Doha
Chams, Al Araby,
16/8/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Jusqu’à la
fin du mois de juillet dernier, plus de cinq cents familles ont été rayées des
registres d’état civil de la bande de Gaza. Elles ont été complètement
anéanties, il n’y a plus personne. Certaines familles ne comptent plus qu’un ou
deux membres. Quelqu’un qui, dans l’horreur de la catastrophe, pourrait
souhaiter ne pas avoir survécu, comme je l’aurais fait.
L’imagination
diabolique d’Israël, avec son appétit génocidaire, a inventé un nouveau type de
massacre : les « massacres familiaux ». Quelle étrange juxtaposition que ces
deux mots : à l’oreille, à l’esprit, au cœur.
Cette
photo du 21 avril 2023 fournie par Ahmed al-Naouq, réfugié en Turquie, à l’agence
Associated Press montre sa nièce Tala al-Naouq, son frère Mohammed al-Naouq,
Alaa al-Naouq, son père Nasri al-Naouq, Mahmoud al-Naouq et Dima al-Naouq à
Deir Al Balah, dans la bande de Gaza. Des générations entières de familles
palestiniennes de la bande de Gaza assiégée ont été tuées par des frappes
aériennes Ahmed al-Naouq précise qu'aucun des 21 membres de sa famille, dont 13
enfants, tués lors d'une frappe israélienne sur la maison de sa famille
n'appartenait au Hamas.
Vous vous
dites que vous avez l’habitude d’entendre chacun des deux mots qui composent
cette incroyable expression, seuls, dans deux mondes complètement séparés,
voire opposés : le monde effervescent, luxuriant et bruyant de la vie et le
monde sinistre de la mort, muet et mortel dans sa sauvagerie et sa primitivité
modernisée.
Piscines pour familles. Restaurants pour familles.
Entrées réservées aux familles. Parcs d’attractions pour familles. Films pour familles.
Albums de famille. Les massacres, c’est quoi ? Deux mots qui s’annulent l’un l’autre.
Non, ce n’est pas une faute de frappe, même si cela y ressemble. C’est le nom d’un
nouveau péché.
La
juxtaposition des deux mots est étrange. Comment ce mot terrible a-t-il pu se
faufiler dans les familles ? Comment sa férocité s’est-elle jetée sur la
douceur du mot et l’intimité qui accompagne la multiplication humaine ? Qui
aurait pu l’insérer avec son agressivité effrontée si Israël, son auteur, ne l’avait
pas inséré dans la phrase ?
Lorsque l’on
parle d’Israël, il ne s’agit plus d’une simple insertion dans une phrase. Il s’agit
d’une occupation, d’une colonisation forcée et violente, d’un effacement du
sens originel. Le viol de la paix par la brutalité, des parcs familiaux par les
décombres, des parcs d’attractions par les éclats de roquettes, des fosses
profondes bientôt remplies par les restes des familles. Les mots font ce que
font les chiffres lorsqu’on leur ajoute un zéro. Ils prennent de la valeur et
deviennent le contraire d’eux-mêmes.
Comment des
massacres peuvent-ils être familiaux ? C’est un nouveau nom pour le crime
génocidaire d’Israël à Gaza.
Vous vous
souvenez des photos que vous aviez vues dans les archives d’une organisation
qui s’occupe de photos anciennes, en sépia et en noir et blanc. Des photos
collectées par un collectionneur dans les archives négligées d’anciens studios
photo de Sidon et de Beyrouth. Des studios qui ont disparu et dont les archives
sont devenues vides de sens avec l’invention des appareils photo perfectionnés,
puis des téléphones portables. Les photos ne sont pas identifiables. La plupart
d’entre elles sont des portraits de famille où tous les membres de la famille
se sont rassemblés pour capturer un moment qui prouve qu’ils sont un groupe
connecté, et qui fait connaître leur identité. Des enfants jouent autour de
leurs parents dans un vieux restaurant. D’autres photos, peut-être d’un
barbecue en plein air au bord d’une rivière avec une grosse pastèque nageant dedans,
attendant d’être refroidie. Des balançoires dans la nature, ou des nageuses en
bikini coquin posant au bord de la mer. Des photos d’écolières avec leurs
bavoirs et leurs rubans noués dans les cheveux, assises dans leur salle de
classe, des photos de garçons nus, ou des photos de jeunes mariés qui ont
emprunté leur costume de mariage à un studio photo, comme c’était la norme.
Il s’agit de
photos de famille, alors comment les massacres peuvent-ils être familiaux ? C’est
un nouveau nom pour le crime de génocide, mais il est plus exact. Le premier
rassemble des étrangers, le second des parents.
Au Liban,
nous avons aussi eu notre part de massacres familiaux, ceux qui ont été réduits
en morceaux sous les décombres, ou qui ont été dispersés dans l’air comme de la
poussière par des armes conçues pour effacer, et pas seulement pour tuer. «
Effacé » est le nouveau terme que la barbarie contemporaine a ajouté aux
dictionnaires de la brutalité que nous connaissions de nos guerres précédentes.
Dans notre guerre civile libanaise, au cours de laquelle on a enlevé certains d’entre
nous et fait disparaître d’autres par la force, nous connaissions des termes
tels qu’enlevés (aux points de contrôle de l’identité religieuse), disparus de
force (aux points de contrôle des belligérants) et disparus tout court (remis à Israël par ses alliés mais non
reconnus par eux). Chacun de ces termes a ses propres circonstances et une
signification précise. Mais nous n’avons pas été « effacés » au sens invasif du
terme. Il s’agit d’une catastrophe dont je ne mesure même pas toute l’ampleur.
Il me faut du temps pour en comprendre la brutalité, pour saisir ce que
signifie commettre un tel péché, avec préméditation et détermination, contre l’instinct
de survie de l’humain.
Oui, nous
avons connu des massacres familiaux commis par Israël lors de ses nombreuses
agressions contre le Liban, mais il s’agissait de coïncidences. Je me souviens,
par exemple, de la famille Al-Barji de Cana, au Sud-Liban, dont les membres ont
été tués lors de l’agression israélienne des Raisins de la colère, ou de la
famille Bzea de Zibqin, également au Sud-Liban. Je me souviens très bien de la
façon dont ces familles, qui étaient presque anéanties, ont essayé de se réunir
grâce à un montage de photos des martyrs d’une même famille en une seule grande
photo : les anciens au centre pour signifier leur valeur et leur respect, puis
les enfants et leurs épouses, puis les petits-enfants, et même les nourrissons.
C’est ainsi que les Barajis ont résisté à l’anéantissement. À Gaza, il n’y a
aucune trace des maisons, ni des quartiers où elles se trouvaient.
La seule
trace laissée est celle des plateformes de médias sociaux, remplies de la
volonté de ceux qui étaient certains de « l’inévitabilité du martyre » et n’attendaient
que leur tour.
Il n’y a pas
eu de massacres génocidaires au Liban. Mais l’intention était claire à Gaza, et
les Gazaouis l’ont compris avant tout le monde. Gaza, où les Israéliens
connaissent tous ceux qui respirent : Où vit-il ? À quel étage ? Avec qui ? Sur
quel lit dort-il ? Avec qui ? Quels types de cuisinières se trouvent dans la
cuisine ?
« On
commence aujourd’hui par la famille Shihab ? », pourrait dire un soldat à son
collègue dans le cockpit d’un avion de guerre perfectionné, avant de lancer ses
missiles à 20 000 mètres d’altitude. Il est assis en toute sécurité dans son
avion, tout comme un gameur est en sécurité devant son écran d’ordinateur.
« Quelle
famille on va anéantir aujourd’hui ? » dit le soldat en bâillant. « La
famille Saidam, la famille Abu Daqqa ou la famille Dawas ? »
« Allons-y
», dit le copilote. « Commençons par leurs maisons, pétrissons-les avec et ne
leur laissons aucune raison d’avoir une tombe. Nous voulons toute la terre,
sans un seul Palestinien dessus, dessous ou dans sa mémoire. Nous voulons une
terre propre et vierge, même si c’est par la force. Une terre amnésique,
atteinte de la maladie d’Alzheimer. Infectons-la. Nous n’en laisserons aucun,
pas même un grain de poussière, et nous aurons tout ». C’est ce que dit le
pilote colon à son collègue dans le cockpit de l’avion de guerre perfectionné,
alors qu’il franchit le mur du son et s’amuse beaucoup. Effaçons-les,
crient-ils ensemble. Jouons.