Annamaria Rivera, Comune-Info, 15/6/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Comme nous l’a appris l’anthropologue Mary
Douglas, le corps est
un “microcosme social en relation directe avec le centre du pouvoir”. Les corps
ne sont jamais neutres, ce sont toujours des corps sociaux, c’est-à-dire
façonnés culturellement par les pratiques éducatives, la transmission de traits
stylistiques, les dispositifs rituels : chaque culture a son propre modèle
éthico-esthétique du corps et ses procédures spécifiques de modelage des corps.
Photo
de victimes du naufrage meurtrier en mer Ionienne d’un bateau de pêche parti
de Tobrouk en Libyé, au large de Pýlos, dans le Péloponnèse du sud-ouest, dans
la nuit du 13 au 14 juin, qui a fait 78 morts et 600 disparus. L’Organisation
internationale pour les migrations (OIM) parle de "l’une des tragédies les
plus dévastatrices en Méditerranée en une décennie". Source : Aegean
Boat Report
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Le corps des autres est soumis à une
double contrainte : en plus d’être façonné par la culture d’origine, ses
coutumes, ses modèles culturels et ses pratiques sociales, il est perçu,
imaginé, représenté par des agents “endogènes”, c’est-à-dire par les catégories
sociales, l’imaginaire, l’idéologie et les pouvoirs de la société.
En particulier, le corps de la personne migrante est
le “lieu géométrique de tous les stigmates” (La
double absence, 1999, p. 212),
imposé par la société en tant que “produit social le plus travaillé, le plus
contrôlé, le plus poli, le plus cultivé [...]”, qui porte une identité sociale
objectivée par le regard des autres et donc dominée.
Voulant hasarder une typologie des multiples et
diverses manières dont les corps des migrants ou des membres de minorités
méprisées sont perçus, imaginés, traités symboliquement et représentés, je
propose un schéma qui - tout en se prêtant au risque de la généralisation et de
l’abstraction - peut permettre de saisir quelques constantes.
Les attitudes et les dispositifs les plus habituels
oscillent constamment, me semble-t-il, entre invisibilisation et hyper-visibilisation
de leurs corps. Dans la vie quotidienne, dans la rue, les magasins, les
bureaux, les services publics, les personnes immigrées, le plus souvent rendues
invisibles en tant que force de travail, deviennent soudain trop nombreuses,
encombrantes, voyantes, car perçues comme intrusives, menaçantes, anormales.
Comme l’écrit Abdelmalek Sayad, c’est alors que la
personne immigrée “fait l’expérience de la suspicion qui le poursuit partout et
tout au long de son immigration”, de sorte qu’elle “a le sentiment d’être
surveillée en permanence, comme on surveille un corps étranger” (La
double absence, 1999, p.
170). Un exemple extrême de cette tendance est l’habitude de la police
italienne de forcer les femmes ou les filles rroms, soupçonnées de cacher des
biens volés ou de la drogue, à se déshabiller dans la rue. Déshumanisées, elles
ne sont pas considérées comme des femmes, de sorte que les règles formelles des
relations entre les sexes, le sens de la pudeur, l’interdiction de la nudité
totale dans les lieux publics ne s’appliquent pas à elles.
En revanche, sur les chantiers, dans les usines, à la
campagne, dans les maisons des “autochtones” les personnes immigrées sont
généralement cachées par le voile du rejet et de l’insignifiance : les médias
et les institutions, à quelques exceptions près, ne parlent que rarement de ces
corps et de leurs conditions souvent extrêmes d’exploitation et de dépendance,
à moins qu’un événement exceptionnel - généralement une révolte - n’intervienne
pour déchirer le voile.
Quant aux personnes étrangères, principalement des
femmes, qui effectuent des travaux de soin dans l'intimité du domicile d'autrui,
il est très rarement souligné que leur travail, déqualifié et le plus souvent
mal rémunéré, est l’un des piliers sur lesquels repose l’État-providence italien.
Pour donner un exemple, la rhétorique autour du “ padroni
a casa nostra ” [maîtres chez nous] ainsi que l’exaltation des produits
typiquement italiens et l’appel à les valoriser cachent une réalité
indiscutable : une grande partie de ce qui constitue le “typiquement national”
(des pizzerias au parmesan AOC, des tomates pelées aux agrumes) est le
résultat du travail de personnes migrantes, le plus souvent très dur, au noir,
mal payé. Surtout, les ouvrier·ères agricoles sont souvent contraint·es à des
relations de travail et à des conditions d’existence serviles ou de semi-esclavage
; dans tous les cas, ils·elles sont soumis·es à une subordination multiple, puisqu’ils·elles
dépendent de leurs exploiteurs et des caporaux à leur service, non seulement
pour le travail et le salaire, mais aussi pour le logement, le transport, le
statut juridique, parfois même pour l’alimentation et la sécurité personnelle.
Cette condition de subordination expose également les ouvrières agricoles au
chantage, au harcèlement et à la violence sexuelle.
En revanche, lorsqu’il s’agit d’étranger·ères, l’actualité
- comme je l’ai déjà mentionné - prend toujours soin de qualifier les auteurs
présumés de crimes ou de simples transgressions en indiquant leur nationalité,
leur “ethnie”, éventuellement leur religion, souvent même leur situation au
regard de leur titre de séjour ; alors que la chronique évite soigneusement ces
“informations” lorsqu’un étranger ou une étrangère joue le rôle de victime et
les exalte lorsqu’ils ou elles sont victimes d’autres étranger·ères.
En ce qui concerne les viols et les féminicides, le
système d’information a généralement tendance à mettre l’accent sur ceux commis
par des étrangers, en en faisant souvent
l’objet de campagnes alarmistes.
Une deuxième rhétorique est celle de la stéréotypisation : les corps
réels disparaissent au profit de corps imaginés et imaginaires, construits sur
la base de stéréotypes. Même lorsque le genre pluriel ou le nom collectif cède
la place au genre singulier, il ne s’agit le plus souvent que de types, voire
de masques, figés par des clichés et des stéréotypes qui concernent
aussi et surtout la représentation des corps.
Origine : Europe-Action n° 22, Octobre 1964,
Douce France
Le théâtre raciste met sans cesse en scène ces
masques, parfois archaïques, parfois très modernes : L’immigré voleur ou
violeur, le Clandestin envahisseur et/ou délinquant, le Gitan kidnappeur d’enfants,
l’Albanais, le Slave, le Marocain meurtrier ou dealer, le chauffard
extra-communautaire, le Trans brésilien dévoreur et victime, le laveur
de vitres au feu rouge, agressif et racketteur, le musulmane voilée, donc intégriste et/ou
soumise, l’Africaine soumise aux mutilations sexuelles et autres horreurs
archaïques, la perfide aide-soignante est-eurepéenne séductrice ou manipulatrice
de personnes âgées, le Chinois fermé et insaisissable, mystérieux et pratiquant
de l’omertà, trafiquant de contrefaçons et de chats...
Nombre de ces images stéréotypées, proposées et
reproposées par la dialectique concurrentielle entre les médias, la politique
et le sens commun, sont le fruit de préjugés racistes et sexistes : les
femmes étrangères, plus que d’autres, semblent n’avoir aucune
alternative entre la figure pathétique de la docilité et de la soumission et la
figure inquiétante de la débrouillardise pour tricher, se prostituer ou
commettre des délits.
Un troisième procédé rhétorique fréquent est ce que l’on
pourrait appeler l’indistinction-magmatisation : les écrans d’information
et de télévision, lorsqu’ils traitent de l’autre, nous offrent souvent
des images qui renvoient à un corps collectif, ou plutôt à un magma corporel
indistinct, à partir duquel les frontières individuelles s’effacent :
embarcations de fortune bourrées de déchets humains (selon le lexique de
ceux qui se voient aujourd’hui contraints de modérer un peu leur langage depuis
les fauteuils gouvernementaux), centres de détention implosant en raison de la
présence de masses incontrôlables et “dangereuses”, mosquées débordant d’un
corps indistinct en génuflexion, sociétés et villes menacées par des foules d’envahisseurs...
Même morts, quand ils ne représentent plus une menace,
les corps des autres ne sont pas reconnus comme individuels et singuliers ;
même tués par le prohibitionnisme, ils continuent d’être appelés clandestins,
et le restent même s’il s’agit d’enfants. Le fait que, même en tant que
cadavres, ils soient considérés comme indignes d’un nom - sinon le nom
singulier de chacun, du moins un nom collectif respectueux - n’est rien d’autre
que le sceau de la déshumanisation à laquelle les migrant·es et les demandeur·ses
d’asile sont habituellement soumis·es.
Cette réfugiée libyenne aujourd'hui installée en Allemagne, a tatoué les noms de ses quatre filles noyées avant l'arrivée à Lampedusa en octobre 2013
Un autre dispositif, qui n’est pas seulement
rhétorique, est celui, apparemment opposé, de la distinction-marquage.
Je fais allusion à toutes les procédures symboliques et administratives de type
biopolitique qui gravent ou “extraient” le stigmate sur/du corps des autres,
sous la forme d’un marquage réel - par exemple, les numéros marqués sur les
bras des "immigrants clandestins" qui débarquent à Lampedusa - ou d’un
traitement distinctif : par exemple, l’enfermement dans les centres de
détention pour migrants.
Que l’on pense au cas de la prise d’empreintes
digitales des Rroms, des demandeur·ses d’asile, des réfugié·es et des migrant·es.
Grâce à la convergence substantielle - culturelle avant d’être politique - d’une
grande partie de la politique dominante, toutes orientations confondues,
cette mesure, d’exceptionnelle qu’elle était, s’est banalisée et généralisée ;
à tel point qu’avec la loi Bossi-Fini, elle a été étendue à tous les citoyens
étrangers qui demandent un permis de séjour ou son renouvellement.
Toujours au sujet des dispositifs biopolitiques : en
Italie, ces dernières années, des campagnes de “recensement des
campements-nomades” ont été lancées périodiquement, dans le but de procéder à
un enregistrement massif des Rroms et des Sinti, accompagnées d’une “prise d’empreintes
digitales”. Les personnes à enregistrer, adultes et mineures, de nationalités
les plus diverses, y compris italienne, sont identifiées sur la base d’un
discriminant soi-disant “ethnique” (en réalité, raciste).
C’est pourquoi les associations et organisations
nationales et internationales de défense des droits humains ne font que
critiquer et dénoncer cette coutume comme étant discriminatoire, contraire au
droit italien et international, et attentatoire à la dignité humaine : au lieu
de protéger les plus discriminés, elles les désignent implicitement ou
explicitement comme dangereux ou potentiellement subversifs.
Enfin, c’est l’enfermement dans les camps d’État qui
représente de la manière la plus exemplaire le processus de distinction-marquage.
La longue théorie des morts violentes et obscures a été inaugurée par la mort d’Amin
Saber, dans le CPT d’Agrigente. Elle s’est produite au cours de l’été 1998, peu
après l’approbation de la loi 40, connue sous le nom de loi Turco-Napolitano,
qui instituait pour la première fois en Italie la détention extrapénale,
réservée aux “citoyens non communautaires” en situation irrégulière sur le
territoire italien. Cette loi a inauguré l’état d’exception permanent, la
suspension durable de la légalité.
Elle a institué, en somme, un nouveau régime d’internement,
une forme sans précédent de saisie abusive et de coercition des corps alien,
que l’hypocrisie de l’État n’a même pas su désigner par un néologisme
acceptable : en Italie, nous sommes passés de l’oxymore euphémique de Centres
de détention temporaire et d’assistance, qui illustrait bien la philosophie
du “racisme démocratique”, aux explicites Centres d’identification et d’expulsion,
qui représentent tout aussi bien le racisme ouvert et brutal de la droite, aux Centres
de rétention pour le rapatriement, une désignation qui prétendait elle
aussi être euphémique, inventée par la loi Minniti-Orlando de 2017.
En définitive, l’architecture
discursive dominante, lorsqu’elle sauve les corps “alien” de l’invisibilité, le
fait pour les représenter et les traiter comme omniprésents, proliférants,
menaçants (Pierre Tevanian, Le corps d’exception et
ses métamorphoses, 2005).
Elle reproduit constamment la figure du migrant et de
la migrante comme une menace sociale, comme une altérité irréductible à la
norme, donc à contrôler, à discipliner, à corriger, y compris dans le corps, et
enfin s’en libérer.
Voyageurs, sculpture de Bruno Catalano, Venise
Les corps alien ainsi représentés sont, entre autres,
des figures projectives chargées de représenter les angoisses individuelles et
collectives, liées aux problèmes non résolus de notre identité et de la
relation avec notre passé. Parmi ceux-ci, l’identité nationale démocratique
récente et incertaine, d’ailleurs pas du tout fondée solidement sur des
valeurs et des principes civils, et aujourd’hui plus que jamais fragilisée et
contestée par l’actuel gouvernement Meloni : résolument raciste et influencée
par l’idéologie fasciste historique, mais aussi par l’ethno-nationalisme
racialiste de la Ligue du Nord, telle que celle-ci la définit elle-même.
Comme l’a fait remarquer Ilvo Diamanti, commentant les
résultats d’une enquête, lorsque la majorité exprime un sentiment de fierté
nationale, celui-ci « semble s’articuler autour d’éléments extra-civils et
pré-politiques : la beauté du paysage, le patrimoine artistique et culturel, la
mode, la cuisine... L’image renvoyée par l’enquête est celle d’Italiens
résignés à leur propre déficit - pathologique et historique - de sens civique,
remplacé et compensé par un sens “cynique” dilaté et galopant ».
Toujours en ce qui concerne le lien entre le racisme
et le “mauvais” passé, il s’agit non seulement de l’incapacité typiquement
italienne à assumer l’histoire spécifique de son propre racisme, même
colonial, mais aussi de la persistance d’une relation très
problématique avec le propre passé d’émigrants, souvent considéré comme une
honte à oublier.
En résumé, il manque à notre société l’une des
conditions pour reconnaître et admettre comme normale, permanente et
structurelle la réalité de l’immigration et de la pluralité culturelle : un
vocabulaire émotionnel et politique qui nous permette d’élaborer le passé et de
répondre aux changements du présent et aux perspectives de l’avenir.
Manifestation à Athènes le 16 juin
contre les politiques criminelles de la Grèce et de l’UE, suite au naufrage de Pýlos. Photo : Evita
Paraskevopoulou