dans le monde a été montée contre le peuple congolais pour destituer un premier ministre démocratiquement élu, de la même manière que Mossadegh est tombé, victime de l’intervention impériale en Iran ou d’Allende au Chili.

L’héritage colonial de l’intervention impériale, qui se poursuit encore aujourd’hui, a donc réellement piégé le peuple congolais dans ce système, ce système capitaliste.

Et cette conception initiale, en tant qu’avant-poste pour l’extraction des ressources naturelles, perdure jusqu’à aujourd’hui et façonne les chances de vie, les possibilités, les opportunités pour le peuple congolais dans son ensemble. C’est donc dans ce contexte que s’inscrit l’intervention des voisins du Congo, des dirigeants néocoloniaux, des agents du néocolonialisme, qui ne pourraient pas faire ce qu’ils font sans le soutien de pays comme les USA et le Royaume-Uni. Ainsi, la nature aiguë de la crise à l’Est, ou même aujourd’hui à Kisangani et dans certaines parties de l’Ouest, ne peut être considérée indépendamment de l’héritage colonial, de l’intervention impériale, de l’imposition des élites au peuple congolais.

Face aux preuves, aux preuves historiques, aux réalités contemporaines, il est difficile de découper le Congo de cette manière et de dire que seul l’Est connaît une violence aiguë. Je veux dire que la pauvreté est une violence.

BDS movement on X: "An investigation by @972mag reveals that the Israeli  army is using @amazon's cloud service to store surveillance information on  Gaza's population, while procuring further tools from Google and

Nylah : Je voudrais parler du projet Nimbus et de la récente enquête de WIRED. Extrait de l’article : « Google a conclu un contrat de 1,2 milliard de dollars avec le gouvernement israélien dans le cadre du projet Nimbus. Les travailleurs de Google et d’Amazon, parce qu’Amazon est également impliqué dans ce projet, ont protesté.

Google affirme qu’il ne s’agit pas d’un travail militaire et qu’il n’est pas « pertinent pour les armes ou les services de renseignement », tandis qu’Amazon n’a pas discuté publiquement du contrat. Mais Wired a examiné les documents publics et les déclarations des fonctionnaires israéliens, des employés de Google et d’Amazon, et a constaté que les FDI ou FOI ont été au cœur du projet Nimbus depuis sa création. Et que les hauts fonctionnaires israéliens semblent penser que le contrat de Google et d’Amazon fournit une infrastructure importante pour l’armée israélienne ».

 The Palestine Laboratory

Eman : Pour tous ceux qui étudient le capitalisme, la technologie est un moteur important de la croissance et de la concurrence. Nous constatons que l’accent est mis sur les technologies de l’information et de la surveillance. La technologie représente environ 20 % de l’économie israélienne, ce qui est énorme. Il existe un excellent livre que les gens devraient consulter, intitulé The Palestine Laboratory, d’Antony Loewenstein, qui explique comment les entreprises israéliennes utilisent l’apartheid, l’occupation et la gestion réussie de la population palestinienne comme preuve de l’efficacité de leurs armes et de leur technologie de surveillance. Une grande partie de la normalisation avec le monde arabe s’est faite pour faciliter ces contrats, pour faciliter la vente de technologies de surveillance à des pays autocratiques comme les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite, etc. Apparemment, il s’agit d’une démocratie du Moyen-Orient dont l’économie repose sur la vente et la facilitation de l’autocratie dans le reste de la région. Bien entendu, elle n’est pas du tout démocratique sur le plan interne, ce que nous savons tous.

Mais cela fait partie des entreprises qui considèrent que le monde est ouvert à l’exploitation et que toute population qui s’y oppose est jetable et exterminable.

Maurice : Quand vous parlez du projet Nimbus, je le vois comme une partie du complexe existant de ce qu’Israël exporte, pas seulement des entreprises technologiques, mais aussi des groupes d’investissement et des fonds de pension qui investissent dans des entreprises de « sécurité » et de renseignement en Israël. Cela me rappelle le logiciel Pegasus développé par le groupe NSO, utilisé par la plupart des gouvernements autoritaires dans le monde. Le Rwanda est au centre de cette équation, car il utilise le logiciel Pegasus de NSO Group pour espionner les dissidents congolais et s’introduire dans leurs téléphones.

Je pense qu’à l’époque, le gouvernement rwandais avait kidnappé Paul Rusesabagina. C’est la figure héroïque d’Hôtel Rwanda, et il l’a ramené. Il s’agit d’une restitution illégale, de la même manière que les USA capturaient des gens et les emmenaient à Guantanamo.

Le gouvernement rwandais a capturé Paul Rusesabagina et l’a ramené, l’a mis en prison au Rwanda et l’a accusé de toutes sortes de crimes. Et ils ont utilisé le logiciel Pegasus pour mettre sur écoute le téléphone de sa fille, qui s’est battue très activement pour sa libération, qui s’est exprimée, qui a critiqué et qui a obtenu des tribunes dans le monde entier pour parler de son père et de la nature autoritaire du gouvernement rwandais. Je l’ai donc placé dans ce contexte comme l’une des exportations d’Israël, au même titre que la vente d’armes, au même titre que l’exportation des forces offensives israéliennes.

Et juste avant le mois d’octobre, des forces offensives israéliennes se trouvaient au Congo pour former des soldats. Et une fois que le génocide a commencé en Palestine, elles ont dû y retourner. Cela n’implique pas seulement les entreprises technologiques, comme je l’ai dit, mais aussi les banques d’investissement, Wall Street. Les fonds de pension sont, vous savez, le citoyen usaméricain ou le citoyen britannique lambda, leurs fonds de pension sont investis dans ces entreprises qui travaillent à faire des ravages sur les communautés et les organisateurs, les militants de base, les dissidents dans différentes parties du monde.

Quant à la surveillance israélienne, la plupart de ces caméras et de ces équipements sont utilisés aux points de contrôle, et encore une fois, les Palestiniens sont les seuls à devoir utiliser ces points de contrôle. Vous avez donc un gouvernement qui collecte des quantités massives de données sur un groupe ethnique. Et le monde reste là à dire que c’est très bien.

Eman : Vous savez, c’est tellement moche. Le monde se dit littéralement : « Oh, comment vous faites ça ? Laissez-moi en profiter. »

Maurice : Et nous le voyons de manière très frappante dans l’État sécuritaire des USA, où les forces de police sont formées par des Israéliens. Alors s’il y a une raison, comme nous l’avons vu à Ferguson, pour que les Noirs des villes usaméricaines soient solidaires des Palestiniens, c’est certainement pour s’insurger contre l’État sécuritaire US qui a collaboré avec l’État sécuritaire israélien.

Nylah : Et ce concept de laboratoires existe depuis le début de la colonisation. Ils ont testé la stérilisation sur des femmes noires en Afrique, sur des femmes noires et d’autres femmes indigènes à Porto Rico. Nous les avons vus tester, vous savez, des médicaments ici.

Eman : Et Israël a testé la stérilisation sur des femmes palestiniennes.

Nylah : Exactement. Et je dis toujours qu’en ce moment, nous sommes séparés de Gaza par notre complicité et, pour certains d’entre nous, par un privilège temporaire. Penser qu’ils testent toutes ces armes et qu’ils ne vont jamais les utiliser sur qui que ce soit d’autre que les Palestiniens, c’est perdre le sens et l’âme. Les chiens policiers dont ils disposent ont déjà été utilisés à la frontière entre les USA et le Mexique. Les gens regardent donc toute cette dévastation et éprouvent de la pitié. Mais ce sont des gens avec lesquels il faut être solidaire, surtout si l’on est marginalisé, car, comme nous l’avons dit, il s’agit d’un laboratoire. Ils ne se rendent pas compte que ces armes, ces tactiques, tout ce qu’ils font ici, ils pensent à vous le faire, ils prévoient de vous le faire ou ils le feront. Tout cela devrait vous terrifier. Personne n’est à l’abri.

 


Le cœur israélien des ténèbres au Congo

Eitay Mack, ISCI,26/11/2023 (Traduit de l’hébreu par Tal Haran)

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala 

Eitay Mack est un avocat israélien défendant les droits des Palestiniens, engagé dans un combat pour dénoncer et stopper la collaboration du complexe-militaro-industriel israélien avec des dictatures et des régimes autoritaires à travers le monde, du Maroc et de la Guinée Équatoriale au Myanmar.

Pendant 32 ans, le général Mobutu Sese Seko a dirigé le Congo (aujourd’hui officiellement appelé République démocratique du Congo) comme l’une des dictatures les plus corrompues et les plus oppressives au monde. Ses opposants ont été torturés et anéantis, et il est devenu l’un des symboles de la guerre froide. Tout comme après la fin du régime colonial belge, les USA et la CIA ont aidé Mobutu à accéder au pouvoir et à éliminer les dirigeants les plus radicaux du mouvement de libération nationale. Des documents contenus dans les dossiers et les archives du ministère israélien des Affaires étrangères, qui ont été rendus publics ces dernières années, attestent que l’État d’Israël a joué un rôle important dans la survie militaire, économique et politique de Mobutu pendant les trois premières décennies de son règne, dans la version néocolonialiste du « Cœur des ténèbres » de Joseph Conrad .

Au fil des ans, la presse israélienne, en particulier les journaux Haaretz et Ma’ariv, a rendu compte des relations d’Israël avec le général Mobutu, mais elle était soumise à la censure militaire israélienne. Des documents du ministère des Affaires étrangères récemment révélés confirment certains détails rapportés par la presse et démentis par les porte-parole des différents gouvernements israéliens, de l’armée et du ministère de la Défense, et ajoutent d’autres détails qui n’avaient pas été rapportés par la presse censurée.

Avant même que le Congo ne devienne un État souverain indépendant, l’État d’Israël a établi des liens avec des dirigeants congolais - dont certains se sont rendus en Israël - et avait des représentants officieux dans la capitale, Léopoldville (rebaptisée plus tard Kinshasa). Une ambassade israélienne a ensuite été ouverte à Léopoldville immédiatement après l’indépendance du Congo, le 30 juin 1960. Le premier Premier ministre du Congo, Patrice Lumumba, était considéré comme un gauchiste radical. Lors d’une réunion de la commission des affaires étrangères et de la sécurité de la Knesset israélienne, le 23 août 1960, l’ambassadeur israélien au Congo, Ehud Avriel, a refusé de prédire si le gouvernement de Lumumba se maintiendrait, et a déclaré que les USA espéraient que Lumumba disparaîtrait, et qu’« il n’était pas inévitable que de tels espoirs se réalisent d’une manière mystérieuse ». [l’ancien chef d’antenne de la CIA à Léopoldville, Larry Devlin, qui avait recruté Mobutu en janvier-février 1960 à Bruxelles, a raconté dans un documentaire belge qu’il avait dans un tiroir de son bureau un tube de dentifrice empoisonné destiné à Lumumba, NdT]


En effet, deux semaines plus tard, l’éviction de Lumumba par le président Joseph Kasa-Vubu et un coup d’État militaire mené par Mobutu et soutenu par la CIA ont donné raison à Avriel. Après le coup d’État, Mobutu a tenu les rênes du pays pendant environ 5 mois, au cours desquels il a fait arrêter Lumumba et l’a fait exécuter le 17 janvier 1961, à l’âge de 35 ans. Le 15 septembre 1960, le lendemain du coup d’État de Mobutu, la ministre des affaires étrangères Golda Meir a critiqué Lumumba lors d’une réunion du cabinet du gouvernement israélien, le qualifiant de « fou », et après l’assassinat de Lumumba, Israël a décidé de ne pas se joindre aux appels mondiaux visant à traduire Mobutu en justice. Lors d’une réunion du gouvernement israélien le 5 mars 1961, la ministre des Affaires étrangères Meir s’est contentée d’indiquer que l’État d’Israël s’opposait à tout assassinat politique et que « les Congolais n’ont pas de brevet en la matière ». En contrepartie de son implication dans la disparition politique et physique de Lumumba, le président Kasa-Vubu a nommé Mobutu chef d’état-major militaire, bien qu’avant l’indépendance du Congo vis-à-vis de la Belgique, Mobutu n’ait atteint que le grade de sergent de la Force  Publique [structure militaire coloniale faisant office de police, où il était secrétaire-comptable, NdT] et ait servi en tant que correspondant militaire [du quotidien libéral L’Avenir, NdT]. [Il est rapidement promu colonel, puis général, avant de s’autoproclamer Maréchal en 1982]


Mobutu en formation de parachutiste à Tel Nof en Israël en 1963 

Selon l’évaluation du ministère israélien des Affaires étrangères de décembre 1963, le 29 avril de la même année, le gouvernement congolais a demandé à Israël de l’aider à réorganiser l’armée congolaise. Israël a été invité à former une unité de parachutistes et, en juillet-août de la même année, plus de 200 soldats congolais ont été formés par Israël dans le cadre d’un cours de parachutisme, sous la direction du général Mobutu, chef d’état-major, qui a sauté deux fois. Lors de la réunion du gouvernement du 30 août 1964, lorsque le ministre de l’intérieur Shapira a fait remarquer que le Congo pendait des gens au moment même où Israël travaillait avec l’armée, le Premier ministre Eshkol a répondu que « Damas aussi a vu des gens pendus hier, et je n’ai remarqué personne de choqué. Même l’URSS n’est pas choquée. C’est normal là-bas ».

Le 24 novembre 1965, Mobutu a mené un second coup d’État militaire contre Joseph Kasa-Vubu et s’est autoproclamé président. Un profil préparé par le ministère israélien des Affaires étrangères indique que « Mobutu a anéanti ou évincé tous ses opposants, parfois cruellement, et prend soin d’évincer de temps à autre des personnes occupant des postes clés afin qu’elles n’accumulent pas un pouvoir qui pourrait le mettre en péril ».

Après la guerre de 1967 et l’occupation des territoires palestiniens, syriens et égyptiens, les relations de l’État d’Israël avec de nombreux États africains sont devenues précaires, mais l’admiration pour Israël au Congo n’a fait que croître. Selon une note préparée par le ministère des Affaires étrangères le 28 janvier 1968, le Congo avait une ambassade à Jérusalem et Israël y gardait une délégation de 11 officiers de l’armée qui formaient des parachutistes. En 1971, Mobutu change le nom du Congo en Zaïre

Les parachutistes formés par les officiers de l’armée israélienne constituaient l’épine dorsale du régime de Mobutu et l’aidaient à réprimer les rébellions et les soulèvements séparatistes dans l’est et le sud, et à prévenir les tentatives de coup d’État par d’autres forces de sécurité. Ainsi, le 12 avril 1972, lors d’une réunion du « Forum Africa » au bureau du chef de la section Afrique du Mossad israélien, Nahum Admoni, a déclaré qu’« au Zaïre, nous sommes présents dans la force (parachutiste) qui est un point focal et un centre de pouvoir sur lequel s’appuie le régime local ». Une enquête de l’époque indique que l’aide au Congo est de nature militaire : une délégation d’officiers israéliens comprenait des instructeurs parachutistes de l’école israélienne des parachutistes, des forces parachutistes et de l’infanterie, et en 1969, 117 Congolais poursuivaient leur formation militaire en Israël. « Le régime s’appuie surtout sur l’armée et en premier lieu sur ses parachutistes. Ces derniers constituent « la colonne vertébrale du régime », ce qui explique l’admiration et l’appréciation d’Israël par Mobutu. L’enquête de janvier 1973 indique également que les parachutistes sont « la colonne vertébrale du régime ».

Bien que le régime du général Mobutu se soit appuyé sur la force parachutiste créée et entraînée par des officiers israéliens, en raison de la pression constante exercée par les pays arabes et pour renforcer sa position parmi les dirigeants des nations africaines, le général Mobutu a profité du déclenchement de la guerre du Kippour (1973) pour rompre ses liens diplomatiques avec Israël. Mobutu l’a annoncé à l’ONU et a entamé la deuxième vague de déconnexion avec Israël (la première vague s’était produite après la guerre de 1967).

L’aide que le Zaïre a reçue des pays arabes pour mettre fin à ses liens diplomatiques avec Israël était négligeable et n’a pas empêché l’État de ne pas pouvoir rembourser ses énormes dettes et d’éviter la faillite. Outre la chute des cours mondiaux des matières premières dont l’exportation constituait l’essentiel de l’économie congolaise, la raison de la grave crise économique qui a caractérisé le régime de Mobutu au cours de ces années était son extrême corruption. Celle-ci a conduit le Congrès usaméricain à limiter l’aide US, a créé des obstacles pour les prêts de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international, et a tenu les investisseurs étrangers à distance.

Outre les intérêts militaires et politiques, les relations entre Israël et le Zaïre reposaient sur les idées profondément judéophobes du général Mobutu et leur entretien constant par les représentants de l’État d’Israël. Des documents du ministère des Affaires étrangères révèlent que le général Mobutu pensait qu’Israël contrôlait les capitaux usaméricains et mondiaux, ainsi que les investisseurs, les hommes politiques et les journalistes juifs du monde entier, qui, selon lui, pouvaient sauver le Zaïre de ses crises politiques et économiques après avoir reçu les instructions appropriées de Jérusalem. Des personnalités israéliennes de haut rang ont répété au général Mobutu des promesses creuses visant à motiver les Juifs des USA et du monde entier à le soutenir. Confronté à la réalité, Mobutu n’a pas conclu que l’État d’Israël et le peuple juif ne contrôlaient pas le monde, mais a plutôt grommelé, croyant que les Juifs ne l’aideraient pas en raison du ressentiment et de la vengeance du gouvernement israélien.

Le gouvernement israélien a décidé d’utiliser les opinions judéophobes du général Mobutu pour le convaincre de renouer leurs relations mutuelles. Un document préparé par le ministère des Affaires étrangères avant la visite de son directeur au Zaïre, prévue pour mars 1980, indique que « l’aide usaméricaine au Zaïre est fixée cette année à 40 millions de dollars. Le Congrès usaméricain a sévèrement critiqué le Zaïre pour la corruption dans l’attribution des fonds qui atterrissent dans des coffres privés, pour le gaspillage de la nourriture et de ses ventes, pour l’utilisation privée des avions qui ont été donnés par les USA au Zaïre en tant qu’aide économique, etc. On peut doucement suggérer que grâce à nos relations spéciales avec le Congrès et le gouvernement, nous pourrions contribuer à améliorer les relations entre le Zaïre et les USA ».

Dans le cadre des négociations visant à renouer les relations entre les deux États, Israël a accepté de prendre en charge l’administration et le développement agricole du ranch privé (environ 100 000 dunams, 10 000 hectares) que le général Mobutu s’était créé près de son village natal avec des fonds qu’il avait volés dans les coffres de l’État. Selon un rapport préparé par le nouveau directeur du ministère des Affaires étrangères, David Kimche, le 29 mars 1981, lors de sa visite au Zaïre, il a été conduit dans l’avion privé de Mobutu jusqu’au ranch et a rencontré cinq Israéliens qui le géraient. Le directeur Kimche a écrit qu’il avait insisté auprès du général Mobutu sur le rôle d’Israël en tant qu’allié loyal - fort et courageux - et qu’avec l’élection de Ronald Reagan à la présidence des USA, Israël serait en mesure d’influencer ses amis usaméricains plus que par le passé.

Le directeur Kimche a informé Mobutu que le nouveau secrétaire d’État Alexander Haig était sur le point de se rendre en Israël. Mobutu a demandé à Kimche de transmettre ses salutations à Haig et a demandé à Israël de commencer à réaliser ses intentions de rapprocher le Zaïre et les USA rapidement. Mobutu a également demandé l’aide d’Israël pour faciliter sa propre visite aux USA en septembre. Kimche a écrit dans son rapport au ministre qu’il pensait que « le Zaïre pourrait devenir un centre de renouveau de l’activité israélienne dans cette partie de l’Afrique, et que notre retour au Zaïre pourrait affecter notre activité dans d’autres parties du continent noir ». Kimche a supposé que les accords conclus avec Mobutu permettraient à Israël de « considérer les USAméricains comme ayant un poids réel sur le sujet africain ».

Le directeur Kimche et le général Mobutu décidèrent, dans un premier temps, d’établir un bureau discret pour les intérêts israéliens à Kinshasa, parrainé par une ambassade étrangère (après le refus du Danemark et de la Hollande, le gouvernement canadien accepta d’apporter son aide).

En ce qui concerne l’aide militaire, le général Mobutu a déclaré au directeur Kimche qu’il faisait confiance à Israël plus qu’à tout autre pays et qu’il avait donc besoin de l’aide israélienne sur « les sujets les plus délicats » - aide à l’organisation d’une unité spéciale pour sa sécurité personnelle et aide au suivi des activités des ambassades communistes à Kinshasa et en Libye. Le 13 avril 1981, le directeur de la section Afrique du ministère, Avi Primor, s’adresse à Aharon Sharf du Mossad, lui demandant de veiller à ce que le Mossad prenne en compte les demandes de Mobutu. Un rapport envoyé par le représentant du Mossad en Afrique au siège du Mossad en Israël indique que deux réunions avec le général Mobutu ont eu lieu, ainsi qu’une série de réunions avec les chefs des services de sécurité du Zaïre, et qu’« ils attendent de nous des conseils et une consultation professionnelle afin de renouveler complètement les relations entre les services, considérant cela comme un levier pour faire progresser nos liens politiques ».

Le 1er décembre 1981, le général Mobutu s’est rendu aux USA. L’ambassade d’Israël à Washington DC a rapporté que le chef de la sous-commission des Affaires étrangères de la Chambre des représentants sur l’Afrique, le membre du Congrès Howard Wolpe, a fait pression sur Mobutu pour qu’il renouvelle ses relations avec Israël et a demandé un calendrier opérationnel. Mobutu a demandé une aide financière usaméricaine et a déclaré à Wolpe qu’il était prêt à renouer immédiatement de telles relations et qu’il en faisait activement la promotion auprès d’autres pays africains. La déclaration de Mobutu ne convainc pas la commission d’attribution des fonds du Congrès US, qui décide de rejeter la recommandation d’attribuer 20 millions de dollars au Zaïre au titre de l’aide militaire, en raison de la corruption et de la possibilité que les fonds aboutissent dans des poches privées. Au lieu de cela, seuls 4 millions de dollars ont été approuvés. Mobutu, vexé, annonce qu’il renonce à l’aide usaméricaine.

Le 30 décembre 1981, un représentant du Mossad a rencontré le général Mobutu et ils ont convenu d’une visite en Israël des chefs des services de sécurité du Zaïre en janvier 1982. Mobutu a déclaré qu’il était en train de persuader le président de la Côte d’Ivoire Félix Houphouët-Boigny  de renouer les relations de son pays avec Israël et qu’il avait demandé au représentant du Zaïre au Conseil de sécurité des Nations unies de s’abstenir de voter sur l’annexion par Israël du plateau du Golan.

En 1982, le Zaïre a été nommé membre temporaire du Conseil de sécurité des Nations unies (l’ambassadeur du Zaïre a ensuite été choisi pour présider le Conseil), et les discussions du Conseil sur l’application de sanctions à l’encontre d’Israël à la suite de sa législation sur l’annexion du Golan ont constitué le premier test pour les relations qui se développaient entre les deux États.

Le 12 janvier 1982, le chef de la section Afrique du ministère israélien des Affaires étrangères a envoyé un télégramme à la délégation israélienne à Kinshasa, arguant que le général Mobutu devrait être encouragé à faire en sorte que son ambassadeur à l’ONU échange des vues avec Yehuda Blum, l’ambassadeur israélien en poste à Kinshasa. Les USA ont également fait pression sur Mobutu. L’ambassadeur du Zaïre a d’abord procédé à diverses manipulations afin de retarder le vote et d’adoucir les motions relatives aux sanctions contre Israël, à la fois pour apaiser Israël et pour éviter que les USA n’aient à exercer leur droit de veto. Finalement, l’ambassadeur du Zaïre a voté en faveur d’une motion pro-syrienne. Alors qu’Israël et les USA ont d’abord supposé qu’il avait reçu des pots-de-vin et qu’il avait agi contrairement aux instructions du général Mobutu, on a compris par la suite que Mobutu lui-même avait cédé pour que le Zaïre ne soit pas le seul État africain à s’opposer à la motion. Israël a été irrité et a transmis au général Mobutu des messages précisant que la seule façon de l’apaiser, ainsi que les USA, était de déclarer immédiatement la reprise des relations diplomatiques. Mobutu répondit qu’il ne pouvait se permettre de reconnaître Israël seul, mais fit savoir qu’il essaierait d’organiser une conférence réunissant plusieurs chefs d’État afin de les convaincre de se joindre à lui pour cette reprise.

Le 2 mai 1982, le ministère israélien des Affaires étrangères informe la délégation israélienne à Kinshasa que le ministère de la Défense a décidé de prêter au Zaïre 8 millions de dollars pour l’achat d’équipements militaires. Le 14 mai, jour de l’indépendance d’Israël, lors de la convention du parti au pouvoir au Zaïre, le général Mobutu annonce qu’il a décidé de renouer des relations complètes avec Israël après que ce dernier a achevé son retrait du sol africain (péninsule du Sinaï). Mobutu a expliqué qu’il avait pris cette décision seul, en s’inspirant de Sadate qui avait décidé de se rendre à Jérusalem sans consulter les dirigeants des autres États arabes. Ainsi, tout comme le Zaïre a été le premier État africain à rompre ses liens avec Israël après la guerre de 1973, il a été le premier État de tout le continent africain à les renouer.

À la suite de la déclaration publique de Mobutu sur le renouvellement des relations, l’État d’Israël a lancé une « campagne de félicitations » mondiale qui a alimenté les perceptions judéophobes de Mobutu et a gonflé ses fausses attentes à l’égard des Juifs. Dans un télégramme daté du 21 mai, l’envoyé israélien à Washington, Ya’akov Nehushtan, a informé le ministère des Affaires étrangères à Jérusalem que l’ambassade israélienne avait contacté de nombreux membres du Congrès et leur avait demandé de s’exprimer publiquement en faveur de la décision du Zaïre, et qu’en conséquence, de nombreux membres du Congrès, y compris le député Chuck Schumer, avaient envoyé leurs salutations à Mobutu et l’avaient félicité pour cette démarche. Les ambassades et missions israéliennes dans le monde entier ont demandé aux communautés juives, aux organisations nationales (par exemple AIPAC, Anti-Defamation League et Bnai Brith) et aux organisations locales des USA (Boston, Atlanta, Philadelphie, Miami, Chicago, Washington et Los Angeles), du Canada, de l’Italie, de la Belgique, de la France, de l’Australie et de la Grande-Bretagne d’envoyer des messages de félicitations et d’encouragements à Mobutu.

Le 14 juin, le chef de l’Agence de renseignements du Zaïre se rend en Israël et remet au Premier ministre Begin un mémorandum de 26 pages contenant des demandes d’aide du général Mobutu ainsi que des affirmations antisémites, déclarant notamment que « nous savons que le peuple juif et l’État d’Israël sont capables de servir de médiateurs avec certains gouvernements et institutions financières internationales, tant publiques que privées, qui jouissent souvent d’une participation juive assez importante ». Ainsi, Mobutu demandait de l’aide pour faire pression sur le Fonds monétaire international afin qu’il lui prête un milliard de dollars pour 3 ans et pour convaincre ses créanciers des banques européennes d’étaler le remboursement des prêts du Zaïre sur 25 ans.

En outre, Mobutu a demandé que le peuple juif, les organisations et les institutions juives investissent au Zaïre afin que cette aide juive massive convainque d’autres Etats africains de renouer leurs relations avec l’Etat d’Israël. En ce qui concerne l’aide militaire, Mobutu a déclaré : « Notre grand espoir est que l’État d’Israël nous offre une aide pour la formation d’unités supplémentaires et l’achat d’équipements pour nos forces terrestres, aériennes et navales. En ce qui concerne la sécurité intérieure, il est urgent de disposer de renseignements précis et rapides afin de prévenir les nombreuses incursions dans notre pays à partir des pays voisins. Le Zaïre a besoin d’aide en matière d’orientation et d’équipement. L’expérience d’Israël dans ce domaine est connue dans le monde entier ».

Le même jour, le directeur adjoint Ben Horin écrit au directeur Kimche pour lui dire que « le ton de ce mémorandum, tant dans la description des problèmes du Zaïre que dans ses attentes à notre égard, est plutôt sévère », et qu’« il y a déjà une présence militaire israélienne au Zaïre, à la fois comme instructeur militaire et comme champ d’action du Mossad ».

Le 20 juin 1982, Kimche dit au délégué israélien à Washington que le Premier ministre Begin a l’intention de rencontrer Wolpe au Congrès, car « même si le Premier ministre ne persuade pas Wolpe, il est crucial que cette rencontre ait lieu car nous devons montrer à Mobutu que nous avons fait tout ce que nous pouvions ». Le 24 juin, le Premier ministre Begin a envoyé une lettre à Mobutu détaillant ses entretiens à Washington DC, au Congrès et avec l’administration US. Puis, lors de la prestation de serment de l’ambassadeur d’Israël au Zaïre, Michael Michael, le 28 juin, selon l’ambassadeur Michael, le général Mobutu a demandé à « son ami Arik Sharon un cadeau très sérieux et urgent - de l’artillerie de plus de 120 mm, y compris des munitions provenant du butin d’Israël au Liban - crucial pour ses besoins ».

La seule personne au ministère des Affaires étrangères qui ait explicitement mis en garde contre le danger de nourrir les idées judéophobes du général Mobutu était l’ambassadeur d’Israël à Kinshasa, Michael Michael. Dans un télégramme adressé au ministère à Jérusalem le 15 juillet 1982, l’ambassadeur Michael écrivait qu’il était « convaincu que la véritable et principale raison qu’avait Mobutu de renouer ses relations avec nous était sa volonté de voir les USA investir dans l’aide, les prêts et surtout dans la légitimation de son propre pouvoir. Les Protocoles des Sages de Sion dans leur version positive lui ont fait croire qu’il pouvait le faire en utilisant Israël. Apparemment, toutes les autres considérations (et elles sont, bien sûr, nombreuses) sont secondaires ou même de simples excuses présentées aux autres et peut-être à lui-même ».

L’ambassadeur Michael a averti que « puisque les attentes [de Mobutu] ne sont pas viables, sauf dans leur version la plus censurée, il est probable que dans quelques mois, il sera convaincu qu’il a échoué. Il est clair qu’il sera profondément furieux contre nous. L’ampleur de ses attentes, de ses déceptions, de sa personnalité et de ses traits de caractère pourrait l’amener à prendre des décisions hâtives et lourdes de conséquences ». Plus précisément, l’ambassadeur a averti qu’ « Israël devrait s’abstenir autant que possible de toute visite de délégations pour examiner les possibilités. Nous savons qu’aucune banque ne lui offrira de crédit, il le sait aussi bien que nous, et il considère donc ces délégations comme des illusions. Cela rend également sa situation interne plus difficile parce que chaque délégation de ce type est présentée, malheureusement, comme un faux messie ». Par conséquent, l’ambassadeur Michael a suggéré qu’« il semble favorable de le convaincre que ses raisons diffèrent de celles mentionnées ci-dessus et de lui faire croire cela, ou alternativement qu’il ne serait pas en mesure de battre en retraite ». Les documents du ministère des Affaires étrangères montrent que Mobutu n’a pas changé ses idées judéophobes et que l’État d’Israël a continué à les utiliser pour promouvoir ses propres intérêts, mais comme l’avait prédit l’ambassadeur Michael, Mobutu ne pouvait pas renoncer au renouvellement des relations car, outre la crainte de la réaction usaméricaine, Israël était responsable de la formation et de l’équipement de la brigade présidentielle au Zaïre et, en fait, de la sécurité physique de Mobutu et de son cercle rapproché.

Le Premier ministre Begin avait prévu de se rendre au Zaïre à l’été 1982. Cette visite a été reportée à plusieurs reprises jusqu’à ce qu’elle soit finalement annulée en raison de la première guerre du Liban et de l’embourbement d’Israël à Beyrouth. Le 1er  décembre 1982, le ministre des Affaires étrangères Yitzhak Shamir a rencontré Mobutu et a signé un accord d’assistance technique.

Les efforts déployés par l’ambassade israélienne de Washington en faveur du Zaïre sont une grave erreur.

Le 3 janvier 1983, le conseiller juridique du ministère des Affaires étrangères, Elyakim Rubinstein, rapporte au directeur du ministère, Kimche, que le président du Congressional Black Caucus du Congrès américain lui a dit que « selon lui, les efforts déployés par l’ambassade israélienne de Washington en faveur du Zaïre étaient une grave erreur ». Le régime zaïrois est considéré comme le plus corrompu, le plus rapace et le plus oppressif. Une délégation du Congrès à Kinshasa a même vu les hommes de Mobutu battre des opposants après que ces derniers eurent rencontré les invités usaméricains. Le soutien et la pression de notre part en faveur du Zaïre servent d’arme à nos ennemis et aux éléments hostiles aux USA ». Rubinstein a répondu au président que le soutien d’Israël au Zaïre était dû au courage de Mobutu de « briser la glace » et ne devait en aucun cas être considéré comme une identification d’Israël à sa politique intérieure.

Mobutu et Haïm Herzog, 1984

En janvier 1984, le président israélien Haïm Herzog s’est rendu au Zaïre. Le résumé, préparé par le directeur de la section Afrique Avi Primor sur la visite du président au Zaïre, indique que Herzog a entendu Mobutu exprimer « des choses dures sur un ton amer ». Mobutu s’est plaint qu’Israël exigeait qu’il « mette un dollar sur la table avant de recevoir une seule balle... », offensé que « nous le tenions par la gorge », et déçu qu’aucune activité israélienne et usaméricano-juive n’ait été notée au Zaïre malgré les nombreux messages encourageants des USAméricains juifs. En ce qui concerne l’aide économique, Primor écrit qu’Israël n’a pas encore réussi à convaincre les USAméricains juifs et les entreprises israéliennes d’investir au Zaïre en raison des dangers qu’il présente et parce que le gouvernement israélien n’est pas disposé à garantir et à assurer le commerce extérieur avec ce pays.

Le 13 avril 1984, l’ambassadeur israélien à Kinshasa, Michael, qui avait été ambassadeur en Ouganda en 1960-1965 et avait assisté à la montée au pouvoir d’Idi Amin Dada, a envoyé un télégramme au ministère israélien des Affaires étrangères à Jérusalem mettant en garde contre la répétition au Zaïre du processus du « syndrome de l’Ouganda » dont les principaux ingrédients avaient été « notre volonté de nous concentrer et d’investir davantage dans les unités de formation destinées à préserver le régime, et moins dans celles destinées à maintenir la sécurité de l’État. Voulant sincèrement faire un travail parfait, nous avons renforcé les unités d’élite, ce qui était plus facile à faire là-bas. Cela a impliqué de contenir de plus en plus d’unités dans la Garde présidentielle, qui a gagné en moyens et en effectifs ».

L’ambassadeur Michael a recommandé de ne pas élargir le cadre de la brigade présidentielle, de créer plutôt une force d’artillerie et de s’impliquer de plus en plus dans la formation de la division Kamanyola. Il a supposé que de cette façon, « des points de pouvoir séparés, parallèles et indépendants apparaîtraient dans l’armée zaïroise, et que nous transférerions de plus en plus nos efforts au service de l’État du Zaïre et non exclusivement à la sécurité de son régime ». Il prévient que le renforcement de la Garde présidentielle pourrait créer « un “golem” qui finirait par se dresser contre le souverain », c’est-à-dire un coup d’État militaire. Il conclut son télégramme en écrivant que « nous contribuons en fait à faire exploser la Brigade présidentielle - une armée dans l’armée, un État dans l’État ».

Dans un rapport du 30 août 1984 sur sa réunion d’adieu avec le général Mobutu, l’ambassadeur Michael parle de la plainte de Mobutu : « Lorsqu’il doit envoyer des soldats suivre un cours en Israël, on lui dit qu’il doit d’abord déposer l’argent. Le matériel militaire reste inutilisé parce que les Israéliens ne veulent pas envoyer de pièces détachées avant d’avoir été payés quelques centaines de dollars. Cela a également un impact sur la formation des unités. Aucun autre État n’agit de la sorte, seul Israël le fait ».

Le 2 novembre 1984, le nouvel ambassadeur israélien au Zaïre, Yitzhak Sarfatti, a prêté serment.

Selon un télégramme, le 24 septembre 1984, Mobutu a rencontré le chef de la Conférence des présidents des principales organisations juives usaméricaines aux USA et Abe Foxman de l’Anti-Defamation League. Lors de cette réunion, Mobutu leur a posé une question “protocolaire” : « Vous avez de l’influence sur la Colline [le Capitole] et dans le gouvernement, dans les médias et dans les banques. Peut-être allez-vous essayer de persuader Wolpe de changer son approche du Zaïre ? ».

Le 6 février 1985, Mobutu a nommé l’ambassadeur du Zaïre en Israël, Negbanda Zambo Ku Atumba (nommé ambassadeur en Israël en novembre 1983), chef de ses services de sécurité. Il devait se rendre en Israël pour une visite d’adieu en avril. Dans un télégramme adressé à l’ambassadeur d’Israël à Kinshasa, MSarfatti, le 19 avril 1985, le chef de la section Afrique du ministère des Affaires étrangères a écrit que Negbanda était arrivé en Israël un jour plus tôt et que le Mossad lui avait offert un « programme d’études denses ». Negbanda a également rencontré le Premier ministre Shimon Peres.

“En signe d’amitié et de coopération, Israël a donné au Zaïre divers équipements militaires d’une valeur totale de 15 millions de dollars.”

Dans un document daté du 14 avril 1985 et portant sur les activités de la délégation militaire israélienne au Zaïre, Yitzchak Aviran, alors chef de la section Afrique au ministère des Affaires étrangères, écrit qu’« en gage d’amitié et de coopération, Israël a donné au Zaïre divers équipements militaires d’une valeur totale de 15 millions de dollars » et que l’unité « Cobra » a été entraînée en Israël.

En raison des conditions de ses prêts auprès de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international, le Zaïre était limité dans l’obtention de prêts supplémentaires et avait donc des difficultés à financer l’aide militaire israélienne avec des crédits israéliens. Dans un télégramme envoyé par Tzvi Reuter, chef de l’unité d’exportation militaire du ministère de la Défense (SIBAT) au directeur adjoint Avi Primor le 22 avril 1985, il avertit qu’une brigade supplémentaire à Kamanyola ne serait pas opérationnelle sans l’achat d’équipements militaires supplémentaires en Israël et que la délégation militaire israélienne au Zaïre pourrait devoir être réduite, la plupart des officiers israéliens devant peut-être être renvoyés au pays. Reuter demande qu’une résolution soit prise en tenant compte des implications politiques.

Le 25 mars 1985, le général Mobutu décide d’accepter l’invitation du président Herzog à se rendre à nouveau en Israël. Le 5 mai, Mobutu a rencontré l’ambassadeur israélien Sarfatti à Kinshasa et s’est souvenu de ses rencontres avec les anciens chefs d’état-major Mota Gur, Yitzhak Rabin et Shimon Peres lors de sa précédente visite en 1963. Mobutu a déclaré qu’il était heureux d’entendre parler de la possibilité de planter une forêt en Israël en son nom, et qu’il serait ravi de visiter la base aérienne de Tel Nof. L’ambassadeur Sarfatti a suggéré au ministère israélien des Affaires étrangères de faire rencontrer à Mobutu des officiers israéliens qu’il avait rencontrés en 1963 et d’organiser « un petit événement de souvenir (avec des diapositives) » pour le toucher au cœur. En réponse, l’armée israélienne a suggéré que sa visite à Tel Nof comprenne une rencontre avec des instructeurs de parachutistes, une visite des installations d’entraînement et un spectacle de parachutisme. Le discours préparé le 10 mai pour le président Herzog et destiné à être prononcé lors de la cérémonie de réception de Mobutu contenait les mots suivants : "Le peuple israélien est fier, Monsieur le Maréchal, de l’insigne de parachutiste que vous avez reçu après avoir suivi l’entraînement et passé les examens comme n’importe quel parachutiste israélien. C’est un honneur pour nous ».

Un document intitulé « Sujets de conversation avec le président du Zaïre », préparé pour la prochaine visite de Mobutu en Israël, indique que « peu de mois après avoir renoué les relations en mai 1982, Mobutu a commencé à manifester des sentiments de frustration. Il a déclaré que nous ne répondions pas aux attentes ni aux promesses. Cette frustration s’est exprimée dans des discussions qui sont devenues de plus en plus difficiles avec les représentants israéliens qui ont rencontré Mobutu en 1983-1984. Même notre président, accueilli au Zaïre beaucoup plus chaleureusement que d’habitude, a entendu des mots très durs de la part de Mobutu lors d’une conversation entre quatre-z-yeux ». En ce qui concerne la situation économique, le rapport indique que « le Zaïre a du mal à se débarrasser de ses dettes qui s’élèvent à 5 milliards de dollars, malgré les arrangements avec le Fonds Monétaire International et les groupes de banques de Paris et de Londres pour le report des dettes ». En ce qui concerne la coopération économique, le rapport indique qu’« il n’y a pratiquement pas d’activité économique israélienne au Zaïre à l’heure actuelle ». Nous savons maintenant qu’aucune activité économique de ce genre ne pourrait se développer sans que le gouvernement israélien ne change d’attitude et ne donne à nos entreprises l’assurance d’agir au Zaïre » En ce qui concerne la coopération militaire, il est dit que « Mobutu a du mal à financer les unités dont l’entraînement a été laissé à notre personnel et surtout à leur acheter du matériel. Il est également assez amer des sommes considérables que lui coûtent nos officiers (environ 10.000 dollars chacun). Mobutu nous demande donc de lui permettre d’avoir des crédits pour acheter du matériel en Israël, de se faire offrir des cadeaux par l’armée israélienne et de nous faire couvrir en partie les frais d’entretien de nos officiers au Zaïre ».

Au sujet du lobby de Washington, le document indique que « Mobutu prétend que malgré nos promesses, nous n’avons pas réussi à améliorer sa situation au Capitole, alors que ses adversaires y sont tous des juifs amis d’Israël. Il a raison sur ce point. Il se rend également compte que l’establishment juif usaméricain n’a pas l’impression qu’il s’agit de notre priorité absolue, car les pressions exercées sur cet establishment ne sont que des pressions de bas étage et ne sont donc pas efficaces ». Quant à la sensibilité aux liens de l’État d’Israël avec le régime d’apartheid, si le sujet est abordé lors de rencontres avec Mobutu, il faut lui dire que « les Juifs ont joué un rôle important dans la lutte contre l’apartheid sud-africain » et que « les efforts déployés par Israël pour faire venir des Juifs éthiopiens en Israël contredisent la légende selon laquelle le sionisme est du racisme ».

Selon un résumé préparé par le chef de la délégation de l’armée israélienne au Zaïre, le colonel Joseph Shevo, pour une discussion avec les directeurs des ministères des Affaires étrangères et de la Défense le 3 mai 1985, au sujet de la prochaine visite de Mobutu en Israël, la reprise des activités militaires au Zaïre a commencé en 1982 avant même le renouvellement des relations diplomatiques entre les deux États, puisqu’une délégation de conseillers a été envoyée pour former la Brigade présidentielle et que du matériel militaire d’une valeur de 8 millions de dollars a été acheté en Israël. Des conseillers ont été envoyés pour fonder et former un régiment, former le régiment de cérémonie, et pour l’entretien, l’armement et le renseignement, ainsi qu’un conseiller personnel pour le commandant de la brigade.

Selon le résumé de Shevo, le 20 janvier 1983, le ministre de la Défense Ariel Sharon a signé un contrat d’aide militaire avec le ministre de la Défense du Zaïre. Le contrat prévoyait l’envoi de 21 conseillers (en fait, 13 ont été envoyés en raison du problème de paiement du Zaïre), la création et l’entraînement de la brigade présidentielle, l’organisation et le rétablissement de la division Kamanyola, l’aide à la réorganisation de la marine zaïroise et l’aide à l’équipement de communication. Il a été décidé qu’Israël équiperait l’unité d’artillerie à titre de don. Il a été convenu que l’ensemble des achats militaires pour 1984 s’élèverait à 15 millions de dollars, pour lesquels l’Etat d’Israël s’est engagé à assurer un crédit roulant d’un montant de 8 millions de dollars. Sur la liste des achats et des conseillers prévus, le Zaïre a acheté du matériel pour un montant de 3 millions de dollars pour la division Kamanyola et a payé 300.000 dollars pour les conseillers. Un régiment de parachutistes a été créé et équipé au sein de la Brigade présidentielle, le régiment de cérémonie a reçu une formation de base et la compagnie d’élite « Cobra » a été formée, notamment à l’utilisation des armes à feu et à la garde du corps. En outre, il y a eu la formation d’un cadre de cours d’officiers, d’un cours de commandants d’escouade et de deux compagnies de recrues. Le personnel « Cobra » a également été formé en Israël. Le colonel Shevo a écrit que sans l’achat de l’équipement nécessaire à la formation, il est inutile de maintenir certains conseillers militaires israéliens sur place, et que dans le format actuel, ils termineraient leur travail jusqu’à la fin de l’année 1985.

Le général Mobutu s’est rendu en Israël entre Le 12 et le 17 mai. Il a visité Yad Vashem (site et musée commémoratifs de l’Holocauste), et le chef d’état-major israélien Moshe Levi l’a accompagné dans sa visite « nostalgique » à Tel Nof. Les résumés du ministère des Affaires étrangères indiquent que lors d’un déjeuner avec le Premier ministre Shimon Peres, Mobutu s’est plaint que, malgré le renouement des relations avec Israël, le Congrès usaméricain, et en particulier les membres juifs du Congrès, continuaient à lui manifester leur hostilité, de même que les organisations internationales. Mobutu a mentionné que lors de la visite du Président Herzog au Zaïre, l’avion du Président a livré du matériel au Zaïre, soulignant que cela s’inscrivait dans le cadre de l’accord sur la Brigade Présidentielle. Le Premier ministre Peres a dit à Mobutu qu’il confirmait le crédit pour l’achat d’équipement militaire supplémentaire et qu’il nommerait un comité pour vérifier les détails et les conclure. Le lendemain, lors du petit-déjeuner avec Yitzhak Shamir, ministre des Affaires étrangères, Mobutu s’est plaint que la presse israélienne écrivait des choses totalement fausses sur lui et sur le Zaïre.

Un rapport de la visite préparé par le chef de la section Afrique du ministère des Affaires étrangères, Yitzhak Aviran, le 19 mai, mentionne que le ministre de la Défense Rabin a remercié Mobutu d’avoir entièrement payé les salaires des conseillers israéliens stationnés au Zaïre, et a annoncé qu’à l’avenir Israël couvrirait 50 % de leur paiement, accorderait au Zaïre un crédit de 8 millions de dollars pendant six ans pour l’achat de son équipement militaire, et financerait toute la formation en Israël des soldats et des officiers de la Brigade présidentielle et de la Division Kamanyola.

Le 20 août 1985, lors d’une réunion avec l’ambassadeur israélien Sarfatti à Kinshasa, Mobutu s’est plaint qu’Israël intervenait dans la décision concernant la force armée qui recevrait l’équipement acheté avec le prêt, et qu’il souhaitait le diriger vers de nouvelles unités qu’il était sur le point de créer. Un rapport préparé par le directeur adjoint du ministère des Affaires étrangères, Primor, en octobre 1985, indique que le premier ministre Peres a rencontré Mobutu à New York, mais aucun document ne fait état de leur entretien. Uri Savir, présent à la réunion, a déclaré qu’il avait noté « à peine quatre lignes », Mobutu ayant simplement répété les mêmes « plaintes et ressentiments » qu’il avait à l’égard d’Israël.

Un rapport de la réunion tenue à Kinshasa par le représentant du ministère israélien de la Défense avec le ministre zaïrois de la Défense, le 29 octobre 1987, indique que le statut de Mobutu et sa domination absolue sur tous les centres de pouvoir du pays se poursuivent, et que Mobutu s’est à nouveau tourné vers Israël en lui demandant d’exercer son influence sur le Congrès usaméricain par l’intermédiaire du lobby juif afin de changer le traitement qui lui était réservé. Elle indique également que les documents de crédit d’un montant de 8 millions de dollars ont été signés par les ministres israéliens de la défense et du trésor et qu’ils attendent la signature du procureur général. A l’issue de cette procédure, Israël pourrait remettre cette somme au Zaïre. Une délégation de l’armée israélienne composée de neuf officiers a formé la division Kamanyola et la brigade présidentielle. L’ambassade suppose que « l’aggravation de la crise économique amènera le président Mobutu à mettre à l’épreuve les promesses qu’il a reçues des dirigeants israéliens d’agir en son nom aux USA, et nos efforts à cet égard n’ont pas abouti en raison de l’image négative que le Zaïre a au Congrès et dans les médias usaméricains, alors que les graves problèmes dus à la nature de ce pays exigent un régime centralisateur et autoritaire ».

Les documents du ministère israélien des Affaires étrangères datant de la dernière décennie du règne de Mobutu jusqu’à son éviction par les sécessionnistes et les armées rwandaise et ougandaise le 14 mai 1997 n’ont pas encore été rendus publics. Les armées rwandaise et ougandaise étaient elles aussi équipées d’armes israéliennes. Le Zaïre a changé de nom pour devenir la République démocratique du Congo, et l’État d’Israël a continué à soutenir les dictateurs de la famille Kabila qui ont gouverné le pays et volé ses trésors jusqu’en 2019.


 

 

08/09/2024

GIDEON LEVY
La société israélienne a vraiment sombré dans la cruauté, la violence et l’apathie : il suffit de nous regarder

Gideon Levy, Haaretz, 8/9/2024
Traduit par Fausto Giudice
, Tlaxcala 

Vendredi 6 septembre, 11 enterrements ont eu lieu dans le camp de réfugiés de Jénine. Huit des personnes décédées étaient des résidents du camp qui ont été tués par l’armée israélienne ; trois sont morts de causes naturelles. Aucun d’entre eux n’a pu être enterré au cours des dix jours précédents, en raison de l’opération brutale des Forces de défense israéliennes dans le camp. Les corps de cinq autres personnes ont été saisis par l’armée pour ses besoins.



Photos Nasser Nasser/AP

Vendredi matin, les FDI ont quitté le camp, après avoir mené à bien la mission qui a reçu le nom sadique d’Opération Camp d’été, et les habitants ont commencé à retourner dans ce qui restait de leurs maisons après le camping de l’armée. Ils étaient en état de choc.

Un homme a déclaré samedi que les images étaient encore pires que les scènes de destruction après l ‘opération Bouclier défensif de 2002 et que le comportement des soldats pendant ces dix jours terribles avait été plus violent et vicieux que jamais. L’esprit de la guerre à Gaza est devenu le zeitgeist de l’armée.

Mon interlocuteur, Jamal Zubeidi - qui avait déjà perdu neuf membres de sa famille dans la lutte palestinienne, dont deux de ses fils, et qui a perdu la semaine dernière Hamudi, le fils de son neveu Zakaria Zabeidi - est retourné une fois de plus dans une maison en ruine, comme en 2002. Pendant les dix jours de l’opération, il s’est caché dans la maison de sa fille, dans la montagne. Environ deux tiers des quelque 12 000 résidents du camp ont été évacués, conduits en colonnes de réfugiés sous la supervision des soldats, comme à Gaza.

 Alors que les habitants de Jénine enterraient leurs morts, les soldats ont tiré sur une jeune fille de 13 ans et l’ont tuée. Banya Laboum est morte dans sa maison du village de Qaryout, dont les habitants ont tenté de se défendre après que des colons ont mis le feu à leurs champs. Les colons font une émeute, l’armée arrive - et tue curieusement des Palestiniens. Les médias appellent ces incidents des « confrontations ». La victime d’un viol affronte son violeur, la victime d’un vol son voleur. Dans la folie de l’occupation, l’agresseur est la victime et la victime est l’agresseur.


À peu près au même moment, non loin de Qaryout, dans le village de Beita, des soldats ont tué une manifestante - une militante usaméricain des droits humains qui était également citoyenne turque.  Ayşenur Ezgi Eygi a reçu une balle dans la tête lors d’une manifestation contre la colonie sauvage d’Evyatar, construite sur les terres du village et qui a déjà coûté la vie à au moins sept Palestiniens.

La Maison Blanche s’est déclarée « profondément troublée par cette mort tragique ». Mais il ne s’agit pas d’une « mort tragique ». Jonathan Pollak, un journaliste de Haaretz, a déclaré avoir vu les soldats sur un toit : « J’ai vu les soldats tirer. J’ai vu les soldats tirer... Je les ai vus viser », ajoutant qu’à ce moment-là, il n’y avait pas d’affrontements actifs. Quant à la « profonde perturbation » à la Maison Blanche, elle passera rapidement.

Le président Joe Biden n’a pas appelé la famille de la femme, comme il a appelé la famille Goldberg-Polin ; Ezgi Eygi n’a pas non plus été déclaré héroïne usaméricaine, comme l’a été Hersh Goldberg-Polin, qui avait été enlevé et exécuté.


Samedi, Josh Breiner a publié une vidéo filmée dans la prison de Megiddo le matin des meurtres criminels, dans laquelle des dizaines de Palestiniens sont allongés sur le sol - prostrés, à moitié nus, les poignets liés dans le dos - tandis que des gardes israéliens passent devant eux ; l’un d’eux tient un chien policier qui passe à quelques centimètres des visages des détenus, aboyant vicieusement.

Le drapeau israélien flotte au-dessus de ce spectacle honteux - un cadeau à Itamar Ben-Gvir. L’administration pénitentiaire israélienne a rassuré la poignée d’observateurs indignés : « C’est un exercice de routine ». C’est de la routine. Un divertissement ordinaire de l’administration pénitentiaire, une cérémonie de Shabbat pour les gardiens sadiques.

Tout cela s’est passé un vendredi, un jour ordinaire. Israël a baillé. Il a été beaucoup plus bouleversé par l’ arrestation (exaspérante) d’une jeune femme juive qui avait jeté une poignée de sable sur Ben-Gvir en goguette familiale sur la plage de Tel Aviv que par la fusillade mortelle d’une femme non juive qui était motivée par des principes au même titre que la jeune femme de Tel-Aviv.

Dans les ruines du camp de réfugiés de Jénine, Jamal Zubeidi tente de mesurer l’étendue des dégâts subis par sa maison, dont les soldats ont jeté le contenu dans la rue. Il n’y avait plus d’électricité dans le camp et l’obscurité s’est abattue sur lui. Au cours de nos longues années d’amitié, je n’avais jamais entendu Zubeidi parler avec autant de désespoir. « Ils reviendront et nous reviendrons. Une nouvelle génération arrivera. Cela ne s’arrêtera pas là », a-t-il déclaré avec lassitude.

Regardez ce qui s’est passé vendredi dans le camp de réfugiés de Jénine, à Qaryout, à Beita et dans la prison de Megiddo - et peut-être nous verrez-vous, enfin.


 

 

NOUR ALHAKK
Les Juifs ont-ils fait fleurir des déserts ?
Contes et légendes sionistes sur le vol des terres palestiniennes

 Nour Alhakk, 6/9/2024
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala 

Nour Alhakk est un testeur logiciel d’origine palestinienne vivant au Canada.

Chaque fois que j’entends un premier ministre israélien, je me souviens de l’observation incisive de Norman Finkelstein:

« S’il existait un Oscar pour la meilleure performance théâtrale d’un pays, Israël le remporterait chaque année. C’est une nation construite sur le théâtre - un État lunatique, complètement zinzin ».

 Une femme palestinienne récoltant des oranges à Jaffa, en Palestine, années 1930. (Source : Yaffa48)

Lorsque le Polonais David Grün alias Ben Gourion a proclamé la création de son État colonial, il a déclaré :

« Poussés par cet attachement historique et traditionnel, les Juifs se sont efforcés, à chaque génération successive, de se rétablir dans leur ancienne patrie. Au cours des dernières décennies, ils sont revenus en masse. Pionniers, ma’pilim (terme hébreu désignant les immigrants défiant la législation restrictive britannique) et défenseurs, ils ont fait fleurir les déserts, fait revivre la langue hébraïque, construit des villages et des villes... ».

On peut s’interroger : Quel était l’état mental de Ben Gourion lorsqu’il a fait cette déclaration ? Était-il sous l’influence de l’alcool ? Depuis quand la Palestine était-elle un désert ?

Pendant plus de 200 ans, les musulmans et les croisés se sont disputé férocement la Palestine, qui n’était pas une terre stérile.  [avant eux, Alexandre le Grand, en route de l’Égypte vers Canaan, a fait le siège de Gaza pendant 3 ans, NdT]. En 1799, le général Napoléon Bonaparte a envahi Gaza et Jaffa, avant d’essuyer une défaite décisive en tentant de s’emparer d’Acre. Napoléon essayait-il de conquérir un désert ?

La description de la Palestine par Ben Gourion comme une terre désolée n’est pas seulement inexacte, c’est aussi une déformation flagrante de l’histoire.


Yosef Weitz, 1945 Source Wikipedia

L’incohérence de l’affirmation de Ben Gourion sur le désert : le journal de Yosef Weitz de 1941 et la vérité sur la terre palestinienne

À quoi ressemblait réellement la Palestine avant la création de l’État d’Israël ?

Pour répondre à cette question, je me tournerai non pas vers un Palestinien, un Arabe ou un musulman, mais vers un proche allié de David Ben Gourion.

Yosef Weitz, un Polonais juif arrivé en Palestine en 1908 - douze ans avant Grün - était une figure clé du département de colonisation du Fonds national juif. Le journal de Weitz, qui s’étend sur cinq volumes et qui est conservé aux Archives sionistes de Jérusalem, commence en 1932 et se poursuit jusqu’à sa mort en 1970. Ce journal est rempli de notes urgentes visant à saisir les opportunités offertes par la guerre de 1948 et contient des preuves incriminantes de crimes de guerre, de pillages et d’atrocités commis par les forces de l’« État juif » nouvellement établi.

Au cours de l’été 1941, Weitz a parcouru le centre de la Palestine et a consigné ses observations dans son journal :

« De grands villages [arabes palestiniens] peuplés et entourés de terres cultivées où poussent des olives, des raisins, des figues, du sésame et des champs de maïs...

Serions-nous en mesure de maintenir des colonies dispersées parmi ces villages [arabes palestiniens] existants qui seront toujours plus grands que les nôtres ?

Et y a-t-il une possibilité d’acheter leurs [terres] ?...

Et une fois de plus, j’entends cette voix intérieure qui m’appelle : évacuez ce pays ». (Expulsion des Palestiniens, 133)

Ce récit contredit directement toute affirmation selon laquelle la Palestine était une terre stérile avant la création d’Israël.


Photographie de 1914 : Les orangeraies de Jaffa, Palestine. Source : Palestine Remembered

En outre, lorsque l’Assemblée générale des Nations unies a adopté le plan de partage de la Palestine en 1947, Weitz a noté que la majeure partie des terres cultivables de l’« État juif » proposé appartenait à des Palestiniens. Il a écrit :

« [La plupart des terres sont] cultivées par des Palestiniens :

« [La plupart des terres] n’appartiennent pas à des Juifs ni même à la catégorie du domaine de l’État dont la propriété pourrait être automatiquement assumée par un gouvernement successeur. Ainsi, sur les 13 500 000 dunums (dont 6 000 000 de désert et 7 500 000 dunums de terres cultivables) de l’État juif selon le plan de partage, SEULEMENT 1 500 000 dunums appartenaient à des Juifs ». (Expulsion des Palestiniens, p. 183)

Ces documents de Weitz révèlent un paysage riche en terres cultivées et soulignent l’écart important entre la réalité de la propriété palestinienne et les affirmations faites sur le statut de la terre.

Photographie de 1940 : La rue Nuzha : l’une des rues les plus célèbres de Jaffa, Palestine (Source : Palestine Remembered)

Le vol des terres

Les intentions de Weitz à l’égard de la population palestinienne sont tout aussi révélatrices. Lors d’une réunion avec le Comité des transferts, le 15 novembre 1937, il déclare :

« ...le transfert de la population arabe [palestinienne] de la zone de l’État juif n’a pas qu’un seul but : diminuer la population arabe.

Il sert également un second objectif, non moins important, qui est de plaider pour les terres actuellement détenues et cultivées par les Arabes [palestiniens] et de les libérer ainsi pour les habitants juifs ». (Expulsion des Palestiniens, p. 94-95)

Cette déclaration souligne que le « transfert » des Palestiniens n’était pas seulement une stratégie démographique, mais aussi un effort calculé pour les déposséder de leurs terres, facilitant ainsi leur appropriation par les colons juifs. La combinaison des observations et des intentions de Weitz donne une image plus claire de l’approche systématique du déplacement des Palestiniens et de l’appropriation de leurs terres.

Sources :

1.      Masalha, Nur. Expulsion of the Palestinians : The Concept of « Transfer » in Zionist Political Thought, 1882-1948. Washington, DC : Institut d’études palestiniennes, 1992. 

2. Jaffa avant l’occupation israélienne : Jaffa - يافا (יפו) - Palestine Remembered

NdT

« Nous avons fait refleurir le désert » est un des mantras principaux des contes et légendes sionistes tout de suite après celui proclamant que la Palestine était « une terre sans peuple pour un peuple sans terre ». On peut lire un exemple de cette propagande dans Faire fleurir le désert est un exploit qu’Israël est le seul à le [sic] faire au Moyen – Orient !, par Souhail Ftouh, un Tunisien se disant avocat, qui a « choisi l’exil » (vers la France) en 2012 pour mieux défendre la « cause juive » sur des sites ouèbe sionistes et fascistes.

Le site de Battir, situé à quelques kilomètres au sud-ouest de Jérusalem, dans les hautes terres entre Naplouse et Hébron a été inscrit au patrimoine mondial de l’humanité par l’UNESCO en 2014. Le paysage de collines de Battir comprend une série de vallées agricoles, widian, caractérisées par des terrasses de pierre, certaines irriguées pour la production maraîchère, d’autres sèches et plantées de vignes et d’oliviers. Le développement de ces terrasses cultivées, dans un environnement très montagneux, s’est appuyé sur un réseau de canaux d’irrigation alimenté par des sources souterraines. L’eau collectée grâce à ce réseau est attribuée selon un système traditionnel de répartition équitable entre les familles du village de Battir, situé à proximité de ce paysage culturel. Drôle de « désert »

 

07/09/2024

GIANFRANCO LACCONE
L’agriculture biologique, un indicateur de l’avenir

Gianfranco Laccone, Climateaid, 5/7/2024
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala 

 Les aliments biologiques n’utilisent pas d’intrants chimiques, préservent la fertilité des sols et sont plus respectueux du bien-être des animaux. La méthode de l’agriculture biologique protège l’environnement, les écosystèmes et la biodiversité, en favorisant un modèle culturel et de développement qui valorise les ressources naturelles en évitant la surexploitation des sols, de l’eau et de l’air. La production alimentaire durable et la sécurité alimentaire sont garanties par la stratégie « de la ferme à la fourchette » de l’UE.
Cependant, il existe certaines contradictions dans la production d’aliments biologiques : par exemple, certains additifs alimentaires sont permis et autorisés alors qu’on ne peut ignorer que plusieurs d’entre eux provoquent une hypersensibilité chez les jeunes consommateurs - même si les données sur les causes spécifiques et multiples des allergies ne sont pas certaines - et masquent les caractéristiques intrinsèques du produit alimentaire liées aux qualités organoleptiques (texture, couleur, arôme, palatabilité [appétibilité], etc.). Et ce, dans un contexte où les conditions de santé de la population ne cessent de se dégrader (surpoids, obésité, hypertension et maladies cardiovasculaires, diabète et cancer). C’est pourquoi l’évolution des produits biologiques doit s’orienter, sinon par la loi, du moins sur une base volontaire, vers une production excluant la présence d’additifs, comme le recommande la pratique de référence Uni/Acu 57:2019.

Les nouveautés et les changements surviennent souvent à l’occasion d’événements considérés comme mineurs et de faits qui ont une apparence de routine administrative. À mon avis, ce qui s’est passé dans le secteur biologique au début du mois d’août, avec la création de ConfagriBio, l’association de Confagricoltura [Confédération générale de l’agriculture italienne] dédiée à l’agriculture biologique, est l’un de ces événements qui signalent un changement en cours. Je le dis en connaissance de cause, car je suis le secteur biologique depuis les années 1970 et je suis membre d’une association (ACU) qui est depuis sa création, lorsqu’elle s’appelait Agrisalus, membre de l’IFOAM, la Fédération internationale des mouvements d’agriculture biologique, Je crois que l’agriculture et le secteur biologique en particulier ont besoin de signaux novateurs ; le fait qu’ils soient donnés par des entreprises qui ont joué un rôle, pour le meilleur ou pour le pire, dans l’introduction d’innovations dans l’agriculture, confirme le poids de la décision. En effet, Confagricoltura, une association qui a fait de la « culture d’entreprise » l’outil directeur de ses activités de production, a décidé en premier lieu de créer une section dédiée à l’agriculture biologique, et Paolo Parisini, un entrepreneur agricole dont le CV comprend la présidence de la Federazione Nazionale Prodotto Bio (Fédération nationale des produits biologiques), a été nommé président de l’association nouvellement créée.

Pour comprendre le sens que revêt dans le panorama agricole et dans l’histoire du secteur une nouvelle association regroupant des entreprises qui ont grandi dans la logique du marché, il faut se souvenir du passé, lorsque l’écologisme et ses domaines voisins (dont l’agriculture biologique) semblaient n’être qu’une entrave à l’avancée du progrès industriel. Je viens d’une région du sud de l’Italie - les Pouilles - qui a vécu tout cela de près, lorsque le plus grand centre sidérurgique d’Europe a été construit à Tarente, inauguré en novembre 1964, après que la réforme agraire et le plan vert du gouvernement italien eurent mis en production une grande partie des terres asséchées de la même zone (l’arc ionien-Tarente), qui avaient perdu leur disponibilité en eau et leur importance économique potentielle au profit de l’industrie sidérurgique. Aujourd’hui, à la tête d’un secteur d’entreprises biologiques, se trouve un ressortissant de la première région de production agroalimentaire qui a connu, avec l’inondation de la Romagne, un désastre écologique et productif de même ampleur, conséquence du manque d’intérêt de la plupart des institutions pour la région, suivi d’un désastre économique dû aux politiques économiques gouvernementales « inadéquates » pour le rétablissement des activités dans les zones touchées. L’association peut représenter, comme l’indique le communiqué de presse, « la valorisation et la diffusion de l’agriculture, de la zootechnie et de l’aquaculture biologiques et des pratiques agricoles connexes, ainsi que la promotion de la recherche, de l’expérimentation et du transfert de technologie. L’accent est mis en particulier sur l’extension de la production biologique dans les zones intérieures et les zones protégées, afin de soutenir le développement économique, social et environnemental de ces zones ». 

Ce sont des mots qui pourraient sembler rhétoriques s’ils n’étaient pas reflétés de manière adéquate dans l’activité pratique. C’est à cela que l’on mesurera la valeur de cette association et que l’on verra si elle réussit à donner, comme je l’espère, un coup de fouet au secteur biologique. Reposant sur une position d’image, le secteur biologique l’a vu s’effriter au fil du temps sous les coups de boutoir de l’inflation et des règles administratives (italiennes notamment) qui semblent faites pour empêcher le secteur de décoller. Car l’agriculture biologique a des potentialités dans tous les secteurs productifs : de l’alimentation à la santé, à l’équilibre écologique, à la restauration de l’environnement, mais elle semble enfermée dans une cage dont on l’empêche de sortir. Cette cage s’identifie à des aspects économiques (l’avantage des aides étant substantiel pour permettre à la production conventionnelle de résister à la concurrence), à des aspects administratifs qui pénalisent surtout la diffusion d’une certification transparente et lisible pour le consommateur, et au changement climatique.

 Phil Umbdenstock

Nous n’irons pas loin si la nouvelle association se contente de répéter les plaintes que d’autres associations ont formulées depuis des années et qui ont amené les consommateurs à les considérer comme injustifiées, face à une situation générale de souffrance de la population et de baisse des revenus. En revanche, si l’on s’attaque aux aspects structurels qui ont empêché l’agriculture biologique d’être le moteur du renouvellement du système de production, une voie différente s’ouvrira. Il me semble paradoxal qu’un type d’agriculture comme l’agriculture biologique, qui utilise moins d’intrants énergétiques, obtient de meilleurs prix et présente une meilleure qualité intrinsèque des produits, ne trouve pas le soutien des administrateurs et des entreprises et ne puisse pas devenir un banc d’essai pour la création d’un système d’entreprise différent dans la région. Car donner moins d’engrais chimiques et moins de pesticides est bon pour le palais comme pour l’environnement et prolonge la conservation d’une grande partie des produits, surtout si l’on greffe sur ces productions des économies circulaires qui ne sont encore aujourd’hui que des slogans. 

Si nous analysons la base des investissements, des orientations et de la diversification nécessaires au changement climatique, nous constatons que dans les entreprises biologiques, il y a une meilleure prédisposition au changement et une plus grande résilience. Je ne vois pas pourquoi le PNRR [Plan national de relance et de résilience] n’en a pas tenu compte et pourquoi les plans de cohésion ne trouvent pas des moyens opérationnels d’utiliser ces aides que le bio offre. Je pense qu’une nouvelle association, au cœur du système commercial, peut être en mesure d’utiliser ces possibilités.

Dans chaque secteur économique, il y a toujours une partie qui anticipe la nouveauté et c’est différent selon les périodes. Par exemple, dans les années 1990, lorsque la concurrence et le marché ont semblé s’imposer, le système des marques locales (codifié dans l’UE par le règlement CEE 2081/92 pour les AOP et IGP - à l’exclusion des vins et spiritueux) est devenu un système de plus en plus important, capable de garantir l’image du produit et son uniformité au consommateur et de permettre aux producteurs locaux d’affronter les marchés de l’UE et mondiaux. La dynamique d’évolution de ce secteur s’est ralentie avec la transformation des marchés mondiaux. La vente de produits locaux est de plus en plus liée à des systèmes de marketing et d’image et de moins en moins à la qualité réelle des produits eux-mêmes, qui, à son tour, devient de plus en plus chère à obtenir. On pourrait dire que le marché se détruit avec le temps si la logique reste uniquement celle du profit, et c’est l’une des contradictions que la société industrielle a produites lorsqu’elle a remplacé la société médiévale. 


Ce n’est pas pour rien que je parle de ce type d’aliments et de deux époques différentes, car les périodes de transition se déroulent selon certaines caractéristiques qui se répètent généralement après des siècles et qu’il faut savoir saisir. Aujourd’hui, l’agriculture conventionnelle est au point mort, à la fois en raison de la réduction de la production due à l’intensification des intrants qui ne s’accompagne plus d’une augmentation de la production, et en raison de l’incapacité à répondre de manière flexible au changement climatique. Le système des AOP/IGP était interne à ce type d’agriculture et ce n’est pas un hasard si la production biologique, réglementée encore plus tôt - règlement (CEE) n° 2092/91 - n’a bénéficié que d’un soutien partiel et a été considérée comme présentant un intérêt moindre sur le plan de la production. L’agriculture biologique peut manifester son potentiel dans un système d’entreprise qui s’oriente vers des économies circulaires, qui donne la priorité à la qualité sur la quantité, qui prévoit la reconstruction des connaissances en agriculture avec l’utilisation de l’agroécologie. Nous attendons de voir comment cette nouvelle association agira. Comme el dit le proverbe, « si ce sont des roses, elles fleuriront ; si ce sont des épines, elles piqueront ».

NdT

Environ 10% des terres agricoles dans l’UE, soit 16 millions d’hectares, sont cultivées biologiquement. Les trois pays de tête sont la France, l’Espagne et l’Italie, avec respectivement 17,4%, 16,6% et 13,7%. 5 des 75 millions de bovins (6,6%) sont élevés biologiquement, la Grèce, l’Autriche et la Suède venant en tête. En France, l'équivalent de Confagricultura, la FNSEA, dispose de sections bio et édite un "bulletin bio". Mais elle a émis un communiqué de prison de position face au Programme ambition bio 2027 du Ministère de l'Agriculture qui semble signifier un "bioexit" [lire ici]

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