Ben Lerner, The
New York Review of Books, 19/1/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Ben Lerner
(Topeka, Kansas, 1979) est un écrivain et poète usaméricain, enseignant de
littérature au Brooklyn College, à New York.
Les romans de
l'écrivain radical sont des explorations troublantes de la tension entre la vie
individuelle et la vie collective.
Victor Serge sur la photo d'identité judiciaire prise après son arrestation
à Paris, en 1912
Livres de Victor Serge évoqués dans cet essai :
Last Times (Les derniers temps)
traduit du
français par Ralph Manheim, édité et introduit par Richard Greeman
New York Review Books, 390 pages, 19,95 $ (papier)
The Case of Comrade
Tulayev (L’affaire Toulaev)
traduit du
français par Willard R. Trask, avec une introduction de Susan Sontag
New York Review Books, 362 pages, 19,95 $ (papier)
Unforgiving Years (Les années sans pardon)
traduit du
français et avec une introduction de Richard Greeman
New York Review Books, 341 pages, 18,95 $ (papier)
Birth of Our Power (Naissance de notre force)
traduit du
français et avec une introduction de Richard Greeman
Spectre/PM Press, 234 p.,
18,95 $ (papier)
Memoirs of a Revolutionary (Mémoires d'un révolutionnaire)
traduit du
français par Peter Sedgwick avec George Paizis, avec un glossaire et des notes
de Richard Greeman, et un avant-propos d’Adam Hochschild
New York Review Books, 521 p., 22,95 $ (papier)
Notebooks, 1936–1947 (Carnets (1936-1947))
traduit du
français par Mitchell Abidor et Richard Greeman, et édité par Claudio Albertani
et Claude Rioux
New York Review Books, 651 p., 24,95 $ (papier)
"Hier, les gigantesques rochers de Montserrat rougeoyants au
loin..." ; "il y a quatre jours, je regardais la grande lueur qui
s'étendait dans le ciel nocturne de Berlin..." ; "la vaste place
déserte, baignée d'une étrange lueur d'aube d'un bleu extrêmement pâle..."
; " une grande lueur rouge provenant des places tumultueuses... " ;
" le Popo me fait penser au Kazbek ; la lueur rougeâtre sur les plaines au
pied des montagnes des vallées de Géorgie... " ; " le soir du
verdict, le ciel au-dessus de la ville était violet. Je me suis dirigé vers la
lueur : toute l'usine San-Galli était en flammes..." ; "le ciel a
brillé d'un blanc éclatant jusqu'au lever du soleil, captivant chaque
regard..." ; "une lueur d'aquarelle rose scintille entre les lourds
nuages et se répand sur la petite ville..." ; "une lueur terne leur
parvenait du ciel brumeux..." ; "il enfonça ses mains dans ses poches
et sortit seul, sous le ciel nocturne, noir d'une vague lueur violette."
Même lorsque la lumière est inséparable de la violence - bombes, tumulte,
verdicts -, tout ce qui brille est précieux pour Victor Serge, est source
d'émerveillement, une lueur de possibilité au-delà de la catastrophe du
présent. Fuyant sur les toits de Petrograd en 1919, échangeant des coups de feu
avec les Blancs anticommunistes, Serge "gardait précieusement une vision
inoubliable de la ville, vue à trois heures du matin dans toute sa pâleur
magique". Tant de choses brillent chez Serge, tant de choses vibrent.
"Pas un grain de matière, écrit-il dans ses Carnets, pas un
fragment d'espace qui ne vibre et ne vive."
La lumière du matin est laiteuse mais transparente. Un enchantement que
l'on respire, qui vous pénètre par les yeux et chaque pore de votre peau - et
qui touche votre âme. Le cerveau vibre d'une joie d'être pour laquelle il n'y a
pas de mots.
Le matérialisme de Serge comporte un élément spirituel ; physique et
métaphysique, fréquences et foi, s'interpénètrent : "Les étoiles vibrent,
chant de l'éternité." Ou encore "la salle, faite du velours bleu-or
du théâtre impérial, vibre soudain de cette claire joie humaine, parce qu'un
artiste souverain a chanté." Ou encore dans le poème qu'il a écrit la
veille de sa mort, sans le sou, au Mexique, en s'adressant au modèle anonyme
d'un artiste anonyme qui lui a façonné une paire de mains en terre cuite :
Comme sont vains les siècles de mort devant vos mains...
L'artiste, sans nom comme vous, les a surpris dans l'acte de saisir - qui
sait si le geste vibre encore ou s'il vient de se terminer ?
Le dernier roman de Serge, Les Derniers Temps (1946), récemment
réédité, se termine par cette parenthèse : "(...mais rien n'est
terminé.)".
Je commence par le Serge de l'infini, de la lumière, de la vibration, des
âmes et des étoiles ("Les étoiles brillent d'un éclat surnaturel qui vous
donne le goût de vivre") parce qu'il est si souvent décrit (à juste titre)
comme le chroniqueur persécuté des temps les plus sombres, ou supposé (à tort)
être un simple idéologue, que de nombreuses personnes de ma génération grognent
lorsque vous évoquez ses romans - à supposer qu'elles en aient entendu parler -
comme si vous leur suggériez de faire pénitence pour avoir jamais lu pour le
plaisir. Mais Serge est aussi le lauréat de la lumière dans l'obscurité, un
écrivain sensible aux éclairs de beauté (même lorsqu'il fuit sur les toits) -
non pas parce que ces moments de fuite sont au-delà de la politique (bien
qu'ils soient au-delà de tout parti), mais parce qu'ils en sont le fondement,
la base de son infatigable sens du possible collectif : tout vit, tout vibre.
Comme sont vains les siècles de la mort.
Pourtant, il est aussi l'écrivain de la possibilité trahie. L'un de ses
grands thèmes est de savoir comment la révolution devient totalitaire - et
comment on peut rompre avec le totalitaire sans devenir simplement réactionnaire,
sans abandonner les énergies émancipatrices qui ont donné lieu à l'effort de
refaire le monde en premier lieu. Il va sans dire que l'expérience de Serge
dans cette lutte est extrême et historiquement spécifique, mais que se
passe-t-il si une certaine version de ce problème se répète à intervalles
réguliers : Comment et quand doit-on refuser une dérive vers la pensée de
groupe ou la malhonnêteté, vers une quelconque ligne de parti ? Comment nommer
le moment autoritaire dans un mouvement libérateur, tout en refusant de renier
la nécessité de la cause initiale ? Je ne prétends pas avoir de réponse à ces
questions, mais c'est un signe de la pertinence de Serge que de sentir leur
force.
La biographie de Serge est si remarquable - "J'ai subi un peu plus de dix
ans de captivité sous diverses formes, j'ai fait de l’agitation dans sept pays,
j'ai écrit vingt livres" - qu'il faut commencer par une esquisse de sa
vie, même si je suggère finalement de mettre un peu de distance entre l'auteur
et sa fiction.
Il est né Victor Lvovich Kibalchich dans une famille d'exilés
anti-tsaristes à Bruxelles en 1890. (Il était apparenté au chimiste Kibalchich
qui a construit la bombe qui a tué Alexandre II). Sa famille était suffisamment
pauvre pour que le jeune frère de Serge meure de malnutrition à l'âge de neuf
ans. ("J'ai mis de la glace sur son front, je lui ai raconté des
histoires... ses yeux brillaient et s'assombrissaient en même temps").
Survivant en partie grâce à du pain trempé dans du café, Serge lisait
Kropotkine au début de son adolescence ; en 1909, le jeune anarchiste avait
quitté la Belgique et s'était installé à Paris, où il était vaguement impliqué
dans la bande à Bonnot (des voleurs de banque anarchistes, végétariens et
abstinents à qui l'on attribue l'invention du braquage en voiture). Serge a été
arrêté, on lui a dit que s'il dénonçait la bande, il serait libéré, mais il a
refusé ; il a été condamné à cinq ans de prison, la première de ses nombreuses
expériences d'incarcération douloureuses, et finalement la base de son premier
roman, Les Hommes dans la prison (1930, rééd. 2004, 2011)).
Expulsé en Espagne à sa libération, il
participe activement aux soulèvements anarcho-syndicalistes de 1917 à Barcelone
(et commence à écrire sous le nom de Victor Serge ; les principaux écrits de
Serge sont en français). Et "alors, attendue avec une telle impatience
qu'on finit par se demander s'il fallait encore y croire, la Révolution
apparut." Serge tente de rejoindre la Russie via la France, mais il est
arrêté pour avoir enfreint son ordre d'expulsion et passe plus d'un an dans un
camp de concentration français ; pendant qu'il étudie Marx, un quart des
détenus qui l'entourent meurent de la grippe espagnole. Il est finalement
envoyé, dans le cadre d'un échange de prisonniers, à Petrograd en 1919, lieu de
l'espoir révolutionnaire mais aussi "métropole du froid, de la faim, de la
haine et de l'endurance." (Voir, outre ses Mémoires d'un
révolutionnaire de 1951 - que je vais essayer de ne plus citer -, la
chronique de Serge intitulée L’An I de la
Révolution russee, publiée en
1930).
Il a épousé Liuba Russakova, ancienne sténographe de Lénine, qui a
donné naissance à leur fils, Vlady, en 1920 et à leur fille, Jeannine, en 1935.
Il rejoint les bolcheviks, travaille pour le Comintern, combat pendant le
siège de Petrograd et est envoyé à Berlin pour soutenir la révolution allemande
de 1923 (un séjour qui a donné lieu à Notes
d'Allemagne, publié pour la première fois en français
en 1990). Après un séjour à Vienne, et après la mort de Lénine, Serge retourne
en Union soviétique pour soutenir l'Opposition de gauche de Trotsky. En raison
de ses critiques ouvertes à l'égard de Staline, il est arrêté et exclu du parti
en 1928. Libéré, il vit en "semi-captivité" à Leningrad, où il achève
trois romans – Les Hommes dans la prison, Naissance de notre force (1931)
et Ville conquise (1932) - "une trilogie informelle", comme le
dit Richard Greeman (infatigable spécialiste, traducteur et défenseur de
Serge), "qui relate les douleurs de la naissance de la révolution".
Peu après la parution en France de Ville conquise, Serge est à
nouveau arrêté et soumis cette fois à des mois d'interrogatoires brutaux. Il
refuse d'avouer quoi que ce soit et, en 1933, il est déporté avec Vlady à
Orenbourg, dans l'Oural, où ils meurent presque de faim ; Liuba, dont la santé
mentale s'effrite, reste en grande partie à Leningrad (mais - c'est encore les Mémoires
– « Nous
trouvâmes la lumière du
ciel
d’une richesse et d’une transparence
inouïes : elle l’était »).
À la suite de protestations internationales - ses écrits étaient connus en
France ; Romain Rolland et André Gide en étaient des partisans notables - Serge
a été autorisé à quitter l'Union soviétique en 1936, quatre mois seulement
avant les premiers procès de Moscou. Il passe les quatre années suivantes
principalement à Paris, documentant - malgré la grande pauvreté, malgré ce que
Greeman appelle la "campagne communiste de calomnie qui lui a
effectivement fermé les principaux médias" - la terreur soviétique
croissante (et le double jeu des staliniens en Espagne et ailleurs). Il
écrivait sans relâche : De Lénine à Staline (1937) ; Destinée d'une
révolution (1937) ; Portrait de Staline (1940). Puis, revenant à la
fiction, Serge compose Minuit dans le Siècle, un roman inspiré de ses
expériences à Orenbourg, qui dépeint un groupe de bolcheviks aux prises avec la
corruption stalinienne de la révolution ; publié par Grasset en 1939, il est en
lice pour le prix Goncourt, et Serge n'a jamais été aussi proche du succès
littéraire.
Mais la Wehrmacht s'approchait de Paris. Les livres de Serge sont
supprimés, et il s'enfuit à Marseille en 1940, où il passe une année désespérée
à essayer d'obtenir des passeports tout en étant menacé par la Gestapo et le
NKVD. (Il finit par s'enfuir avec Vlady au Mexique sur un bateau à vapeur dont
les autres passagers étaient André Breton, Anna Seghers et Claude Lévi-Strauss.
(Liuba était alors dans un asile d'aliénés dans le sud de la France ; Serge
était maintenant marié à Laurette Séjourne, qui a amené Jeannine au Mexique en
1942). Au Mexique, Serge compose - tout en "visitant des monuments
précolombiens, en fréquentant des réfugiés surréalistes, en évitant les tueurs
à gages staliniens", comme l'a récemment écrit J. Hoberman dans le New
York Times - ses inoubliables Mémoires et trois romans : Les années
sans pardon (1971), L’affaire
Toulaev (1948) et Les
derniers temps. Seul le troisième (la tentative de
Serge d'écrire un roman populaire) a été publié de son vivant ; les trois
autres - à mon sens ses trois grands livres - ont été "écrits pour le
tiroir".
"Un jour de novembre 1947," raconte Vlady Serge,
mon père a apporté un poème à ma maison à Mexico.
Ne me trouvant pas à la maison, il est parti se promener en ville. Depuis le
bureau de poste central, il m'a envoyé le poème par la poste. Peu de temps
après, il est mort dans un taxi..... Quelques jours plus tard, j'ai reçu son
poème : "Les mains".
L'artiste sans nom comme toi les a
surprises dans un mouvement de prise
dont on ne sait s'il vibre encore...
Serge est l'un de ces écrivains célèbres pour ne pas être lus, mais
largement connus pour être négligés. L'essai de Susan Sontag intitulé "Unextinguished
(The Case for Victor Serge)", publié en 2004, est une tentative
particulièrement approfondie d'expliquer "l'obscurité de l'un des héros
éthiques et littéraires les plus fascinants du XXe siècle",
mais une partie de la réponse se trouve juste là (comme Sontag le sait), dans
la proximité de l'éthique et de la littérature, dans tous les discours sur
l'héroïsme : Si l'on vous présente l'image de Saint-Serge et que vous vous
attendez à ce que les livres soient principalement de longs enregistrements de la
mortification révolutionnaire, des catalogues implacables de la terreur, le
lire pourrait rester quelque chose que vous avez toujours voulu faire. Et la
réputation de Serge en tant que diseur de vérité désintéressé, injuste et
incorruptible peut amener les gens à penser que l'art est hors sujet : Pourquoi
lire la fiction d'un diseur de vérité, surtout s'il a écrit autant de livres de
non-fiction ? (Et le simple nombre de livres est intimidant, potentiellement
rebutant ; faut-il lire les vingt livres ?) Je connais au moins une
historienne professionnelle de la gauche internationale qui dit avoir
"sauté" la fiction.
La réception littéraire de Serge a également souffert de son propre
cosmopolitisme : parlant couramment cinq langues, il est, comme le dit Sontag,
"un écrivain russe qui écrit en français", ce qui "signifie que
Serge reste absent, même en tant que note de bas de page, de l'histoire de la
littérature française et russe moderne". Il était un Dostoïevski de la
révolution et de la réaction écrivant dans la mauvaise langue.
L'internationalisme de Serge l'a, selon Greeman, empêché "d'être
domestiqué à l'université, où les départements sont divisés en littératures
nationales comme la russe et la française, qui ignorent toutes deux apparemment
son œuvre" ; comme Serge lui-même, ses livres sont apatrides.
Il y a ensuite le fait que les écrits de Serge ont été ignorés ou supprimés
de son vivant, et dans les décennies qui ont suivi sa mort, parce que personne
dans la gauche internationale ne voulait entendre de critiques de l'URSS ou de
Staline ; Serge était traité avec indifférence ou mépris par ceux qui étaient
"convaincus que critiquer l'Union soviétique, c'était aider et réconforter
les fascistes et les bellicistes", pour citer Sontag. En même temps, en tant
que révolutionnaire professionnel impénitent qui avait "fait de l’agitation
dans sept pays", il était bien trop radical pour être adopté par quiconque
n'était pas de gauche. (Ce que je ne comprends pas dans le brillant essai de
Sontag, c'est la confiance qu'elle met à qualifier Serge
d'"anticommuniste", ce qui semble faire l'amalgame entre communisme
et stalinisme, ce que Serge, au péril de sa vie, a refusé de faire. Si le
bolchevisme contenait les graines du stalinisme, Serge pensait qu'il
"contenait aussi d'autres graines, d'autres possibilités
d'évolution").
En effet, les personnages des romans de Serge prennent très au sérieux
l'idée que critiquer l'Union soviétique revient à réconforter l'ennemi. Une
partie du problème avec le discours d'héroïsme qui entoure Serge est qu'il peut
nous rendre aveugles à l'ambivalence de sa fiction, en particulier ses deux
grands romans, L’affaire Toulaev et Les années sans pardon. L’affaire
Toulaev décrit les
ramifications d'un meurtre plus ou moins aléatoire : un jeune homme qui s'est
retrouvé en possession d'un pistolet presque par hasard tire impulsivement sur
un haut fonctionnaire communiste dans une rue sombre. Cela déclenche une
enquête tentaculaire qui met en place un réseau de suspects qui n'ont bien sûr rien
à voir avec le crime en question, permettant à Serge de dépeindre les appareils
de la terreur soviétique dans toute leur absurdité meurtrière, répressive et
inquisitoriale.
Mais l'un des aspects les plus troublants et les plus fascinants du livre
est la façon dont nombre des vieux personnages bolcheviques sincères - accusés
d'un crime qu'ils n'ont pas commis - se demandent néanmoins s'ils doivent
avouer ou accepter leur sort. N'est-ce pas un sacrifice de plus exigé par la
révolution ? Ne vaut-il pas mieux mourir pour la bonne cause pour de mauvaises
raisons que de donner des munitions à ses ennemis internationaux ? "Ils
s'assurent qu'il vaut mieux mourir déshonoré, assassiné par le chef, que de le
dénoncer à la bourgeoisie internationale", se lamente Dora, l'épouse de
Kiril Roublev, l'un de ces bolcheviks originels qui sait qu'il sera bientôt
purgé. "Il a presque crié, comme un homme écrasé par un accident : 'Et en cela,
ils ont raison'."
Dans la première partie des Années sans pardon, un vétéran
révolutionnaire nommé D, dégoûté par les vagues de répression, démissionne du
parti et doit courir pour sauver sa vie dans le Paris d'avant-guerre. (Je dois
dire en passant, parce que cela n'apparaîtra pas dans ce que je cite, que les
livres de Serge offrent beaucoup de frissons noirs ; cela peut sembler mesquin
de le dire, étant donné son sujet, mais cela fait partie de la raison pour
laquelle l'écriture semble vivante). Une fois de plus, ce n'est pas seulement
le courage de D qui est remarquable, mais son incertitude, son chagrin face à
ce qu'il perdra s'il s'échappe :
La conviction
que nous restons - si misérables soyons-nous - les plus clairvoyants, les plus
humains sous notre armure d'inhumanité scientifique, et pour cette raison les
plus menacés, les plus confiants dans l'avenir du monde - et désarçonnés par le
soupçon ! Ah ! avec tout cela qui me tombe dessus, que me restera-t-il, que
restera-t-il de moi ? Ce presque vieil homme, si sagement rationnel, se faisant
tirer par un taxi poussif à travers un paysage sans intérêt... Ne ferait-il pas
mieux de rentrer chez lui ? "Tirez sur moi, camarades, comme vous avez
tiré sur les autres !" Au moins, une telle fin suivrait la logique de
l'Histoire (puisque nous avons offert nos vies à l'Histoire...).
D abandonne effectivement le parti qui a été " désarçonné par le
soupçon". Mais être coupé de l'expérience soviétique - même dans sa
forme faillie et de plus en plus meurtrière - c'est pour D, et pour beaucoup de
personnages de Serge, être coupé de cette force vitale, de cette lueur, de cet
éros collectif. (Le fait que cette perte soit en partie érotique est indiqué
par la formulation qui revient à D quelques lignes plus loin : "Ne vivre que
pour soi, c'est de la masturbation à l'état brut"). Nous voyons ici
comment cette lumière et cette vibration chez Serge ne sont pas toutes chaudes
et floues, ne sont pas un simple sentimentalisme lyrique ; elles peuvent
parrainer l'altruisme ou justifier l'autodestruction ou la destruction des
autres. La fiction de Serge ne se contente pas de célébrer des individus
héroïques qui disent la vérité au pouvoir, mais dépeint des gens pour qui
l'individu héroïque est un concept méprisable, aride et bourgeois. Cela signifie
que ses révolutionnaires désabusés doivent choisir entre deux modes de trahison
: trahir la révolution en se rendant complice des purges, ou trahir la
révolution en rompant avec le parti, en s'alignant sur ses ennemis, et en
perdant ainsi le sens de leur vie.
Je ne dis pas que nous devrions célébrer ces personnages parce qu'ils sont
déchirés par la question de savoir s'il vaut mieux être abattu par le parti ou
le désavouer, mais je pense que ce conflit est au cœur de l'intensité
spécifique de ces livres et que le fait de se concentrer sur l'héroïsme de
Serge l'occulte. Il est vrai que les écrits de Serge documentent puissamment la
manière dont, à partir de la création de la Tchéka, la suspicion, les
règlements de compte et la terreur bureaucratique ont de plus en plus éclipsé
tous les autres aspects de la révolution, et il est vrai que Serge lui-même a
courageusement (et c'est un euphémisme) refusé de capituler devant cette
logique inquisitoriale, ne signerait pas de faux aveux, mais ces vérités - qui
sont les vérités qui dominent la conversation autour de Serge - peuvent nous
empêcher de voir à quel point la fiction est troublée, déstabilisante, surtout
autour des questions de responsabilité individuelle et collective, d'agence et
de valeur. Ses grands romans sont des drames de la dissidence, de la
conscience, mais sans libéralisme. C'est un genre de fiction politique avec peu
d'entrées.
Il est inhabituel de voir un romancier envisager sérieusement - même s'il
la rejette en fin de compte - une vision du monde qui justifierait sa propre
destruction (et celle de millions de personnes) : l'idée que les questions de
culpabilité ou d'innocence individuelle sont sans rapport avec la "logique
de l'Histoire". ("Et c'était une vieille erreur de l'individualisme
bourgeois de chercher la vérité au nom de la conscience, d'une conscience, de ma
conscience. Nous disons : Au diable mon et moi, au diable le moi, au diable
la vérité, si le Parti peut être fort !"). Et tout comme les romans de
Serge se débattent avec la valeur de l'innocence individuelle, ils refusent
toute répartition facile de la culpabilité individuelle. La troisième partie
des Années sans pardon se déroule dans le paysage infernal de Berlin,
dans les derniers jours de la guerre. Fait remarquable pour un romancier de
l'époque, et a fortiori pour quelqu'un qui avait son expérience, Serge dépeint,
selon Greeman, "la défaite de l'Allemagne du point de vue des Allemands
ordinaires de la classe moyenne, considérés principalement comme des victimes".
(Le fait que Serge ait représenté les bombardements alliés et leurs coûts était
certainement exceptionnel à l'époque).
Dans une scène mémorable, un convoi d'Américains arrive dans la ville en
ruines. Un journaliste voyage avec les troupes. Il cherche à interviewer un
habitant et choisit, parmi les résidents stupéfaits et désespérés rassemblés
autour de la jeep, Herr Schiff, que le journaliste prend pour un "vieil
Allemand moyen, ancien officier et fonctionnaire à ce qu'il paraît".
Schiff est un maître d'école semi-sénile qui s'occupe de ses buissons de lilas
alors que le monde brûle autour de lui ; nous l'avons entendu cracher des
ordures sur la race aryenne dans sa salle de classe, où il est également connu
pour pontifier sur les sujets suivants
sur le feu souterrain, sur les
tremblements de terre, sur la submersion de continents entiers sous les mers :
par exemple l'Atlantide, mentionnée par le divin Platon, la Laurentie du nord,
le Gondwana au sud-est... La terre regorgeait de continents perdus.
Il soupçonne un étudiant d'être un juif hébergé par des catholiques, mais
ne fait rien pour y remédier. Le méli-mélo de mythologies qui constitue sa
prétendue érudition fait de lui un personnage largement pathétique ; il y a une
déconnexion totale entre sa weltanschauung et le monde.
Le journaliste commence par demander à Schiff ce qu'il pense des
Américains, et obtient une réponse typique de Schiff :
Une question didactique ne pouvait jamais
prendre le professeur au dépourvu, car il se les posait constamment et
fournissait des réponses interminables sous forme de monologues sur
l'eugénisme, le monde conçu comme une représentation, le génie de la race, ou
les erreurs politiques de Jules César et de Guillaume II.
Puis le journaliste demande : "Est-ce que vous vous sentez coupables
?"
S'il y a une émotion que Herr Schiff n'a jamais éprouvée (du moins pas
depuis ses crises religieuses d'adolescent) au cours de son demi-siècle de
service diligent, c'est bien la culpabilité. Il est sain de vivre sa vie dans
l'accomplissement méticuleux du devoir. Le maître d'école inclina obligeamment
la tête. "Pardonnez-moi. Je n'ai pas bien compris... ?"
"Coupable pour la guerre ?"
Le regard de Schiff balayait l'horizon de la ville brisée, jonchée des
colombes mortes de l'humiliation. Les grandes généralisations existaient pour
lui sur un autre plan que la réalité quotidienne. La Seconde Guerre mondiale
était déjà considérée comme une grande tragédie historique - quasi-mythologique
- que ni Mommsen, ni Hans Delbrück, ni Gobineau, ni Houston Stewart
Chamberlain, ni Oswald Spengler, ni Mein Kampf ne pouvaient élucider
entièrement... Les fils se sont immolés sur l'autel des dieux aveugles. Une
nouvelle guerre, impie, indigne de la noblesse humaine, avait commencé avec la
destruction d'Altstadt ; et cette guerre seule existait en réalité.
"Coupable ?" dit Herr Schiff d'un ton sournois, avec l'air d'un
dindon livide. "Coupable de ça ?" (Et il hocha la tête en regardant
la dévastation environnante).
"Non", dit patiemment le journaliste, ne saisissant pas bien la
réponse, "coupable pour la guerre".
"Et vous", a rétorqué Herr Schiff, "vous sentez-vous
coupable de cela ?"...
"Mon cher professeur", commença le journaliste en s'efforçant
d'adopter une politesse offensive, "vous avez commencé cette guerre... Vous
avez bombardé Coventry".
"Moi ?" dit Schiff, franchement étonné. "Moi ?"
Je ne vois pas Schiff principalement comme une victime ; il n'est pas
innocent dans son "service diligent" à la patrie, et je ne partage
pas la confiance de Greeman qui lit cette scène comme si Serge avait simplement
"fait la satire du cliché de la responsabilité collective allemande".
Cela dit, le désir de l'Américain de décomposer la guerre totale en questions
de culpabilité individuelle est mis en accusation ici ; Serge nous fait sentir
avec acuité combien ce "je" - n'importe quel "je", mais
certainement celui de cet instituteur - est incommensurable par rapport aux
forces historiques en jeu.
L'ambivalence simultanée de Serge à
l'égard du statut de l'individu et son investissement compatissant dans les
individus (ainsi que son regard acécé pour les détails) fournissent la tension
constitutive de ses meilleures fictions. "Il n'a jamais vu personne comme
un agent anonyme des forces historiques", écrivait John Berger en 1968.
"Il était méthodologiquement impossible qu'un stéréotype apparaisse dans
l'écriture de Serge". et pourtant, comme l'a dit Serge lui-même :
"Les existences individuelles n'avaient aucun intérêt pour moi - en
particulier la mienne - si ce n'est en vertu du grand ensemble de la vie dont
les particules, plus ou moins dotées de conscience, sont tout ce que nous
sommes." (Ces particules, ces grains de matière, vibrent.) Dans une
certaine mesure, bien sûr, la tension entre le stéréotype et la spécificité est
intégrée dans le roman en tant que forme : nous louons un romancier pour sa
description vivante de la contingence, pour son pouvoir d'individuation, mais
tout personnage individuel sera toujours pris dans des questions d'exemplarité
- ce qui est dit sur le genre, la race, la classe ou le moment historique par
cette description vivante d'une figure particulière. Mais étant donné le sujet
et les circonstances de Serge, ce va-et-vient entre individuation et
abstraction a une charge spécifique.
La signature formelle la plus évidente de cette tension est
l'expérimentation par Serge de protagonistes choraux ou collectifs. Il n'y a
jamais un seul "héros" dans ses livres. Dans le début de Naissance
de notre force, par exemple, Serge déploie largement un "nous"
narratif. Le livre commence en Espagne, décrivant la lutte infructueuse des
gauchistes pour prendre le pouvoir à Barcelone en 1917 ; il se déplace ensuite
à Petrograd, où les Rouges réussissent à prendre le pouvoir contre les Blancs.
Serge - qui écrivait en "semi-captivité" à Leningrad, après avoir été
exclu du parti - ne se contente pas de décrire la défaite en Espagne et la
victoire en Russie. Il dépeint plutôt, selon Greeman, la "victoire dans la
défaite" et la "défaite dans la victoire" : comment les
possibilités collectives vivantes dans la première lutte ratée sont trahies par
la dérive des Rouges vers la terreur.
Le "nous" de Naissance de notre force est central mais
instable : il y a des passages de narration à la première personne ; il y a
beaucoup de personnages nommés décrits à la troisième personne. C'est la façon
dont les perspectives se combinent pour former le "nous", puis se
séparent à nouveau, qui est la plus intéressante (et impossible à démontrer
avec un court extrait). Bien que Naissance de notre force soit plus
subtil que je ne le laisse entendre (et plus subtil que le titre ne le laisse
entendre), je trouve toujours les versions moins programmatiques de cette
expérience plus fascinantes, comme lorsque D prend brièvement le contrôle d'une
première sous-section de Années sans pardon, racontant à la première
personne une expérience hallucinatoire d'être blessé en Chine, avant que le
livre ne revienne à la troisième personne. (Serge est particulièrement doué
pour utiliser la première personne afin de dramatiser sa dissolution - D est en
grande partie délirant dans ce passage, proche de la mort, se souvenant de
fragments de sa vie et de ses amours : "Valentine était présente chaque
fois que je la souhaitais, nous étions fusionnés de manière impossible en une
seule vibration joyeuse").
Le "nous" du début ressemble à une déclaration de Serge, qui plie
l'œuvre d'art à une idée qui la précède, l'aspiration d'un sujet collectif
prolétarien ; les expériences ultérieures avec la voix et le point de vue
semblent moins assurées, plus recherchées, comme si Serge les découvrait dans
l'acte de composition. (Ces expériences sont largement absentes de Derniers
temps, le roman de Paris à la veille de sa chute aux mains des nazis, le
seul livre que Serge ait écrit dans l'espoir explicite d'obtenir un large
lectorat et de soulager sa pauvreté, et le seul roman publié en anglais de son
vivant. Les Derniers Temps abjure toujours un héros unique, mais la
narration omnisciente est stable, balzacienne ; il y a beaucoup de choses à
admirer ou à contester dans ce livre, mais une grande partie de mon expérience
de lecture a consisté à enregistrer la perte de la tension qui caractérise son
œuvre plus agitée sur le plan formel).
La tension entre l'individuel et le collectif apparaît inévitablement dans
les décisions concernant le point de vue grammatical (et le refus d'un
"héros" unique), mais chez Serge, elle opère à de multiples niveaux.
Considérez, par exemple, la façon dont le problème scintille sur ses visages,
en particulier dans Années sans pardon. (Le fait que cela puisse sembler
une caractéristique triviale à laquelle il faut s'intéresser - surtout dans les
œuvres de grande envergure sur les bouleversements d'époque - fait partie du
propos ; je veux suggérer comment le problème est si profond chez Serge qu'on
peut le trouver à toutes les échelles). Le roman comporte quatre parties : la
première, comme nous l'avons mentionné, se déroule à Paris, la deuxième à
Leningrad (assiégée par les nazis), la troisième à Berlin et la quatrième au
Mexique, où D. a fui. Le seul personnage présent dans les quatre parties du
livre est Daria, une autre agente du Comintern, une femme qui connaît D depuis
les premières années de l'agitation révolutionnaire et qui, dans un premier
temps, refuse de s'enfuir avec lui, retournant plutôt en Russie, où elle se bat
pour Leningrad (elle est derrière les lignes allemandes dans la troisième
partie ; dans la quatrième partie, elle cherche D au Mexique). "Tous les
visages sont illuminés en un seul", pense Daria à un moment donné à propos
du visage d'un soldat devenu son amant, "pourtant le sien semblait
incomparable, son rayonnement illuminait des âmes sans nombre". "Le
visage remuait la totalité de la vie, intérieure et extérieure
simultanément." Ou, plus tard :
Son nez formait une ligne droite au milieu
de son visage et sa bouche fendue dessinait une ligne horizontale en dessous,
comme si la nature expérimentait un diagramme ; mais le plan de la nature avait
été contrecarré par de grands yeux aux orbites profondes, ressemblant aux yeux
des saints visionnaires dessinés par les anciens peintres d'icônes... L'âme
l'emporte sur le diagramme.
C'est comme si le suprématisme et la peinture d'icônes antiques se faisaient
face, tout comme Serge teste souvent de nouvelles combinaisons de tendances
modernistes et réalistes dans sa fiction - mélangeant le flux de conscience et
la fragmentation avec des passages qui ressemblent davantage à Tolstoï ou
Balzac. L’Affaire Toulaev et Années
sans pardon me semblent être les meilleurs livres de Serge, précisément
parce que ces combinaisons sont si instables, parce que les problèmes formels
sont chargés des questions plus larges de conscience et d'engagement avec
lesquelles Serge se débat. Je "vois" moins l'amant de Daria à travers
ces descriptions que je ne l'observe - c'est-à-dire que j'observe Serge - en
train d'expérimenter comment rendre le "grand ensemble" visible, le
faire briller, dans les "existences individuelles" sans céder à une
abstraction sans âme.
Serge, bien sûr, ne résout pas le problème de savoir comment l'art peut à
la fois honorer et transcender l'individu, comment s'occuper du visage
spécifique et des masses dites sans visage, comment aller au-delà du simple
visible sans embrasser ce qu'il considérait comme la fongibilité sans âme de
l'abstraction. Il ne résout pas le problème, mais il l'active puissamment dans
ses meilleures fictions, à la fois dans les histoires qu'il raconte et dans ses
stratégies pour les raconter. Dans l'étrange fragment poétique qui sert
d'épigraphe à la quatrième section de Années sans pardon, la capacité de
l'art à préserver les visages humains du passé offre quelque chose comme un
espoir parmi les ruines :
Tant de masques funéraires
sont conservés dans la terre
que rien n'est encore perdu.
Lorsque les amis de Serge l'ont enterré au Mexique en 1947, ils ont dû lui
donner une nationalité. Ils ont inscrit qu'il était citoyen de la
"République espagnole", un pays qui n'existait pas. Il est tentant de
considérer Serge comme l'émissaire d'un pays contrefactuel, un pays qui aurait
pu fleurir à partir d'une de ces "autres graines" de la révolution de
1917 : aurait-il pu exister une littérature soviétique qui se serait attaquée
ouvertement et expérimentalement aux questions de l'un et du multiple dans une
perspective humaine mais radicalement de gauche ? Cette question soulève un
million de questions, mais les livres que Serge a écrits pour le tiroir
continuent de la poser.
Pour certains lecteurs de Serge, la fiction sera toujours secondaire - le
passe-temps vers lequel il s'est tourné lorsqu'il a été mis à l'écart de
l'activité politique. Certains traiteront ses romans avant tout comme des
témoignages (mais il existe de nombreux livres de non-fiction pour cela), ou
les parcourront à la recherche de matériel pour étayer un argument sur ce que
Serge croyait exactement en politique et à quel moment. Et certains laisseront
la réputation d'"héroïsme éthique" de Serge (aussi méritée soit-elle)
les aveugler sur les complexités de sa fiction, qui implique, comme toute
littérature ambitieuse, ambiguïté, ambivalence et contradiction. Quel que soit
le mérite de ces perspectives sur Serge, elles laissent peu de place aux
plaisirs et aux provocations des romans lus selon leurs propres termes - des
romans dans lesquels la lumière et la légèreté apparaissent à des moments
improbables, comme lorsque de vieux bolcheviks qui se sont réunis secrètement
dans les bois pour discuter de la dégénérescence du parti et de leur propre
destruction imminente concluent leur conversation par une bataille de boules de
neige :
Kiril, laissant soudain tomber le fardeau
de ses années, sauta en arrière, leva le bras - et la boule de neige dure qu'il
venait de finir de faire frappa Philippov, stupéfait, en plein sur la poitrine.
"Défends-toi, j'attaque", cria gaiement Kiril et, les yeux rieurs, la
barbe de travers, il saisit des poignées de neige. "Fils de marin", a
crié Philippov, transfiguré. Et ils ont commencé à se battre comme deux
écoliers. Ils sautaient, riaient, s'enfonçaient dans la neige jusqu'à la
taille, se cachaient derrière des arbres pour préparer leurs munitions et viser
avant de s'élancer. Quelque chose de l'agilité de leur enfance leur est revenu,
ils ont crié de joyeux "ughs", se sont protégés le visage avec leurs
coudes, ont haleté. Wladek est resté debout, fermement planté, faisant
méthodiquement des boules de neige pour attraper Rublev par le flanc, riant
jusqu'à en avoir les larmes aux yeux, le couvrant d'injures : "Prends ça,
théoricien, moraliste, va te faire voir", sans jamais le frapper...
Adam Hochschild note ce passage de L'affaire Toulaev comme un
exemple de la façon dont Serge "ne laisse jamais son engagement politique
intense l'aveugler sur l'humour et le paradoxe de la vie, sa sensualité et sa
beauté." C'est exact, mais ce que j'ai essayé de suggérer, c'est comment,
dans les romans, les questions d'engagement politique et les questions de
sensualité ne peuvent pas être séparées. Ce n'est pas que Serge était engagé
dans une vision de l'Histoire mais qu'il s'est arrêté pour sentir les fleurs -
c'est que la question de savoir comment les particularités sensuelles vibrent
avec le "grand ensemble de la vie", comment on fait l'expérience de
la seconde "en vertu" de la première, est une question politique
centrale dans la fiction. Lorsque les personnages de Serge s'interrogent sur la
façon dont la vie après la fête, même si elle est "déstabilisée par le
soupçon", pourrait être "une masturbation stérile", quelle est
la relation entre la sensualité, l'engagement politique et l'aveuglement ?
Et lorsque Serge décrit la tentative à la fois de voir les individus dans
leur particularité et de voir à travers eux l'"âme" transpersonnelle,
la question de la relation entre le sensuel et le politique est posée mais sans
réponse. (Qui va chercher des réponses dans l'art ?) Même la bataille de boules
de neige ci-dessus me semble être plus - et plus troublante - qu'un éclair de
joie de vivre parmi ceux qui sont destinés à la destruction, bien que ce soit
certainement cela. Ces vieillards profitent-ils d'un moment en dehors de leur
destin, en dehors de la politique, enraciné dans la nature, ou s'amusent-ils à
renouveler un esprit guerrier qui leur donnera le courage d'accepter leur mort
en tant que sacrifice du parti ? La morale n'est pas claire pour moi (prends
ça, moraliste), ce qui explique en partie pourquoi la scène reste si vivante.